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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:42:48 -0700
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+Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zévaco
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+
+Author: Michel Zévaco
+
+Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
+
+
+
+Produced by Renald Levesque
+
+
+
+
+
+MICHEL ZÉVACO
+
+LES PARDAILLAN
+
+
+
+Les amours du Chico
+
+
+
+I
+
+LES IDÉES DE JUANA
+
+Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps pendant lequel
+les conjurés se retiraient, avait eu un entretien assez animé avec le
+Chico.
+
+Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait pas quelque
+entrée secrète, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la
+grotte, par où lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.
+
+Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer seul
+et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'était une manière de
+suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur français, qui
+venait d'échapper par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi,
+comme à plaisir.
+
+Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une manière à lui,
+tout à fait irrésistible, de demander certaines choses, le nain avait
+fini par céder et l'avait conduit dans un couloir où se trouvait,
+affirmait-il, une entrée que nul autre que lui ne connaissait.
+
+On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les
+conjurés ne connaissaient cette entrée.
+
+Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, horriblement
+inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posée sur le ressort qui
+actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui
+se passait de l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
+doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoissé, le
+signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui
+qu'il considérait maintenant comme un grand ami.
+
+Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le
+nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des
+manifestations d'une joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent
+doucement.
+
+--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de là-dedans, dit-il,
+quand il se fut un peu calmé.
+
+--Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne
+m'atteint pas aisément.
+
+--J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui
+tremblait à la pensée que le Français ne s'avisât de s'exposer encore,
+bien inutilement, à son sens.
+
+A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:
+
+--Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour des bêtes de
+nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour
+d'honnêtes gens comme Chico. Allons-nous-en donc!
+
+Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné de Chico,
+fit son entrée dans l'auberge de la Tour.
+
+Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair pétillait, et la
+gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugréait et
+bougonnait contre les jeunes maîtresses qui ne veulent en faire qu'à
+leur tête, et qui, après avoir passé la plus grande partie de la nuit
+debout, sont levées les premières et parées de leurs plus beaux atours,
+gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux acharnés à leur besogne.
+
+C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, n'ayant
+pu trouver le repos espéré.
+
+Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, brillants
+de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-être des larmes
+versées abondamment. Mais, si inquiète, si fatiguée et si désorientée
+qu'elle fût, la coquetterie n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est
+parée de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement
+coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et venait, ayant toujours
+l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entrée, comme si elle eût
+attendu quelqu'un.
+
+C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer
+Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. Et, du même coup, le
+sourire s'épanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses
+lèvres, ses joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués
+de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par enchantement.
+
+--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'écria-t-elle.
+Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don César, sont très inquiets
+à votre sujet?
+
+--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un
+instant.
+
+Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tôt, si
+vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, s'il était possible,
+Juana, qui avait prodigué des promesses sincères de reconnaissance et
+d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se
+changea en consternation. Elle ne parut même pas le voir; ou plutôt, si.
+Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si
+elle eût eu à lui reprocher quelque trahison indigne.
+
+Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:
+
+--Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de suite? Désirez-vous
+prendre quelque chose avant?
+
+--Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. Faites-moi donc
+servir la moindre des choses, une tranche de pâté, avec deux bouteilles
+de vin de France.
+
+--Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.
+
+--Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! Pendant que
+vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, à rassurer sur mon compte
+MM. Cervantes et El Torero.
+
+--Tout de suite, seigneur!
+
+Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier pour informer
+les amis du seigneur français de son retour inespéré, après avoir fait
+signe à une servante de dresser le couvert.
+
+Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit
+à rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain
+le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit:
+
+--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes!
+
+--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloqué.
+
+Pardaillan haussa les épaules et:
+
+--Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.
+
+--Mais c'est elle qui m'en a prié!
+
+--Précisément!
+
+Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit à rire de tout son
+coeur.
+
+--Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime.
+
+--Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a
+foudroyé du regard.
+
+--C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle t'aime.
+
+Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié.
+
+--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me
+voir vivant...
+
+--Vous voyez bien...
+
+--Mais elle est furieuse après toi.
+
+--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.
+
+--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle
+n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne
+soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été
+jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se
+dit. Comprends-tu?
+
+--Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût tourné le dos. Elle
+m'eût traité d'assassin. Alors?
+
+--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne
+t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en
+moi? Oui ou non?
+
+--Oui, tiens.
+
+--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi.
+Tes affaires vont bien, je t'en réponds.
+
+Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de refouler son
+chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins
+morose.
+
+A ce moment, Juana redescendait et annonçait:
+
+--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre
+Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez
+prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l'omelette qui
+saute.
+
+Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux.
+
+--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne
+savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je
+pense m'y connaître.
+
+Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait
+l'honneur d'être qualifié de brave par le seigneur français, le brave
+des braves:
+
+--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est
+aussi un ami que j'aime.
+
+A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l'était
+pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont
+parlait Pardaillan.
+
+Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, curieuse, comme
+toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du
+reste.
+
+Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table
+et, désignant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand
+ébahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:
+
+--Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et
+soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas volé, que t'en semble?
+
+Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel,
+plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait
+appris à respecter.
+
+Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus et,
+bientôt assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres
+de Pardaillan et de Chico.
+
+Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le
+chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d'en laisser
+rien paraître. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied
+d'égalité, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
+ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur
+qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle vénérait au-dessus de
+tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette
+poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant
+de baiser le bout de son soulier.
+
+Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur
+sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait
+sans oser les formuler tout haut.
+
+--Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé
+lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je
+suis encore vivant.
+
+--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?
+
+--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite
+poitrine de cette réduction d'homme bat un coeur ferme et généreux.
+Il n'est pas de bravoure comparable à celle qui s'ignore. Je vous
+expliquerai un jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
+sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami,
+non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.
+
+--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne
+de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous.
+
+Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était
+heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il
+regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu'il ne
+parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
+constamment du côté de Juana pour juger de l'effet produit sur elle
+par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu
+d'être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre
+oeil et lui faisait son plus gracieux sourire...
+
+Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la fillette,
+Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant, moitié
+sérieux:
+
+--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné,
+votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauvé, je vous suis
+redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la
+femme qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra compter sur cet
+amour jusqu'à la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidèle n'a
+battu dans une poitrine d'homme.
+
+Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:
+
+«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»
+
+Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était du reste assez
+son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris
+concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire
+ressortir le rôle de Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement
+d'ailleurs, car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à
+elles-mêmes le peu de bien qu'on leur fait.
+
+Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et, sur ce
+point, il n'exagérait pas, car, tout autre que lui se fût écroulé depuis
+longtemps, et monta s'étendre dans les draps blancs qui l'attendaient.
+
+Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la
+Giralda et le Chico resta seul.
+
+Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement,
+après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu'il ne la quittait pas
+des yeux, elle se dirigea d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle
+avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir
+bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus
+son épaule pour voir s'il la suivait.
+
+Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la tête et
+l'ensorcela d'un sourire.
+
+Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la
+rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se briser dans sa
+poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui
+faire.
+
+Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait la pièce, très
+petite. C'était un vaste fauteuil en bois sculpté. Comme elle était
+petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne
+ciré.
+
+Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l'air
+fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait pas à parler, elle entama la
+conversation, et, avec un visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de
+discerner si elle était contente ou fâchée:
+
+--Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?
+
+Ingénument, il dit:
+
+--Je ne sais pas.
+
+Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:
+
+--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaître, lui,
+qui est la bravoure même.
+
+--S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais rien.
+
+Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du
+tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces
+signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse.
+Naturellement, cela ne fit qu'accroître son trouble.
+
+--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras,
+tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle brusquement.
+
+On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana
+était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était
+parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à
+justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se
+fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de
+l'époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se
+farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie.
+
+Le Chico rougit et balbutia:
+
+--Je ne sais pas!
+
+Elle frappa du pied avec colère.
+
+--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. Pour qu'il ait
+dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.
+
+--Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!
+
+--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras
+jusqu'à la mort?
+
+Et câline:
+
+--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la
+connais? Parle donc! tu restes la, bouche bée. Tu m'agaces!
+
+Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que j'aime!» Elle le voyait
+très bien, mais elle voulait qu'il le dît. Elle voulait l'entendre.
+
+Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:
+
+--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.
+
+Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là l'aveu qu'elle
+voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu'elle était
+d'avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait
+même pas jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait pas; la
+petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus
+braves.
+
+Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était bon qu'à
+cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner devant elle.
+
+Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:
+
+--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu
+faire ici? Que veux-tu?
+
+Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, il dit:
+
+--Je voulais te demander si tu étais contente.
+
+Elle prit son air de petite reine pour demander:
+
+--De quoi veux-tu que je sois contente?
+
+--Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.
+
+Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d'un air
+étonné et scandalisé:
+
+--Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la tête?
+
+Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:
+
+--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...
+
+--Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!
+
+Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme
+elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non,
+tiens! S'était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à
+l'épreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de
+Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme
+qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle.
+Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi?
+
+Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement de son
+trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le
+piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout
+l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-delà
+de tout... Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il
+redresser la tête et parler en maître!
+
+Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle
+s'ignorait, voilà tout.
+
+Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un
+tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait cru sincèrement n'éprouver
+pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette
+affection était plus profonde qu'elle ne croyait.
+
+Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il
+suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restât ce qu'elle la
+croyait: purement fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire
+jaillir.
+
+Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient inconsciemment
+en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu
+romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'était
+emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était
+apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses
+sensations, elle s'était abandonnée les yeux fermés. Et c'est ainsi que
+nous l'avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui
+qu'elle avait élu était peut-être mort.
+
+Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté
+inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se
+révolter, refoulant stoïquement sa douleur, voici que le Chico, avec
+cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement,
+sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son
+argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de
+l'arrêter sur la pente fatale où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»
+
+Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de maître que faisait
+le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de
+l'échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et
+les retourna sans trêve dans son esprit.
+
+Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier qui passait pour
+être assez riche, mais un hôtelier quand même. Et, ceci, c'était une
+tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n'était pas
+«né» n'existait pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais
+ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au
+reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa
+condition pour que l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.
+
+Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan
+s'était considérablement atténué. Or, le terrain que perdait le
+chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutât elle-même.
+
+Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes elle fut
+heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et
+reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de
+s'être effacé et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait
+pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là
+l'accueil frigide qu'elle fit au nain.
+
+Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu comme un beau diable
+et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du
+Chico montèrent! Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être
+là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement
+en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se
+déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait à sa timidité insurmontable.
+Elle enrageait d'autant plus que, malgré elle, tout en s'efforçant
+de l'amener à composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à
+Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant tergiversé.
+
+Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente dénégation,
+après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l'échiné,
+accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement:
+
+--J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il m'en a coûté!
+Pourquoi es-tu fâchée?
+
+Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa
+place, comme elle eût vertement relevé l'impertinente prétention de
+celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce
+point d'elle. Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette pensée
+fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, tout pareil à un
+chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d'un
+désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
+résolut de la réaliser coûte que coûte.
+
+Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant:
+
+--Mais je ne suis pas fâchée.
+
+En disant ces mots, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse,
+moulée dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant,
+elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine
+du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on
+trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire:
+
+«Embrasse-le donc, nigaud!»
+
+Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la semelle, très
+blanche, à peine maculée, répétait dans son langage muet:
+
+«Mais va donc! va donc!»
+
+Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, comme elle
+souriait encore, preuve qu'elle n'était pas fâchée, il se laissa tomber
+sur les genoux.
+
+Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage.
+Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eût pas
+remarqué qu'ainsi agenouillé elle lui touchait la figure.
+
+Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de
+toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même
+pas. Qu'eût-elle dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il
+avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres
+sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser.
+
+Mais, comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche,
+comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et,
+d'une voix implorante:
+
+--Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...
+
+Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'était plaquée sur
+ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si
+elle eût voulu les écorcher, les faire saigner.
+
+Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de
+joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle, sans s'inquiéter de
+savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre
+où s'était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le
+soulier lui-même.
+
+Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner
+son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se
+courbant davantage, jusqu'à poser sa face sur le bois du tabouret.
+
+C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de
+se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie
+satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d'un
+air dominateur qui semblait dire:
+
+«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'à cela.
+Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi!
+
+Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut
+savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait:
+
+--Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.
+
+Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un
+peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le
+bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant
+très convaincu, avec un air de gratitude profonde:
+
+--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.
+
+Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas bonne. Elle avait
+été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier il devait la battre,
+elle l'avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut
+tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint:
+
+--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?
+
+A son tour, il rougit, comme si cette question eût été un reproche
+sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d'un air honteux.
+
+--Pourquoi? fit-elle avidement.
+
+Elle espérait qu'il allait répondre enfin:
+
+«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»
+
+Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il
+bredouilla:
+
+--Je ne sais pas!
+
+C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. Elle se
+mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, elle cria:
+
+--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en!
+va-t'en!
+
+Il courba l'échiné et se retira humblement.
+
+Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux larmes, deux
+perles brillantes, couler lentement sur les joues rosés de sa madone
+prostrée dans son fauteuil.
+
+Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître devant elle
+quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'âme,
+attendant que la tempête fût apaisée.
+
+
+
+II
+
+FAUSTA ET LE TORERO
+
+Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était
+rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.
+
+Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait
+dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa
+famille, qu'elle prétendait connaître. Malheureusement, la Giralda
+avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience,
+attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant
+cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta.
+
+Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit
+son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'hôtellerie où
+elle était en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.
+
+Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches,
+cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet
+d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine.
+
+Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel moderne avait été
+ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.
+
+Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant
+la jeune fille:
+
+--Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est
+pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques
+instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne
+soupçonne sa présence chez vous?
+
+Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:
+
+--Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à
+l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence,
+je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma
+permission.
+
+--Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur.
+Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil,
+que j'ai dû m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard.
+J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.
+
+--Le sire de Pardaillan sera prévenu.
+
+Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des
+Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que
+quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la
+trouver ailleurs.
+
+Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques
+hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de
+Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une
+ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes--sept: autant de
+condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du
+cérémonial.
+
+Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se
+hâtaient vers la place San Francisco, théâtre ordinaire de toutes les
+réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein.
+En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les
+seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à
+le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se
+réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son
+salut.
+
+Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places,
+il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs
+voisins en murmurant sur un mode admiratif:
+
+«El Torero! El Torero!»
+
+Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les
+sourires d'un air distrait et continuait hâtivement sa route.
+
+Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se
+trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors
+qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.
+
+Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par
+les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien
+laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de
+laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
+comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et
+arrogant.
+
+Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda,
+sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces
+escogriffes, d'aller demander à sa maîtresse si elle consentait à
+recevoir don César, gentilhomme castillan.
+
+Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:
+
+--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n'est pas en
+ce moment à sa maison de campagne.
+
+--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est
+toujours un renseignement.
+
+Et, tout haut:
+
+--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut
+intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai
+la rencontrer.
+
+Le laquais réfléchit une seconde et:
+
+--Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le
+conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner.
+
+Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces
+meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au
+premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement
+meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua
+ce que désirait le visiteur.
+
+M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse
+obséquieuse.
+
+--Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me
+dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre
+prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon
+illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous
+comprendrez cela, je l'espère.
+
+Très froid, le jeune homme répondit:
+
+--Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero.
+
+--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au
+désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de
+me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois
+veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai
+l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui
+attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.
+
+Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero
+demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si
+ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M.
+l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter
+en le contrariant:
+
+--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don
+César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que
+vous me prodiguez si abondamment.
+
+Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en
+écorcher les paumes:
+
+--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en
+attendant mieux.
+
+Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:
+
+--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?
+
+--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera
+elle-même.
+
+--En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!
+
+--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça l'intendant qui
+se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite
+du Torero.
+
+Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas
+rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco,
+déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle
+promis.
+
+Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire,
+les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place
+n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des
+seigneurs et des nobles dames.
+
+Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience
+sauvage.
+
+Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de
+fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept
+condamnés.
+
+Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré
+de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée,
+enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en
+effet jour de grande fête.
+
+Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans
+discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il
+annonçait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés,
+les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui
+constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser
+processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi
+encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du
+haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe,
+avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.
+
+La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels
+étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées.
+Pas un mot de pitié, pas une protestation.
+
+Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte,
+se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui
+paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
+somptueuses maisons en façade sur la place.
+
+Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas
+un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.
+
+Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces,
+meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la
+maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert
+pour le moment.
+
+L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa
+maîtresse.
+
+Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa
+soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage
+et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur
+la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé.
+
+Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande
+simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin
+de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple,
+sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose
+méditative.
+
+Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la
+vigueur d'un homme dans la force de l'âge, s'inclina profondément devant
+elle et attendit.
+
+--Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.
+
+Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer
+le rôle d'intendant. Centurion répondit respectueusement:
+
+--Eh bien, il est venu, madame.
+
+--Vous l'avez amené?
+
+--Il attend votre bon plaisir en bas.
+
+Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment.
+
+--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité.
+
+--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès
+de vous.
+
+Fausta eut un mince sourire.
+
+--Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle.
+
+--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai.
+Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos
+projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la
+situation que vous avez daigné me faire entrevoir.
+
+--Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement sans vous
+inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je
+réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et
+sans fortune. Introduisez-le...
+
+Centurion s'inclina et sortit immédiatement.
+
+Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta
+et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.
+
+En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie
+n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s'inclina
+profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par
+respect.
+
+Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle
+esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle
+l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu
+d'être satisfaite.
+
+D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans
+une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette
+attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance
+sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu
+mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous
+ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable,
+enfin la force physique que révélaient des membres admirablement
+proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
+d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à
+son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être
+prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.
+
+De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable,
+sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez
+Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.
+
+Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le
+Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait
+sur lui.
+
+Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda,
+et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.
+
+L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait.
+Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la
+sienne, c'était un stimulant.
+
+Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà
+vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple,
+la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne
+tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la
+femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et,
+d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui
+donner.
+
+Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid
+devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.
+
+Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.
+
+Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.
+
+Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil,
+elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix
+harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:
+
+--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?
+
+Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.
+
+--Vous aussi qu'on appelle El Torero?
+
+--Moi-même, madame.
+
+--Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre
+naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici
+environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?
+
+--Tout à fait, madame.
+
+--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails.
+Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des
+conséquences très graves. Veuillez vous asseoir.
+
+De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un
+gracieux sourire ponctuait le geste.
+
+Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la
+souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura:
+
+«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet
+aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et
+magnifique.»
+
+A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège
+des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait
+ses sentiments par des hurlements féroces:
+
+«A mort!... Mort aux hérétiques!...»
+
+Suivis de ces autres cris:
+
+«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»
+
+Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement,
+le _Miserere_, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de
+pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre,
+encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en
+même temps.
+
+Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente,
+funèbre, sinistre, sa note mugissante.
+
+Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous
+ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait
+déchaîné en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
+
+--Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui
+m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en
+exprimer ma gratitude.
+
+Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais
+créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que
+lui produisait Fausta.
+
+Jamais personne ne lui en avait imposé autant.
+
+Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait
+intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance
+en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette
+petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque
+importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait
+maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir
+douté un instant.
+
+Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque
+froideur dans la manière dont elle répondit:
+
+--Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. Ce que j'ai
+fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous
+n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.
+
+A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle
+parlait de celle qu'il adorait.
+
+Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à
+l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce
+fut d'une voix plus ferme qu'il dit:
+
+--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que
+vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard.
+
+--Bontés, attentions--s'il y en a eu réellement--dit Fausta d'un ton
+radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à
+vous seul.
+
+--Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me
+connaissiez pas.
+
+Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur
+enveloppante:
+
+--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra
+aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on
+prémédite d'assassiner lâchement une inoffensive créature, qui vous est
+inconnue, que feriez-vous?
+
+--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette
+créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui
+prêterais l'appui de mon bras.
+
+--Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai
+porté, sans vous connaître. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et
+j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a
+un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire,
+l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez
+l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon
+mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela,
+monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme
+aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaître
+jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse
+attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si
+l'on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors
+bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont
+fait désirer vivement vous connaître. Aujourd'hui que je vous ai vu,
+je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me
+considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous
+sauver.
+
+Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion
+communicative qui fit une impression profonde sur le Torero.
+Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent
+de gratitude très sincère:
+
+--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous
+remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la
+légère? Suis-je donc si menacé?
+
+Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du
+Torero, elle dit:
+
+--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont
+comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous
+vous complaisez dans cette insouciante confiance.
+
+Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.
+
+--Est-ce à ce point? fit-il.
+
+Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:
+
+--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune
+fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du
+moins, vous ne l'eussiez retrouvée.
+
+Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint
+froid, tout son calme soudain reconquis.
+
+--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.
+
+--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction
+impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.
+
+Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme
+imperturbable.
+
+Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait effleuré se fondit
+instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par
+ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.
+
+--Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui
+est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?
+
+--Je le sais.
+
+--Son nom?
+
+--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que
+vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre
+vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...
+
+Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu'elle
+pressentait très rude.
+
+--C'est?...
+
+--Votre père! lâcha brusquement Fausta.
+
+Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse
+attention du praticien se livrant à quelque expérience.
+
+L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle
+avait imaginé.
+
+Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui
+n'avait plus rien d'humain:
+
+--Vous avez dit?...
+
+Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:
+
+--Votre père!...
+
+Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des
+yeux qui semblaient implorer grâce.
+
+--Mon père!... On m'avait dit pourtant...
+
+--Quoi donc?
+
+Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une
+curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?
+
+--On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus...
+
+--Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.
+
+--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.
+
+Elle haussa les épaules.
+
+--Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de
+vous tout soupçon de la vérité!
+
+Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non!
+décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:
+
+--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?...
+Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père
+vit?... Mon père!...
+
+Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût éprouvé un soulagement
+ineffable à le prononcer.
+
+Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta
+ne voyait que le but à atteindre.
+
+Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:
+
+--Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est
+lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre
+mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez
+énergiquement.
+
+Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément
+oubliée. Mais, que son père voulût sa mort, cela lui paraissait
+impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit
+une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire
+franchement et s'écria joyeusement:
+
+--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite!
+Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa
+chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi
+son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous
+entendrons.
+
+Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole,
+elle dit:
+
+--Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous
+supprimer.
+
+Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine,
+comme s'il eût voulu s'arracher le coeur.
+
+--Impossible! bégaya-t-il.
+
+--Cela est! dit Fausta rudement.
+
+--Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père
+veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque bâtard... Il faut donc
+que ma mère...
+
+--Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous
+blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse
+chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un
+moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et
+son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui
+vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait
+vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin
+de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre
+père!
+
+--Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...
+
+--Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous
+en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.
+
+Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.
+
+Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait
+douloureusement:
+
+--S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire,
+un fou furieux!
+
+--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.
+
+--Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero.
+
+--Votre mère fut une sainte.
+
+--Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.
+
+--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement
+Fausta.
+
+Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse:
+
+--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père
+pour venger ma mère?... C'est impossible!
+
+Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente,
+Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle
+n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la
+laisser germer.
+
+--Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez
+pas que vous êtes menacé.
+
+--Mon père est donc un bien puissant personnage?
+
+--Puissant au-dessus de tout.
+
+Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une
+médiocre importance à ces paroles.
+
+--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile
+vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me
+dévoiler.
+
+--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment
+d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous
+cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie,
+désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous
+porte et que vous méritez.
+
+--Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise!
+madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si
+incroyable que...
+
+--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta.
+Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable
+manière.
+
+--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père?
+
+--Oui!
+
+--Quand, madame?
+
+--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans
+quelques jours seulement...
+
+--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il
+advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...
+
+--Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!
+
+--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain
+qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit.
+
+--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.
+
+--Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que
+j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser
+quelques questions?
+
+--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité.
+
+--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle
+être la cause de ma mort?
+
+A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent
+avec plus de force sur la place. Évidemment, le cortège venait de
+déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments
+par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.
+
+Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de
+son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et
+vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui
+la regardait faire non sans surprise, et, très calme:
+
+--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.
+
+De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement:
+
+--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles.
+Ils me révoltent.
+
+--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me
+répugnent pas, à moi?
+
+Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le
+faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la
+rejoignit.
+
+Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.
+
+En tête, caracolait une compagnie de «carabins», l'arquebuse posée sur
+la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens
+d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le
+populaire et de frayer un passage à la procession.
+
+Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la
+cagoule rabattue, un cierge à la main.
+
+En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme
+tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal.
+
+Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_.
+
+Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de
+l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après,
+le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête.
+
+Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits
+sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les
+sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge
+énorme à la main.
+
+Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée
+d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la
+jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.
+
+A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier
+du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames,
+dignitaires, touà en habits de cérémonie.
+
+Voilà ce que vit le Torero.
+
+Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.
+
+Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.
+
+Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la
+poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des
+vivants.
+
+Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en
+délire.
+
+Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient
+hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença.
+
+Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de l'évangile, la fumée
+commença de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée,
+les hurlements éclatèrent:
+
+«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»
+
+Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.
+
+C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche,
+ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le
+connaissait de vue, le reconnut aussitôt.
+
+Et le condamné clamait:
+
+--Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe
+sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à...
+
+On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent
+furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix.
+
+En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement
+lécher les pieds nus des condamnés, comme pour goûter à la proie qui
+leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent
+davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les
+happèrent.
+
+--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses
+yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?
+
+--Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour
+lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive
+à te persuader.
+
+--Quel crime? répéta machinalement le Torero.
+
+--Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée.
+
+--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...
+
+Mais la Giralda est catholique!
+
+--Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique...
+
+--Elle a été baptisée, se débattit le Torero.
+
+--Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le
+pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui
+rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci.
+
+--Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?
+
+--Ton père.
+
+--Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la
+nature maudite me donna pour père?
+
+Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des
+somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de
+Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges
+portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes
+grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de
+moines se montraient par les baies.
+
+Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui
+tous les autres s'effaçaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement,
+tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient
+derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la
+main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur
+le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.
+
+En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha
+de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du
+regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix
+tonnante:
+
+--Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...
+
+Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et,
+affolé, il bégaya:
+
+--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?
+
+Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et
+répéta:
+
+--Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!...
+
+Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air
+ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.
+
+Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix
+où il y avait plus de douleur certes que d'horreur:
+
+--Le roi!...
+
+
+
+III
+
+LE FILS DU ROI
+
+Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre
+satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur.
+
+Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté
+infernale.
+
+Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui
+n'inspirait que la terreur à la majorité de ses sujets, était abhorré
+par une minorité composée d'une élite dans laquelle tous les éléments de
+la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l'horreur
+que leur inspirait le sombre despote.
+
+Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats,
+bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette
+minorité. Le mécontentement était assez général, assez profond pour
+qu'un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou
+illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons
+vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés.
+Qu'un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou
+d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le branle.
+
+Fausta savait tout cela.
+
+Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le
+nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il
+n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du
+tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
+d'avoir assassiné son père.
+
+La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date,
+farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'était pas
+affilié à ceux qui cherchaient, dans l'ombre, à frapper, ou tout au
+moins à renverser le despote, ce n'était pas par prudence ou par
+dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir
+personnellement.
+
+Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du roi Philippe au
+moment où Fausta s'était dressée devant lui pour lui crier: «C'est ton
+père!»
+
+On comprend que le coup avait pu l'accabler.
+
+Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, don César,
+trompé par des récits--probablement intéressés--où la fiction côtoyait
+dangereusement la vérité, don César s'était complu à dresser, dans son
+coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il n'avait
+jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des
+qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu.
+
+Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui
+paraissait pas croyable.
+
+Il se disait:
+
+«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon père... il ne
+peut pas être mon père puisque... je sens que je le hais toujours!...
+Non, non, mon père est mort!...»
+
+Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n'y avait pas
+à douter: c'était bien cela, le roi était bien son père. Alors, il se
+raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses
+à cet homme qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans
+doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les actes
+connus du roi pour y découvrir quelque chose, susceptible de le grandir
+à ses yeux.
+
+Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il constatait qu'il
+ne trouvait rien. Et, dans une révolte de tout son être, il se disait:
+
+«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il possible qu'un fils
+haïsse son père? N'est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?»
+
+Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.
+
+On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute
+autre que nous ignorons, sa mère n'avait jamais occupé dans son coeur
+la place qu'y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
+avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait
+toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements
+qu'il ne cherchait pas à s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait
+le père et prenait sa place.
+
+Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment soufflé
+la haine dans son coeur, la haine contre son père, et qui, soudain, pour
+excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus
+profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait
+intervenir sa mère.
+
+Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers,
+n'était plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer à sa
+guise.
+
+Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le
+fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre la main pour le
+prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par
+lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains.
+
+Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui avait
+dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée d'un meurtre,
+régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d'une légitime
+défense.
+
+Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités
+obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta
+poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux,
+dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible.
+
+En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir
+de soulagement et parut sortir d'un rêve angoissant comme un cauchemar.
+
+Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant à même
+de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave où perçait une
+sourde émotion:
+
+--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la
+vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m'ont
+emportée malgré moi.
+
+Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux
+talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta
+une ampleur insoupçonnée.
+
+En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible
+qu'il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête:
+
+--Monseigneur!...
+
+--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en
+attendant mieux.
+
+Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse
+avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui
+voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et, comme
+Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le
+Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait
+obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait.
+
+--Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, vous
+prétendez que je suis fils légitime du roi Philippe?
+
+Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put s'empêcher de rendre
+intérieurement hommage à la force d'âme de ce jeune homme.
+
+«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier
+venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre à sa place,
+eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci
+reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu
+me pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la preuve que je
+me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition à ce point? Après avoir eu
+le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
+d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui
+fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides
+de sens?»
+
+En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé
+d'imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir
+en aide.
+
+Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement,
+elle répondit du tac au tac:
+
+--Des documents, d'une authenticité indiscutable, que je possède, des
+témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du
+roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien,
+personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour
+très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.
+
+Très doucement, le Torero dit:
+
+--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je
+suspecte vos intentions!
+
+Et, avec un sourire amer:
+
+--Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de roi... futurs rois
+eux-mêmes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas été
+élevé sur les marches du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame,
+au milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir des princes,
+mes frères. C'est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis,
+n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de
+taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
+gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes
+accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.
+
+Fausta approuva gravement de la tête.
+
+Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:
+
+--Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?
+
+--Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère s'appelait Elisabeth
+de France, épouse légitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par
+conséquent.
+
+Le Torero passa la main sur son front moite.
+
+--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils
+légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d'un père
+contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, haine
+qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit,
+n'est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui
+infligeait son époux?
+
+--Je l'ai dit et je le prouverai.
+
+--Ma mère était donc coupable?
+
+--Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, la reine,
+votre mère, votre auguste mère, était une sainte.
+
+Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth de Valois, fille
+de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable
+mère, pouvait avoir été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une
+sainte.
+
+Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété
+filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu
+sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu'il lui
+conviendrait d'imaginer.
+
+Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en son pouvoir le
+sentiment filial en faveur de la mère.
+
+Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du
+fils, et plus, forcément, sa fureur contre l'époux, bourreau de sa mère,
+se déchaînerait violente, irrésistible.
+
+Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il
+eut un long soupir de soulagement et demanda:
+
+--Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement,
+pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il
+réellement le monstre altéré de sang que d'aucuns prétendent qu'il est?
+
+Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré comme tel.
+Maintenant qu'il savait qu'il était son père, il cherchait
+instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux.
+
+Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:
+
+--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de
+tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse
+de coeur, c'est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui
+déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant
+d'excuse.
+
+--Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente,
+oh! innocemment, sans le vouloir?
+
+--Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai parlé d'un semblant
+d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune à bien des hommes:
+la jalousie.
+
+--Jaloux!... Sans motif?
+
+--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.
+
+--Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime pas?
+
+Fausta sourit.
+
+--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.
+
+--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que
+vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-être,
+l'appeler férocité.
+
+Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni
+non.
+
+--C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable qu'il me faut vous
+conter, dit-elle, après un léger silence. Vous en avez entendu parler
+vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il
+savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère,
+de celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il n'était pas
+mort à la fleur de l'âge.
+
+--L'infant Carlos! s'exclama le Torero.
+
+--Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.
+
+Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui
+raconter, en l'arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le
+mensonge, de telle sorte qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y
+reconnaître.
+
+Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui
+ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui à qui elle
+s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces détails
+correspondaient à certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient
+lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là
+incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.
+
+Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir
+avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l'époux,
+cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le défendre. En
+même temps, la figure de la reine se détachait, douce, victime résignée
+jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.
+
+Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de
+sa naissance, il était convaincu de l'innocence de sa mère, il était
+convaincu de son long martyre. En même temps, il sentait gronder en
+lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné
+lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant devenu un
+homme. Et il se sentait animé d'un désir ardent de vengeance.
+
+Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le jeune homme dans
+l'état d'exaspération où elle le voulait; elle attaqua résolument, selon
+sa coutume:
+
+--Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je m'étais intéressée à
+vous sans vous connaître. Et je vous ai dit que j'avais répondu à un
+sentiment d'humanité fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis que
+je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui
+s'accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre
+davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je
+vous ai offert mon amitié, je vous l'offre encore.
+
+--Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas
+de paroles pour vous exprimer ma gratitude.
+
+--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...
+
+--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en
+apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat,
+pour refuser l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse
+au-dessus de tout?
+
+Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une douce mélancolie.
+
+--Défions-nous des mouvements spontanés, prince.
+
+Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune
+homme enivré:
+
+--S'il nous était permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je
+pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me
+dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants
+de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les
+grands rois.
+
+Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction
+ardente, plus ému encore par ce qu'elles laissaient deviner de
+sous-entendu flatteur, le Torero s'écria:
+
+--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entièrement à
+vous.
+
+L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme
+pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en
+rapporter à elle. Et, très calme, très douée:
+
+--Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos
+positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et
+ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler
+ce que vous êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
+ce que vous pouvez faire, et où vous allez.
+
+--Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Il me semble
+que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus
+l'éclairer de votre radieuse présence.
+
+Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l'époque
+en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de
+l'Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité
+indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles.
+
+Elle reprit avec force:
+
+--Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre quoi que
+ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité
+et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des
+préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si
+vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur
+et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux
+emplois publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?
+
+--Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni les honneurs. Mon
+obscurité ne me pèse pas, et, quant à la pauvreté, elle m'est légère. Au
+reste, vous savez peut-être que, si je voulais accepter tous les
+dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon
+intention, je pourrais être riche.
+
+--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero.
+On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que
+vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
+l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce jour.
+
+--Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son
+charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais.
+
+Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles
+dénotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets.
+
+--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de
+vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d'ambition. Vous
+oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l'arène, vous serez
+misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si
+je vous abandonne.
+
+Le Torero eut un sourire de défi.
+
+--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous
+laisserez pas égorger comme mouton à l'abattoir.
+
+--C'est bien cela, madame.
+
+--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort détient la puissance
+suprême, vous oubliez que, celui-là, c'est le roi. Pensez-vous qu'il
+s'arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous
+quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
+comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons
+qui n'hésiteront pas à tirer l'épée pour votre défense. Insensé que vous
+êtes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée
+sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes,
+avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère,
+on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille.
+Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, Je
+vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.
+
+Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, firent impression
+sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.
+
+--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.
+
+Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le bûcher que les
+lourds rideaux dérobaient à leur vue:
+
+--Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son
+innocence.
+
+Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser
+sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.
+
+--Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je
+quitterai l'Espagne.
+
+Fausta sourit.
+
+--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.
+
+--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves
+résolus à tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force.
+
+--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée
+entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s'il
+le faut.
+
+Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas,
+qu'elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant
+rien pour le faire disparaître. A son tour, il eut la perception très
+nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même
+temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, il
+demanda:
+
+--Que faire alors?
+
+Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui
+arracher.
+
+Très calme, elle reprit:
+
+--Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question:
+Voulez-vous vivre?
+
+--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet âge, on trouve
+la vie assez bonne pour y tenir!
+
+--Etes-vous résolu à vous défendre?
+
+--N'en doutez pas, madame.
+
+--Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?
+
+--Par tous les moyens, madame.
+
+--S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je à vous
+sauver.
+
+--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne
+vous ait mis à mal.
+
+Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines
+circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la
+plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait
+vivement l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété qu'elle
+observait le jeune homme.
+
+Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était dressé brusquement,
+et, livide, tremblant, il s'exclamait:
+
+--Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous
+voulez m'éprouver sans doute?
+
+--Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que vous étiez un homme.
+Je me suis trompée. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une
+femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.
+
+--Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.
+
+--Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera,
+puisque vous tremblez a la seule pensée de frapper.
+
+--Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings avec fureur. Mais
+le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue
+moi-même.
+
+Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le
+terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle
+changea de tactique, et avec un haussement d'épaules:
+
+--Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?
+
+--Cependant, vous avez dit...
+
+--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il
+faut tuer.
+
+Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence muette. Ses
+traits convulsés se rassérénèrent, et, pour cacher son désarroi, il
+s'excusa en disant:
+
+--Pardonnez ma nervosité, madame.
+
+--Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler
+clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on
+apprenne que vous êtes son fils légitime et l'héritier de sa couronne.
+Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la
+besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais,
+si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats,
+qui peut jurer qu'une indiscrétion ne sera pas commise?
+
+--Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais menacé d'une
+arrestation suivie d'une condamnation à mort, naturellement.
+
+--Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu'il lui
+sera dûment démontré qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez
+plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
+de la divulgation de votre naissance.
+
+--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes
+ces complications. La pensée que je suis réduit à comploter bassement
+contre mon propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse qu'odieuse,
+et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.
+
+--Je comprends vos scrupules et je les approuve.
+
+Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! je conçois que
+votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux pour vous, si pénible pour
+moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis
+donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le
+père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez
+voir, c'est lui seul que vous devez combattre.
+
+Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit
+douloureusement:
+
+--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine à
+l'accepter.
+
+Fausta se fit glaciale.
+
+--Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et
+que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la
+mort?
+
+Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec
+une anxiété qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida.
+
+--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai
+droit à la vie, comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que
+coûte.
+
+Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre:
+
+--Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard ne fasse
+connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement. Je vous
+remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves,
+étalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
+royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la couronne. Il faut
+que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mère
+et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de
+réprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trône.
+Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le.
+
+--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi
+vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue
+capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour
+ne pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des
+pensées nobles et pures.
+
+Fausta daigna sourire.
+
+--Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la haine mortelle du roi
+en proclamant moi-même ma naissance?
+
+--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La vérité étant
+connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si
+puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi
+jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de
+vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la
+reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les
+preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner.
+Vous serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. Vous
+n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu de rappeler à son divin
+tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour.
+
+--Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.
+
+--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera
+beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses
+jours sont comptés.
+
+--Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire
+que cela vous puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre
+longtemps.
+
+Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l'avait tout
+doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire
+abandonner la Giralda.
+
+Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là
+le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues
+autrement scabreuses. L'avoir amené à trouver tout naturel de monter
+sur un trône, c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de
+Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût ou non, une
+fois pris dans l'engrenage, il serait bien forcé d'aller jusqu'au bout.
+Et, quant à la petite bohémienne, s'il se montrait irréductible sur ce
+point, elle aurait tôt fait de s'en débarrasser.
+
+--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant,
+ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers
+vous?
+
+--Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta d'un air détaché.
+Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de
+cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques
+difficultés.
+
+--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.
+
+--D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: une armée entière
+tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, émeute,
+tel est le plan du roi, conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte,
+vous seriez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais mon
+affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du roi, j'oppose une
+armée à moi, que j'ai levée de mes deniers.
+
+--Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.
+
+--Je l'ai fait.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement Fausta. A cette armée
+de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission
+de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le
+populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est répandu
+à pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une traînée
+de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes
+parts les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même temps le
+bruit se répandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est
+sous ce nom que vous régnerez--disparu dès sa naissance, poursuivi
+sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son père.
+L'infant Carlos sera acclamé de tous.
+
+--Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.
+
+Sans relever ces mots, Fausta reprit:
+
+--Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui vous acclame, je défie
+le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero;
+après-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est
+à vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en respect les
+troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi
+est pris, détrôné, enfermé dans un couvent, et vous montez sur le trône
+à sa place.
+
+Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta
+vivement:
+
+--Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de votre victoire.
+Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'égal à égal. Et il
+s'estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de
+vous reconnaître publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et vous,
+en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir.
+Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.
+
+--Je rêve!... balbutia le Torero.
+
+--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du
+Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous
+donne mes États d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage,
+cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le reste.
+
+--Oh!
+
+--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le rêve de votre père,
+cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps
+vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous
+livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous
+remontez au nord et à l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez
+envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut
+celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous
+pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?
+
+Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de ses rêves
+gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent
+littéralement le Torero, qui, ne sachant s'il était éveillé ou s'il
+rêvait, s'écria:
+
+--Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous,
+madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des
+millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos
+États, vous enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse
+puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?
+
+Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du
+Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:
+
+--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.
+
+Et le fixant toujours d'un regard aigu:
+
+--Il reste à régler la façon dont se fera le partage.
+
+Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en
+connaisseur.
+
+--Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.
+
+Très galamment, il répondit:
+
+--Ce que vous ferez sera bien fait.
+
+--Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle.
+
+Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle
+porta le coup:
+
+--Je serai votre épouse!
+
+Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une prétention
+semblable, formulée d'une manière si anormale, qui n'était pas sans le
+choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux;
+il se trouvait face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait que
+ce n'était pas la même femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de
+l'emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir.
+Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait
+peur.
+
+Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:
+
+--M'épouser! Vous! madame! vous!
+
+Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se redressa de toute
+sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible,
+et adoucissant l'éclat de son regard:
+
+--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne
+ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque
+que vous allez être?
+
+--Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que
+vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je
+le crois sincèrement, nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...
+
+--Mais?... Dites toute votre pensée...
+
+--Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous dirai en toute
+sincérité que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que
+vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.
+
+Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.
+
+--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'êtes pas assez de
+votre côté. Vous n'êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous
+habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur
+extravagante de penser qu'il pouvait être question d'amour entre nous?
+Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant
+d'être femme, de même que l'homme doit s'effacer en vous devant le
+souverain.
+
+Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:
+
+--Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et
+avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et,
+si mon coeur parle, j'écoute ce qu'il me dit.
+
+Audacieusement, elle dit:
+
+--Et votre coeur est pris.
+
+Très simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec
+fermeté, il répondit en s'inclinant très bas:
+
+--Oui, madame.
+
+-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant.
+L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.
+
+--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est
+donné une fois, il ne se reprend plus.
+
+Fausta haussa dédaigneusement les épaules.
+
+--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait
+en être autrement.
+
+Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus
+doucement:
+
+--Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je.
+J'attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas
+être conforme à mes désirs. Allez.
+
+Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu'il
+eût pu dire ce qu'il avait à dire:
+
+Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien
+compris ce qui s'était passé dans l'esprit du Torero. Elle avait vu
+dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer
+hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir
+entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince,
+sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta
+avait senti cela, et c'est en pensant à cela qu'elle avait dit:
+«N'accomplissez pas l'irréparable.»
+
+Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourné
+au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n'était pas perdu
+cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait
+l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait pas
+qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.
+
+Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion,
+dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire
+obséquieux.
+
+Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des
+instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo
+s'éclipsa sans doute pour procéder à l'exécution immédiate des ordres
+reçus.
+
+Fausta demeura encore une fois seule.
+
+Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir
+secret et en sortit un parchemin qu'elle considéra longuement avant de
+le cacher dans son sein, en murmurant:
+
+«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le
+remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups.
+D'abord, je me concilie l'amitié du grand inquisiteur et du roi. S'ils
+ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
+trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que le roi
+Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son
+successeur.
+
+Elle réfléchit une seconde, et:
+
+«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin
+à M. d'Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter
+ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je
+me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées
+spéciales, il est capable de se croire Déshonoré.»
+
+Et avec un sourire terrible:
+
+«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu'il ne peut
+laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource:
+le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
+C'est à voir!...»
+
+Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela
+dans son esprit celui de son fils, et elle songea:
+
+«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan?
+Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.»
+
+Elle réfléchit encore un moment et murmura:
+
+«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que
+j'échoue. Il sera temps de rechercher mon fils.»
+
+Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et
+jeta un ordre à la suivante, accourue.
+
+Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait devant le
+vestibule d'honneur du grand inquisiteur, logé au palais.
+
+Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, en échange de
+certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanément la fameuse
+déclaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne
+héritier de la couronne de France.
+
+
+
+IV
+
+ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO
+
+En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers l'auberge de
+la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée
+confiée aux bons soins de la petite Juana.
+
+Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il
+bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait
+redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur
+la Giralda...
+
+Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de
+Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance
+qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne
+savait quelle mystérieuse intrigue.
+
+«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien
+ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me
+laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné
+maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré
+que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour
+être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à
+assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut
+pas être mon père.»
+
+Et avec une ironie féroce:
+
+«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que
+j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour
+être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la
+satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes
+amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de
+moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour
+l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai
+là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au
+diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis.
+Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et
+tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de
+m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un
+gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne
+pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons,
+c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.»
+
+En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, et ce fut
+avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans
+le cabinet de la mignonne Juana.
+
+Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille,
+riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les
+deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches,
+elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies.
+
+Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait
+avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il
+s'était pris d'une soudaine et vive sympathie.
+
+Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la
+matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part
+du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans
+dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée--cette épée qu'il
+avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec
+les estafiers de Fausta--et il était descendu, sans perdre un instant,
+se mettre à la disposition de la petite Juana.
+
+Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez
+téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la
+maîtresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force,
+les deux jeunes filles s'étaient senties plus en sûreté que si elles
+avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du
+roi.
+
+Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:
+
+--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?
+
+Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:
+
+--Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce
+titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico?
+
+--Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne
+plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre
+personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci!
+l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de
+ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est
+qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis
+extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire
+que le Chico mérite tout à fait ce titre.
+
+--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en
+parle de si élogieuse façon?
+
+--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus
+long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon
+estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère
+réellement comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question:
+Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis
+à vous aussi, ma jolie Juana?
+
+Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la façon
+dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur
+français, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait
+une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si
+déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle
+pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine:
+
+--Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.
+
+--Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?
+
+--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.
+
+--Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est
+un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je
+crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que
+je le reverrai bientôt ici.
+
+--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin
+de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu
+d'amour-propre.
+
+--Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air
+dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas
+trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se
+permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
+bénévolement que vous dites.
+
+--Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à
+sa louange, convenez-en.
+
+--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle
+que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hôtesse.
+
+Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que
+ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien
+mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.
+
+Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte
+mystérieux et il n'insista pas davantage.
+
+Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à
+trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.
+
+La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette
+princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de
+lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti
+sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu
+qu'elle savait.
+
+Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée,
+s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il
+pensait que, pour que don César fût résolu à s'absenter alors qu'il
+croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité
+impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée:
+il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être
+allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.
+
+Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable.
+
+Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux
+qu'il affectionnait.
+
+De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un
+ami. Non pas qu'il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu'il eût
+des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta,
+mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui
+lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé
+qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière
+sur ces obscurités.
+
+Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite
+Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle
+gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui
+serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en
+même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la
+Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa
+fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
+se tenait sur ses gardes.
+
+Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons
+poudreux, le Torero dit:
+
+--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous
+sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à
+une princesse étrangère?
+
+Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son
+air le plus ingénument étonné pour répondre:
+
+--Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.
+
+--Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J'ai
+voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir.
+
+Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il
+allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria:
+
+--Vous avez vu Fausta?
+
+--Je reviens de chez elle.
+
+--Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.
+
+--Vous la connaissez donc?
+
+--Un peu, oui.
+
+--Quelle femme est-ce?
+
+--C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans,
+peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est
+remarquablement belle, et... vous avez dû le remarquer, je présume...
+
+Le Torero hocha doucement la tête.
+
+--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je
+désire savoir quelle sorte de femme elle est.
+
+--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et
+généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi.
+C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son
+trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint.
+Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réussît à dominer votre
+roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M.
+d'Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître.
+
+Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément
+que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup
+plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très
+fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier que
+depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait
+que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.
+
+--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut
+avoir confiance en elle.
+
+--Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en
+Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à
+connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous
+faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné--et elle a
+parfois la franchise de vous prévenir--vous pouvez vous en rapporter
+à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être
+prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront
+profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur
+elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime,
+tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre
+dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si
+vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.
+
+--C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais
+pas fâché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses
+paroles.
+
+--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais
+non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son
+point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
+pas toujours à la vérité exacte.
+
+Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion
+exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il
+jugea que le mieux était de conter point par point les différentes
+parties de son entrevue.
+
+--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable.
+Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je
+suis... fils de roi!
+
+Pardaillan ne parut nullement étonné.
+
+--Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de
+très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré
+la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une
+lieue.
+
+--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de
+sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un trône, le trône d'Espagne,
+avouez qu'il y a loin.
+
+--Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et
+j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble
+et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les
+Espagnes.
+
+--Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?
+
+--Pourquoi pas?
+
+Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:
+
+--N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites?
+
+--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de
+sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi
+depuis, et maintenant...
+
+--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.
+
+--Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.
+
+--Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.
+
+--Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention
+elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances
+anormales qui l'accompagnent.
+
+--Expliquez-vous.
+
+--Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère
+irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père?
+Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à
+l'enlever, le cacher, l'élever--si on peut dire, car, en résumé, je me
+suis élevé tout seul--obscur, pauvre, déshérité?
+
+--Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le caractère féroce,
+ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de
+tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman.
+
+Le Torero secoua énergiquement la tête.
+
+--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans
+lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux,
+elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon
+cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout
+dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans
+un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime
+d'un trône.
+
+Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero
+demeura un moment rêveur.
+
+Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait
+de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même:
+
+«Pas si mal raisonné que cela.»
+
+Cependant le Torero reprenait:
+
+--Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme
+Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces
+fameuses preuves qu'elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que
+je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je
+m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais
+l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.
+
+--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient.
+
+--Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me
+reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en
+droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?
+
+--Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre
+devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il
+pourrait vous avoir fait.
+
+--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais.
+Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.
+
+--Diable! que vous offre-t-on?
+
+--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le
+concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection
+paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose
+de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un
+acte de rébellion envers mon père.
+
+--C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et
+c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et,
+quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me
+reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre,
+ce que l'on me propose, chevalier.
+
+--Et vous avez accepté?
+
+--Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous
+considère comme un frère aîné que j'aime et que j'admire. Je ne veux
+avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et
+confiance, apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis cette
+mauvaise action de songer à accepter.
+
+--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à
+prendre.
+
+--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les
+choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison
+m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition.
+J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à
+ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a
+posé une dernière condition.
+
+--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il
+retournait.
+
+--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes
+conquêtes en devenant ma femme.
+
+--Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous
+offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et,
+comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de
+la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien
+que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi
+merveilleuses.
+
+--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a
+sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur
+alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la
+menaçait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle
+serait la première victime de ma lâcheté, et que, pour me hausser à ce
+trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre
+de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien
+honteux.
+
+«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta
+puissance!»
+
+Et tout haut, d'un air railleur:
+
+--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.
+
+--Je n'ai pas eu le temps de refuser.
+
+--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.
+
+--La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût
+renvoyée à après-demain.
+
+--Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.
+
+--Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur
+ma décision.
+
+--Ah! quels événements?
+
+--La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point.
+
+On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait
+l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta.
+Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de
+bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait
+considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative
+d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu.
+Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.
+
+Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences
+du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait
+entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y
+sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:
+
+«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me
+dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.»
+
+Et tout haut, il dit:
+
+--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à
+la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux.
+
+--Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien
+ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma
+conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun
+droit au trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais
+fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce trône, ma résolution
+est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour
+accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentît à me
+reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et,
+quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me
+suffit.
+
+Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère,
+bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve.
+
+--Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne
+connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la
+suprême puissance.
+
+--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare.
+N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée.
+Laissez-moi plutôt vous demander un service.
+
+--Dix services, cent services, dit le chevalier très ému.
+
+--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je
+l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne
+nous vaut rien, à moi et à la Giralda.
+
+--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.
+
+--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous
+emmener avec vous dans votre beau pays de France?
+
+--Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais,
+cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir
+compagnie à un vieux routier tel que moi!
+
+--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici
+seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je
+pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur.
+
+--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y
+perdrai mon nom.
+
+--Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait
+malheur...
+
+--Ah! fit Pardaillan hérissé.
+
+--Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la,
+protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me
+promettre cela?
+
+--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma
+soeur, et malheur à qui oserait lui manquer.
+
+--Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre
+parole.
+
+--Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez
+bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un
+déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé,
+car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.
+
+--Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais,
+vous-même, comment savez-vous?
+
+--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en
+donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas
+le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.
+
+Et avec une gravité qui impressionna le Torero:
+
+--Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut
+renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce
+serait un crime, vous m'entendez, un crime!
+
+--Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que
+vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A
+vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait
+criminel, j'y renonce.
+
+--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez
+en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez
+votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
+d'enfants.
+
+Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
+
+Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.
+
+--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.
+Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous
+portez bonheur à vos amis.
+
+Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.
+
+--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est
+restée gravée là--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on
+appelait la bohémienne Saïzuma, et qui en réalité portait un nom
+illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs
+terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit la même chose,
+à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais
+le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.
+
+Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par
+l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche
+encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.
+
+Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans
+le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa
+rêverie il lui dit:
+
+--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?
+Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain
+intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur»
+à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour
+donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé
+monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant,
+placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais
+jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un
+grand personnage.
+
+--Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez
+pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.
+
+--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur?
+fit en riant le Torero.
+
+--Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas,
+c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention
+d'ennemis tout-puissants.
+
+--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée?
+
+--Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez
+quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition
+que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie.
+
+Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:
+
+--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance
+mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret
+n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et
+partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se
+taire?
+
+Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:
+
+--Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard
+fortuit que j'ai connu la vérité.
+
+--Ne me la ferez-vous pas connaître?
+
+Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:
+
+--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop
+pénible. Je vous dirai donc tout.
+
+--Quand? fit vivement le Torero.
+
+--Quand nous serons en France.
+
+Le Torero hocha douloureusement la tête.
+
+--Je retiens votre promesse, dit-il.
+
+Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:
+
+--Vous prendrez part à la course de demain?
+
+--Sans doute.
+
+--Vous êtes absolument décidé?
+
+--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y
+paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre
+considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas
+riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est
+instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces
+dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le
+seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces
+monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple.
+A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.
+
+--Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de
+taureaux.
+
+Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent
+pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne
+heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces
+le lendemain.
+
+
+
+V
+
+DANS L'ARÈNE
+
+A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de
+narrer, _alancear en coso_, c'est-à-dire jouter de la lance en champ
+clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la française
+étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste
+gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre
+le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la
+noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y
+assister en spectateur.
+
+Le sire qui descendait dans l'arène--roi, prince ou simple
+gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier rôle: le matador. En même
+temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était
+monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait
+l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient
+bons.
+
+Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant:
+gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant
+l'état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de
+détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le
+plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un
+bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de
+l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce
+jeu terriblement dangereux.
+
+Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu
+ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses
+équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination.
+
+La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par
+le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute
+rudimentaire.
+
+C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction
+de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux,
+caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches.
+
+La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation
+du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet
+effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons
+bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même
+prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi
+pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes
+les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
+massaient derrière le roi.
+
+Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par
+des cordes et gardés par des hommes d'armes.
+
+Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa
+tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé
+de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait
+après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il
+était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace
+était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était
+nombreuse.
+
+Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure
+sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très
+modeste--nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente
+sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.
+
+En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en
+cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de
+caparaçons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait
+l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une
+élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais
+admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la
+qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.
+
+Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour
+de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en
+fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une
+merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir
+qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était
+servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité
+merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à
+l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper.
+
+Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient
+de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion
+d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
+prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il les devinait.
+En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient de détourner
+l'attention du taureau.
+
+En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut
+avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à côté de
+laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait
+parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
+avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il
+savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et
+que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce
+voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.
+
+Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une
+grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de
+pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de
+paraître à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la
+Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle
+que perdue dans la foule.
+
+Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel
+allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'eût rien fait
+ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu
+l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué.
+
+La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui
+était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux
+atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire.
+
+Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins
+tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être
+invitée par le roi, et, pour être invitée, il eût fallu qu'elle fût de
+noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et,
+sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort
+qui était le sien.
+
+Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue,
+aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se
+glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son
+nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec
+force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui faisaient
+place.
+
+C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre,
+le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à l'endroit où elle aboutit.
+Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants,
+empressés, mais respectueux.
+
+Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur
+admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à
+passer de l'autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air
+et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir
+pressée, de toutes parts, à en étouffer.
+
+Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main
+jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de
+l'enceinte réservée au populaire.
+
+En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec
+les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa
+gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle
+apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous
+la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la
+fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.
+
+Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants
+cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place
+d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de
+ces mines patibulaires.
+
+Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la
+chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes,
+déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas
+de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures
+garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son
+inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi.
+
+Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement
+placée, ne remarqua rien.
+
+Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux heures. La course
+devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour
+franchir une distance qu'il eût pu facilement parcourir en un quart
+d'heure.
+
+Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du
+gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un
+énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en
+distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait
+un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat,
+tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux,
+après avoir répondu par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une
+destination inconnue.
+
+Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps,
+que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne?
+Il ferait beau voir qu'on ne trouvât pas une place convenable pour le
+représentant de Sa Majesté le roi de France!
+
+Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si
+fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous
+les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon
+plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui
+de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, sûrement, devaient
+lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.
+
+Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être
+furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de
+le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu
+assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lâchés sur
+lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et
+narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit
+Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter
+Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce
+cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.
+
+Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque
+peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement
+l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le
+duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan,
+attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le
+moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le
+grand inquisiteur avait mis à leur disposition.
+
+Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour
+lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui
+de son bras.
+
+Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avançant
+d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait
+l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée.
+
+De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine
+qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion
+qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le
+serrait de près.
+
+Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à
+renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.
+
+«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»
+
+Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des
+décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait
+surprise, lui revint à la mémoire.
+
+«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait
+d'un simple coup de main. Je m'aperçois que la chose est autrement grave
+que je n'imaginais.»
+
+D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il
+assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le
+fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue.
+
+«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»
+
+Cela, c'était sa rapière.
+
+On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au
+parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion,
+lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des
+mains d'un éclopé et l'avait emportée.
+
+Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la
+main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame.
+L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se
+briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles
+d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire
+pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit
+dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes
+éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et
+entretenues par leur propriétaire.
+
+Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à
+l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de côté
+l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait
+incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer
+celle perdue.
+
+Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière
+qu'il avait au côté était précisément celle qu'il avait ramassée la
+veille et mise de côté.
+
+«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l'avoir
+prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?»
+
+Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du
+fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et
+finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.
+
+«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce
+n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me
+paraît plus légère.»
+
+Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:
+
+«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et
+pourtant... c'est inimaginable!...»
+
+Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une
+sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la
+rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien
+en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne
+découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.
+
+Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en
+bougonnant:
+
+«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traîtres,
+d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maître
+poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas
+notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment
+curieuses autour de moi.»
+
+En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître
+naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller
+l'attention d'un observateur comme Pardaillan.
+
+A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait
+sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant
+l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près
+désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes
+les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient
+cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville abandonnée.
+
+Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place
+sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel
+mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et
+fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant
+la place?
+
+Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes
+d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place.
+Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient,
+établissant un vaste cordon autour de cette place.
+
+Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se
+rendaient à la course.
+
+Alors, que faisaient-ils là?
+
+Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du
+temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites
+rues qui y aboutissaient.
+
+Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des
+soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient,
+invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue.
+Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus
+grave, des canons.
+
+Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident
+que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait
+impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.
+
+Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme
+de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui
+semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre,
+exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait
+nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps
+que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un
+mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient,
+à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé
+de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de
+corrida, des combattants.
+
+Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre
+des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des
+conjurés achetés par Fausta.
+
+Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme,
+ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les
+troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
+fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses
+défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient
+instantanément occupés par des groupes de curieux.
+
+Et Pardaillan se disait:
+
+«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la
+conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément
+position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli
+coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou
+bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent
+bien exposées.»
+
+Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en fût
+retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans
+la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan
+avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le
+monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et,
+par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans
+l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
+d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea
+vers la place qui lui était assignée.
+
+A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un
+magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités
+par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.
+
+Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M.
+d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout,
+derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent
+place sur l'estrade, chacun selon son rang.
+
+A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis
+le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le
+page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté, alors
+qu'il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un
+riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur
+lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte
+que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou
+à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce
+page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.
+
+Le mystérieux page n'était autre que Fausta.
+
+Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui
+reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de
+France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi
+et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné
+la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites
+conditions.
+
+L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la
+loge royale et qu'elle y serait placée de façon à pouvoir s'entretenir
+en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre
+condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager
+qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement
+admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale;
+voire le costume de celui qui se présenterait ainsi.
+
+D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne
+posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des
+raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce
+qu'elle demandait.
+
+Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?
+
+Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette
+manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi,
+et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre,
+avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence
+qui réclamait un châtiment exemplaire.
+
+Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes,
+aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands
+seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et
+spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre
+importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout
+sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins
+nourries.
+
+Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence solennel plana sur
+cette multitude.
+
+C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins,
+cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa,
+conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait
+escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses
+dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait
+été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre.
+
+Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent
+toutes les autres personnes assises, s'efforçait de regagner sa place.
+Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames,
+tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans
+quelque brouhaha.
+
+D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à
+ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie
+exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée,
+l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades
+quand on ne s'effaçait pas de bonne grâce.
+
+Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de
+la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le
+perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place,
+comme on monte à l'assaut.
+
+Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.
+
+Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre
+à témoin du scandale.
+
+Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait:
+
+«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»
+
+Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de façon à tourner
+le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place.
+
+Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était
+toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il
+était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on
+s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba
+Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On
+ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la
+force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé
+une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin
+turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on
+s'indignait quelque peu que l'insolent n'eût pas été châtié comme il le
+méritait.
+
+Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal
+autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et
+attitudes menaçantes.
+
+Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du
+regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta
+un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards
+fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de
+rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette.
+
+A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air
+lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.
+
+C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs.
+Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise
+déplorable: un geste du roi mal interprété.
+
+Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis
+où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de
+France.
+
+C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers
+Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier;
+coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux
+trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.
+
+Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant
+de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard
+fortuit.
+
+«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.»
+
+Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l'oeil
+l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un
+geste théâtral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune
+royale un salut d'une ampleur démesurée.
+
+Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour
+jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes,
+le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme
+c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres
+de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas
+contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et
+approuvait.
+
+C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement,
+en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si
+un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les
+sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que
+sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une
+moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui
+accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la
+haine en adulation.
+
+
+
+VI
+
+LE PLAN DE FAUSTA
+
+Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable
+obligation de dresser sa tente près de celle de Barba Roja.
+
+Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une
+intervention de Fausta. Voici comment:
+
+Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation de don
+César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt
+ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d'attente
+n'avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente
+qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement blessé
+son incommensurable orgueil.
+
+Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait
+sans passion et n'en était que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni
+haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et
+méthodique, mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte était
+autrement dangereuse et plus terrible que la haine.
+
+De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du
+roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne
+paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et
+le conseiller d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable
+sans ce concours inespéré.
+
+L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un ambitieux en
+Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet
+homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement
+échappé.
+
+S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu
+compte que jamais Pardaillan n'eût consenti à la besogne qu'on le
+soupçonnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero
+avait manifesté l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant
+donné les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de
+prétendant, comme on s'efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui
+eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul
+soupçon d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa
+commettait donc lui-même une méchante action.
+
+Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire générosité de
+Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa était gentilhomme.
+Comme tel, il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son
+adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.
+
+Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord sur ces deux
+points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule
+divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était
+dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le
+roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement l'homme qui lui avait
+manqué de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques
+hommes. Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit.
+
+D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer à la majesté royale
+était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables
+étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. Mais
+qu'était-ce que quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité
+du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme d'une force
+physique extraordinaire, jointe à une force d'âme peu commune, on
+pouvait même dire que ce n'était rien. Il fallait trouver quelque chose
+d'inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
+prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres
+insupportables.
+
+C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l'idée qu'il
+avait aussitôt adoptée.
+
+Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c'est ce que nous
+verrons plus tard.
+
+Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer
+l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être
+d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne voulait bien le laisser voir,
+avait-il pris d'autres dispositions mystérieuses concernant Fausta, et
+qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues.
+Peut-être!
+
+Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait
+Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de
+mettre à exécution était, en grande partie, son oeuvre à elle.
+
+Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce
+qu'elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait
+sauver don César, indispensable à ses projets d'ambition.
+
+Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero,
+comme d'Espinosa s'était trompé dans la sienne, sur celui de Pardaillan.
+Comme d'Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se
+fût réalisé, eût été inutile.
+
+La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression s'imposait.
+Fausta avait jeté les yeux sur Barba Roja pour mener à bien cette partie
+de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la
+passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.
+
+Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait
+que Barba Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son
+amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion
+véritable.
+
+En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait
+infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan d'une haine féroce. Si
+le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à
+l'arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son
+amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.
+
+Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui incombait le soin
+de débarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il
+fallait, de toute nécessité, qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait
+assigné.
+
+Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja était loin
+d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à
+le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et, avec cette
+familiarité cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
+dogue du roi, il avait conclu en disant:
+
+--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous
+le lui renverrez... quelque peu endommagé. Croyez-moi, c'est là une
+vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous
+rêvez.
+
+Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.
+
+Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de
+prendre part à la course. Le roi s'était fait tirer l'oreille. Il
+n'avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop
+facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une
+manière de montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au
+demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas celui qui les
+avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le
+roi s'était laissé convaincre.
+
+Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgré que son
+bras le fît encore souffrir, il s'était juré d'estoquer proprement son
+taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui
+au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en
+disgrâce.
+
+Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie plus tranquille.
+Barba Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la
+Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée.
+Et, comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le
+taureau, ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie bohémienne.
+Centurion et ses hommes opéreraient sans lui, et à son lieu et place.
+
+Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence,
+il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages
+à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du
+côté adverse.
+
+D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement
+ignorante des dangers qu'elle court, naïvement heureuse de ce qu'elle
+croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son
+coeur.
+
+D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des appréhensions,
+c'était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l'avertissait
+qu'elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi
+qu'il l'avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
+considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé.
+
+Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait
+intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était
+d'être assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force à
+se défendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
+dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas
+non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses à ciel ouvert, sous
+les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc,
+toutes les histoires de Mme Fausta n'étaient que... des histoires.
+
+S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il
+aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude.
+
+Enfin, il y avait Pardaillan.
+
+Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul,
+absolument seul.
+
+Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation par où il
+entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle
+souterraine, où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta
+parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
+fille fût menacée.
+
+En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero.
+Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait
+vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait là et la mort
+seule eût pu l'empêcher de tenir sa promesse.
+
+Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs
+qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser,
+que le Torero.
+
+De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne s'ensuit pas
+qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de
+seigneurs, dont il sentait la sourde hostilité.
+
+Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait
+que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais,
+toute son attitude devint une provocation qui s'adressait à une
+multitude.
+
+Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, comme le
+pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'être
+emporté par la tourmente.
+
+
+
+VII
+
+LA CORRIDA
+
+Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que
+d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes
+sonnèrent.
+
+C'était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de
+commencer.
+
+Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième
+revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper;
+le troisième, au Torero.
+
+Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête
+caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans
+la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder
+dans sa lutte.
+
+La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y
+avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader
+là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et
+les gradins.
+
+Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la
+selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du
+toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre.
+
+En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de
+Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien
+de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable
+sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
+mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se
+révélait à la dernière minute.
+
+Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui
+excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut
+l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait
+que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul
+ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête.
+
+Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame.
+
+Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière
+protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier
+choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son
+cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée.
+
+C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était
+luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou
+énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes
+longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de
+force et de noblesse impressionnantes.
+
+En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans
+l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante
+lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se
+présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le
+surprendre et le déconcerter.
+
+Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de
+laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour
+être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférât tuer le taureau,
+auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise
+à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.
+
+Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il eût voulu jeter bas
+la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut
+la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier
+immobile, attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.
+
+Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.
+
+C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la
+lance en arrêt.
+
+Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée
+fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule
+angoissée.
+
+Le choc fut épouvantablement terrible.
+
+De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra
+dans la partie supérieure du cou.
+
+Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour
+obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait
+son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force
+prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval,
+dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide
+ses jambes de devant.
+
+Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, écrasant son
+cavalier dans sa chute.
+
+Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête,
+s'efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques
+dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce
+que l'on appelait la _media-luna_.
+
+Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle manoeuvre, le
+cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se
+dirigeant vers la barrière, comme s'il eût voulu la franchir, tandis que
+le taureau poursuivait sa course en sens contraire.
+
+Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja,
+personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du
+taureau, qui courait droit devant lui.
+
+Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant
+elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en
+agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait
+eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était
+visible--toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très
+compréhensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui
+faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle
+s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards
+sanglants.
+
+Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout
+qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la
+deuxième passe serait plus terrible que la première.
+
+Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta
+net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et,
+voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas
+disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre
+en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à même de le
+comprendre.
+
+--Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche!
+couard! chien couchant!...
+
+Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui
+avançait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice.
+
+Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son
+allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était
+d'ailleurs dans les moeurs de l'époque.
+
+Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre.
+
+Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se
+chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour
+l'homme et criaient:
+
+«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles!
+Donne-le à tes chiens!
+
+D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:
+
+«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu
+n'oseras pas y aller!»
+
+Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir de sa voix
+les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux
+adversaire, accélérant toujours son allure.
+
+Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête,
+visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses
+jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.
+
+Contre toute attente, il n'y eut pas collision.
+
+Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure
+désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa
+route ventre à terre du côté opposé.
+
+Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit
+bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était
+audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer
+consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être
+absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture
+fût douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec
+une précision admirable, elle eut un succès complet.
+
+Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en
+était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de
+rubans.
+
+Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige,
+soit--plutôt--chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement
+et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers,
+il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait
+triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de cette course.
+
+Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace,
+magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats
+joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare,
+et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à
+toute épreuve.
+
+Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le
+chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et
+à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à
+s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement
+récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui
+daigna manifester sa satisfaction à voix haute.
+
+Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage
+à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais,
+grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut
+faire plus et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors de
+son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte
+jusqu'au bout et d'abattre son taureau.
+
+C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait
+être considéré comme jeu d'enfant à côté de ce qu'il entreprenait. Ce
+fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se
+disposait à poursuivre la course.
+
+En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par
+foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait
+compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une
+leçon pour lui.
+
+Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et
+sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait
+fait défaut jusque-là.
+
+Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en
+face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première
+déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il
+revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait
+terriblement dangereux.
+
+Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le
+trophée conquis, les aides de Barba Roja s'efforçaient de détourner de
+lui l'attention de l'animal.
+
+Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi,
+c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui
+évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait
+meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour.
+
+Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu'il
+s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques
+sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait
+sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la
+poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il
+eût voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici
+qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.
+
+Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il
+s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et,
+voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et
+fonça sur elle à toute vitesse.
+
+Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et,
+quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son
+côté.
+
+Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme
+faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât
+sur le côté droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette
+manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé
+par le chemin que l'homme lui indiquait.
+
+Or, le taureau avait appris la manoeuvre.
+
+Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait
+plus la lui faire.
+
+Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait.
+Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de
+son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il
+tourna à droite.
+
+Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable.
+
+Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut
+soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.
+
+Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du
+corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter,
+le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence
+du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
+monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur
+le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile,
+évanoui.
+
+Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs
+haletants.
+
+Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba
+Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élançaient
+au secours du maître, les autres s'efforçaient de détourner de lui
+l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par
+la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer,
+frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.
+
+Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile,
+d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.
+
+Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de
+le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin,
+heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés
+par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de
+l'autre côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée
+et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité
+déconcertante.
+
+Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à
+celle qui l'avait frappé.
+
+Voici qui le prouve:
+
+Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait
+autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes
+du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il
+s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait
+donner une idée.
+
+Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait
+bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui
+l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable.
+
+Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le
+lâcha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme.
+
+Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait
+à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que
+toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner
+échouèrent piteusement.
+
+Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus
+aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait
+pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il
+voulait, c'était visible, atteindre à tout prix.
+
+Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que
+jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs
+camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à
+abandonner leur maître et s'empressèrent de courir à la barrière et de
+la franchir.
+
+Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes
+par l'horreur et l'angoisse.
+
+La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes,
+animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans
+une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau
+et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation,
+qu'à l'exaspérer davantage, si possible.
+
+A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent
+ainsi.
+
+Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et,
+froidement:
+
+--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau
+garde du corps pour mon service particulier.
+
+Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol.
+La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant
+dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui
+chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait
+espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être,
+mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête
+montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y
+avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups
+redoublés qu'elle lui porterait.
+
+Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi
+inerte...
+
+A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec
+le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule
+énervée par l'angoisse.
+
+Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient,
+debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout,
+sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans
+les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux
+voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues
+adjacentes:
+
+«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»
+
+Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua
+tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette
+pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon
+pour voir.
+
+Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se
+dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de
+fer, se penchant hors du balcon.
+
+Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide,
+impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui
+tremblaient légèrement.
+
+Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres,
+voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous,
+tous, ils voulaient voir.
+
+Voir quoi?
+
+Ceci:
+
+Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure,
+ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un
+sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la
+bête et Barba Roja.
+
+Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation
+spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire
+livide:
+
+«Monsieur de Pardaillan!»
+
+Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, de la stupeur
+et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitôt:
+
+«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand
+inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y
+soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de
+Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son
+représentant.
+
+--Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé.
+
+--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan
+va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.
+
+--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de
+sa peau.
+
+Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui
+impressionna fortement le roi et d'Espinosa:
+
+--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement
+cette brute.
+
+--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.
+
+--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus
+du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la
+couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore
+dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir
+au moyen que je vous ai indiqué.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout
+songeur.
+
+Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet
+adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il eût été étonné.
+
+Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son
+adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et porta un coup
+foudroyant de rapidité.
+
+Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans
+l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé
+sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague,
+longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à
+droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait Frapper.
+
+Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et
+vint s'enferrer lui-même.
+
+Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en
+effaçant à peine sa poitrine.
+
+Enferré, le taureau ne bougea plus.
+
+Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables
+spectateurs de cette lutte extraordinaire.
+
+Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché
+seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?
+
+Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il
+donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le
+taureau se ressaisît et le mît en pièces?
+
+Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.
+
+A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs.
+
+Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il
+sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un
+adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle
+suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de
+torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il
+venait de lui porter?
+
+C'est ce que se demandait Pardaillan...
+
+Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en
+avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, il retira l'arme, qui
+apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême
+révolte de la bête.
+
+Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse.
+
+Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent
+leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les
+nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu'on craignait
+de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
+violemment comprimés.
+
+Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots
+convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un
+soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis,
+tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une
+acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait
+d'accomplir cet exploit.
+
+Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à
+contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un
+coup de maître prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort.
+
+En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains
+gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait
+Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche
+du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants
+l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et
+d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées
+d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.
+
+Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un
+accent de pitié inexprimable:
+
+«Pauvre bête!...»
+
+Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l'eût
+infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.
+
+En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur
+la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta
+violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût.
+
+Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient
+leur maître, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent
+alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait
+déjà à traîner hors de la piste.
+
+Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique,
+tandis qu'il songeait:
+
+«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de
+l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement
+sacrifiée?»
+
+Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le
+féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir
+rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur,
+tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet
+intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas quelque
+peu dément.
+
+Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut
+retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le
+siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner
+le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.
+
+Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec
+un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout
+ailleurs--ou à peu près--on souhaitait ardemment la victoire du
+gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
+sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à
+d'Espinosa.
+
+Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier,
+non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber,
+victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui
+lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout
+en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de
+la brute.
+
+Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:
+
+--Eh bien, qu'avais-je dit?
+
+--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.
+
+--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois
+que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le
+frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en
+vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.
+
+--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.
+
+Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des
+dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes.
+
+--Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun
+de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.
+
+D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles,
+regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec
+un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de
+hache:
+
+--Trop tard! dit-il.
+
+Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur
+n'acquiesçât à la demande du roi.
+
+Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face,
+puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister.
+
+Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan.
+
+
+
+VIII
+
+LE CHICO REJOINT PARDAILLAN
+
+La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous
+laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succédé à
+Barba Roja--sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il--et nous
+suivrons le chevalier de Pardaillan.
+
+Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption
+autour de la piste, comme de nos jours.
+
+Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la suite des
+seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule
+d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruée de tous ceux que
+l'intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient
+précipités vers lui.
+
+La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et
+s'écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva
+en face de celui qu'il cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié
+déshabillé, tenant sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui
+paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand effort longtemps
+soutenu.
+
+Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec tout le soin
+minutieux qu'on apportait à cette opération jugée alors très importante,
+don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l'accident
+survenu à Barba Roja.
+
+Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme
+un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur
+la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps
+d'achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en
+courant, tel fut son premier mouvement.
+
+Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver
+à temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers
+lui.
+
+Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que
+lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité.
+
+Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement de
+traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme
+français.
+
+On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper.
+Pardaillan, seul, était capable d'un trait de bravoure et de générosité
+pareil.
+
+Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par
+l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de désespoir, se
+contenter d'écouter le récit du combat fait à voix haute par ceux
+qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne
+voyaient pas.
+
+La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer
+d'inquiétude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour
+ces luttes violentes, les spectateurs, électrisés, acclamaient
+impartialement aussi bien la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait
+leur admiration.
+
+Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu
+d'espoir. Il n'eut qu'à prêter l'oreille pour entendre les exclamations
+les plus diverses:
+
+«Le taureau s'est écroulé comme une masse!--Un coup, un seul coup lui
+a suffi, senor!--Et avec une méchante petite dague!--Splendide!
+Merveilleux!--Voilà un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas
+Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le même gentilhomme qui a,
+l'autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba
+Roja, qui joue de malheur décidément!--Quoi, le même?--C'est comme j'ai
+l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé Barba Roja,
+aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble,
+généreux!»
+
+En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits
+et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il
+le connaissait.
+
+Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la
+foule, s'écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face
+avec celui qu'il s'était vainement efforcé de secourir.
+
+--Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous
+ainsi, demi nu?
+
+Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero
+s'écria, en désignant de la main la foule qui les entourait:
+
+--Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris au milieu de
+cette presse, et, malgré tous mes efforts, je n'ai pu me dégager à
+temps.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient
+devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.
+
+--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée au milieu
+d'une cohue pareille.
+
+Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement:
+
+--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller
+plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas,
+ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi
+autant d'indiscrets personnages.
+
+Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid
+qui lui était particulier quand l'impatience commençait à le gagner,
+souligné par un coup d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus
+pressants.
+
+Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:
+
+--Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle imprudence!...
+Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon
+existence!
+
+Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.
+
+--Moi! s'écria-t-il; et comment cela?
+
+--Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l'avez fait,
+au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du
+caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre,
+vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l'a doté, et
+vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme,
+une dague à la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous
+soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne
+pas en revenir?
+
+--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est précisément
+celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa
+vie. Et c'est grâce à vous, du reste.
+
+--Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne savait plus si le
+chevalier parlait sérieusement ou s'il était en train de se moquer de
+lui.
+
+Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n'y avait pas à
+se méprendre:
+
+--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien dépeint la
+bête, vous m'avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous
+m'avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on
+peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de
+son corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si exacte
+l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'à me
+souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre vos indications pour la
+tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Tout
+l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne
+justice.
+
+Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux
+imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero
+leva les bras au ciel.
+
+--Vous avez une manière de présenter les choses tout à fait
+particulière.
+
+Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire.
+Et le Torero ne put s'empêcher de partager son hilarité.
+
+--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, je vous
+dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le
+triomphateur que vous vous refusez à être, c'est précisément, d'avoir su
+garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
+manière les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner.
+
+--Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en droit de me garder
+quelque rancune de ce coup qu'il vous plaît de qualifier de merveilleux?
+
+--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?
+
+--Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je crois bien que le
+seigneur Barba Roja aurait rendu son âme à Dieu.
+
+--Je ne vois pas...
+
+--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me
+souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main.
+
+En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil scrutateur le loyal
+visage de son jeune ami.
+
+--Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère bien qu'il en
+sera ainsi que je désire.
+
+--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit
+froidement le chevalier.
+
+Le Torero secoua doucement la tête:
+
+--Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au
+secours d'une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier,
+qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai pas
+pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi.
+
+L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.
+
+--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-être
+pour vous-même qu'à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais
+prévenu, vous l'eussiez tenté en faveur d'un ennemi?
+
+--Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne détestez-vous pas
+vous-même Barba Roja?
+
+Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui pouvait exprimer
+aussi bien l'assentiment ou la dénégation.
+
+Puis, il dit paisiblement:
+
+--Savez-vous à quoi je pense?
+
+--Non! dit le Torero surpris.
+
+--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami
+Cervantes ne soit pas ici présent.
+
+De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il
+n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda
+machinalement:
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre,
+une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte
+dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ.
+
+Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:
+
+--Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba Roja?
+
+--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où j'étais si bien écrasé
+que je n'ai pu en sortir.
+
+--Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je
+n'ai pas de raisons d'en vouloir à Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui
+me veut la malemort.
+
+A ce moment, une main souleva la portière qui masquait l'entrée de la
+tente et un personnage entra délibérément.
+
+--Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu
+es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique
+pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce
+haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie
+bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos
+couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand
+air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois là.
+
+Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.
+
+Le nain était vraiment superbe.
+
+Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne
+pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué qu'il était à courir la
+campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des
+âmes pieuses, il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât
+la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un
+simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l'époque, la mendicité était un
+métier comme un autre.
+
+Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est
+vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des
+haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain
+n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
+beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en comparaison du
+magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-là.
+
+Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de
+renseigner le chevalier.
+
+--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la
+tête qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en réalité c'est moi qui
+suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de
+m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
+aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, et du diable si je sais
+avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais
+vraiment pas lui refuser, après tant d'attentions délicates. Ce qui fait
+qu'on me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.
+
+--Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l'air le petit
+homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en
+réponds.
+
+Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait
+ingénument voir.
+
+--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque
+vous le dites, j'y ai réussi.
+
+--Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en
+parlant de don César? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-même
+n'en sait rien!
+
+--Il l'est, dit le nain avec conviction.
+
+--C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il serait, je crois,
+bien en peine de montrer ses parchemins.
+
+Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain
+sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être,
+connaissant sa fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.
+
+Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:
+
+--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens!
+
+--Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.
+
+Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.
+
+--Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est
+un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui
+anoblit.
+
+--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?
+
+--Sans doute! Ne le saviez-vous pas?
+
+--Ma foi non.
+
+--C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien
+me faire notre sire le roi, en m'admettant à courir devant lui.
+
+--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?
+
+--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je
+possède m'a été léguée par celui qui m'a élevé et qui la tenait, sans
+nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.
+
+--Vous m'en direz tant...
+
+Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions
+aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa
+course:
+
+--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle
+mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui t'enrôler dans la
+suite de don César?
+
+Le Chico regarda fixement Pardaillan.
+
+--Vous le savez bien, dit-il.
+
+--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire!
+
+Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et baissant la
+voix:
+
+--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle
+souterraine, dit-il.
+
+--Quel rapport?...
+
+--Vous savez bien que don César est en péril, puisque vous ne le quittez
+pas d'une semelle.
+
+--Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve de ce dévouement.
+Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le défendre
+que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne?
+
+Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie.
+
+Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d'oeil, et,
+hochant tristement la tête, il dit, sans amertume:
+
+--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite
+taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille.
+Peut-on savoir? La piqûre d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour
+détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce
+mosquito, tiens!
+
+--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée
+de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu
+que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?
+
+--Je le sais, tiens!
+
+--Sais-tu que tu risques ta peau?
+
+--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et
+puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le
+nain d'un ton désabusé.
+
+--Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille,
+mais tu as un grand coeur.
+
+--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le
+dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous
+connais, j'ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien.
+On m'eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles
+idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous
+voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai
+vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et, pour
+mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un
+brasier!
+
+Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit homme, murmura:
+
+«Pauvre petit bougre!»
+
+Et tout haut, avec une douceur inexprimable:
+
+--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je
+devine ce que tu ne dis pas.
+
+Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:
+
+--Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement de tous
+côtés.
+
+--Qui donc m'a cherché? Vous?
+
+--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu
+connais bien.
+
+--Juana! dit le Chico qui rougit.
+
+--Tu l'as nommée.
+
+Le nain hocha la tête.
+
+--Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?
+
+Le Chico eut une imperceptible hésitation.
+
+--Non! dit-il. Cependant...
+
+--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.
+
+--Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...
+
+--Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es
+qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.
+
+--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? dit le nain devenu
+radieux.
+
+--Je me tue à te le dire, mort-diable!
+
+--Alors?...
+
+--Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu,
+j'en réponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.
+
+--Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de joie.
+
+--A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., hasarda le
+chevalier.
+
+--Comment cela? fit naïvement le Chico.
+
+--En t'en allant avant la bataille.
+
+--Abandonner don César dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive
+qu'arrive, je reste, tiens!
+
+--A la bonne heure! Silence, voici le Torero.
+
+--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant
+la portière, sans entrer, le moment approche.
+
+--A vos ordres, don César.
+
+
+
+IX
+
+L'ORAGE ÉCLATE
+
+Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la
+loge royale, un incident que nous devons relater ici.
+
+Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom
+serait admise séance tenante en sa présence.
+
+Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite,
+laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le
+couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert
+de poussière s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme
+la princesse Fausta.
+
+Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler,
+indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, qui le dévisageait avec son
+insistance accoutumée.
+
+Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement:
+
+--Parlez, comte, Sa Majesté le permet.
+
+Le courrier s'inclina profondément devant le roi et dit:
+
+--Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.
+
+D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.
+
+--Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.
+
+--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui
+Fausta venait de donner le titre de comte.
+
+Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de
+foudre.
+
+Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit.
+
+Le roi sursauta et dit vivement:
+
+--Vous dites, monsieur?
+
+--Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est plus, répéta le comte
+en s'inclinant.
+
+--Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.
+
+Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tête qui
+n'annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fût.
+
+Fausta sourit imperceptiblement.
+
+--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police
+est mieux organisée que la mienne.
+
+--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n'est pas
+faite par des prêtres.
+
+--Ce qui veut dire?... gronda Philippe.
+
+--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont supérieurs en tout
+ce qui concerne l'élaboration d'un plan, la mise à exécution d'une
+intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique
+que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable
+occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra
+pas un écuyer consommé.
+
+--C'est juste, dit le roi radouci.
+
+--Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à
+l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait
+toute la diligence qu'il était permis d'attendre de lui. Dans quelques
+heures il sera ici.
+
+--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta,
+savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père?
+
+On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort
+Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était un ennemi qui s'en allait. Et quel
+ennemi!
+
+L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et terrible jouteur.
+
+Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le
+pape défunt, ou serait-il un allié? Voila ce qui était important.
+
+Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible
+qu'il avait donné un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que
+par un prodige de volonté.
+
+A la question du roi, il répondit:
+
+--On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.
+
+--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.
+
+--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.
+
+Le roi fit une moue significative.
+
+--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.
+
+La moue du roi s'accentua.
+
+--Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du
+pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra
+docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.
+
+--Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un signe de tête.
+
+--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez
+besoin.
+
+Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se
+la fit pas renouveler.
+
+--Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l'élection du pape
+futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier
+fut sorti.
+
+--Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.
+
+--Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de
+Ponte-Maggiore?
+
+--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le
+sourire se fit plus aigu encore.
+
+--Ne vous ont-ils pas suivie ici?
+
+--Je crois que oui, sire.
+
+Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui
+d'Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête.
+
+Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de
+l'autre. Elle comprit et elle pensa:
+
+«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans
+le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commençaient à
+me gêner plus que je n'aurais voulu.»
+
+Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était plus:
+
+«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas
+bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre
+gigantesque? A présent que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de
+force à me résister?»
+
+Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir
+profondément:
+
+«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! momentanément.
+Ce que j'entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance
+à ce que j'avais rêvé. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus
+sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je
+parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes
+biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me
+seront rendus. En cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y
+serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils
+de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans
+crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irréductible
+ennemi. Le trésor que j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule
+connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est plus.
+Mon fils, du moins, sera riche.»
+
+Et avec une sorte d'étonnement:
+
+«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir de revoir
+l'innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie
+de la savoir enfin à l'abri de tout danger?...»
+
+A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa disait:
+
+--Et vous, madame, que comptez-vous faire?
+
+Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur
+d'Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de
+l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne
+voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour
+demander à son tour:
+
+--A quel sujet?
+
+--Au sujet de la succession du pape Sixte V.
+
+--Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, en quoi cette
+succession peut-elle m'intéresser?
+
+D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une
+insistance lourde de menaces:
+
+«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès vous a valu
+une condamnation à mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, été la
+prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
+annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne
+serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés?
+
+--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent
+plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte,
+quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.
+
+--Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous
+n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome?
+
+--Non, cardinal. J'entends rester ici.
+
+Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'intéresser à
+la course, ne perdait pas un mot de cette conversation:
+
+--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.
+
+Philippe II la regarda d'un air étonné.
+
+Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa répondit pour
+lui:
+
+--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous pas l'astre le plus
+resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous
+gardera près d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.
+
+L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace
+dans ces paroles d'une galanterie raffinée en apparence.
+
+Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la
+haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et
+s'effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres:
+
+«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonnière à Séville
+jusqu'à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à
+Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me
+débarrassant de Montai te et de Sfondrato.»
+
+Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'écria de son
+air le plus aimable:
+
+--Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?
+
+--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon
+séjour à la cour d'Espagne. A moins que Votre Majesté ne me chasse,
+ai-je ajouté.
+
+--Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! vous n'y pensez pas! M.
+le cardinal vous le disait fort justement, à l'instant: nous ne saurions
+plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes
+notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui
+dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible.
+
+--Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta.
+
+En elle-même, elle songeait:
+
+«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt
+tu seras mon prisonnier à ton tour.»
+
+Cependant la deuxième course venait de s'achever sans incident
+remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s'activaient
+au nettoyage de la piste. C'était comme un entracte en attendant la
+troisième course, celle du Torero.
+
+Cette course, c'était le clou de la fête.
+
+Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour
+qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les
+passionner au plus haut point.
+
+En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit
+qu'ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castrana
+était le chef nominal, soit qu'ils eussent été soudoyés avec l'or de
+Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
+étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand
+ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui
+ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne
+permettraient pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.
+
+Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant
+dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient
+tout--tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu--tout le
+reste savait qu'il était question de l'arrestation du Torero et que
+la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement
+populaire.
+
+Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes
+massées par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues
+environnantes.
+
+Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de les énerver, et,
+sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la
+même impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur
+interminable faction.
+
+Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et
+ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur
+la multitude. C'était le calme décevant qui précède l'orage.
+
+Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, la clémence
+existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments.
+Et c'était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si
+redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi
+n'était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race,
+en la supériorité de sa dynastie.
+
+Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l'instant
+d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant
+qu'il impressionna le roi.
+
+Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres encadrant
+des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, la sécurité absolue. Là,
+nul danger à courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas,
+s'arrêta aux tribunes.
+
+Et Philippe se posa la question:
+
+«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves,
+vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l'angoisse de
+l'attente? Combien?...»
+
+Et son oeil s'attarda sur les tribunes.
+
+Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-delà les
+barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les
+arquebusiers, et les hommes d'armes.
+
+Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là,
+point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait
+devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite.
+
+Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long
+frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question,
+plus terrible encore que la première:
+
+«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit
+d'envoyer à la mort tant de braves gens?»
+
+Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se
+croyait si fort au-dessus de l'humanité, vint estomper l'éclat de son
+regard si froid l'instant d'avant.
+
+A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.
+
+--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous
+échapper. Tout à l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir
+et tout sera dit.
+
+Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.
+
+Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la
+pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui
+s'étendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant
+du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce sang répandu
+se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle.
+
+Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi
+à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l'instant même, était
+presque décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu.
+
+--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles qui nous sont
+parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en
+quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on
+l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans
+nos États, à peine de la vie?
+
+D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. Néanmoins
+il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il
+était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux
+maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les
+décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.
+
+--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en
+débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire
+de Pardaillan.
+
+Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il
+faire grâce aussi à Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme
+si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de
+d'Espinosa.
+
+Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le
+chevalier. Il répondit donc vivement:
+
+--Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre à
+plus tard son exécution.
+
+Rudement, d'Espinosa dit:
+
+--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son
+insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va
+de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter
+sans payer ce crime de sa vie.
+
+Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. Alors
+d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta:
+
+--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que
+je n'invente ni n'exagère rien.
+
+--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être
+utile?
+
+--Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés,
+qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever
+le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce
+jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de
+vous apitoyer, sire.
+
+--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez
+votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute.
+
+--Je le sais, dit froidement d'Espinosa.
+
+--Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.
+
+--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté contre la
+couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit
+éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment
+exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes
+mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en appelle au
+témoignage de la princesse Fausta ici présente.
+
+Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put s'empêcher de jeter
+autour d'elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra
+se raccrocher.
+
+«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe.
+Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre,
+pour un peu d'or, n'a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être
+arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes trois
+braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!»
+
+Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité d'un
+éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et
+comme le roi, soupçonneux, se tournait vers elle et disait:
+
+--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez!
+Expliquez-vous!
+
+Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans
+les yeux:
+
+--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure vérité.
+
+D'une voix dure, le roi demanda:
+
+--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru
+devoir nous aviser?
+
+Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait lui être fatal.
+Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s'était
+manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la
+mignonne dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait
+mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu'un bond
+adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d'une arrestation
+immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et
+ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur,
+d'une voix apaisée, déclara:
+
+--J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j'étais
+de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la
+suspectais, ni qu'elle fût mêlée en quoi que ce soit à une entreprise
+folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la
+princesse n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
+à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais
+tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon
+devoir.
+
+La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de
+Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main
+cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait
+d'un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:
+
+«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un
+avertissement? Il faut savoir. Je saurai.»
+
+Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi daignait
+s'excuser en ces termes:
+
+--Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit M. le Grand
+Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais
+douter de tout et de tous.
+
+Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un signe de tête
+d'une souveraine indifférence. Quant à d'Espinosa il reprit d'une voix
+grondante:
+
+--Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, maintenant que
+je vous ai montré ce que complotent les braves gens sur le sort de qui
+il vous plaît de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du
+roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le champ libre,
+leur donner toutes les facilités pour l'exécution de leur forfait.
+
+Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas rude et violent
+vers la sortie.
+
+--Arrêtez, cardinal! cria le roi.
+
+D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son maître, le
+lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il se retourna
+posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hâte ni trop de
+lenteur, et, très calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé,
+il revint se placer derrière le fauteuil du roi.
+
+--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que
+tout le monde l'entendît dans la loge, vous êtes un bon serviteur, et
+nous n'oublierons pas le signalé service que vous nous rendez en ce
+jour.
+
+D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la réparation qu'il
+espérait.
+
+--Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, ajouta le roi. Je
+suis curieux de voir si le drôle mérite la réputation qu'on lui fait en
+Andalousie.
+
+
+
+X
+
+LE TRIOMPHE DU CHICO
+
+LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de
+satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade.
+
+Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. Quant à
+l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgré
+les apparences, c'était une arme merveilleuse, flexible et résistante,
+sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolède.
+
+Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les
+quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero s'entretenant avec
+Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d'assister à la course
+à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas
+échéant.
+
+Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré par une foule de
+gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la
+circonstance.
+
+Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui
+se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y être.
+
+Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du
+chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte
+par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses
+deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à
+compter de cet instant, se placèrent derrière lui.
+
+Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement,
+tous ceux qui encombraient la lice s'empressèrent de lui laisser le
+champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu'ils
+se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.
+
+Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa
+silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l'arène, au lieu de
+l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter à bien
+combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions,
+un silence mortel s'établit soudain.
+
+Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui
+savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là
+étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme
+pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.
+
+Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout
+d'abord les rangs serrés du populaire. Puis l'amour du Torero fut le
+plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin
+le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d'un
+considérait comme un outrage dont il prenait sa part.
+
+Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité
+d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire
+dédaigneux, mais, quoi qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas
+accoutumé, lui fut très pénible.
+
+Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit
+et bientôt une rumeur sourde s'éleva, timidement d'abord, puis se
+propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement éclata en
+un tonnerre d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au
+silence dédaigneux des courtisans.
+
+Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos
+aux gradins et à la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son
+épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après
+quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le
+roi qui, rigide et observateur des règles de la plus méticuleuse des
+étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui,
+peut-être, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur
+qu'il avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la vile
+populace avant de le saluer, lui, le roi.
+
+Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une
+audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans,
+lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la
+foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
+qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le
+secret, s'écria au milieu de l'attention générale:
+
+--Bravo, don César!
+
+Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un
+sourire significatif.
+
+Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, avaient
+alors une importance considérable. Rien n'est plus fier et plus
+ombrageux qu'un gentilhomme espagnol.
+
+Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le
+roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. C'était un crime
+insupportable, dont la répression devait être immédiate.
+
+Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas un nom, dont la
+noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait
+alors, ce misérable aventurier s'était permis de vouloir humilier le
+roi. Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur
+la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses bravos
+l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce
+Français, était venu à la rescousse.
+
+Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ!
+voici qui était intolérable et réclamait du sang! Si une diversion
+puissante ne se produisait à l'instant même, c'en était fait: les
+courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille
+s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.
+
+Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par
+sa seule présence.
+
+A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à
+l'attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais, si, sous
+ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes
+de miniature forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée
+comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, on imagine aisément
+l'effet qu'il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par
+l'éclat du somptueux costume qu'il portait avec cette élégance native
+et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être
+remarqué. Il le fut.
+
+Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à son noble maître.
+Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblée les
+faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appréciait réellement
+que la force et la bravoure.
+
+Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une voix, partie
+on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» Et tous les yeux
+se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de
+s'entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le
+sentiment du beau, se trouvèrent d'accord dans l'admiration.
+
+Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire
+à la gracieuse réduction d'homme, les exclamations admiratives fusèrent
+de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les
+dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les
+lèvres féminines était le même:
+
+«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»
+
+Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s'était
+trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout
+d'homme, et, sur ce point, il était, malgré ses vingt ans, un peu
+enfant.
+
+Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il
+tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant dans son esprit une
+seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l'obstination
+d'une obsession:
+
+--Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et
+entendre!...
+
+Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et,
+si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait très bien.
+
+Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait,
+tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide
+amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si
+belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne
+voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans son rêve d'adoration,
+c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux que ces mêmes belles dames ne
+craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras.
+
+Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan,
+lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son
+émotion, pourtant très visibles, l'avait doucement prise par la main,
+l'avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y
+était enfermé seul à seule.
+
+Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il
+l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des événements nous apprendra
+peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que
+l'entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux
+singulièrement rouges en sortant du cabinet.
+
+Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son intention
+d'assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à la vieille
+Barbara de l'accompagner. Aussitôt, celle-ci d'éclater:
+
+--Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne
+patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi
+incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se
+respecte!
+
+Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que,
+puisqu'elle n'avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait
+de se mêler à la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner,
+elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:
+
+--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des
+serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur
+jeune maîtresse et de la défendre au besoin!--Suis-je donc si vieille,
+si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai avec
+vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir
+de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop
+vieille pour vous accompagner.
+
+C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se
+placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda,
+n'avait pu pénétrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège
+pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui
+était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties
+des différentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour
+d'elle, mais elle était là.
+
+C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la téméraire
+intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu à coups précipités.
+Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle
+avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:
+
+«N'y pensons plus.»
+
+Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El Chico!» son petit coeur se
+remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne
+savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands
+talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur
+place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain.
+
+Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au
+Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela quelques minutes plus tôt l'eût
+bien surprise.
+
+Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu'on trouvait
+si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux
+costume--du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames--il lui
+semblait que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu'elle
+tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce
+devait être un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée,
+colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire
+et de pleurer, elle cria:
+
+--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!...
+
+D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille
+Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de
+ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on
+ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car
+elle sentait confusément que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire
+se passait dans l'âme de son enfant, elle la souleva et la maintint
+au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule.
+
+C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa
+splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eût
+jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait,
+été élevée, le même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire
+souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l'égard de qui elle
+pouvait tout se permettre.
+
+C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de changé, si
+ce n'est son costume et un petit air crâne et décidé qu'elle ne lui
+connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, c'est donc
+que quelque chose qu'elle ne soupçonnait pas était changé en elle.
+Peut-être!...
+
+Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme à ce
+moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de
+jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colère et
+de défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:
+
+--C'est à moi, cette poupée! à moi seule!
+
+Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces moments de grandes
+colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, battant dans le
+vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre
+Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise
+toutefois, se mit à beugler:
+
+--Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous
+arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le
+ventre de votre vieille nourrice!
+
+Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crié
+brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» elle cria de même, en la
+bourrant de coups de talon furieux:
+
+«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces éhontées! Elles me
+rendraient folle!
+
+Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir machinalement,
+sans trouver un mot, tant son saisissement était grand, et elle
+considéra un moment avec une inquiétude affreuse son enfant qui, en
+effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.
+
+Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait,
+Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matrone par la main,
+elle l'entraîna violemment, en disant d'une voix coupée de sanglots:
+
+--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici!
+Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre!
+
+Et, avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice, elle
+ajouta:
+
+--Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire à cette course!
+
+C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de la course.
+C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa à la bagarre qui devait
+suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est
+ainsi qu'elle échappa à la mort qui planait sur cette multitude de
+curieux.
+
+
+
+XI
+
+VIVE LE ROI CARLOS!
+
+Cependant le taureau avait été lâché.
+
+Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante,
+succédant sans transition à l'obscurité d'où il sortait, il s'arrêta,
+indécis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.
+
+Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis il fit quelques
+pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, lui présentant sa cape
+déployée.
+
+Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau de satin écarlate
+qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout de suite, et il fonça droit
+sur lui, tête baissée.
+
+Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient
+pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique
+grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée
+les phases de la passe.
+
+Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans
+bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son
+coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit
+le morceau d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.
+
+La seconde d'après, les spectateurs haletants virent don César qui,
+la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de
+tranquillité qu'il eût pu en montrer dans son intérieur paisible.
+
+Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace exécuté avec un
+sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent
+tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
+émerveillé.
+
+Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se rua de nouveau
+sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les
+extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher
+paisiblement devant elle.
+
+La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l'étoffe.
+Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série
+de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours
+l'étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau
+suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre
+chose que ce leurre qu'on lui présentait.
+
+Et les acclamations se firent délirantes.
+
+Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dédaigneux
+et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme,
+que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller
+aujourd'hui.
+
+Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme
+trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les
+règles de la tauromachie moderne.
+
+Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l'époque,
+retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la
+nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l'enthousiasme de la
+foule.
+
+Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arrêta
+un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta
+rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre
+son élan.
+
+Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de
+la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le
+taureau, le plus près possible, et, avançant un pied, il provoqua la
+bête.
+
+Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se
+disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui
+faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors
+d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste,
+sans bouger les pieds.
+
+Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le
+Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant
+la bête.
+
+Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de
+rubans qu'il avait lestement cueilli au passage.
+
+Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d'angoisse,
+laissa éclater sa joie, et, à la considérer, hurlante et gesticulante,
+on eût pu croire qu'elle venait soudain d'être prise de folie. Les uns
+criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire,
+là des sanglots convulsifs.
+
+Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de
+la réaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps où le
+Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l'assaut de la
+bête sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse
+étreignait les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire que la
+vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards,
+striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de
+la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se
+soustrayait à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient portés.
+
+Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui
+lui rappelait son déshonneur d'époux, le roi, pendant tout ce temps,
+trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une
+pâleur inaccoutumée.
+
+Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s'empêcher de
+frémir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde
+d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui
+reposait l'espoir de ses rêves d'ambition.
+
+Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne
+pas dire que, pendant les instants mortellement longs où l'homme,
+impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la
+noblesse, qui savaient cependant qu'il était condamné, faisaient des
+voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient portés.
+
+Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé de la foule,
+se transforma en admiration frénétique, et l'enthousiasme déborda,
+délirant, indescriptible. Mais ce n'était pas fini.
+
+Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se
+retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bête, il s'imposait
+à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.
+
+Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés,
+semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec tant de succès, il lui
+fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait
+se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière
+fois sur lui.
+
+Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurrée
+par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l'espoir derrière
+lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était
+impossible. Il ne pouvait que s'effacer à droite ou à gauche.
+
+Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, emporté par
+son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de
+seconde, et c'en était fait de lui. C'était l'instant le plus critique
+de sa course.
+
+La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des
+forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette
+course.
+
+Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit
+de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant.
+Ainsi en avait-il décidé lui-même.
+
+Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui
+être refusée, car c'était l'instant qui avait été choisi précisément
+pour son arrestation.
+
+Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure,
+uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tâche qu'il
+s'était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps
+les troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de
+l'événement qui allait se produire.
+
+Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule
+des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats,
+armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si
+mutinerie il y avait.
+
+Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c'est-à-dire
+qu'elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela
+se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse,
+soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand
+inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle nécessité de
+garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui
+l'occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas
+échéant, des combattants.
+
+Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la
+révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient à s'écraser,
+attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût
+fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.
+
+S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes
+d'hommes d'armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient
+les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place,
+chargés de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se
+trouvait prise entre deux feux.
+
+Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient donc qu'à
+entraîner le condamné du côté des gradins où ils n'avaient que des
+alliés.
+
+Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire,
+pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant
+l'attention des spectateurs, concentrée sur les passes audacieuses qu'il
+exécutait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie.
+
+Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire qu'il était du
+côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort
+bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur.
+
+Au début de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre
+plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, d'employés aux basses besognes,
+qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l'entrée du
+taureau et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de
+retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.
+
+Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention à ces modestes
+travailleurs. Mais, au fur et à mesure que la course allait sur sa fin,
+il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces
+ouvriers.
+
+Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient tenus, comme
+il convenait, modestement à l'écart, armés de leurs outils, prêts,
+semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se
+redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se
+campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à
+celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.
+
+Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'où, envahissaient
+peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il
+se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils
+semblaient s'entendre à merveille.
+
+Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine d'hommes qui
+semblaient obéir à un mot d'ordre occulte.
+
+Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de
+plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers
+s'occupaient à scier les poteaux de la barrière.
+
+Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient
+une brèche dans la palissade, tandis que les autres s'efforçaient de
+masquer cette bizarre occupation.
+
+Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette
+mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages
+entrevus l'avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit
+tout.
+
+«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta
+destine à son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon
+petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu'il se tirera
+sain et sauf du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là,
+le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et,
+au même instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver.
+Tout va bien.»
+
+Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se
+demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n'y pensa pas.
+
+A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder une
+importance qu'ils n'ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne
+pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n'y pouvons
+rien.
+
+«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. Ayant jugé que tout
+allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de
+lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de
+don César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire adossé
+à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans
+un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s'enfermer
+lui-même dans l'étroit boyau ménagé à cet effet.
+
+A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au
+moment suprême d'en finir, sa trop persistante témérité.
+
+C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit.
+L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappé à
+mort.
+
+Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour
+lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.
+
+Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se
+retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un
+sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.
+
+«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les
+yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de
+moi! je tomberais foudroyé.»
+
+Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux
+yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforçait de dégager la
+cause séance tenante.
+
+«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où
+il se prélassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique
+intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche
+après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps?
+
+Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt qui n'était qu'à,
+lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup
+d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit.
+
+«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave
+Bussi-Leclerc vient à la tête d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est
+ce qui lui donne cette assurance imprévue.»
+
+Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en
+lui-même:
+
+«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une compagnie de
+soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arrêter?»
+
+En même temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait
+sa rapière, se tenait prêt à tout événement.
+
+Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il était en cause
+autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il
+s'attendait à tout.
+
+A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations éclata, saluant
+la victoire du Torero.
+
+Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois
+par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis
+si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il était allé
+s'enfermer lui-même dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se
+refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.
+
+Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
+délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l'endroit où il
+avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l'intention de
+lui faire publiquement hommage de son trophée.
+
+Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une
+poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux
+ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste,
+entourèrent de toutes parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par
+l'enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart
+de leurs corps.
+
+A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir circulaire,
+quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en
+colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêts à faire
+feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre
+imprévue.
+
+En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, se dirigeait à
+la rencontre du Torero.
+
+Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et
+qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce
+qui lui arrivait, l'entraînaient dans la direction opposée à celle où il
+voulait aller.
+
+En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul,
+qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, qui avait trouvé quelque peu
+ridicule qu'on l'obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de
+comprendre que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait cru tout
+d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être obligé de courir après
+un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui
+tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas
+disposés à se laisser faire.
+
+Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait lui glisser entre
+les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se
+résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde
+devait avoir, comme lui, le respect de l'autorité dont il était le
+représentant, l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:
+
+«Au nom du roi!... Arrêtez!»
+
+Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer et qu'il n'aurait
+qu'à étendre la main pour cueillir son prisonnier.
+
+Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu'ils
+le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorité. Ils ne
+s'arrêtèrent donc pas.
+
+Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de
+désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un
+cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui
+assistait, impassible, à cette scène:
+
+«Vive don Carlos!»
+
+Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de
+masse qui les effara.
+
+Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même instant des milliers
+de voix vociférèrent en précisant plus explicitement:
+
+«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»
+
+Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris
+que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche
+en bouche, le bruit se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais
+Carlos, qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait:
+Carlos, c'était le Torero lui-même.
+
+Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre fils du roi
+Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait
+enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs
+du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et
+saurait y compatir; mieux, y remédier.
+
+Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un
+moment inappréciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de
+ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on
+voulait arrêter le Torero, leur dieu!
+
+Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre roi, peu leur
+importait. Pour eux, c'était le Torero.
+
+Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir
+si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur
+idole!
+
+Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes,
+bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants
+de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en
+combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero.
+
+Comme par enchantement--apportées par qui? distribuées par qui? est-ce
+qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulèrent, et
+ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'était fait, se
+virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui
+un pistolet chargé.
+
+Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les
+barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate
+avec les troupes impassibles.
+
+Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un
+éclair de pitié devant la lutte inégale qui s'apprêtait.
+
+--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu!
+
+Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation de la
+foule, cria, en réponse:
+
+«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!
+
+Une autre voix entraînante hurla:
+
+«En avant!»
+
+Et ils allèrent de l'avant.
+
+Et le vieil officier mit à exécution sa menace.
+
+Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses
+de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une
+gerbe de coquelicots rouges.
+
+Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution
+élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de
+recharger les arquebuses--opération assez longue--pendant que d'autres
+auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et
+étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n'avait que des
+poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles.
+
+Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, les
+soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent pas l'ordre. La décharge fut
+générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se
+réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le
+choc à l'arme blanche.
+
+La partie devenait presque égale en ce sens que, si les soldats casqués
+et cuirassés de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de
+leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre.
+
+Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et
+d'autre.
+
+Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné
+malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa
+défense désespérée.
+
+Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. En moins d'une
+minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés, il en surgissait.
+
+C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux
+vingt soldats chargés de l'appréhender n'était rien. Il fallait passer
+sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer
+la route.
+
+Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement
+le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait
+minutieusement et merveilleusement organisé l'enlèvement. Car, c'était,
+en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.
+
+L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait être, et il était,
+en effet, rigoureusement suivi.
+
+Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une sortie où l'on se
+fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les
+coulisses de l'arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit,
+dans l'enceinte même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.
+
+D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero
+serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues
+étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d'occuper ces
+coulisses. C'était précisément sur quoi comptait Fausta.
+
+Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des groupes
+d'hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main
+jusqu'à ce qu'il fût amené devant une maison qui appartenait à l'un des
+conjurés.
+
+Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il
+se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses
+qui gardaient cette rue, avec mission d'empêcher de passer quiconque
+tenterait de sortir de la place.
+
+Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient
+scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui
+se passait sur leurs derrières.
+
+L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se
+trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et
+le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville
+et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les
+apparences d'une prison.
+
+Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux mains de ceux qui
+le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée?
+
+C'est qu'il pensait à la Giralda.
+
+Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songé qu'à
+elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et, en
+se débattant entre les mains de ceux qui l'entraînaient, dans son esprit
+exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse:
+
+«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel
+sort sera le sien?»
+
+Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:
+
+Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant la foule, qu'elles
+tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier
+rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d'un hasard
+providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge.
+
+Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait pas
+la gravité des événements, elle s'était dressée instinctivement en
+s'écriant:
+
+«Que se passe-t-il donc?»
+
+Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette place
+privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables:
+
+--On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui rencontrera
+quelques difficultés, car ils sont là des milliers d'admirateurs résolus
+à l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous
+ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont
+beaucoup seront mortels.
+
+De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arrêter
+le Torero.
+
+--Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?
+
+Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu
+s'élancer, courir au secours de l'aimé, lui faire un rempart de son
+corps, partager son sort quel qu'il fût.
+
+Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en
+sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à
+elle.
+
+Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la
+circonstance.
+
+La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se
+jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre
+part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d'une main robuste,
+et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:
+
+--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.
+
+--Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.
+
+Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses
+forces:
+
+--A moi! On violente la Giralda... la fiancée du Torero!
+
+Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission
+de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du
+Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable
+occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de
+Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux
+du populaire.
+
+Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel
+commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, à son tour, une
+inspiration, et, la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il
+croyait irrésistibles:
+
+--Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable Giralda, la perle de
+l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que
+don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort
+aussi certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet escabeau.
+Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent au nez et à la barbe
+des soldats chargés de l'arrêter?
+
+--Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar
+Barrigon, puisque tel était son nom.
+
+Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:
+
+--Il faut que je le rejoigne à l'instant.
+
+--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne
+passerez jamais à travers cette multitude!
+
+La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de l'importun. Mais,
+voyant ses efforts se briser devant l'impassibilité des compagnons qui
+l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de
+déception douloureuse.
+
+--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous
+n'avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero
+et suis trop heureux de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.
+
+Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait pas à ses
+hommes, ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n'en
+chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se
+rapprocher de son fiancé.
+
+Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule dans une des
+petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui
+lui avait frayé son chemin et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait
+rien, elle voulut s'élancer.
+
+Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de
+lui faire place, se serrèrent autour d'elle Alors, elle voulut
+crier, appeler à l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de
+l'arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis.
+
+Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur
+l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la
+maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier
+murmurait:
+
+--Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien,
+et tu ne m'échapperas pas!
+
+Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre
+et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et
+menaçant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue.
+
+Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut
+dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment
+elle avait pu être aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue
+de ces mufles de fauves qui suaient le crime.
+
+Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé
+César, elle n'avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et
+Dieu sait si elle regrettait maintenant.
+
+Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes
+et s'abandonne en tremblant à la main cruelle qui s'abat sur lui,
+frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'évanouit.
+
+La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie,
+le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda:
+
+--En route, vous autres!
+
+Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui
+s'ébranla et partit à toute bride.
+
+
+
+XII
+
+L'ÉPÉE DE PARDAILLAN
+
+Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait
+échoué dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de
+Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels
+déchirements intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette
+besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence
+de langage qu'il n'eût, certes, pas tolérée chez un autre.
+
+Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son
+tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu
+à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait
+seule laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins bizarre, ne
+pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était résigné à l'assassinat.
+On a vu comment l'aventure s'était terminée.
+
+Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains
+de la maison des Cyprès, toute cette nuit Bussi la passa à tourner et
+retourner comme un ours dans sa chambre, à ressasser sans trêve son
+humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus
+violentes et les plus variées.
+
+Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution qu'il
+traduisit à haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien
+d'humain:
+
+«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé
+par tous les suppôts d'enfer, d'où il est certainement issu, est
+insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et
+resterai, tant qu'il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais
+pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non
+autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de
+laver mon honneur: c'est de mourir moi-même. Et, puisque l'infernal
+Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»
+
+Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son
+sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l'eau fraîche, et, très
+résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament
+dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques
+amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la plus
+propre à réhabiliter sa mémoire.
+
+La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en aperçût jusque vers
+une heure de l'après-midi.
+
+Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien oublié,
+Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la
+meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe
+sur la poitrine, à la place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer
+convenablement.
+
+Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable geste, on frappa
+violemment à sa porte.
+
+«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis.
+C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai placés chez Fausta!»
+
+Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la
+porte:
+
+--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la
+princesse Fausta!
+
+«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de
+Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»
+
+Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:
+
+«Fausta!...»
+
+L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme
+étourdissant en criant à tue-tête:
+
+«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.»
+
+«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expédié
+à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient
+d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.»
+
+Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.
+
+Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à
+Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?
+
+Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin était de
+nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain,
+Bussi-Leclerc à la corrida royale.
+
+Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les
+conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque
+Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se
+fâcher tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter par
+la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de lui faire des
+propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme.
+
+Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots
+qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la
+Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils
+finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.
+
+Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux que nous venons de
+signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de
+la plazza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de
+soldats espagnols.
+
+Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de
+Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui
+paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant
+l'ancien maître d'armes du coin de l'oeil.
+
+Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la
+piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l'intention
+manifeste de lui barrer la route.
+
+Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient
+se guider sur lui, comme s'il eût été réellement leur chef.
+
+En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût
+probablement continué son chemin sans hésitation, d'autant plus que
+les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour
+conseiller la prudence, même à Pardaillan.
+
+Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un ennemi à qui il
+avait infligé plusieurs défaites, qu'il savait être très douloureuses
+pour l'amour-propre du bretteur réputé.
+
+Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi
+avait, jusqu'à un certain point, le droit de chercher a prendre sa
+revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser
+cette satisfaction.
+
+Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait
+d'un ton provocant:
+
+--Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots à
+vous dire.
+
+Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.
+
+Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus
+d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement
+animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d'une troupe
+d'une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui
+apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté--le mot était
+dans son esprit--dont il était incapable.
+
+Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l'esprit de
+Pardaillan, à la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la
+naïveté de le croire incapable d'une félonie.
+
+Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre les défenseurs
+du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, glacial, hérissé, d'autant plus
+furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie,
+surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre
+côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, il se trouvait pris
+entre deux troupes d'égale force.
+
+Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé dans un
+traquenard d'où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins
+d'un miracle.
+
+Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait,
+il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la
+provocation qu'il devinait imminente.
+
+A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui domina le tumulte
+déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez
+lui, dénotait une puissante émotion, il répondit:
+
+--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se
+prétend un maître en fait d'armes et qui est moins qu'un méchant
+prévôt... un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que
+Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en
+l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la
+bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger
+par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il était encore de ce monde!
+
+En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa
+tentative d'assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc
+s'attendait certes à être accueilli par une bordée d'injures comme on
+savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance
+sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait pas à être touché aussi
+profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces
+officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
+cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de
+plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible!
+
+Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il accueillit les
+paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dédaigneux et qui
+n'était qu'une grimace. Il souriait, mais il était livide.
+
+Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au
+tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez
+violent. Il se contenta de grincer:
+
+--C'est moi, oui!
+
+--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue
+rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que
+vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m'assassiner?
+
+Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les
+sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eût voulu poignarder à l'instant
+même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et, la
+faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite:
+
+--Misérable fanfaron!
+
+Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua:
+
+--Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout à l'heure... Ma foi,
+Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand
+vous avez fui devant mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais
+voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un
+maître et vous l'êtes en effet: un maître fuyard!
+
+Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le
+mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.
+
+En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de faire bonne
+contenance sous les douloureux coups d'épingle que lui prodiguait
+Pardaillan, comme s'il n'était venu là que pour détourner son attention
+en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.
+
+Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils s'étaient terrés
+jusque-là.
+
+Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une
+toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en
+partie. Par-delà la barrière, c'était la piste. En face de lui, c'était
+le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.
+
+En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit réservé
+au populaire. Derrière lui, c'était toujours le même couloir, ayant
+en bordure les gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin, à sa
+droite, il y avait un large couloir aboutissant à l'endroit où se
+dressaient les tentes des champions.
+
+Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste,
+à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues
+se joindre à la première et s'étaient placées là en masses profondes.
+
+Environ quatre cents hommes se trouvaient là.
+
+Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les
+soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable.
+Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer,
+s'étendaient en profondeur.
+
+Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de
+profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces
+humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan.
+
+Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez
+d'espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de
+battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille
+objets hétéroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
+côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise qui ne fût
+occupé.
+
+En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
+l'encerclement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre
+de ce cercle de fer, composé de près d'un millier de soldats.
+
+Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'était
+placé d'un air provocant sur sa route, il est à présumer qu'il ne se fût
+pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme
+il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la
+manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée.
+
+Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, résolut de lui
+tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous
+l'avons dit, directement menacé, L'eût-il cru que sa résolution
+n'eût pas varié. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il
+surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas
+longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en voulait.
+
+Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, et, en se
+redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle
+qu'elle était, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il
+sentît le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:
+
+«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes
+os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arrêter pour
+répondre à ce spadassin que j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais
+encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus
+chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable lui-même ne m'en
+tirerait pas.
+
+Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. Les soldats,
+après avoir déchargé leurs arquebuses, avaient reçu le choc terrible du
+peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents.
+
+De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnés
+d'injures, de vociférations, d'imprécations, de jurons intraduisibles.
+Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable
+boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta.
+
+Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant Pardaillan. Autour
+de celui-ci, le cercle de fer s'était rétréci, et, maintenant, il
+n'avait plus qu'un tout petit espace de libre.
+
+Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent
+grave:
+
+--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi.
+Vois ces centaines d'hommes armés qui te serrent de près. Tout cela,
+c'est mon oeuvre à moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien.
+Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon étreinte!
+
+--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré celui-ci--d'un
+geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur--j'ai vu
+celui-ci que j'ai connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et,
+ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau;
+j'ai vu ceux-là--il désignait les officiers et les soldats qui frémirent
+sous l'affront--ceux-là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se
+fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai
+vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les
+reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s'avancer
+en rampant, prêtes à la curée, et me suis dit que, pour compléter la
+collection, il ne manquait plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes
+apparue!
+
+Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne
+daigna pas discuter. A quoi bon?
+
+Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache,
+honteux qu'il était du rôle qu'on lui faisait jouer, sur un ton de
+suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main:
+
+--Arrêtez cet homme!
+
+L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:
+
+--Un instant, mort-diable!
+
+Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était pas concertée
+avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le
+mécontentement qu'elle éprouvait:
+
+--Perdez-vous la tête, monsieur?
+
+--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de
+Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé et mis en fuite, me doit
+bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!
+
+Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n'avait rien de
+simulé. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence.
+Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement
+apitoyé:
+
+--Vous voulez donc vous faire tuer?
+
+Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et, sur un ton
+d'assurance qui frappa Fausta:
+
+--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas.
+Je vous en donne l'assurance formelle.
+
+Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme
+on en trouvait tous les jours, et que, sûr de triompher, il tenait à le
+faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et
+rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait
+tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, qu'elle
+traduisit en grondant:
+
+--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?
+
+--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le
+soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez
+tranquille.
+
+Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et,
+avec une insouciance affectée:
+
+--Je me contenterai de le désarmer.
+
+Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait
+le laisser faire. C'est qu'elle était payée pour savoir qu'avec le
+chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.
+
+Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant à la prise de
+corps de celui qu'on pouvait considérer comme prisonnier.
+
+Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.
+
+--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, j'ai fait vos
+petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coûté. De
+grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou
+je ne réponds de rien.
+
+Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta
+comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux.
+
+--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre guise.
+
+Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:
+
+--Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'échappera pas au
+sort qui l'attend.
+
+Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres,
+avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:
+
+--Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas
+que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis
+une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez
+l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins
+plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne
+manquerez pas de m'infliger?
+
+Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc était
+brave. Mais d'où venait donc qu'il osât l'appeler en combat singulier
+devant cette multitude de soldats, lesquels seraient témoins de son
+humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il
+serait vainqueur.
+
+Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de
+traîtrise.
+
+Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer
+qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, par-derrière.
+
+Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur
+donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se
+guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui
+l'importunaient, et, de sa voix mordante:
+
+--Et, si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne
+me convient pas d'accepter votre défi?
+
+--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant
+m'avoir désarmé. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de
+Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et,
+s'il le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai recours
+au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les lâches, et je le
+souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous
+regardez!
+
+Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière
+comme pour en cingler le visage du chevalier.
+
+Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à
+un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre
+qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques
+officiers.
+
+Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette
+réprobation.
+
+Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste
+suffit pour que le maître d'armes n'achevât pas le sien. D'une voix
+blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:
+
+--Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.
+
+Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la
+poitrine de Bussi:
+
+--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et
+misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant.
+Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang.
+Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer!
+
+Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la main. C'était
+cette épée qui n'était pas à lui, cette épée qu'il avait ramassée au
+cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait
+paru suspecte au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même pour
+savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer.
+
+Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons lui revenaient
+en foule, et une vague inquiétude l'envahissait. Et il lui semblait que
+Bussi-Leclerc le considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à
+quoi s'en tenir.
+
+Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s'il eût voulu
+le fouiller jusqu'au fond de l'âme Et la mine inquiète du spadassin ne
+lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée.
+
+Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer.
+Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n'avait rien découvert
+d'anormal. Cette fois encore, l'épée lui parut à la fois souple et
+résistante. Il ne découvrit aucune tare.
+
+Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là,
+dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps
+nécessaire à l'étudier minutieusement, comme il eût fallu.
+
+Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière étrangement fausse à
+ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d'une voix railleuse:
+
+--Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas.
+
+Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:
+
+--Quand vous voudrez, monsieur!
+
+Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il paraissait
+maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une
+attitude irréprochable.
+
+Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:
+
+--Le sort en est jeté!
+
+Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il
+croisa le fer en murmurant:
+
+--Allons!
+
+Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le voyant tomber en
+garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu'une
+lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard.
+
+«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour
+savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!»
+
+Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumée,
+il tâta prudemment le fer de son adversaire.
+
+L'engagement ne fut pas long.
+
+Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à
+charger furieusement.
+
+Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une
+voix éclatante:
+
+--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te désarmer!
+
+A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement plusieurs
+coups secs sur la lame, comme s'il eût voulu la briser et non la lier.
+Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, espérant qu'il
+finirait par se trahir et découvrir son jeu.
+
+Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec
+l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de
+Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il
+redressa son épée de toute sa force.
+
+Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés,
+virent ceci:
+
+La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible,
+suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de Bussi, s'éleva dans les
+airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.
+
+--Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.
+
+Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser
+vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de
+Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et,
+comme s'il eût craint que, même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un
+bond en arrière et se mit hors de sa portée.
+
+Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute
+la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats,
+spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de
+désarmer et de toucher l'invincible Pardaillan.
+
+Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber
+sur la piste.
+
+En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole
+Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son Adversaire.
+
+La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée,
+mais la poignée était restée dans la main du chevalier.
+
+En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé son adversaire et la
+piteuse comédie qu'il venait de jouer était de l'invention de Centurion,
+qui avait vu là le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé
+de lui demander, et de se venger en même temps par une humiliation
+publique de celui qui l'avait corrigé vertement en public.
+
+Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait
+voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et, comme
+tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart
+des spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, le terrible
+Français avait trouvé son maître.
+
+Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée,
+alors qu'il s'était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de
+traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que
+quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la
+main de Pardaillan.
+
+Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, ce sang
+permettait de croire à une blessure plus sérieuse.
+
+Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect
+vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près,
+dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui
+suivit.
+
+Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la main du chevalier.
+Ils comprirent que, s'il était désarmé, ce n'était pas du fait de
+l'adresse de Bussi, mais par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la
+réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.
+
+Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien
+compréhensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il
+avait cru naïvement à un accident.
+
+Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse pût
+oblitérer le sens de l'honneur et même le simple bon sens d'un homme
+réputé brave et intelligent, jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser
+jusqu'à ourdir une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi
+niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette grossière
+comédie?
+
+Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait été d'admettre
+qu'une perfidie semblable était possible. Et cela lui avait paru si
+pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgré lui, oubliant tout, il
+était parti d'un éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.
+
+Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson le parcourir de
+la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs pressés
+des soldats espagnols, comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il
+commença de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement les
+perfides conseils de Centurion.
+
+C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait
+irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, furieuse,
+comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier,
+au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les
+passes les plus critiques, il était tout à fait hors de lui, et
+se sentait incapable de se modérer, encore moins de raisonner ses
+impressions.
+
+--Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure faite à son
+amour-propre, un homme s'avilisse à ce point! Par Pilate! je ne
+connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce
+scélérat soit châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres
+mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque les blessures
+d'amour-propre sont les seules qui aient réellement prise sur ce
+sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont
+il gardera à jamais le cuisant souvenir!
+
+Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne
+paraissait plus pouvoir réfréner, avec des gestes brusques, saccadés,
+inconscients, un inappréciable instant il eut toutes les apparences d'un
+fou furieux.
+
+Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses de cette
+scène, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et
+la joie faisaient trembler:
+
+--Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...
+
+Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--répondit:
+
+--Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir été entreprise.
+
+Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, Pardaillan ne les
+voyait pas. Ils étaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et,
+pourtant, il perçut nettement toutes ces paroles. En lui-même, en
+faisant des efforts désespérés pour retrouver un peu de calme, il
+grommelait:
+
+«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je en effet. Je sens
+ma tête qui semble vouloir éclater. Il me paraît que ma folie, si elle
+persistait, serait singulièrement agréable à la douce Fausta et à son
+digne ami d'Espinosa!»
+
+Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à se maîtriser, à
+retrouver, en partie, sa lucidité.
+
+En même temps, il se mit en marche, allant droit à Bussi-Leclerc,
+impérieusement poussé par cette idée qui dominait en lui: châtier séance
+tenante le scélérat.
+
+Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour une action
+déterminée, tout le reste disparut et son calme lui revint peu à peu.
+
+D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers
+Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun
+doute sur ses intentions, eut un soupçon de sourire, et:
+
+--Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il est, le chevalier
+de Pardaillan va faire passer un moment pénible à ce pauvre M. de
+Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre
+nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été à nous!
+
+Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste qui signifiait: ce
+n'est pas notre faute s'il n'est pas à nous. Puis, curieusement,
+elle porta ses yeux sur Pardaillan avançant, l'air menaçant, sur
+Bussi-Leclerc qui reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des
+regards qui criaient:
+
+«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»
+
+Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers
+d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le
+sien:
+
+--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de
+Bussi-Leclerc, dit-elle.
+
+--Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de
+Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter ce qu'il médite.
+
+--Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C'est pour son
+propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a
+machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout
+seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage
+mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il
+est digne de notre respect.
+
+D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait que, lui aussi, il
+se désintéressait complètement du sort de Bussi.
+
+Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il
+arriva un moment où Bussi se trouva dans l'impossibilité d'aller
+plus loin, arrêté qu'il était par la masse compacte des troupes qui
+assistaient à cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
+celui qu'il redoutait.
+
+Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.
+
+S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même
+sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était
+brave, c'était indéniable:
+
+Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe et tortueux que
+son dernier geste semblait dénoncer, Pour l'amener à accomplir ce geste
+qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours
+de circonstances spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à
+l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit voisin de la
+démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut
+pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était
+intervenu.
+
+Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi avait, honte de ce
+qu'il avait fait. Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages
+qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et
+méritait d'être traité comme tel.
+
+Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme,
+résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte
+allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui
+le préoccupait le plus.
+
+Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards
+sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se
+terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement--ah! cela
+surtout, jamais!--et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer
+pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait exaspéré.
+
+Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était arrêté à deux
+pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu'il s'était montré hors de
+lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main.
+Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix
+étrangement calme, qui cingla le spadassin:
+
+--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de
+coquin!
+
+Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes
+mesurés, comme s'il eût eu tout le temps devant lui, comme s'il eût été
+sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le
+misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
+passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.
+
+Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eût
+saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la
+main à la garde de son épée. C'eût été pour lui une manière comme une
+autre d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable
+que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer.
+
+Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un geste foudroyant, il
+hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:
+
+--Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...
+
+En même temps, il levait le bras pour frapper.
+
+Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.
+
+Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit
+son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis
+qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme
+des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
+engourdis du spadassin.
+
+Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour
+le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c'était Pardaillan qui,
+maintenant, se dressait, l'épée à la main, devant Bussi désarmé.
+
+Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable force que lui
+donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout
+au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait,
+n'avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger à
+Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne de conduite
+sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, sans se
+soucier du reste.
+
+Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les
+fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et,
+retrouvant sa bravoure accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de
+rendre railleuse, il grinça:
+
+--Tue-moi! Tue-moi donc!
+
+De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix
+claironnante:
+
+--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette suprême lâcheté
+de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que
+tu as l'âme d'un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me
+souffleter, tu es indigne de la porter.
+
+Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en
+jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant.
+
+Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa
+murmura:
+
+--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!
+
+--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne
+raisonne pas ses impulsions.
+
+Ils se trompaient tous les deux.
+
+Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:
+
+--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais
+t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de
+la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans
+ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu
+l'intention de me donner, je te le rends!...
+
+En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui
+malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte,
+s'abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler à
+quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte
+et de rage, plus encore que par la douleur.
+
+Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua comme quelqu'un
+qui vient d'achever sa tâche, et, du bout des doigts, avec des airs
+profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût
+jeté une ordure répugnante.
+
+Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitté durant
+toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son
+sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux.
+
+Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très explicite, car
+d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle
+de Bussi qu'on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe
+attendu par les officiers qui commandaient les troupes.
+
+A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, dans toutes les
+directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier
+qui l'emprisonnait.
+
+Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient
+Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire
+face à ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
+se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement,
+et, si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il
+risquait fort d'être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste
+de défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce qui arrivait,
+comme il avait l'habitude de faire:
+
+«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetée après avoir
+estoqué ce taureau!»
+
+Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il venait de briser à
+l'instant même. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il était
+logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que
+pour se donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face du
+maître d'armes.
+
+Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il se dispensait
+généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette
+froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions.
+
+Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d'air. Pour
+ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d'automate,
+une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le
+désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur
+lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus
+rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus.
+
+Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment
+heurtée, d'une plainte sourde, d'un gémissement, parfois d'un juron,
+parfois d'un cri étouffé.
+
+Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était enlevé par ceux
+qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du
+cercle infernal où on s'efforçait de le ranimer.
+
+Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait comme un torrent
+impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la
+place, dans les rues adjacentes, c'était des soldats aux prises avec le
+peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.
+
+Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le
+halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, et,
+par-ci par-là, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur
+éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation:
+
+«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»
+
+Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses
+forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta
+lui revinrent à la mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il
+songea:
+
+«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allié,
+d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures
+qu'ils ont résolu de m'infliger!»
+
+Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos,
+commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta:
+
+«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'à
+ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se décident à
+rendre coup pour coup.»
+
+Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui
+apparaissait que, le mieux qu'il pût lui advenir, c'était de recevoir
+quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.
+
+Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet,
+commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement assénés par
+Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur.
+Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une
+voix impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant:
+
+«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»
+
+En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il fallait enfin en
+finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans
+attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière
+manoeuvre: c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous
+ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accablé par
+le nombre.
+
+Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute
+excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au
+travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de
+leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de
+poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne ménageait les siens.
+
+Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier
+acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du
+sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce
+n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes reprises, on le
+vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses
+jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par
+le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur
+ses jambes et tomba à terre.
+
+...C'était fini. Il était pris.
+
+Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait
+encore si terrible, si étincelant que, malgré qu'il fût impossible
+d'esquisser un geste, tant on avait multiplié les liens autour de son
+corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
+surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.
+
+Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré se posait avec
+une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, à
+cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de
+combattants.
+
+Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds
+jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, elle s'approcha
+lentement de lui, écarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient à sa
+vue, et, s'arrêtant devant lui, si près qu'elle le touchait presque,
+elle le considéra un long moment en silence.
+
+Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!
+
+En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir
+de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et
+comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la
+pesée, violente de ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en
+songeant:
+
+--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie
+victoire!... Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement
+mise sur pied pour s'emparer d'un homme!...
+
+En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il
+s'était redressé, avait levé la tête, l'avait fixée avec une insistance
+agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant
+de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui
+décocher quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le secret.
+
+Fausta se taisait toujours.
+
+Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il
+s'attendait à trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait à
+voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut
+qu'indécision et tristesse.
+
+Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée pour s'oublier
+au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui
+n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de
+montrer.
+
+C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses prévisions.
+
+Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tué l'amour.
+Et voici que, au moment où elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait
+haïr, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle
+avait pris pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son
+esprit éperdu, elle râlait:
+
+«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'était que le dépit de
+me voir dédaignée... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!...
+Et, maintenant que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé
+pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois que, s'il
+disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard
+qui ne soit pas indifférent, je poignarderais de mes mains ce grand
+inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le
+délivrer. Que faire? Que faire?
+
+Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, pour la première
+fois de sa vie, devant la décision à prendre.
+
+Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de
+deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait à son sort, et, d'une
+voix extrêmement douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:
+
+--Adieu, Pardaillan!
+
+Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait à d'autres
+paroles.
+
+Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu.
+
+--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.
+
+Elle secoua la tête négativement et, avec la même intonation de douceur
+inexprimable, elle répéta:
+
+--Adieu!
+
+--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisément.
+Vous devez en savoir quelque chose!
+
+Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, et répéta encore:
+
+--Adieu! Tu ne me verras plus.
+
+Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.
+
+«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne me verras plus.»
+Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable créature aurait-elle conçu
+l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce
+serait trop hideux!»
+
+De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait:
+
+--Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, Pardaillan, mais
+tu ne me reconnaîtras pas.
+
+«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle énigme? Je
+la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas être
+aveuglé, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti
+que je ne pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire ce
+«Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se cache sous ces paroles,
+insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien.»
+
+Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:
+
+--Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! Peut-être
+serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de
+coeur et de bonté. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez
+si bien changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas.
+
+Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le
+regard avec cette ingénuité narquoise qui lui était particulière.
+Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle
+lasse du violent combat qui s'était livré dans son esprit? Toujours
+est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tête et revint se placer
+auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, à cette
+scène.
+
+--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand
+inquisiteur.
+
+--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.
+
+
+
+XIII
+
+LES AMOURS DU CHICO
+
+Le couvent de San Pablo était situé si près de la place San Francisco
+qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place même.
+
+En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi
+dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur
+la place, et un homme froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait
+commettre l'imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier
+en pareil moment.
+
+Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que
+le chevalier, ligoté comme il l'était, inspirât des craintes au grand
+inquisiteur. Mais, précisément, ces précautions, qui eussent pu paraître
+ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe que
+le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des
+combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup
+mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder
+vivant. Il pouvait encore--ce qui eût été plus fâcheux encore--être
+délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs.
+La nécessité d'une imposante escorte se trouvait donc amplement
+justifiée.
+
+Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit faire à sa troupe
+une infinité de détours par les petites rues qui avoisinaient la place,
+évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la
+bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très
+serrés, ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il
+fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo, qu'on eût
+pu atteindre en quelques minutes.
+
+En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en
+lamentable échauffourée et qu'elle fut réprimée avec cette impitoyable
+cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d'avoir le
+dessus.
+
+Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de
+cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang.
+
+Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le
+prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son
+plan.
+
+Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, résolu à lui donner
+son nom, et à partager avec elle le trône, pourvu qu'elle le hissât sur
+ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant
+C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la
+ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières.
+
+Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la
+ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle
+pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C'était
+possible, après tout. Qu'arriverait-il alors?
+
+Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il fallait montrer
+à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle
+disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revînt
+humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute
+assurance l'action définitive.
+
+Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé
+par ses partisans sans qu'il fût possible aux troupes royales de
+l'approcher. Et l'émeute se déchaîna dans toute son horreur.
+
+Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du
+mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la
+retraite et s'éclipsèrent, bientôt poursuivis de leurs hommes.
+
+Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon
+populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire.
+
+Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux
+n'avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux
+armes à feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.
+
+Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement.
+C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était
+ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on
+voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se
+ferait pas.
+
+Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent que le
+Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait
+voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent,
+et, dès lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.
+
+Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur la place et dans
+les rues que des soldats triomphants... et aussi, hélas! les cadavres
+qui jonchaient le sol et les blessés, plus nombreux encore, qu'on
+enlevait à la hâte.
+
+Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San
+Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il
+aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.
+
+Mais dans quel état, grand Dieu!
+
+Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures
+plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait
+valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès, qui avait
+paru si fort contrarier la gentille Juana!
+
+D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. Ensuite, fripés,
+déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été
+un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses
+resplendissantes. Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient
+singulièrement à du sang.
+
+La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement
+se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il
+savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait
+tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
+bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa
+taille, d'homoncule.
+
+Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le seigneur
+français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu,
+n'était guère mieux arrangé que lui.
+
+Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa
+petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour
+Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant.
+
+Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux
+du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si
+sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve
+admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
+diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier de Pardaillan
+se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu'il eut à
+l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur
+qui avaient le don de bouleverser le petit paria.
+
+Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain.
+Mais il réfléchit que, dans les circonstances présentes, il risquait
+fort de le compromettre.
+
+Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux
+autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'était devenu son autre ami,
+don César, sur qui il s'était promis de veiller et pour qui il s'était
+si imprudemment exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en
+passant, un regard d'une muette éloquence au nain attentif.
+
+Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement récompensé par
+le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile
+il obéissait en paraissant ne pas le connaître.
+
+Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de
+Pardaillan qui criait:
+
+«Don César est-il sauf?»
+
+Dans le même langage muet, il répondit à l'instant et il fut compris
+comme il avait compris lui-même.
+
+La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer à son
+aise, attendu qu'il n'avait pas été possible de l'enchaîner comme le
+reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible
+signe de tête, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui
+imposaient ses entraves.
+
+Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté de sa taille,
+se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifférents, s'attachait
+obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme
+s'il avait eu quelque chose à lui communiquer.
+
+Il remarqua également que le nain serrait dans son poing crispé le
+manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son
+escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement
+jetés bas s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de
+penser, à part lui:
+
+«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa bravoure et sa
+volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l'on fait jouer un si
+triste rôle!»
+
+Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère
+qui se manifestait en un moment si critique pour lui.
+
+Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent.
+Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les
+guichets visibles ou dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et
+les innombrables serrures.
+
+On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des
+grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à
+l'aide de clefs que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il
+y eut forcément un temps d'arrêt assez long.
+
+Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être prévu, pour se
+livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de
+vue comprit aisément et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue,
+les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux.
+
+«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes du petit homme.
+
+Et les yeux de Pardaillan répondaient:
+
+«Pour quoi faire?»
+
+Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des mains remontant
+jusqu'à la tête et retombant mollement, signifiaient:
+
+«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de
+communiquer avec le dehors.»
+
+Et Pardaillan de répondre:
+
+«Soit. J'accepte ton dévouement.»
+
+Et, d'un sourire, il remerciait.
+
+Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se fermât lourdement
+sur lui--peut-être pour toujours--il tourna une dernière fois la tête et
+adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et
+mobile semblait lui crier:
+
+«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas!»
+
+Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent
+et s'éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue
+déserte, ne pouvant se décider à s'éloigner de cette porte qui venait
+de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et
+dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de
+sensations inconnues.
+
+Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son orbe rouge
+disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n'y avait
+plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'éloigna
+lentement, tristement, à regret.
+
+Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il
+ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues,
+il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées
+à cette heure.
+
+Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes
+verrouillées, les volets hermétiquement clos. Il ne remarqua rien. Il
+allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un
+parchemin qu'il considérait attentivement, et le remettait vivement dans
+sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.
+
+Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait
+attacher un grand prix, n'était autre que ce blanc-seing que Centurion
+avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu à Fausta.
+
+On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau
+truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à
+empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'étui
+contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laissé
+tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.
+
+Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et, ne
+pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait passé à sa ceinture. Or,
+en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s'en
+apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier.
+
+De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé à ce chiffon de
+papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, à son tour, trouvé,
+et, comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la
+lumière, il s'était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et
+l'avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce
+parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui,
+en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les
+événements qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser son
+intention.
+
+C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier dans la rue. Que
+voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait.
+Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur
+de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de trouver.
+
+Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr que sa
+trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit
+qu'il savait lire et même écrire.
+
+Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement et griffonner,
+encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c'est tout.
+
+Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très sûr de la valeur
+du document trouvé. Ah! s'il savait été aussi savant que la petite
+Juana! Il résolut soudain d'aller soumettre le précieux parchemin à la
+compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en
+était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l'auberge de
+la Tour.
+
+Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide costume était
+en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre
+circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se
+présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il
+se présentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.
+
+Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela n'était pas fait
+pour le surprendre après les événements sanglants de l'après-midi.
+Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la
+plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.
+
+La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et
+qui était comme le bureau de l'hôtellerie. Elle avait, naturellement,
+gardé la superbe toilette qu'elle avait endossée pour aller à la
+corrida, et, ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à
+damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son
+riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise
+déguisée.
+
+En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico
+sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et
+une bouffée de sang lui monta au visage.
+
+Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à ne songer qu'à
+son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prévu: c'est qu'il se
+présenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue.
+
+Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompté un
+peu cette visite de son timide amoureux.
+
+Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au
+désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d'avance la
+réception qu'elle lui ferait.
+
+On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme
+la piqua au vif.
+
+Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses
+impressions, si bien qu'il ne soupçonna rien de ce qui se passait en
+elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus
+grondeur qu'elle lança:
+
+--Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai chassé? Et dans quel état
+encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant
+moi?
+
+Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente
+sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit
+pas, il ne baissa pas la tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda
+tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit
+simplement et très doucement:
+
+--J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.
+
+La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée.
+Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico
+n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et
+tout s'effaçait devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
+n'était que de la distraction.
+
+Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du
+premier coup d'oeiï, et s'écria:
+
+--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?
+
+--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?
+
+--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rébellion, tout est
+à feu et à sang, il y a des morts par milliers...
+
+Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont
+il ne perçut pas la tendresse:
+
+--Tu es donc blessé?
+
+--Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque
+écorchure par-ci par-là, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien.
+C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi.
+
+Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son air grondeur et
+dit:
+
+--C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin,
+mécréant, de te mêler à la bagarre?
+
+--Il le fallait bien.
+
+--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette
+course et que je serais peut-être morte à l'heure qu'il est si j'étais
+restée jusqu'à la fin!
+
+Ce fut à son tour de pâlir de crainte:
+
+--Tu es allée à la course?
+
+--Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une
+subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter
+la plazza après que le sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le
+taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de
+Notre-Dame la Vierge!
+
+Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle
+n'eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu
+dans son triomphe et que c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.
+
+Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner
+paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu,
+en effet, recevoir quelque coup mortel.
+
+--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner
+le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans
+l'ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l'atteinte de
+ses ennemis.
+
+--Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée.
+
+--Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c'était en
+faveur de don César. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est,
+paraît-il, le légitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le
+trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
+le nom de roi Carlos.
+
+Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître
+personnellement un homme qu'on prétendait fils du roi.
+
+Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et
+joignant ses petites mains:
+
+--Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela
+ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé qu'il devait être de très haute
+naissance. Et tu dis qu'il est l'infant légitime? Qui donc osait
+attenter à sa vie?
+
+--Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.
+
+--Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans
+doute.
+
+--Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il voulait le faire
+meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien
+des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute.
+
+--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père veuille faire tuer son
+fils!
+
+--Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison d'Etat». Je sais
+cela aussi.
+
+Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à l'adresse du petit
+homme. C'est vrai, tout de même, qu'il savait des choses que nul ne
+soupçonnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir?
+
+Il reprit très sérieux:
+
+--Je servais de page à don César dans sa course. Tu n'as pas pu savoir,
+puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste.
+
+Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, elle
+feignit d'être surprise. Lui continua:
+
+--Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l'ai suivi.
+C'est là que j'ai été si mal arrangé.
+
+Et avec un soupir de regret:
+
+--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde
+donc dans quel état on l'a mis.
+
+Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être
+question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le
+petit homme; c'était bien.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une
+nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana.
+
+--Parle... Tu me fais frémir.
+
+--On a arrêté le sire de Pardaillan.
+
+Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. Pas du
+tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Voyant qu'elle
+se taisait, il dit doucement:
+
+--Tu as du chagrin?
+
+--Oui, dit-elle simplement.
+
+--Tu l'aimes toujours?
+
+Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas joué.
+
+--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.
+
+--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...
+
+--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave
+gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frère aîné, mais pas plus.
+N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais.
+
+--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...
+
+--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il
+donc te dire les choses pour que tu les comprennes?
+
+Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement heureux s'il
+avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:
+
+--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan
+comme un frère, tu voudras bien m'aider à le tirer de sa prison.
+
+--De tout mon coeur, fit-elle spontanément.
+
+--Bon! c'est l'essentiel.
+
+--Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?
+
+--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'étais là, j'ai
+tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa prison. On l'a enfermé au
+couvent San Pablo.
+
+Tu l'as suivi! Pour quoi faire?
+
+--Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer.
+
+--Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?
+
+--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le
+seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des
+griffes qui l'ont frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
+c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour
+l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et
+ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse
+étrangère aussi, que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des
+habits d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, lui tout
+seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à coups de poing. Si tu
+avais vu!...
+
+Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait,
+parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'était
+pas à son sujet, à elle, qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et
+constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
+petite Juana allait de surprise en surprise.
+
+C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était
+l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui
+se fier, bonne Vierge! après pareille trahison!
+
+Pour l'amener à se départir de cette inconcevable froideur, elle avait
+mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué et redoutable de ses petites
+ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et
+un stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.
+
+D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux.
+Elle avait joué distraitement avec, l'avait portée, à différentes
+reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement
+l'avait laissée tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché.
+Naïvement, elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur qu'elle lui
+jetait.
+
+Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du pied jusqu'à ce
+qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n'eût pas manqué
+d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eût sournoisement
+ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée
+où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait pas la
+ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!
+
+Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa petite maîtresse.
+Il aimait à s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait
+ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il écoutait
+gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec
+l'appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à
+poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.
+
+Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle
+stimulait sa timidité naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air,
+à ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé,
+très sensible qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette
+adoration spéciale.
+
+C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était elle-même qui
+avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre,
+trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultivé au point d'en faire
+une passion.
+
+En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n'eût
+pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, si elle n'avait pas eu
+par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son
+pied, réellement très petit, très joli.
+
+Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au
+suprême moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses
+jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en
+portaient les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons
+et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à s'agiter et se
+trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention du récalcitrant. Et,
+comme il ne paraissait pas voir, elle s'était décidée à repousser petit
+à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.
+
+Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de
+tabouret. N'importe, elle avait réussi à le pousser si bien que, toute
+petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes
+pendantes sans un point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait
+ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.
+
+En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de
+l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut
+résister héroïquement à la tentation.
+
+Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'émerveiller
+sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il
+délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait
+seule existé pour lui.
+
+Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus
+si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle
+devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le
+féliciter ou l'accabler de reproches et d'injures.
+
+En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la
+nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins
+préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l'éclat trop
+brillant de ses yeux.
+
+Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son
+coeur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui. Peut-être!
+Ce qu'il y a de certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle
+avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour
+romanesque.
+
+Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils fraternels de
+Pardaillan, elle s'était tournée vers le Chico, avec l'espoir de trouver
+en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec
+l'autre.
+
+Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment
+amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de
+Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico
+qu'elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.
+
+Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter
+l'impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir.
+
+Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient
+complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le
+complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite
+amie pour le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet égard,
+les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait Pardaillan comme un
+frère eussent fait tomber ce doute.
+
+Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu'il avait
+accoutumé d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude,
+il s'exagérait outre mesure son infériorité physique.
+
+Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'était pas
+parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais
+aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de
+lui pour époux.
+
+Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il osât avouer son
+amour, il eût fallu qu'il fût sur le point d'expirer; ou bien que
+Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci
+n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait
+que comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dît, c'était
+Pardaillan.
+
+De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait
+savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n'était pas au
+moment où il pensait qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il
+trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire jusqu'à
+ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana prenait pour de la
+froideur et de l'indifférence.
+
+D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour
+était de ne paraître s'occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute,
+elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il était en outre
+poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup de peine à rester
+dans le rôle qu'il s'était dicté.
+
+Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan,
+ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes,
+éclairée par la logique d'un raisonnement serré, elle avait compris
+qu'il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour
+Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne pût
+l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était résignée.
+
+Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant
+plus que Pardaillan, qu'elle admirait déjà, par quelques confidences
+discrètes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonté de son coeur,
+avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.
+
+Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus
+grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas
+un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci, il était résulté
+que, si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du
+nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.
+
+En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son
+amour n'était pas encore assez violent pour l'amener à fouler aux pieds
+la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première.
+
+Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre
+alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du
+chemin, s'il l'avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois,
+s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent
+néanmoins, peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire oublier
+sa retenue.
+
+Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal à propos, de
+résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait
+lui paraître de la froideur. Alors qu'elle eût voulu ne parler que
+d'eux-mêmes, voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était
+désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.
+
+Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte,
+peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur
+moyen de forcer le coeur de celle qui, de son côté, sans s'en douter
+assurément, l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.
+
+Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se
+résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico
+de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec
+succès, elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à se
+déclarer.
+
+Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait
+qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien
+arrêtée de le sauver, si c'était possible, aidèrent puissamment à la
+faire patienter.
+
+--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en
+parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué?
+
+--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais
+dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu
+pas résolue à le soustraire au supplice qui l'attend?
+
+--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.
+
+--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans
+les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'être
+pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions préalablement
+connaissance avec la torture.
+
+Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il?
+Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à
+se passer d'elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer
+sa vie et même la torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir
+mourir! Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!
+
+Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur la valeur de
+sa trouvaille.
+
+Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu'elle connût
+la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans,
+il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et, s'il faisait
+l'abandon de cette vie, il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il
+l'avait fait à bon escient.
+
+Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout
+d'abord réprimer un long frisson.
+
+Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme
+vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il
+un attrait particulier pour elle?
+
+Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une
+heure où elle était dans l'état d'esprit qu'il fallait pour la lui faire
+accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison.
+
+En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous les apparences
+de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au
+moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico
+qui, au physique comme au moral, était une réduction d'homme infiniment
+gracieuse.
+
+Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force
+de l'un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l'autre.
+Brusquement, raisonnée par l'un au profit de l'autre, elle s'était
+décidée à choisir. Et voici que, maintenant que son choix était fait en
+faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les
+deux à la fois.
+
+Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un pouvoir redoutable
+entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir
+l'autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers
+pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle
+dans la vie?
+
+Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner? Il
+avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de Pardaillan.
+
+Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la froide intrépidité avec
+laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s'il se
+lançait dans l'aventure qu'il méditait.
+
+Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui
+eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D'ailleurs, dans cette
+existence de solitaire qu'il menait depuis de longues années, il avait
+contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne parler et d'agir
+qu'à bon escient.
+
+Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez méditée...
+Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui
+existât. Évidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence
+médiocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune
+ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
+lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas difficile à
+comprendre, cela!
+
+Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance
+infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui.
+
+Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche,
+s'en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui
+lui était complètement méconnu.
+
+Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au
+gré de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se
+plaisait à couvrir de sa protection. C'était un vrai homme qui pouvait
+devenir son maître.
+
+Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois encore celui
+qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son
+esprit, plus elle sentait l'appréhension l'envahir. Elle qui, jusqu'à
+ce jour, s'était crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours
+dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, étreinte
+par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui.
+
+C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les
+yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se
+montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait
+indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve
+d'énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait à
+se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à
+ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui
+semblaient appeler ses lèvres.
+
+Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadée,
+d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter tous les obstacles, avec
+un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et
+provocant, elle répondit, sans hésiter:
+
+--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.
+
+Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu'on ne
+pouvait pas dire plus clairement:
+
+--Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est avec toi.
+
+Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre
+eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J'aime le
+sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit
+son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
+qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:
+
+«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi
+qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du
+diable si je n'y laisse ma peau.
+
+Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur
+et reprenant ses propres paroles:
+
+--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?
+
+Et l'horrible malentendu s'accentua encore.
+
+Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico était
+jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était fait tant de mauvais
+sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener à se déclarer
+enfin, elle minauda:
+
+«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites
+avant lui.»
+
+A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les
+disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa
+jalousie.
+
+Le nain comprit autre chose.
+
+Pardaillan lui avait dit et répété:
+
+«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y
+a longtemps.»
+
+Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles
+avaient été dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression
+de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui
+assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan
+avait ajouté:
+
+«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»
+
+Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de
+lui-même, il pouvait s'en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais,
+lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles
+de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la
+moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien à espérer de lui.
+Cependant, Juana ne reculait pas devant l'évocation terrifiante de la
+torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer
+au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré tout. Pour lui,
+c'était clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'à la mort,
+le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort
+et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint
+irrévocable. Il se condamnait lui-même.
+
+Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu'il n'en
+voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle préférait la
+mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à
+l'attendrir.
+
+Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva de les séparer.
+
+Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête à ce qu'elle venait
+de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec
+une froideur sous laquelle il s'efforçait de cacher ses véritables
+sentiments:
+
+--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce
+qu'il vaut.
+
+La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le
+faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il
+n'avait été depuis le début de cet entretien.
+
+Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit
+tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'étudia en s'efforçant
+d'imiter son attitude glaciale.
+
+--Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux
+cachets et deux signatures, sous des formules inachevées.
+
+--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?
+
+--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de
+monseigneur le grand inquisiteur.
+
+--En es-tu bien sûre?
+
+--Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, par la grâce de
+Dieu, roi... mandons et ordonnons... à tous représentants de l'autorité
+religieuse, civile, militaire...» Et plus bas: «Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archevêque, grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu ces
+cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n'est
+possible.
+
+--C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on appelle un
+blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert
+par la signature du roi... et tout le monde doit obéir aux ordres donnés
+en vertu de ce parchemin.
+
+--Où t'es-tu procuré cela?
+
+--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais
+savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m'as
+vu en possession de ce parchemin.
+
+--Pourquoi? Que veux-tu en faire?
+
+--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, à
+force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que
+je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur
+de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
+m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort
+certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais.
+Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus
+important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus
+absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.
+
+Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se
+taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait
+donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort
+certaine», et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.
+
+Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui la peignait, elle
+murmura en joignant les mains dans un geste implorant:
+
+--Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que de m'arracher une
+parole sur ce sujet.
+
+Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:
+
+--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.
+
+Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il
+s'inclina devant elle et murmura:
+
+--Adieu, Juana!
+
+Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.
+
+Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans
+un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre
+qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pâle et
+défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de
+bois, et, l'esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres
+frémissantes, comme un appel éperdu:
+
+--Chico!
+
+Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.
+
+Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un
+geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près
+perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains
+pour les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, l'eût
+soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le dénouement
+radieux de cette fantastique idylle.
+
+Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une
+volonté de fer; à son appel, il s'arrêta et fit deux pas vers elle. Mais
+il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et,
+impassible, il attendit qu'elle s'expliquât.
+
+Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti
+sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés de larmes, elle balbutia
+machinalement:
+
+--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre à me
+dire?
+
+Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être
+aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre.
+Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
+à coup.
+
+--Et la Giralda? s'écria-t-il.
+
+Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un
+geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le
+monde, hormis à elle. C'en était trop. Ses bras, qu'elle tendait
+vaguement vers lui, s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli
+amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:
+
+--Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que
+nulle ne t'a dites?
+
+Il la regarda d'un air étonné et, gravement:
+
+--C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du
+Torero?
+
+Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de
+jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.
+
+--C'est vrai, balbutia-t-elle.
+
+--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle était à la
+corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle
+pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a
+dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé
+malheur!
+
+--Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant
+la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement s'enquérir de son fiancé.
+
+Le nain hocha la tête d'un air pensif.
+
+--Elle ne viendra pas, dit-il.
+
+--Qu'en sais-tu?
+
+--Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai
+cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don
+Gaspar Barrigon.
+
+--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?
+
+--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains,
+a dû être victime'de quelque tentative d'enlèvement comme celle que
+j'avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du
+Barba Roja là-dessous!
+
+--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être
+tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme
+une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!
+
+Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle savait rendre à
+chacun la justice qui lui était due.
+
+Le Chico approuva gravement de la tête, et:
+
+--Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu où l'on a
+conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la
+Giralda; et, si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je
+découvre où on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera sa
+retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n'ai donc pas un
+instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana?
+
+Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:
+
+--Oui!
+
+--En ce cas, adieu, Juana!
+
+--Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. C'est la
+deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi
+pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?
+
+--Si fait bien.
+
+Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque
+chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux.
+
+--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.
+
+Évasivement, il répondit:
+
+--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans
+quelques Jours. Cela dépendra des événements.
+
+Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non
+d'elle, elle crut bien faire en disant:
+
+--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la délivrance du
+chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment
+sera venu, en quoi je pourrai t'être utile.
+
+Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance de
+Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était bien résolu à se
+passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eût voulu la mêler à une
+aventure qu'il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt
+poignardé sur l'heure.
+
+Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses
+intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:
+
+--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras
+m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je
+te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
+Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan
+sera établi, je te le ferai connaître. C'est promis.
+
+Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si
+faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de
+décision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait été de l'avoir si
+longtemps méconnu!
+
+Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit:
+
+--Va donc. Luis, et que Dieu te garde!
+
+Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. Très
+rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appelé par son petit nom.
+Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce
+mot! C'était tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite
+Juana.
+
+Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition que tous deux
+ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait
+dissiper le malentendu qui les séparait.
+
+Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et toute son
+attitude était un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien.
+Comme il avait déjà fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant
+sur les mots:
+
+--Au revoir, Juana!
+
+Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:
+
+--Tu ne m'embrasses pas avant de partir?
+
+Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. Et elle lui
+tendait les mains en disant ces mots.
+
+Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.
+
+Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui
+tendait et s'enfuit précipitamment.
+
+Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porté par où il
+venait de sortir. Et elle songeait:
+
+«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, il se fût
+prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de
+baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incliné comme un galant qui sait les
+usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»
+
+Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains
+et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots
+convulsifs, comme un tout-petit à qui on vient de faire une grosse
+peine.
+
+
+
+XIV
+
+FAUSTA
+
+Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, Il
+se trompait.
+
+La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés
+de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement
+meublée d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une
+table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.
+
+Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les
+doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son
+judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa
+chambre de l'hôtellerie de la Tour.
+
+Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens et s'étaient
+retirés en annonçant que sous peu le souper lui serait servi.
+
+Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre
+compte de la disposition des lieux, et il s'était vite persuadé de
+l'inutilité d'une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors,
+comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus
+tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était empressé de
+procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit
+d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des
+écorchures insignifiantes.
+
+Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et les
+vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurèrent avec une
+profusion royale.
+
+En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce robuste appétit qui
+ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques.
+Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades,
+avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que
+d'appétit réel, il réfléchissait profondément.
+
+Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressée,
+les mets, servis dans des plats d'argent massif, étaient préalablement
+découpés, et il n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche,
+qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une
+fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.
+
+Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir
+l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait,
+lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable
+inquiétude l'envahir sournoisement.
+
+Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la tête lourde et
+il fut pris d'une irrésistible envie de dormir.
+
+Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:
+
+«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu!
+je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute...»
+
+Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore
+que lorsqu'il s'était couché, les membres brisés, il constata avec
+stupeur qu'il était complètement déshabillé et couché entre les draps.
+
+«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne
+pas m'être déshabillé!»
+
+Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il
+éprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais éprouvé de pareille,
+même après ses plus rudes journées.
+
+Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destiné à
+sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea sa figure dans l'eau
+fraîche. Après quoi, il alla à la fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il
+sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent
+plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour
+s'habiller.
+
+«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume
+en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!»
+
+Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.
+
+«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes
+goûts apparemment», murmurait-il en faisant cette inspection.
+
+Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied
+du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du
+costume.
+
+«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant de rire. C'est
+pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»
+
+C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez bon état pour ne
+pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyées.
+Seulement, on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une
+tige d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied par des
+courroies.
+
+En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse,
+alors qu'il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de
+fer où ils devaient être broyés, le chevalier avait détaché des éperons
+semblables, en avait donné un à son père, et, tous deux, pour se
+soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement résolu de se
+poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette
+heure de cauchemar, il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette.
+Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur un
+poignard passable, qu'on avait eu la précaution de lui enlever pendant
+son sommeil.
+
+Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:
+
+«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons
+pour frapper mes geôliers enfroqués? N'a-t-on pas voulu plutôt me
+mettre dans l'impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au
+supplice qui m'est réservé?... Quel supplice?...»
+
+Et, avec un sourire terrible:
+
+«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons à régler... si je
+sors vivant d'ici!»
+
+Et, tout à coup:
+
+«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume déchiré... Peste!
+M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!»
+
+Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table.
+Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulée.
+
+«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger... Mais,
+mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte
+qu'on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.»
+
+Il réfléchit un instant, et:
+
+«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est à
+présumer qu'ils ne chercheront pas à m'endormir de nouveau. Attendons.
+Nous verrons bien.»
+
+Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun
+malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée à ses aliments.
+
+Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres personnes que
+les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais
+se départir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.
+
+Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux
+s'étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s'étaient
+retirés sans répondre à ses questions.
+
+Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison,
+marchant d'un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et
+combinant dans sa tête une foule de projets qu'il rejetait au fur et à
+mesure qu'ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte,
+comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait
+devant cette fenêtre.
+
+Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et
+aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d'être projetée,
+par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se
+précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit
+un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait
+vue.
+
+«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit
+homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?»
+
+Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable qu'il n'était
+pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était
+fermé... ou du moins il paraissait l'être.
+
+Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et
+contempla l'objet qui venait de lui être jeté.
+
+C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour d'un corp dur. Il
+le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d'une pierre.
+Il déplia le feuillet et lut:
+
+«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous
+empoisonner. Avant trois jours, j'aurai réussi à vous faire évader. Si
+j'échoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous
+foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»
+
+«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la
+grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux
+me résigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico réussit?...
+Hum!... Que veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour
+trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison...
+d'autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu'il me reste
+de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mangé
+de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout
+lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je
+puis encore en manger.»
+
+Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit
+deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus
+miette de la ration qu'il s'était accordée, il prit la deuxième part et
+alla l'enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit.
+
+Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait
+pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à son front. En effet,
+savait-il si on n'avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces
+restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico.
+
+Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le
+servaient avaient paru s'étonner de la disparition des restes du souper
+de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refusé de toucher au
+déjeuner qu'ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une
+fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que,
+maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table
+servie et s'étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche.
+
+Certain maintenant de ne pas être empoisonné--pour le moment, du
+moins--il se mit à réfléchir.
+
+A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent
+pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute,
+savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce
+poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
+plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas à
+douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement
+le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet était bien du
+nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le
+suivre.
+
+Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine du grand
+inquisiteur.
+
+«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.»
+
+D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on
+dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l'ombre de défi, pas la
+moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d'un
+gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.
+
+Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d'Espinosa s'était
+rendu directement à la Tour de l'Or. C'est là, si on ne l'a pas oublié,
+que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans
+leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de
+d'Espinosa, par un moine médecin.
+
+D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome et de se servir
+de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à
+l'effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des
+moyens à lui d'imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse,
+le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant,
+Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, n'avait rien à espérer
+personnellement dans cette élection, s'était montré plus rebelle que
+Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer
+succéder à son oncle Sixte-Quint.
+
+D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de
+ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur
+prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de
+Pardaillan. Il n'avait pas hésité un seul instant.
+
+Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, il les avait
+conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre
+de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous
+l'influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et
+il leur avait dit ce qu'il comptait en faire.
+
+Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n'existait plus.
+Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver
+et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se
+surveillaient mutuellement très étroitement, repris par leur haine
+jalouse, l'un contre l'autre.
+
+--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fût
+excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j'ai été contraint de
+vous faire.
+
+--Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me
+touche à un point que je ne saurais dire.
+
+--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous éviter cette
+fâcheuse extrémité.
+
+--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique,
+à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière
+spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne.
+
+--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que
+j'attachais à m'assurer de votre personne et la haute estime que je
+professe pour votre force et votre vaillance.
+
+--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son
+plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer
+pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez
+nous. Il lui faut renoncer à ce rêve.
+
+--Pourquoi cela, monsieur?
+
+--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il faut mille
+Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien
+tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour
+s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!
+
+--Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas
+M. de Pardaillan.
+
+--Paroles précieuses, venant d'un homme tel que vous, répondit
+Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles
+paroles, vous allez m'inciter à pécher par orgueil!
+
+--S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai
+pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de
+rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour
+vous tous les égards auxquels vous avez droit.
+
+--Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C'est à tel
+point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que
+je m'en aille--j'éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque
+vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de
+l'incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles.
+
+--Parlez, monsieur de Pardaillan.
+
+--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue semaine de
+détention. Quel jour sommes-nous donc?
+
+--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise.
+
+--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c'est
+aujourd'hui samedi?
+
+D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et
+une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse,
+il porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
+modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.
+
+--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.
+
+--Samedi, monseigneur, répondirent les moines d'une même voix.
+
+D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines sortirent sans
+ajouter un mot de plus.
+
+--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui
+songeait:
+
+«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits.
+Bizarre! Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?»
+
+Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que
+trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:
+
+--Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez
+perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?
+
+--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son
+clair regard.
+
+--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait très sincère.
+
+Et remarquant alors le déjeuner encore intact:
+
+--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre repas. Ce menu ne
+vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez
+ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont
+l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu'ils soient...
+
+--De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.
+
+Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous
+m'accablez.
+
+S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que
+d'Espinosa ne la perçut pas.
+
+--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez
+d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action comme vous s'accommode
+mal à ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du
+bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les
+jardins du couvent?
+
+--Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la
+promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie.
+
+--Venez donc, en ce cas.
+
+De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De
+nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.
+
+--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant les moines d'un
+geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.
+
+--Faites, monsieur.
+
+Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès
+que Pardaillan et d'Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux
+moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous
+les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se
+maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s'arrêtant quand il
+s'arrêtait, reprenant leur marche dès qu'il se remettait à marcher.
+
+En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague
+espoir qu'une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser
+compagnie à son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
+folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.
+
+Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur,
+comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits
+et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de
+religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui
+ceinturaient cours et jardins de tous côtés?
+
+Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais,
+tout en marchant posément à côté d'Espinosa, tout en paraissant écouter
+avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait
+complaisamment sur les occupations variées des membres de la communauté,
+il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice
+qui se présenterait.
+
+Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme à lui faire faire
+une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par
+humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait
+une idée bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.
+
+Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.
+
+Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et
+s'engagea dans une large galerie.
+
+Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où
+ils se trouvaient. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes
+dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était
+une merveille de mosaïque et de sculpture.
+
+Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière
+entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de
+portes massives: cellules sans doute.
+
+Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient
+les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la
+manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.
+
+«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement.
+Mais diantre! il paraît que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse
+pas que de l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes
+révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse plutôt que
+le froc!»
+
+La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous
+sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les
+baies.
+
+D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il rencontra.
+
+--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai
+personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?
+
+--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur
+de me le dire, je ne saurais en douter.
+
+D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:
+
+--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand
+je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis
+doit s'effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur,
+c'est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de
+pitié, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa
+charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle.
+
+--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile!
+Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand
+inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.
+
+--Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez
+mourir.
+
+--A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le
+disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Reste à
+savoir comment vous comptez m'assassiner.
+
+Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:
+
+--Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que
+vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment
+doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à
+la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une
+nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment
+qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
+rien, en elle-même.
+
+--C'est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez
+inventé à mon intention quelque supplice sans nom.
+
+Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses
+émotions lorsqu'elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme
+et qu'il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté
+quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur
+qu'il fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il
+admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu'elle cachait
+de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune:
+
+--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne
+suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre
+à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez,
+je dois à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les
+conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous
+veut la malemort.
+
+--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espère bien
+avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai à
+lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux
+reptile? Savez-vous que l'envie me démange furieusement de vous
+étrangler, pendant que je vous tiens?
+
+Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et d'une voix basse il
+lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure.
+
+Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se
+soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le
+regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité,
+comme s'il n'eût pas été en cause:
+
+--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez
+bien penser que je ne suis pas homme à m'exposer à votre fureur sans
+avoir pris mes précautions.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le
+cercle des moines s'était resserré autour de lui. Il comprit qu'en effet
+il n'aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution. Une fois
+encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête
+et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'épaule de
+son ennemi:
+
+--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur
+moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si...
+
+--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous
+espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous
+serez saisi par les révérends pères.
+
+--Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous
+méditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchaîner.
+
+Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui
+grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un
+geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient,
+immobiles et muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.
+
+En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les
+conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu'il était
+à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait
+encore espérer. Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.
+
+Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements,
+puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle
+se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et
+gronda:
+
+--Soit, vous avez raison.
+
+Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, d'Espinosa se tourna
+vers la porte devant laquelle il s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit
+à l'instant même.
+
+A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur
+cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait
+inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement
+les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela
+leur prisonnier.
+
+La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une étroite cellule.
+Il n'y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que
+par la porte qui venait de s'ouvrir.
+
+Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était
+recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles
+destinées à l'écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y
+avait rien là-dedans?
+
+Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. Sur les
+dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C'était
+froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule?
+Un cachot? Une tombe? Quoi?...
+
+Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. Et voici ce
+que les yeux exorbités de Pardaillan virent:
+
+Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s'ouvrir toute
+grande, un homme--une loque humaine était solidement attaché sur une
+sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de
+solides crampons de fer.
+
+Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son
+buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de
+cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un
+mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée
+de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous,
+ses mains emprisonnées pendaient mollement.
+
+A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu'à la ceinture,
+les larges manches retroussées laissant à nu des biceps puissants,
+maniait, de ses pattes énormes, de minuscules et bizarres instruments
+qu'il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde
+de la victime qui, les traits contractés par l'horreur et l'angoisse, le
+regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à
+la folie.
+
+Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés,
+car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scène
+fantastique, il se mit à l'oeuvre dès qu'il eut terminé l'inspection de
+ses instruments.
+
+Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu'il avait prise.
+Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme
+eut une secousse terrible, à faire croire qu'il allait briser ses
+cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'échappa
+de ses lèvres contractées.
+
+Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de
+rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait
+de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol
+et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posément,
+méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit
+l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme
+un ver, une expression de souffrance atroce s'étendit sur sa face
+convulsée; le même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
+entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même
+geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l'ongle auquel
+adhéraient des lambeaux de chair.
+
+Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau s'arrêta. Il
+prit, dans une trousse posée à terre, différents ingrédients, apportés
+pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses
+qu'il venait de faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin,
+la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.
+
+Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques qui lui
+étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses
+ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible
+besogne.
+
+Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour
+ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s'il
+n'était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d'une pitié
+immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
+impuissant, à cette scène atroce.
+
+Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s'étaient
+changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement
+insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main.
+
+--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce
+qu'il disait, peut-être.
+
+Froidement, d'Espinosa formula:
+
+--Ceci n'est rien!... Passons!
+
+Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en frémissant de la
+sombre porte qui venait de se refermer.
+
+--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est
+rien, comparé à celui que vous avez osé commettre.
+
+Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient
+évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan,
+dépasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre
+l'épouvante qui se glissait sournoisement en lui.
+
+Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette épouvante
+provenait surtout de l'ébranlement nerveux qu'il venait d'éprouver, et
+il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de
+le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela
+amènerait chez lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de
+pouvoir surmonter.
+
+Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, pendant
+lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses nerfs mis à une si rude
+épreuve.
+
+Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt.
+Pardaillan frémit.
+
+Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. Comme la première,
+elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente,
+occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le
+premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, celui-ci
+avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne
+supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire.
+Comme le premier, ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, dès
+que la porte se fut ouverte.
+
+Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua une incision sur
+toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le
+dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se
+firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à
+mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient perdait de plus en
+plus ses forces.
+
+Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse
+épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait,
+fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les
+veines, les artères, les nerfs.
+
+Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifférence, il
+prenait une poignée de sel pilé et retendait doucement sur ces pauvres
+chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, perçaient le
+cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.
+
+Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des
+filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient sur îles dalles qui
+rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons
+signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l'utilité.
+
+--Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et indifférent.
+
+Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec une insistance
+grosse de menaces sous-entendues:
+
+--Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui que vous avez
+commis.
+
+Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son
+sinistre laconisme. Seulement, cette deuxième porte ne se referma pas
+comme la première, en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas
+qu'il allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision,
+continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les
+hurlements de douleur, qui s'échappaient de cette porte restée ouverte
+et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons.
+
+«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé de contempler
+longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc
+juré de me rendre fou!»
+
+Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre.
+
+Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût
+déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup, il se
+rappela les paroles échangées entre Fausta et d'Espinosa lors de son
+algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de
+l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras
+pas.» Et il clama dans sa pensée:
+
+«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire
+sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me
+souviens maintenant, c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé
+de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m'a pris au
+mot... Je croyais la connaître et je suis forcé de m'avouer que je ne
+l'eusse jamais supposée capable d'une telle scélératesse!»
+
+Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l'épouvantable
+spectacle que lui présentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme
+quelqu'un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait,
+cuirassa son coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda à
+ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son
+sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre.
+
+A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un malheureux qu'on
+tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec
+une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un
+récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide
+blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le
+trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il
+versait ainsi sur les plaies, c'était un mélange d'huile bouillante, de
+plomb et d'étain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
+supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus
+rien d'humain, et, d'une voix de dément--peut-être devenu subitement
+fou--rugissait: «Encore!... Encore!...»
+
+Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché vivant que le
+moine-bourreau continuait de travailler.
+
+Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se
+raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et, aux
+yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement
+maître de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité
+étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une
+imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop rouges, parce
+qu'il venait de les mordre, eussent été autant d'indices visibles de
+l'émotion qui l'étreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour
+la surmonter.
+
+Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois
+encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à
+tour n'était rien, comparé au crime de Pardaillan.
+
+Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit à travers
+l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes,
+des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des
+malheureux que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à des
+supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.
+
+Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui l'on brisa les
+membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l'on creva les yeux,
+et celui à qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du
+chevalet, celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les
+mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait sécher en
+les exposant à la flamme d'un réchaud.
+
+La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un
+guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus
+hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement
+nu et le mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.
+
+Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices
+infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là, sous ses yeux, et,
+de toutes ces portes demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements
+qui eussent attendri un tigre.
+
+Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: «Passons!»
+toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et
+qui n'était toujours rien, comparé au crime de Pardaillan.
+
+Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut
+délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgré
+ses effort, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la
+pitié qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
+le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante série de
+supplices sans nom qu'on faisait défiler sous ses yeux n'avait qu'un
+but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait là d'horrible et d'affreux
+n'était rien, comparé à ce qui l'attendait, lui.
+
+
+
+XV
+
+LE REPAS DE TANTALE
+
+A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques
+marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait cette galerie.
+L'escalier aboutissait à un jardinet. Le mur séparait ce jardinet du
+grand jardin.
+
+En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'éclatant
+soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un
+lieu privé d'air et de lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa,
+toujours impassible à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:
+
+«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, mais, mordieu!
+il était temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prît
+fin.»
+
+Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut
+les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec
+délices. Alors, il tressaillit et murmura:
+
+«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition spéciale du
+jardinet. Voici:
+
+De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un corps de
+bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais état, ce
+jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres environ.
+
+Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la
+galerie et le séparait du grand jardin, jusqu'à un autre corps de
+bâtiment composé aussi d'un seul rez-de-chaussée, il mesurait environ
+une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé
+entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus important où se
+trouvait la galerie) et une haute muraille.
+
+Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui l'étonnait,
+c'est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans toute sa longueur,
+par un parapet surmonté d'une haute grille dont les barreaux étaient
+très forts et très rapprochés.
+
+En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, partaient
+du toit d'un de ces corps de bâtiment, et venaient s'encastrer sur la
+grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse.
+
+Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient jusqu'au
+faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de verdure et
+masquaient en partie ce qui s'y passait.
+
+Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son escorte de
+moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, se dirigeant tout droit
+vers le bâtiment qui occupait la largeur du jardinet.
+
+Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de leurs
+pas se fit entendre sur le gravier de l'allée, il perçut comme une
+galopade furieuse de l'autre côté du rideau de verdure qui masquait
+la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
+froissées, des faces humaines hâves, décharnées, des yeux luisants ou
+mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les barreaux, et une plainte
+déchirante, monotone, s'éleva soudain:
+
+«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»
+
+Et, presque aussitôt, une voix rude cria:
+
+--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la niche!
+
+Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une lanière
+cinglant un corps, suivi à son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite,
+une fuite éperdue et la même voix rude accompagnant chaque coup de fouet
+de ce cri, toujours le même:
+
+«A la niche! A la niche!»
+
+Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un éclair.
+Et, en jetant un coup d'oeil angoissé sur la cage fantastique, il
+songea:
+
+«Quelle abominable surprise me réserve encore ce maître-bourreau?
+
+D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se détacha du
+groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient extérieurement un fort
+volet de bois. Le volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie
+d'épais barreaux croisés.
+
+Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de
+cette fosse, au milieu d'immondices innommables, à moitié nu, un homme
+était accroupi.
+
+Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition à l'obscurité
+profonde dans laquelle il était plongé, il demeura un instant immobile,
+les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, déchira l'air d'un
+hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux
+qui le regardaient du dehors.
+
+Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les barreaux de
+fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une
+trombe d'eau s'abattit sur le forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta
+dans sa fosse et se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se
+soustraire à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.
+
+Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, puis le
+malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse,
+pendant que l'eau tombait, implacablement et à torrents, sur lui.
+
+Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un
+moine, armé d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme,
+à moitié suffoqué, reprît ses sens.
+
+Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le moine qui
+l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant même
+que le moine eût fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit à
+tourner autour de la fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans
+hâte, en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans la boue, le
+moine se mit aussi en marche. Seulement, à chaque pas qu'il faisait, il
+levait la discipline et la laissait tomber à toute volée sur les épaules
+de l'homme qui bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à
+entrer en lutte avec le terrible moine.
+
+On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant, mais
+n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son
+bourreau.
+
+Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets d'eau reçus,
+tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la
+fustiger jusqu'à ce qu'il vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha
+sa discipline à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de
+l'homme, il sortit posément, comme il était entré.
+
+Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s'occupait à le
+refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifférence:
+
+--Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous ceux que vous
+venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, était duc et
+grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial.
+L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme vous. On lui
+a fait boire d'une certaine potion préparée par un révérend père de ce
+couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un
+certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante
+sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamné à
+un régime spécial.
+
+--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire
+voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupé en ce moment. Au bout de
+quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de
+là complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois
+encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les
+mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi
+durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini.
+Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que
+leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans
+crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au
+grand air, dans la cage que vous voyez.
+
+Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme,
+qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoué
+d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid
+et intrépide, vers la cage de fer.
+
+Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir.
+Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques
+ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des
+chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en
+plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en
+cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient.
+
+Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur
+les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les
+mains jointes, et, de leurs pauvres lèvres crispées, tombaient ces mots
+terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines
+prit dans un coin un panier préparé d'avance, et en vida le contenu à
+travers les barreaux.
+
+Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, vit que ce que
+l'exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier
+d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on
+laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces
+immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès
+qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa
+proie, de peur qu'on ne vînt la lui arracher.
+
+«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût voulu s'enfuir et
+ne pouvait détacher ses yeux de cet écoeurant spectacle.
+
+--Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches,
+braves et intelligents. Tous, ils étaient de la plus haute noblesse.
+Voyez ce qu'en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et
+le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là,
+chevalier?
+
+Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait
+sa physionomie, Pardaillan lui lança, sur un ton détaché qui émerveilla
+le grand inquisiteur:
+
+--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi
+riment ces écoeurantes exhibitions?
+
+Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres
+d'Espinosa.
+
+--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette
+pensée qu'irrémissiblement condamné, tout ce que vous venez de voir
+n'est rien auprès de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je
+n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais à
+votre caractère intrépide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le
+bien.
+
+--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et, maintenant,
+faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous
+n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez
+de me montrer.
+
+--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.
+
+Et, se tournant vers les moines:
+
+--Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa
+chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traité avec tous les
+égards qui lui sont dus.
+
+Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:
+
+--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et
+buvez... Ne faites pas comme ce matin, où vous n'avez rien pris. La
+diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas
+de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous
+sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!
+
+--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'étonnement
+que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux.
+Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis
+bien obligé de lui obéir.
+
+--Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera
+mieux disposé que ce matin.
+
+--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant au milieu de
+son escorte de moines-geôliers.
+
+Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre,
+Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation.
+
+«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je pu résister à la
+tentation de l'étrangler de mes mains?
+
+Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur, s'il
+l'avait vu:
+
+«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais pas eu le
+temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes
+mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas?
+Alors...
+
+Et son sourire se fit plus aigu.
+
+Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir
+profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se
+dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres
+gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
+plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer la vérité de
+ses observations et de ses déductions.
+
+Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de
+convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table,
+alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au
+lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en
+contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît
+honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se décidait pas, un des deux
+moines demanda:
+
+--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?
+
+Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens,
+Pardaillan répondit doucement:
+
+--Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai pas faim.
+
+Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit
+au passage.
+
+--Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista
+le moine.
+
+--Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...
+
+--Laquelle? fit le moine avec empressement.
+
+--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.
+
+Les deux moines échangèrent encore le même coup d'oeil furtif que
+Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les
+mets appétissants dont la table était chargée, et sortirent enfin en
+étouffant un gros soupir.
+
+Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le
+judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha alors de la table et
+contempla les plats, nombreux et variés, qui la garnissaient. Il en
+prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention
+soutenue.
+
+«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats à leur place.
+En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle de faim et de soif!...
+
+Il prit un flacon.
+
+«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!»
+
+Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.
+
+«Rien! je ne sens rien!»
+
+Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.
+
+«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du
+Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter.
+
+Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation et s'en fut
+vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la
+veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:
+
+--C'est maigre!
+
+Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il
+n'acheva pas le geste.
+
+--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant la
+promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!...
+Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels
+maintenant?
+
+Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le coffre. Il
+traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le dos tourné à la
+table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il
+murmura:
+
+«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux
+jours sont bientôt passés!
+
+Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire
+à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit
+d'Espinosa.
+
+Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait
+boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit...
+Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore
+la folie.»
+
+Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément
+à la mémoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, à ce
+même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi
+plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une
+bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et
+l'avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin
+de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'était
+senti pris d'un subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son
+effet.
+
+Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas plus pour
+éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir,
+il le porta à ses narines et le flaira longuement.
+
+Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le
+verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux
+sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d'un parfait
+connaisseur qu'il était. Le résultat de cette dégustation avait été
+qu'il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son
+repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.
+
+Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. Il s'était levé
+et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de
+ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui
+contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissée
+après s'être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu
+s'asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place.
+Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un sommeil
+irrésistible, il s'était endormi aussitôt.
+
+Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce détail
+qu'il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la
+mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées
+par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
+parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à
+la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà la «galerie des supplices»,
+pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire?
+
+Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de
+Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des
+paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous
+ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit dans
+son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un
+sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans
+suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE.
+
+Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait pas touché
+au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné
+encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan
+refusa de manger.
+
+Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès
+qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire
+à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu'il
+lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait
+cruellement sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu
+détacher complètement son esprit de cette pensée.
+
+Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets
+appétissants. Et, sous prétexte que, peut-être plus tard, il voudrait
+faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout
+ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à
+force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la
+table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler
+famine.
+
+Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas
+augmentés. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et
+un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper.
+
+Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l'abominable
+tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus
+en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus
+rares et les plus renommés.
+
+Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant
+ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage:
+
+«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux
+autres! Et après?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive.
+
+Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne trouvait rien. Et
+maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu'il éprouvait et qui
+le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à
+compter sur le Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer
+de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la
+fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme,
+espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra
+pas, ne donna pas signe de vie.
+
+Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de
+son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite
+de d'Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux
+qu'il eût pu les croire muets.
+
+A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi
+bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. Et, comme leur grande
+préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne
+voulait rien prendre, les dignes révérends n'ouvraient la bouche que
+pour parler mangeaille et beuverie.
+
+L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette,
+l'autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s'en lécher
+les doigts; l'un sommait le chevalier de goûter au mets qu'il vantait,
+l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous
+les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer bénévolement à
+un empoisonnement certain.
+
+Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim,
+avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.
+
+Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les
+prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était
+persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour
+l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison
+destiné à le foudroyer.
+
+Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les moines
+n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à
+le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'à se
+résigner.
+
+Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la
+comédie. Ils étaient bien sincères. C'était deux pauvres diables de
+moines, d'esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance
+dont ils étaient chargés qu'à leur force herculéenne.
+
+On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné
+d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le
+laisser aller, d'obéir à ses ordres.
+
+On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour
+l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient très
+consciencieusement de leur tâche et n'en cherchaient pas plus long.
+
+Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement
+de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des
+châtiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur
+prisonnier, fût-ce une simple goutte d'eau.
+
+Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et
+savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur
+avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des
+innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce
+qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur
+reviendraient intégralement et qu'ils pourraient boire et manger tout
+leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d'avance absolution
+pleine et entière.
+
+Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes
+reprises, et pour avoir le coeur net il avait placé devant les moines un
+des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre
+d'un vin généreux et:
+
+--Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir
+manger, dites-vous... Eh bien, goûtez une bouchée seulement de ce plat,
+et je vous jure que j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée
+de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille
+ensuite.
+
+--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré un des moines.
+
+--Pourquoi? demandait Pardaillan.
+
+--Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d'accepter rien de
+vous.
+
+--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.
+
+--La discipline et autres châtiments corporels, et l'_in pace_, et la
+diète forcée et...
+
+--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.
+
+Et, en lui-même, il ajoutait:
+
+«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants savent que ces
+mets sont empoisonnés.»
+
+Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi
+ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se
+montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce
+qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce
+qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s'obstinait
+ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner
+les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude.
+Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère
+Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias,
+annonça d'une superbe voix de basse:
+
+--Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons
+l'honneur de lui servir le dîner.
+
+Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait cette fantaisie et
+quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle?
+
+A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs
+sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils échangeaient, il
+crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il
+répondit donc sèchement:
+
+«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais
+point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le dîner,
+attendu que je suis résolu à ne point bouger d'ici.
+
+Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.
+
+Les deux moines se regardèrent consternés.
+
+Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux,
+partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative
+désespérée, et, sur un ton qui n'admettait pas de réplique:
+
+--Il faut venir cependant, trancha-t-il.
+
+Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt,
+et, avec un sourire narquois, il goguenarda:
+
+--Il faut?... Pourquoi?
+
+--C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.
+
+--Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.
+
+--Nous serons forcés de vous porter.
+
+Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis
+bientôt trois jours, mais il sentait bien qu'il était encore de force
+à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait
+donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite
+arrêta le geste ébauché.
+
+«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas
+l'occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l'enfer
+engloutisse!»
+
+Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper comme il en
+avait eu l'intention il répondit paisiblement, avec son plus gracieux
+sourire:
+
+--Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de
+me porter.
+
+Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.
+
+--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista,
+vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon vénéré patron,
+vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le
+réfectoire où nous vous conduisons!
+
+--Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme
+dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette
+fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez à me faire absorber
+la moindre nourriture.
+
+Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d'oeil
+inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
+
+--Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous
+aurez l'affreux courage de vous dérober devant les délices de la table
+qui vous attend.
+
+Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes
+qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu'à la porte du
+réfectoire, située dans le même couloir.
+
+L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens
+ordinaires. Derrière lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour
+de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux
+moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle
+réjouissant qui s'offrait à ses yeux.
+
+La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions.
+Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement,
+des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de
+mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux
+côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais, si le
+décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il
+représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet
+était le même partout.
+
+C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que
+des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.
+
+Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d'un côté.
+L'intérieur de cette cheminée était garni d'arbustes, de plantes rares,
+de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque
+de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure
+caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de parfums. Deux fenêtres
+aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions
+colossales s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
+vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux quatre angles,
+quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se
+consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient
+dans la salle ce parfum spécial qu'on y respirait.
+
+Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.
+
+Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la
+glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue
+de l'inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries,
+c'est-à-dire à bâfrer sans retenue.
+
+Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt
+personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. Une nappe d'une blancheur
+éblouissante et d'une finesse arachnéenne; des chemins de table en
+dentelles précieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux
+enchâssés de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
+flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le
+décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats,
+les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et
+les gelées et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
+dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues,
+vénérablement poussiéreuses.
+
+Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à
+rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert,
+un seul, était mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil
+semblait tendre ses bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention
+duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.
+
+Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista. Et
+leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s'arrondissait en cul de
+poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus
+dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie,
+tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur oeuvre à
+eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.
+
+--Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.
+
+--N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère,
+quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette
+table!
+
+Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.
+
+Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt:
+
+--Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien
+inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là.
+
+La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils
+l'eussent battu.
+
+--Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt
+dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.
+
+--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien,
+entendez-vous?
+
+--C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.
+
+Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.
+
+--Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas
+souvent vos formules.
+
+--Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.
+
+--Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de
+nous... Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts.
+
+Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il
+que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la
+consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant
+qu'il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions
+dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit:
+
+--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir là... Mais
+vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre
+des choses.
+
+Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir
+aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes ou s'ils avaient
+mieux connu leur prisonnier.
+
+--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons,
+faites en conscience votre métier de bourreau.
+
+Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient
+pas.
+
+Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui
+semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs
+tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons
+des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des
+flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés,
+mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou
+joyeux.
+
+Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces
+parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats,
+l'arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes
+dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux,
+chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour
+affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgré sa force de
+caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l'effort surhumain qu'il
+faisait pour se maîtriser.
+
+Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé?
+
+Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des
+supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une
+torture savamment dosée pour la faire durer des heures et des jours,
+peut-être, et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N'importe
+qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris le poison.
+
+Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui l'effrayait. En
+descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la
+mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes
+étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne
+pouvait plus guère tenir à la vie.
+
+Alors?
+
+Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait
+qu'ayant accepté du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le
+droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.
+
+On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en
+pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d'une énergie peu
+commune, d'une dose de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il
+était peut-être seul capable d'avoir.
+
+Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement
+résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives
+désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
+une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était tracée.
+
+Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître,
+c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la
+nourriture qu'on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la
+réception du billet du Chico.
+
+Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur
+le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui.
+
+Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment,
+cette carte n'était pas à dédaigner plus qu'une autre. Elle pouvait
+être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela
+dépendrait du jeu qu'abattrait son adversaire.
+
+Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se
+disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait être
+en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours
+se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces
+affaiblies par un long jeûne..
+
+Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête.
+Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une manière ou d'une
+autre. C'était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait,
+voilà tout.
+
+Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne
+renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.
+
+Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir devant son
+couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait
+et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, résister aux
+tentations accumulées sur cette table.
+
+Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et
+versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune que les années de bouteille
+avaient pâli à tel point que, du rouge initial, il était passé au rose
+effacé; l'autre, d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide,
+ressemblait à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération avec
+toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens
+altérés. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent
+doucement par le pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme
+ils eussent soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.
+
+--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux.
+
+--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.
+
+--Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le
+mieux est de cesser cette lamentable comédie.
+
+--Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce n'est point une
+comédie.
+
+--C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. Oui?... En ce cas,
+allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prévenus: je ne toucherai à
+rien de ce que vous m'offrirez.
+
+--Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, tout borné qu'il
+fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez vous-même.
+
+En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table, et,
+d'un geste large, il désignait les flacons rangés en bon ordre.
+
+Les deux moines faillirent se trouver mal.
+
+De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit
+vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il eut réintégré sa cellule,
+il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de fatigues
+physiques les plus dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme
+qu'il venait de faire.
+
+Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait
+pris de nourriture, et il se trouvait dans un état de faiblesse
+compréhensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquiéter.
+
+La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa
+gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait cruellement
+souffrir.
+
+Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient exaspérants,
+et, ce qui était plus grave, des éblouissements fréquents, qui le
+laissaient dans un état de prostration qui ressemblait singulièrement à
+l'évanouissement. Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en songeant aux
+deux moines:
+
+«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on jamais acharnement
+pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce du plus petit plat. Comment ai-je
+pu résister à la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage
+de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!
+
+Arrive qu'arrive, demain je mangerai.
+
+Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les moines ne
+parurent pas.
+
+«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa
+aurait-il changé d'idée et, renonçant au poison, voudrait-il me prendre
+par la faim?
+
+Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant un repas
+frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire après le long jeûne qu'il
+venait d'endurer.
+
+L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines ne parurent
+toujours pas.
+
+Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour de bon.
+
+«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant
+nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?...
+D'Espinosa aurait-il deviné qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter
+son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
+Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»
+
+Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il
+s'arrêta, indécis.
+
+«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir
+que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, à tout prendre...
+Patientons encore.»
+
+L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner vint à son tour.
+Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et
+passa sans amener les moines.
+
+«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m'en tenir!»
+
+Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt.
+
+--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'était
+pas celle de ses gardiens ordinaires.
+
+--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez
+résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le
+faire savoir.
+
+--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et
+qui vous en empêche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre
+chambre?
+
+--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous
+demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim!
+
+--Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères
+Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume.
+
+--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on
+ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une
+goutte d'eau.
+
+--Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!
+
+La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie
+pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait
+guère y songer. A travers les étroites lamelles de cuivre et dans la
+demi-obscurité d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, l'oeil
+perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours
+indécis.
+
+--Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus
+aujourd'hui?
+
+--Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour
+la journée seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la précaution
+de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de
+s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont
+rendus coupables... je ne voudrais pas être à leur place... Mais vous,
+monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas
+prévenu des le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis que,
+à présent...
+
+--A présent? fit Pardaillan.
+
+--A présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres.
+Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!
+
+--Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour
+d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais
+seulement un peu d'eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n'en parlons
+plus. J'attendrai jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on
+n'ait pas décidé de me laisser mourir de faim.
+
+Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et
+Pardaillan se demanda si, après l'avoir assommé de prévenances, après
+l'avoir accablé d'une profusion de mets délicats, alors qu'il était
+résolu à ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
+indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand déjeuner, les
+deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncèrent que
+«les viandes de monsieur le chevalier étaient servies».
+
+Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur fit répéter
+l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait,
+et qu'avec ce repas son sort serait définitivement réglé, il retrouva
+son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines
+qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:
+
+--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous
+n'ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires?
+
+--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'écria
+naïvement Bautista.
+
+--Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé à manger.
+
+--Est-ce possible!...
+
+--Puisque je vous le dis.
+
+--Et aujourd'hui? haleta Zacarias.
+
+--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!...
+
+--Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous
+faites!... Venez vite, monsieur.
+
+Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec
+complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement
+garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un
+clignement d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés de
+victuailles:
+
+--Je vous défie bien de la mettre à sec!
+
+--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de quoi satisfaire
+plusieurs appétits robustes.
+
+Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, comme
+l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mystérieux et
+lointain, tandis que les moines s'empressaient à le servir, pleins
+de prévenances et d'attentions, les yeux luisants, la face épanouie,
+heureux de penser qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de
+gourmands.
+
+Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à le voir si
+calme, si admirablement maître de lui, on n'eût, certes, pu soupçonner
+le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
+
+En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en eût, cette
+question revenait sans cesse à son esprit:
+
+--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?
+
+Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se disait:
+
+«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être pour celui-ci.»
+
+Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque
+bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le
+liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette
+lenteur l'avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le
+dessus, et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été sûr
+de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme quatre et but
+comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre
+circonstance, mais parce qu'il estimait que c'était nécessaire.
+
+Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il goûtât à l'un
+quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir,
+comme on le leur avait promis.
+
+Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien
+que Pardaillan fût un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa
+chambre où il se jeta dans son fauteuil.
+
+«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. Voyons, le billet
+disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir changé d'idée...
+on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»
+
+Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il
+paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il
+attendait et, en même temps, il réfléchissait. Au bout de ce temps, il
+se leva et se mit à se promener lentement, un sourire au lèvres.
+
+«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait pas le moindre
+poison dans les aliments que j'ai absorbés. D'Espinosa aurait-il changé
+d'idée, comme je le prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une
+comédie admirablement machinée, et dont j'ai été sottement dupe?...
+Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est
+passée et je n'ai pas encore aperçu mes dignes gardiens.»
+
+En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure du dîner, ni à
+l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement déjeuné,
+à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée
+qu'il avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas et
+appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frère
+Zacarias qui lui répondit.
+
+--Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du
+dîner est passée, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de
+ces mirifiques festins?...
+
+--Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine d'une voix
+pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!
+
+--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, dites-moi, pourquoi
+cet «hélas!»... Vous vous intéressez donc à moi?...
+
+Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n'eût été de
+l'inconscience, le moine répondit:
+
+--Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commis je ne sais
+quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ont décidé de vous
+priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et
+moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons
+plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous êtes
+frappé nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous.
+
+--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que
+vous vous êtes régalé des reliefs de mon succulent déjeuner?
+
+--Sans doute!... Et il était même si succulent que notre regret de voir
+supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes
+choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.
+
+--Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît pas juste!
+
+--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que vous fussiez traité
+magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnés à
+votre intention. Pour nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions
+tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires,
+qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti à en goûter
+tant soit peu.
+
+--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me
+fusse laissé faire, pour vous être agréable.
+
+--Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement interdit de
+vous prévenir.
+
+--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tiré du moine ce
+qu'il en voulait, le quitta sans façon.
+
+Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un rire
+silencieux et murmura:
+
+«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme un sot!... La leçon
+ne sera pas perdue.»
+
+
+
+XVI
+
+LE PLANCHER MOUVANT
+
+Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait adopté une
+embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et, là, abrité par
+le renfoncement de la fenêtre, caché par le large et haut dossier du
+fauteuil, il était à peu près certain d'échapper à la surveillance
+occulte qu'il sentait peser sur lui.
+
+Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues heures, immobile,
+paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Et, sans doute
+croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi par le grand
+inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
+prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il savait qu'il
+était condamné à jeûner durant quelque temps, puisque le frère Zacarias
+l'avait prévenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne
+pénétreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se
+passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. Vers une heure de
+l'après-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre à habits,
+d'où il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa
+soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis
+quelque temps, et, péniblement, car il se sentait très faible, il
+regagna son fauteuil où il disparut.
+
+Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les
+mâchoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-être avait-il
+imaginé ce moyen de tromper la faim.
+
+Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter
+un morceau de pain, un verre d'eau. Il était devenu d'une faiblesse
+extrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout, et
+il lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le
+fauteuil dans son coin favori.
+
+Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y avait
+exactement treize jours qu'il était enfermé dans ce couvent-prison,
+et il n'était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, une barbe
+naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un
+éclat fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait la
+plus grande partie de son temps dans le fauteuil où il restait prostré
+de longues heures.
+
+Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de
+pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de ménager
+ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que
+dans deux jours.
+
+C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire,
+cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard,
+le pain était diminué de moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les
+mêmes proportions. Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près,
+car, peu de temps après, les moines reparurent et le prièrent de les
+suivre.
+
+Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces,
+car il se leva sans trop de difficultés. Mais, ce qui étonna les deux
+gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils
+disaient.
+
+Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils
+l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et
+descendre deux étages. Une porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et
+il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui
+était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et
+d'eau, qu'ils avaient eu la précaution d'emporter, et se retirèrent
+silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le supérieur du
+couvent.
+
+--Eh bien? fit laconiquement ce personnage.
+
+--C'est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista.
+
+--Il n'a pas fait de difficultés?
+
+--Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet
+du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah!
+ce n'est plus le fringant cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!
+
+--Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est
+d'une importance capitale.
+
+--Révérendissime père, je crois sincèrement que, si on le soumet encore
+quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison... à moins
+qu'il ne tombe d'inanition.
+
+--Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il puisse s'en douter.
+Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé le contenu de la bouteille de
+Saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le
+jour de son entrée au couvent?
+
+--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la
+bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés.
+
+Le prieur eut un sourire sinistre:
+
+--S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N'importe, pour
+plus de sûreté, j'enverrai le médecin. Allez, mon frère!
+
+La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir
+environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement
+obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de
+paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de forces, dut
+s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son
+cachot.
+
+Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes?
+Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'état
+misérable dans lequel il se trouvait.
+
+Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il
+eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida
+presque entièrement la provision d'eau.
+
+A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur
+allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son
+cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
+en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.
+
+Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, un silence
+de tombe, une obscurité compacte à tel point que, si la cruche, à
+laquelle il se désaltérait de temps en temps, n'avait pas été sous sa
+main, il n'aurait pu la retrouver.
+
+Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être
+le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint
+l'aveugler de son éclat insoutenable.
+
+C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tête,
+un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et, en même
+temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
+fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s'accentuer et
+se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été
+en nage, il grelottait dans son coin.
+
+Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène
+se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une
+puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal
+soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle
+atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait à ouvrir les
+paupières.
+
+Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait
+roulé sur le sol. Le délire s'était emparé de lui, un râle étouffé
+coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et, parfois, un
+gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s'écoulèrent,
+douloureuses, mortelles, sans qu'il en eût conscience.
+
+Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut encore vivement
+éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même
+temps, un déplacement d'air violent, tel que le produit un puissant
+ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
+et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées de chaleur
+attiédirent l'atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux
+achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.
+
+Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par
+la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot,
+où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d'un soleil
+factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants
+effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte
+d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les râles
+cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à peu, cette sorte
+d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable
+intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l'entouraient, mais un
+vague embryon de conscience.
+
+C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, comparée à
+l'état où il se trouvait avant.
+
+Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur son manteau que
+nous aurions dû dire.
+
+En effet, malgré la chaleur--on était au gros de l'été--par suite d'on
+ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s'était enveloppé
+dans son manteau et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie
+remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans
+cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention.
+
+Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, depuis, il ne l'avait
+plus quitté, ni jour ni nuit.
+
+Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette
+bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs.
+
+Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa
+lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le
+plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus
+et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'était plus ce
+regard si vif d'autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie
+qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit près de lui un pain entier et
+une cruche pleine d'eau.
+
+Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, deux jours
+peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions sans qu'il s'en fût
+aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De
+même, il vida aux trois quarts la cruche.
+
+Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une
+nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement
+conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il
+put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard
+étonné d'un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve.
+
+A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un
+ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main,
+longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
+une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir
+de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant,
+placé horizontalement et tourné de son côté, l'avait frôlé en passant;
+quelques lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame le
+perçait de part en part.
+
+Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y avait quelques jours
+à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement,
+peut-être--et encore, n'est-ce pas bien sûr--en tout cas, sans
+manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les
+intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux semaines,
+quelque drogue infernale qu'on avait réussi à lui faire absorber,
+avaient fait de lui une loque humaine. Il n'était peut-être pas tout à
+fait fou, il était bien près de le devenir.
+
+De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, la soif, les
+abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un être
+faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était
+le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente
+de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de
+l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait
+un être pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait à un
+poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lâche!... Quel
+triomphe pour Fausta!
+
+En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que c'était un miracle
+qu'elle ne l'eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d'un
+tremblement nerveux; il tremble, sans songer à s'écarter. Au même
+instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur d'une
+apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de
+terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil à celui d'un
+chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle
+lame venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, il s'en
+fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.
+
+Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui
+débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches
+énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer
+et à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une troisième
+faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait
+vouloir le couper en deux, de haut en bas.
+
+Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle manqué de quelques
+lignes? L'ancien Pardaillan n'eût pas manqué de se poser cette question
+dès la première apparition.
+
+Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en même
+temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par
+l'instinct de la conservation, il s'écarta précipitamment de l'infernale
+muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement
+que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut
+pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même
+temps.
+
+Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se
+mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant
+d'émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux
+d'un air stupide.
+
+Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne,
+se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l'une sur
+l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles
+s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
+relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser.
+
+Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois
+monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups
+carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des faux
+se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur
+la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d'une baguette
+frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits,
+d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le
+cachot d'un bourdonnement sonore.
+
+Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à
+côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme
+la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement
+devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième
+série apparurent et se mirent en branle.
+
+Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne
+vit plus que l'éclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec
+une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s'approcher de cette
+cloison, sous peine d'être happé par les faux et haché menu comme chair
+à pâté. Et le roulement devint assourdissant.
+
+Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux
+exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait
+de ses lèvres, sans répit.
+
+Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'écrouler
+sous lui. Tout d'abord, il crut s'être trompé.
+
+La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces
+horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc,
+lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d'observer et de
+raisonner.
+
+Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit
+bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement trompé. En effet, il n'y
+avait pas à en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la
+machine à hacher.
+
+C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément donné, dans son
+esprit, à cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, même,
+que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout
+constituait la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.
+
+La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi,
+le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement,
+tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel
+mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre
+et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d'inclinaison du
+plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante.
+
+Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarqué
+jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme
+plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans
+la moindre protubérance à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit
+doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
+qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq hachoirs
+qui le mettrait en pièces.
+
+Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui
+lui rongeait le cerveau achevèrent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec
+une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement
+et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et
+destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.
+
+Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: Pardaillan n'était
+plus.
+
+C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant,
+hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui
+s'efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher,
+criait de toutes ses forces, déjà épuisées:
+
+--Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!...
+
+Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être l'implacable volonté
+de l'inquisiteur avait-elle décidé de pousser l'expérience jusqu'au
+bout.
+
+Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité
+désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, mais dix qui
+fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même
+roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.
+
+L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à
+jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l'unique
+chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant
+maintenant. Voici quelle était cette chance:
+
+Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des charnières
+puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées contre le mur qui
+soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C'est-à-dire
+que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de
+métal.
+
+C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. Si cette
+traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur,
+Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi
+longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la
+traverse était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de se poser
+là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se
+couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne
+voyons pas d'autre nom à lui donner--avait vu cela.
+
+C'était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de
+quelques secondes. Il était évident qu'il ne pourrait se maintenir
+longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de
+descente s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute
+inévitable.
+
+Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son
+agonie, et, désespérément, il s'accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna
+du moins qu'il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don
+de l'affoler.
+
+Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison était
+tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui
+continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient
+appeler la proie convoitée.
+
+Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de
+plus en plus; ses doigts, gonflés par l'effort, s'engourdissaient; la
+tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que, bientôt, dans
+un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas
+se faire hacher par la hideuse machine.
+
+Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement
+tenace qu'il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque
+sans discontinuer:
+
+«Arrêtez! Arrêtez!...»
+
+Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise.
+Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette
+main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent
+désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son
+corps un inappréciable instant.
+
+Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri
+terrible, un cri de bête qu'on égorge, jaillit de ses lèvres tuméfiées,
+et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent.
+
+
+
+XVII
+
+LE PHILTRE DU MOINE
+
+Or, Pardaillan n'était pas mort.
+
+La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de
+concert avec d'Espinosa.
+
+Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen qui, dans son
+infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopté et
+perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre
+qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour
+adopter celui-là.
+
+Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d'autant
+plus inexorable qu'elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un
+principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non
+pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti
+lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.
+
+Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était
+donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter
+l'épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la
+soif.
+
+Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec
+un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et
+en même temps devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.
+
+En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et
+de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais,
+les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que,
+étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur
+tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité
+du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre
+et s'étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
+auraient dû hacher.
+
+Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié évanoui.
+Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura
+étendu à terre, sans connaissance.
+
+Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à
+lui et jeta autour de lui un regard, sans vie.
+
+Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles
+de la chambre d'où il venait d'être précipité. Le plancher d'acier
+était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle
+cellule.
+
+Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues
+visibles autres qu'une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici
+le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d'une
+couche de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.
+
+Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression et ne vit
+rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit
+à le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer
+une poupée, et il éclata de rire.
+
+Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits et aux grands
+dont l'intelligence s'est éteinte, il s'occupa à cette distraction
+enfantine.
+
+Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient
+inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n'avaient aucun
+sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec
+des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et,
+fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de
+rire sans expression.
+
+Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il n'avait plus
+conscience du temps.
+
+La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche
+d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise
+de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet
+à la main.
+
+Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le
+prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il aperçut ce moine,
+Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et,
+cachant son visage dans son bras replié--le geste d'un enfant qui veut
+se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante:
+
+«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»
+
+Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda
+un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet.
+
+«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs à éviter le coup.
+
+Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le
+regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura:
+
+«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d'un jour:
+il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant
+inoffensif.»
+
+Et il sortit.
+
+Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s'était
+réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et, ne voyant plus
+personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.
+
+Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions.
+Chaque fois, la même scène se produisit. La troisième fois, le moine
+était accompagné d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la
+même terreur enfantine.
+
+«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de
+Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux.
+De toutes les secousses qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il
+ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
+remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le!
+Il ne peut même pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit
+encore vivant.
+
+--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance
+dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il
+ne produisît pas tout l'effet désirable. C'est que le sujet sur
+lequel nous avions à l'appliquer était doué d'une constitution
+exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de
+vraiment remarquable.
+
+Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage
+enfoui dans son bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait
+doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et
+agissaient devant lui comme s'il n'eût pas existé.
+
+--Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après un silence passé
+à considérer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin
+qu'il retrouve un moment l'intelligence nécessaire pour me comprendre.
+
+--J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai
+apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans
+ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais,
+monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une
+demi-heure.
+
+--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui dire.
+
+Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui
+redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter
+l'approche de celui qui l'effrayait à ce point.
+
+Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage
+de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre
+résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine
+écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur,
+préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa
+l'arrêta en disant:
+
+--Faites attention, mon révérend père, que je vais rester en tête-à-tête
+avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur,
+dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois exposé...
+
+--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le
+prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais
+son intelligence sera à peine galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de
+faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
+un enfant craintif. J'en réponds.
+
+Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule
+flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune
+résistance, et, se redressant:
+
+--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en état de vous
+comprendre... à peu près, dit-il.
+
+--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte à
+l'extérieur et remontez sans m'attendre.
+
+--Et monseigneur? dit-il respectueusement.
+
+--Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir
+de ce cachot sans passer par cette porte.
+
+Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef suprême et obéit
+passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, sans manifester ni inquiétude ni
+émotion, entendit les verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui
+ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à la lueur
+blafarde d'une lampe que le moine avait posée à terre, il se mit à
+étudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait
+absorber. Galvanisé par le remède violent, le prisonnier parut retrouver
+une vie nouvelle.
+
+Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis son torse affaissé
+se redressa lentement. Comme s'il avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à
+la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses
+pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une partie de son
+éclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se
+redressa, se mit sur ses pieds, s'étira longuement, avec un sourire de
+satisfaction.
+
+Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut
+d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu'au mur,
+qui l'arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne
+gémit pas. Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude
+manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son
+regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta
+autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle
+pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il
+effectua le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en exécutant ce
+mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne
+paraissait pas reconnaître.
+
+D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu'il eût peur,
+il était brave, la mort ne l'effrayait pas.
+
+Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en
+laissant son oeuvre inachevée.
+
+Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix très
+calme, presque douce:
+
+--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...
+
+--Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de
+mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait
+dans son esprit.
+
+--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en
+le fixant.
+
+Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:
+
+--Je ne connais pas ce nom-là.
+
+Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une
+inquiétude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main
+sur l'épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son
+étreinte, le sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois,
+il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit:
+
+--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.
+
+--Vrai? fit anxieusement le fou.
+
+--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.
+
+Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu
+à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et, finalement, se mit à
+sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré,
+d'Espinosa reprit:
+
+--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan.
+
+--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. Alors, je veux bien être
+Par...dail...lan... Et vous, qui êtes-vous?
+
+--Je suis d'Espinosa.
+
+--D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D'Espinosa!...
+je connais ce nom-là...
+
+Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.
+
+--Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur...
+Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un méchant... prenez
+garde... il va nous battre!
+
+--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis
+d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta.
+
+--Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une femme qui
+s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...
+
+--C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire te revient tout à
+fait.
+
+Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans défaillir. Il
+se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:
+
+--Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas
+jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants... Ils nous feront
+du mal.
+
+--Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je te dis que d'Espinosa
+c'est moi. Rappelle-toi!
+
+Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de
+son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espéré
+lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné
+à abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa
+volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une brusque secousse,
+se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il
+râla:
+
+--Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je me souviens...
+Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif...
+et cette galerie abominable où l'on suppliciait tant de pauvres
+malheureux!...
+
+--Enfin! tu te souviens!
+
+--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'épouvante. Je vous
+reconnais... Que voulez-vous?
+
+--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un homme fort et
+vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien épouvante.
+Et c'est moi qui t'ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu,
+Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton
+cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu
+redeviendras ce que tu étais à l'instant: un pauvre fou.
+
+--Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures qui
+devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est
+elle qui a eu cette idée que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu
+l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer
+d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu
+mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de
+mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout à l'heure.
+Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné quelque
+invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une
+des parois du cachot.
+
+D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le
+saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât la moindre résistance, car, le
+malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il
+le traîna jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il pût
+mieux voir:
+
+--Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici,
+pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une véritable
+tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît
+ce tombeau; nul que moi.
+
+--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton
+supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce
+tombeau qui tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que,
+seul, je connais.
+
+--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation
+qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir
+maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la
+trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y
+revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant
+le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras
+toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant
+là-dedans.
+
+--Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir!
+Grâce!...
+
+--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et,
+cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, à compter de cet instant,
+tu n'existeras plus.
+
+--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches
+pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les
+hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas à nous, s'ils ne sont pas
+avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses établi par
+notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la majesté royale
+de mon souverain. Parce que tu t'es dressé menaçant devant lui et que tu
+as voulu faire avorter ses vastes projets.
+
+--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas
+mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans
+toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu
+es venu chercher de si loin, il est en ma possession!
+
+--Le parchemin!... bégaya Pardaillan.
+
+--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens,
+regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la déclaration du feu
+roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain.
+Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra
+espagnol.
+
+Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il
+avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air
+hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le
+précieux document, le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main
+robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car
+l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, sur un ton impératif:
+
+--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, entre dans la
+mort.
+
+Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan et le poussa
+rudement jusqu'au seuil de l'ouverture béante, en ajoutant:
+
+--Voici ta tombe.
+
+Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit
+frémir de la nuque aux talons, tonna soudain:
+
+--Mordieu! mourons ensemble!
+
+Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait
+à la gorge et l'étranglait.
+
+D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la
+dague dont il avait eu la précaution de s'armer. Il n'eut pas la force
+d'achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand
+inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la
+gorge, et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha de
+terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute
+volée dans ce qui devait être sa tombe.
+
+Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposée à
+terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait
+plus se séparer et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons
+de poupée--et, sa lampe à la main, il franchit le seuil de l'ouverture
+mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui
+actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire,
+bien remarquée lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.
+
+En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur
+avait repris sa place. Il n'y avait plus là d'ouverture visible.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme
+l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait
+assez à une tombe.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait
+d'abord jeté son puissant et implacable adversaire.
+
+
+
+XVIII
+
+CHANGEMENT DE RÔLES
+
+Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme
+dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n'y avait
+aucun meuble; pas de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile
+de retrouver l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée
+d'elle-même.
+
+Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La
+facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l'avait
+projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues.
+
+Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne.
+En même temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui être
+revenue.
+
+Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il avait quelques
+instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu,
+et cependant nuancé d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se
+disposait à accomplir quelque coup de folie.
+
+Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin,
+qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'était pas
+une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia
+soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein.
+
+Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'assura que
+d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, ni aucun papier susceptible
+de lui être utile, le cas échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit
+paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec
+un sourire indéchiffrable aux lèvres.
+
+Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se
+portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait
+retrouvé son expression d'audace étincelante, il hocha gravement la
+tête, sans dire un mot.
+
+Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui était le sien.
+Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que
+s'il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne
+montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu ne
+cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée.
+
+Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remède,
+grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour
+essayer de l'entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force
+stimulante au bout d'une demi-heure.
+
+Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier
+jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevînt ce qu'il
+était avant, ce qu'il resterait jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et
+peureux.
+
+En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait
+pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à
+éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu.
+Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à
+cela.
+
+Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes nécessaires. Et,
+si le prisonnier devenait trop menaçant, il s'en débarrasserait d'un
+coup de dague.
+
+Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan,
+cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il
+avait cachée. Alors seulement il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme
+sur laquelle il comptait en cas de suprême péril.
+
+Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais
+il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n'avait
+rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que
+Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout
+impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s'était
+peut-être détachée de sa ceinture et qu'elle gisait à terre, peut-être
+tout près de lui. Il fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il
+se mit à fureter partout.
+
+--Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le
+prisonnier lui dit:
+
+--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.
+
+Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignée de la dague
+passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:
+
+--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer à
+m'apporter une arme...
+
+D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de se mesurer avec
+le redoutable adversaire qu'il avait devant lui.
+
+Au même instant, une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et,
+d'un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché
+le fameux parchemin.
+
+Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le
+coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait
+le sauver.
+
+Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu'il avait été
+joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait
+su déjouer la surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme
+qui avait su tromper les moines médecins qui avaient passé de longues
+heures à l'étudier et à l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si
+bien jouer le rôle qu'il s'était donné qu'il en avait été dupe, lui
+d'Espinosa.
+
+Il jeta sur celui dont il était le prisonnier--par un renversement de
+rôles inouï d'audace--un regard d'admiration sincère en même temps qu'un
+soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.
+
+Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle
+raillerie, avec une pointe de commisération que l'oreille subtile
+d'Espinosa perçut nettement et qui l'humilia profondément:
+
+--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre
+dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j'ai rencontrée
+dans l'accomplissement de la mission qui m'était confiée.
+
+--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une
+étourderie sans égale. A force de vouloir pousser les choses à l'excès,
+à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous
+aviez si belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette
+partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez
+aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire
+autant... soit dit sans vous offenser.
+
+D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne
+manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère.
+
+--Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant
+qu'on vous a fait boire?
+
+Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.
+
+--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut
+faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore
+faut-il s'arranger de manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa
+présence par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.
+
+--Cependant, vous avez absorbé le narcotique.
+
+--Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un
+homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une
+ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce sommeil
+suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire
+remarquer que votre stupéfiant avait changé--oh! d'une manière
+imperceptible--le goût du Saumur que je connais fort bien.
+
+Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allât se
+mélanger aux eaux sales de mes ablutions.
+
+--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me méfiant de votre
+vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé de forcer un peu la dose du
+poison. N'importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et
+de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège auquel d'autres,
+réputés délicats, s'étaient laissé prendre.
+
+Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté du compliment.
+D'Espinosa reprit:
+
+--En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment
+avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie?
+
+--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne
+fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous
+avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées
+incontinent. Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines autres
+paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant
+commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance
+cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous
+avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si
+complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber
+une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous
+acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur
+continu, en les frappant à coups d'épouvante, si je puis ainsi dire.
+
+--Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; à force
+d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû me souvenir qu'avec un
+observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans
+une juste mesure. C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.
+
+Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu'il
+avait quand il était satisfait:
+
+--Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je
+vous prie... Nous avons du temps devant nous.
+
+--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment,
+et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que
+vous possédez.
+
+Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous
+n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait:
+il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non
+pour vous sustenter.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et
+encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il
+répondit en souriant:
+
+Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de
+résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la
+faim et, là où d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma
+lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur
+mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la
+vérité.
+
+Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux
+manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de
+d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon
+rempli d'eau et quelques fruits.
+
+--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que
+me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez
+sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'état de délabrement
+dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je mangeai
+peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les
+provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes
+de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
+menues pâtisseries.
+
+--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grâce à elles que
+vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides,
+j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche,
+qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me
+priverait pas complètement de nourriture et de boisson.
+
+--Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il serait en mon
+pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne point vous le celer, que vous
+commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec
+moi. L'événement a justifié mes prévisions et bien m'en a pris d'avoir
+agi en conséquence.
+
+--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu,
+tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez
+été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la
+vôtre.
+
+--J'avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les
+différents incidents qui l'agrémentent, est une assez hideuse invention.
+Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne
+vous avais pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai
+donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie,
+tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C'était un moment
+fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux.
+
+D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, puis, avec un long
+soupir:
+
+--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas à nous!
+
+Et voyant que Pardaillan se hérissait:
+
+--Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer.
+Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe
+se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste... mais ne se
+vendent pas.
+
+Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui
+l'observait sans en avoir l'air et respectait sa méditation. Enfin il
+redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble
+apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:
+
+--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre
+prisonnier--que comptez-vous faire?
+
+--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s'il disait la
+chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette
+fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et
+qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant.
+
+--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.
+
+--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution.
+
+--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble.
+Au bout du compte le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie
+mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi.
+
+--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera
+pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui
+dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair
+que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre de
+supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne
+serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger
+mon agonie.
+
+Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un
+frisson.
+
+--Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua
+Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que
+j'éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots
+à Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
+l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai
+donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli,
+avant, jusqu'au bout, la mission que je m'étais donnée: arracher au
+roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous,
+monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour vous?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il
+avait été piqué par un fer rouge.
+
+--Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne
+saurait mourir avant d'avoir mené à bien la tâche qu'il s'est imposée
+pour le plus grand profit de notre sainte mère l'Eglise.
+
+--Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui
+tenait le plus au coeur.
+
+--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne
+sommes nullement logés à la même enseigne. Je m'en irai sans regret.
+Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre oeuvre
+inachevée. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même
+sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler.
+Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir!
+
+Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le
+mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir.
+
+D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée
+de sauter sur lui à l'improviste, de lui arracher la dague, de le
+poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un
+homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément.
+
+Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en
+écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il
+pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la
+porte secrète et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y
+réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C'était une
+chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il réussissait, c'était sa
+délivrance et la mort certaine de Pardaillan.
+
+Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée
+précisément à celle où se trouvait Pardaillan.
+
+Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions infinies, il se
+mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer
+qu'il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans
+bouger de sa place, lui dit tranquillement:
+
+--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la
+sortie... quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre
+compagnie m'est si précieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez
+donc venir vous asseoir ici près de moi.
+
+Et sur un ton rude:
+
+--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre
+part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans
+la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la
+vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!
+
+D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une fois de plus, il
+venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot,
+sans essayer une résistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près
+de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il
+se plongea dans ses pensées.
+
+La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, et il était
+résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui
+lui broyait le coeur, c'était la pensée de laisser son oeuvre inachevée.
+
+Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, lui, le chef
+suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout
+lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu'il
+croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un
+geste détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, de
+richesse, d'autorité, d'ambition.
+
+Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le
+monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement
+disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux
+étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur de
+Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition
+coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de
+ce couvent San Pablo où tout lui appartenait!
+
+Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa dans son coin.
+
+Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait
+qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait
+se dresser devant lui.
+
+Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à
+apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que
+le mieux qu'il eût à faire était de s'abandonner à sa générosité; il en
+tirerait certes plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la
+force ou par la ruse.
+
+Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que Pardaillan
+mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette
+satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de
+traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort
+de Pardaillan lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la
+capitulation.
+
+Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui prétendait que
+Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel
+était de force à attendre patiemment qu'il fût mort de faim, lui
+Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et
+trouverait la porte secrète.
+
+Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes,
+la découverte du ressort caché n'était pas besogne facile. Elle
+n'était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet
+aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.
+
+Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il
+croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait
+libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant
+à Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis de haute
+lutte.
+
+Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le
+conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une
+escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour
+sa sécurité, l'accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer
+l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant
+la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:
+
+--Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous convient
+d'accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d'ici.
+
+--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise,
+je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi
+aussi, j'ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous
+plaît, les discuter, avant les vôtres... que je devine, au surplus.
+
+--Voyons vos conditions?
+
+--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai
+l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé certaines petites affaires
+que j'ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux
+conditions que vous vouliez m'imposer.
+
+Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un geste de
+surprise. Pardaillan eut un léger sourire et continua avec cet air
+glacial qui dénotait une inébranlable résolution:
+
+--Pareillement, je souscris à votre seconde condition et je vous engage
+ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur
+d'Espagne à ma merci et que je lui ai fait grâce de la vie.
+
+Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration qui tenait du
+prodige et il le laissa voir.
+
+--Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!
+
+Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique et reprit:
+
+--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions à me poser. Si je me
+suis trompé, dites-le.
+
+--Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui s'était ressaisi.
+
+--Et maintenant voici mes petites conditions à moi. Premièrement, je ne
+serai pas inquiété pendant le court séjour que j'ai à faire ici et je
+quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au représentant de Sa
+Majesté le roi de France.
+
+--Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.
+
+--Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait d'avoir montré
+quelque sympathie à l'adversaire que j'ai été pour vous.
+
+--Accordé, accordé!
+
+--Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don
+Carlos, connu sous le nom de don César el Torero.
+
+--Vous savez?...
+
+--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il
+ne sera rien entrepris contre don César et sa fiancée, connue sous le
+nom de la Giralda.
+
+Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne sous la
+sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne
+que le petit-fils d'un monarque puissant vécût pauvre et misérable
+à l'étranger, il lui sera remis une somme--que je laisse à votre
+générosité le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'établir en
+France et y faire honorable figure. En échange de quoi j'engage ma
+parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et
+ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance.
+
+A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa réfléchit un
+instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le
+trône, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume?
+
+--J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense.
+
+--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être avez-vous
+trouvé la meilleure solution de cette grave affaire.
+
+--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est
+humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire.
+
+--Eh bien, ceci est accordé comme le reste.
+
+--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'à
+quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas précisément
+agréable.
+
+--D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrète:
+
+--Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution du pacte qui nous
+unit? dit-il.
+
+Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec
+une certaine déférence.
+
+--Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, votre parole de
+gentilhomme.
+
+Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa se sentit
+violemment ému. Qu'un tel homme, après tout ce qu'il avait tenté
+contre lui, lui donnât une telle marque d'estime et de confiance, cela
+l'étonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idées.
+
+D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard de Pardaillan
+avec une loyauté égale à celle de son ancien ennemi et, aussi simplement
+que lui, il dit gravement:
+
+--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.
+
+Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il
+ouvrit la porte secrète sans chercher à cacher où se trouvait le ressort
+qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
+indéfinissable.
+
+Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se
+trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver
+là, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours
+d'Espinosa avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, alors
+qu'il lui eût été facile de le dissimuler.
+
+Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, des cours,
+des jardins, de vastes pièces, croisant à tout instant des moines qui
+circulaient affairés.
+
+Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre geste de surprise à
+la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant
+familièrement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient
+continuel, à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
+montra le même visage calme et confiant, la même liberté d'esprit.
+Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il
+poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer.
+
+Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda:
+
+--Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la Tour jusqu'à votre
+départ?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Bien, monsieur.
+
+Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:
+
+--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt à cette jeune
+fille... la Giralda.
+
+--C'est la fiancée de don César pour qui je me sens une vive affection,
+expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.
+
+--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous
+importe peut-être de savoir où la trouver.
+
+--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant
+davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait arrêtée... avec le Torero,
+peut-être?
+
+--Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le Torero n'a pas été
+arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous
+voilà libre, ceux qui le séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien
+à espérer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince
+avec vous, en France. En conséquence, ils ne feront pas de difficulté
+à lui rendre la liberté. Si vous tenez à le délivrer, orientez vos
+recherches du côté de la maison des Cyprès.
+
+--Fausta! s'exclama Pardaillan.
+
+--Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.
+
+Et, sur un ton indifférent, il ajouta:
+
+--Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire ces deux mots que
+vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre départ
+pour l'éternel voyage. Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi,
+elle est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du côté de
+la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites une petite lieue,
+vous trouverez un château fort, le premier que vous rencontrerez. C'est
+une résidence d'été de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à
+cause de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant
+onze heures, devant le pont-levis du château. Attendez là, vous ne
+tarderez pas à voir paraître celle que vous cherchez. Un dernier mot à
+ce sujet: il ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné
+de quelques solides lames, et souvenez-vous que passé onze heures vous
+arriverez trop tard.
+
+Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. Quand le grand
+inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait
+étrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-là:
+
+--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète bien des choses.
+
+D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince sourire, il dit:
+
+--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez à
+la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place,
+détournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entrée
+du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera
+bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient là
+passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.
+
+Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et
+poussa la porte derrière lui.
+
+
+
+XIX
+
+LIBRE!
+
+Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan était resté
+impassible.
+
+Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques
+d'un soleil brûlant--il était environ cinq heures de l'après-midi--il
+aspira l'air chaud avec délice, et en s'éloignant à grandes enjambées
+dans la direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait éclater
+sa joie intérieurement.
+
+Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l'air éclatant
+d'un ciel sans nuages:
+
+«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fétide d'un
+cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte
+de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!...
+Salut!... soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»
+
+Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:
+
+«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de régler nos
+comptes!»
+
+En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco.
+
+«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri.
+Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitté la porte
+de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne
+volonté qui lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton
+humble dévouement me réchauffe le coeur!...»
+
+Il était maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il
+approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de
+passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait
+des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à
+se demander si d'Espinosa ne s'était pas trompée ou si, entre-temps,
+le nain ne s'était pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il
+reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement:
+
+--Suivez-moi!
+
+Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui
+qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d'un air
+indifférent, s'éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit
+cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien
+avoir d'agir de la sorte.
+
+Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna le mur
+du couvent et s'engagea dans un dédale de ruelles étroites et
+caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, et saisissant la main de
+Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s'écriant avec un accent
+de conviction touchant dans sa naïveté:
+
+--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous!
+Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite,
+maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!
+
+Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable
+attendrissement.
+
+--Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.
+
+Le Chico se mit à rire:
+
+--Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils ne vous trouveront
+pas là où je vous conduirai.
+
+--Me cacher!... Pour quoi faire?
+
+--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!
+
+A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.
+
+--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me
+reprendront pas.
+
+Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni
+surprise ni inquiétude.
+
+Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on
+ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur
+débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan,
+et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant,
+l'enleva dans ses bras, en disant:
+
+--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...
+
+Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées
+du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'étreinte de toute la
+force de ses petits bras.
+
+En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher
+son émotion.
+
+--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire
+quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de la Tour, où nous
+serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus
+jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d'Espagne.
+
+Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de
+l'auberge de la Tour, à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan
+commença de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se
+produisit: c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour voir qui
+était ce client qui faisait un tel vacarme.
+
+Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente,
+languissante, indifférente. On eût dit qu'elle relevait de maladie. Et
+pourtant malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé
+et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d'un coup d'oeil
+prompt et sûr, remarqua qu'elle était restée aussi coquette, plus
+coquette que jamais, même.
+
+En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux
+languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et,
+joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un
+gémissement, elle fit:
+
+--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...
+
+Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et serait tombée
+si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose
+curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait
+crié: «Monsieur le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux
+s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle s'était évanouie.
+
+Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un
+siège, il lui tapota doucement les mains en disant:
+
+--Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux.
+
+Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature
+évanouie:
+
+--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.
+
+Et avec un redoublement de malice:
+
+--Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma
+soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eût tant
+d'affection pour moi...
+
+L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque
+aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, confuse et rougissante,
+elle dit avec un délicieux sourire:
+
+--Ce n'est rien... C'est la joie...
+
+Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant
+ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s'adressait
+à lui.
+
+--C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est la joie, fit
+Pardaillan, de son air le plus naïf.
+
+Et aussitôt il ajouta:
+
+--Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez
+que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze
+jours, que je n'ai ni mangé, ni bu, ni dormi.
+
+--Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?
+
+Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde:
+
+--Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui
+tremblait. Oh! les misérables!...
+
+--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je
+vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de
+soigner surtout le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt après.
+Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai
+besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être
+surprises par nulle oreille humaine--à part les vôtres, si petites et si
+rosés--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois
+sûr de ne pas être entendu.
+
+--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai
+moi-même, s'écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie.
+
+Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel,
+elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arrêta et,
+avec une gravité comique:
+
+--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur
+pénétrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi.
+N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frère et soeur
+s'embrassent après une longue séparation?
+
+--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.
+
+Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles
+Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel,
+une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à
+Juana:
+
+--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frère pour
+vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?
+
+Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument
+tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition
+d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles.
+
+Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit,
+devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle
+il s'appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait
+anxieusement avec des yeux embués de larmes.
+
+Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés,
+l'air embarrassé, tortillant nerveusement le coin de son tablier;
+comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite
+maîtresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé
+et gronda:
+
+--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous
+serait-il si pénible?
+
+Et, poussant le Chico par les épaules:
+
+--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement!
+
+Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.
+
+--Juana! fit-il dans un murmure.
+
+Et cela signifiait: tu permets?
+
+Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et
+gazouilla avec une tendresse infinie;
+
+--Luis!
+
+Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna:
+
+--Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!
+
+Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de
+l'autre.
+
+Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent
+à peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait
+respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux
+mains, et se mit à pleurer doucement.
+
+--Juana! cria le nain bouleversé.
+
+Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était
+son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé sur le tabouret de bois,
+haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il
+tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
+fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui,
+aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur.
+
+--Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis
+d'un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu!
+
+Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:
+
+--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...
+
+--Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il pas convenu
+que nous devions agir de concert... le délivrer ensemble, ou mourir
+ensemble, avec lui?
+
+--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu'il avait
+dans ses moments d'émotion violente, voici du nouveau, par exemple!
+
+Et, avec un frémissement:
+
+--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la
+condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais
+pas qu'en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps
+pour le salut de ces deux innocentes créatures...
+
+Le Chico avoua dans un souffle:
+
+--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela...
+non, je ne le pouvais pas.
+
+--Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que serais-je
+devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...
+
+Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à
+nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu'elle n'eût
+pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un
+moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé,
+acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il était mort.» Et,
+le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu'il
+jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement
+cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:
+
+--Imbécile!...
+
+Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant rien à cette
+exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami
+paraissait si fort en colère contre Lui.
+
+
+
+XX
+
+BIB-ALZAR
+
+Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
+indéfiniment sans amener le dénouement qu'il voulait. Il renonça donc,
+momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa
+voix bougonne, coupa court en s'écriant:
+
+--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j'enrage de
+faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts
+ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les
+bons vins!
+
+--Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que,
+depuis quinze jours, vous n'avez rien pris!
+
+Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit
+crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le
+couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les
+plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques
+bouteilles de vouvray, montez-en deux!...
+
+Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante,
+entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis:
+
+--Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces repas comme vous en
+feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!
+
+Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:
+
+--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à
+satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?
+
+--Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de
+retour!
+
+Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle
+prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long
+des discours. Et il faut croire qu'elle n'était pas seule à partager
+cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour
+aller faire son compliment à cet hôte illustre.
+
+C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la
+manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l'avaient rendu
+populaire.
+
+On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba
+Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui
+avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un
+homme et dont la cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours
+durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement
+inusitée qu'il avait fallu employer pour la mener à bien.
+
+Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'était
+attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero
+menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en
+particulier et de tous les Andalous en général.
+
+Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la
+noblesse et du peuple.
+
+Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des
+hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: Le dîner de Manuel n'était peut-être
+pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais
+les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux et veloutés à
+souhait, les pâtisseries fines et délicates, les fruits délicieux. Et le
+gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan,
+qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners
+plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.
+
+Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout en veillant à ce que
+le Chico fût copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait
+encore à faire et n'arrêtait pas de poser question sur question au petit
+homme.
+
+De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant
+trouvé un blanc-seing--qu'il remit à Pardaillan en assurant que c'était
+lui qui l'avait perdu--avait eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de
+façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
+été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.
+
+Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage
+qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pensé à don
+César. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu
+faire, c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où il était
+gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait
+immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu'il
+pût à son tour délivrer le chevalier.
+
+En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille
+toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la
+besogne.
+
+Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y
+découvrir celui qu'il cherchait.
+
+Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les
+appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n'était pas
+cela qui l'eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de
+serviteurs, il ne pouvait plus être question d'une surprise.
+
+L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas lui, faible et
+chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait
+failli se faire surprendre et n'avait rien trouvé. Alors, en désespoir
+de cause, il avait pensé à don Cervantes.
+
+Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été
+envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre.
+
+En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt
+Centurion, tantôt son sergent, découvrir le lieu de sa retraite.
+
+Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle,
+c'est que Barba Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le
+taureau. Barba Roja était maintenant sur pied, complètement remis, et
+certainement il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener chez
+lui.
+
+Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à
+Pardaillan, attentif.
+
+Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.
+
+Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une
+évidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il
+remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singulière
+indifférence vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
+n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une
+douceur déférente à laquelle il ne paraissait pas prêter attention, bien
+qu'elle fût toute nouvelle pour lui et dût lui paraître très douce.
+
+--Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le nain eut terminé
+son récit, sais-tu que tu es un hardi et délié compagnon?
+
+Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite
+Juana en devinrent écarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors
+que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une
+mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire:
+ne vous moquez pas de moi.
+
+Devant son geste, Pardaillan insista:
+
+--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel
+dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chétif! Mais j'y
+songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement réparable... et
+je veux le réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je veux
+t'apprendre à manier une épée...
+
+A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée sans doute, le nain
+bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il
+s'écria:
+
+--Quoi!... Vous consentiriez?...
+
+--Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je ne me dédis jamais, tu
+sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta
+première leçon... à l'instant même.
+
+Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit
+des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au
+soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air très détaché:
+
+--D'autant que pour l'expédition que nous allons entreprendre ce soir et
+celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une leçon te
+sera peut-être utile...
+
+Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la jeune fille, ni le
+regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta:
+
+--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux
+épées... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche
+d'habit pendu au mur.
+
+Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait pour chercher
+les épées demandées, s'adressant au nain qui, dans sa joie exubérante,
+gambadait comme un fou:
+
+--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.
+
+--Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...
+
+--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il va y avoir des
+horions à donner et à recevoir!
+
+--On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en
+riant. Et puis, vous serez là, tiens?
+
+--Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?
+
+--Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico en haussant les
+épaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, à la
+maison des Cyprès, et demain matin au château de Bib-Alzar!
+
+Juana avait apporté les épées et les boutons, que le chevalier ajusta à
+la pointe des lames, et, la table poussée dans un coin, dans le petit
+cabinet même, la leçon commença, sous l'oeil apeuré de Juana.
+
+Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes rapières.
+
+Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les manier. Mais il était
+nerveux et souple; peu à peu, le poignet s'entraîna et il ne sentit plus
+le poids de la rapière, plus longue que lui de près d'un pied.
+
+La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée tout à fait,
+avec une patience inaltérable de la part du maître, une bonne volonté
+que rien ne rebutait de la part de l'élève.
+
+Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez avancée et que
+l'heure était venue, il arrêta la leçon et déclara gravement qu'il était
+content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur
+passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à
+Juana, qui avait assisté à la leçon.
+
+Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, choisit dans sa
+collection une dague assez longue, légère et résistante, quoique
+flexible, et la ceignit lui-même à la taille du nain, très fier de
+voir cette épée--car, pour sa taille, c'était une longue épée--qui lui
+battait les mollets.
+
+Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit une tentative
+désespérée et demanda timidement:
+
+--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?...
+Je vous ai fait préparer un lit douillet à faire envie à un moine!
+
+--Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma malchance... Mais, ma
+mignonne, j'utiliserai ce lit douillet à mon retour et ferai de mon
+mieux pour rattraper le temps perdu.
+
+--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.
+
+--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.
+
+--Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... vous
+pourriez... être... blessé...
+
+--Impossible! assura Pardaillan.
+
+--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître en elle.
+
+--Parce qu'une expédition--autrement dangereuse, celle-là--m'attend
+demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener à bien, il
+est clair que je reviendrai pour l'accomplir.
+
+Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana écrasée par
+cette bizarre logique et plus inquiète qu'avant.
+
+Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols de la
+mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de deux heures environ,
+Pardaillan et le nain sortirent, comme ils étaient entrés, sans avoir
+été découverts, sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais
+ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.
+
+Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était venu tenter?
+C'est ce que nous ne saurions dire.
+
+Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent à
+l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les
+attendait sur le seuil de la porte.
+
+La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré leur absence à
+guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil,
+elle avait constaté qu'ils étaient, tous les deux, en parfait état. Un
+long soupir de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux noirs
+avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.
+
+Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressée
+et chargée de victuailles appétissantes. Mais Pardaillan avait déclaré
+qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au
+Chico, lequel, répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que,
+lui aussi, tombait de sommeil.
+
+Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, se glissa entre
+les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, préparé
+expressément à son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six
+heures du matin.
+
+
+
+XXI
+
+BARBA ROJA
+
+Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit
+aussitôt et s'en fut droit chez un armurier où il choisit une mignonne
+petite épée qui avait les apparences d'un jouet, mais qui était une arme
+parfaite, flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé.
+C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.
+
+Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence n'avait pas
+duré une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'étant pas encore
+arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son
+compagnon.
+
+Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels
+Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... je les ai suivis un moment
+pour être sûr.
+
+--Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit
+compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!
+
+Le nain rougit de plaisir.
+
+Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan
+calcula qu'il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure,
+de donner une deuxième leçon à son petit ami.
+
+Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif
+plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver à un
+résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému
+jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que Pardaillan
+était allé acheter à son intention.
+
+Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan
+expliqua:
+
+--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te
+faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité
+supérieures l'inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès
+maintenant, t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma
+rapière du double plus longue.
+
+La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, le
+professeur se déclara satisfait et assura que l'élève deviendrait un
+escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire
+redoutable.
+
+Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait
+et, sans s'occuper des mines désespérées de Juana, Pardaillan et le
+Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.
+
+Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se
+remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put
+les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à
+pleurer doucement. Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana.
+Obligée par les circonstances de diriger une maison à un âge où l'on n'a
+guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants,
+elle avait appris à prendre de promptes résolutions.
+
+Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un
+de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes
+fonctions de chef palefrenier de l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.
+
+Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge conduisant
+par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la
+charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de
+grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure,
+étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier,
+marchant d'un bon pas à cote du cheval, prit le chemin de la porte de
+Bib-Alzar...
+
+Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.
+
+Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable
+nid de vautours, remontait à l'époque des grandes luttes contre les
+Maures envahisseurs.
+
+Suivant les règles du temps, concernant l'art de la fortification, il
+était bâti sur une emmenée. Ses tours crénelées, dressées menaçantes
+vers le ciel, étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel
+était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière:
+yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une
+vigilance de tous les instants.
+
+Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison
+et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec
+empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche.
+
+En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, l'ennui pesait plus
+que jamais sur la garnison, attendu qu'il était interdit, sous peine de
+mort, de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins
+d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.
+
+Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats,
+et non les serviteurs.
+
+La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait le château.
+Là, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre
+à la litière royale de passer. C'était le seul chemin visible qui
+permettait d'aboutir du château à la route.
+
+Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui
+permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à
+part le gouverneur, et encore n'était-ce pas bien sûr.
+
+Telles étaient les explications que le Chico avait données à Pardaillan.
+Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, il était un peu plus de dix
+heures.
+
+Pardaillan était donc en avance de près d'une heure sur l'heure que lui
+avait indiquée d'Espinosa.
+
+D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre compte de la
+disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait
+de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc, il était
+impossible qu'on emmenât la Giralda sans qu'on la vît.
+
+En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de
+roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d'entrée.
+
+Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il
+tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait
+lui être d'aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement.
+
+Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à quelques toises
+du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait,
+haute et drue, sur les côtés, bordant les fossés de la petite esplanade
+qui s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.
+
+Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient et vit le
+pont-levis s'abaisser lentement.
+
+Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'épée à
+la main.
+
+En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda
+endormie ou évanouie.
+
+Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes d'armes dont les
+sinistres physionomies étaient, à elles seules, un épouvantail capable
+de mettre en fuite le plus résolu des chercheurs d'aventures. Et, en
+tête de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
+sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement triés sur
+le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient l'ex-bachelier
+Centurion et son sergent Barrigon.
+
+Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette bande de
+malandrins armés de formidables rapières, sans compter la dague qu'ils
+avaient tous, pendue au côté droit.
+
+Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans
+ses bras. Il laissa la troupe, tout entière sortir de la voûte et
+s'engager sur la petite esplanade.
+
+Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la
+bande était sortie, il se redressa doucement et, sans hâte, il alla se
+camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme
+et de froide résolution, il cria, comme un officier commandant une
+manoeuvre:
+
+--Halte... On ne passe pas!
+
+Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, devait se
+trouver une troupe au moins égale à la sienne, et il s'arrêta net,
+immobilisant ses hommes derrière lui.
+
+Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il était seul,
+parfaitement seul, au milieu du chemin.
+
+Il eut un sourire terrible.
+
+Par Dieu! la partie était belle!
+
+Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficelé,
+l'obliger à assister au déshonneur de la donzelle qu'il aimait, après
+quoi un coup de poignard bien appliqué le débarrasserait à tout jamais
+du Français maudit.
+
+Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle du colosse, et
+de la réussite duquel il ne douta pas un instant.
+
+Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se
+passait dans l'esprit de ses diables à quatre. En effet, en exceptant
+Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui
+rester fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
+entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a pour soi le
+nombre.
+
+C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; ces
+treize-là étaient ceux qui avaient été si fort malmenés dans la fameuse
+grotte de la maison des Cyprès.
+
+Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet
+état d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de
+Pardaillan.
+
+Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, et résolut
+de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de
+l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie
+et de mépris dans sa voix pour s'écrier:
+
+--Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il
+prenne garde de trouver les étrivières... en attendant une bonne corde!
+
+--Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. Votre bourse, mon
+petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour où
+je dus, pour sauver votre carcasse, mettre à mal une pauvre bête,
+assurément moins brute que vous!
+
+Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. Il aurait dû
+cependant se souvenir de la scène de l'antichambre royale et savoir qu'à
+ce jeu-là, comme aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec
+lui.
+
+Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui
+rappeler que, somme toute, il lui avait sauvé la vie, il étrangla de
+honte et de fureur. Il ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il
+grinça:
+
+--Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est
+encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible...
+
+--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, on les
+applique aux petits garçons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui
+me retient de vous les appliquer séance tenante... ne fût-ce que pour
+voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon
+petit?
+
+Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, sans trop savoir ce
+qu'il disait, cria:
+
+--Ça, que veux-tu?
+
+--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux simplement te
+débarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est
+trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!
+
+--Place! par le Christ! hurla le colosse.
+
+--On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant la pointe de sa
+rapière.
+
+A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne
+s'obstinât à garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eût fort
+embarrassé.
+
+Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler sa force.
+Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille
+à terre et se rua tête baissé, l'épée haute.
+
+En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquèrent.
+Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes
+parts à l'atteindre. Il dédaigna de s'en occuper.
+
+Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison,
+que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup
+droit, foudroyant, presque au jugé, il se fendit à fond.
+
+Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, laissa tomber son
+épée et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang.
+
+Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se tint immobile:
+il était mort.
+
+Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-là,
+comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-là avait
+aussi une haine à satisfaire.
+
+Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion à
+l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de
+Barrigon, qui le serrait de trop près.
+
+Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan
+n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement
+pour gagner honnêtement l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de
+montrer la même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis hors
+de combat.
+
+--A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tâter de
+Giboulée?
+
+Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes avaient tâté de
+Giboulée.
+
+Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter--pour
+la forme--une illusoire résistance. Lorsqu'ils entendirent le double
+hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher
+pied.
+
+Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis des
+glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose,
+ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon,
+suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des
+cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs
+jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se
+faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou
+au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur
+superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans
+demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait
+de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du
+sentier.
+
+En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la place se trouva
+déblayée.
+
+Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et
+les corps évanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombés non
+loin de la Giralda.
+
+
+
+XXII
+
+L'AVEU DU CHICO
+
+Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, s'adressant à ce
+diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et
+continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de
+rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à
+tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus
+blessés et fuyant, tels des lièvres:
+
+--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.
+
+Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:
+
+--Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...
+
+La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain.
+
+Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de
+Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait poussé la
+poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur impassible de l'inégale lutte.
+
+--Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La
+lutte était inégale, en effet... mais pas à leur avantage... puisqu'ils
+sont en fuite.
+
+--C'est vrai, tout de même, avoua le nain.
+
+--Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais jamais osé me
+représenter devant certaine hôtesse que tu connais.
+
+Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea vers la
+Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du
+tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds
+et ses mains. A ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:
+
+--Gardez-vous!...
+
+En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et, tout de
+suite après, un grand cri suivi d'un râle. Il se redressa d'un bond,
+l'épée à la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.
+
+Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait pas perdu
+connaissance, malgré sa blessure.
+
+Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait
+le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il pouvait ramper jusqu'à
+lui, il pourrait, d'un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa
+haine. Et il s'était mis en marche, avec des précautions infinies,
+étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui
+arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.
+
+Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à
+l'homme qu'il haïssait, le nain l'avait aperçu et s'était jeté devant
+lui, le bras levé.
+
+Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine,
+et c'était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner
+Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger
+sa petite épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable qui avait
+fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, la face contre terre.
+
+Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang,
+Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:
+
+--Ah! vipère!
+
+Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tête du
+misérable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais.
+
+Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l'appui
+de Fausta, devenir un puissant personnage.
+
+--Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le
+nain dans ses bras.
+
+Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et
+toute l'affection dont son petit coeur était rempli; un sourire très
+doux erra sur ses lèvres, et il murmura:
+
+--Je... suis... content!
+
+Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.
+
+Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement le
+pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d'un
+chirurgien consommé. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine
+oppressée, et, avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:
+
+--C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les côtes... Dans huit
+jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraîtra plus... C'est égal,
+j'ai eu peur!
+
+Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et
+railleur reprit le dessus, et il songea:
+
+--Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un enfant blessé sur les
+bras!... Hé! mais... morbleu! voici mon affaire.
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une charrette qui
+s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se
+tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou
+continuer par la grand-route ou grimper par le sentier.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps étendus à terre. Et sa
+résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier:
+
+Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un moment!
+
+Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette
+féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment,
+et se ruer à l'assaut du sentier.
+
+«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»
+
+Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico
+et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double
+fardeau. Au fur et à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait
+à sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré la mante qui
+la recouvrait, il la reconnut.
+
+--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de
+la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à
+propos!...
+
+En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment le
+sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et
+pestant, à son ordinaire.
+
+A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une
+angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant appeler, elle avait
+compris qu'un malheur était arrivé. Elle en avait le pressentiment
+douloureux puisque c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche
+plutôt risquée.
+
+Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise à courir à la
+rencontre du chevalier.
+
+En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux
+corps qui semblaient privés de vie.
+
+Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti
+était arrivé!
+
+Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que
+Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:
+
+--Il est mort, n'est-ce pas?
+
+Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit
+d'une voix sourde:
+
+--Pas encore!
+
+Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il
+venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.
+
+La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme.
+Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint livide, et, lorsque
+Pardaillan passa près d'elle, il courba la tête d'un air honteux, sous
+le regard de douloureux reproche qu'elle lui décocha.
+
+Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un automate.
+
+Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la
+duègne en disant d'un air bourru:
+
+--Occupez-vous de celle-ci.
+
+Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l'herbe roussie qui
+bordait la route.
+
+En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide,
+couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de
+l'oeil révulsé, la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout
+son être et s'abattit sur les genoux.
+
+Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et,
+sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait
+horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à
+le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
+avec une tendresse infinie:
+
+--Chico!... Chico!... Chico!...
+
+Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le
+coeur fidèle du petit homme, l'amour puissant, naïf et sincère, montra
+une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.
+
+Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de
+suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il
+leur sourit, les enveloppant dans le même sourire.
+
+Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui
+détourna les yeux d'un air embarrassé.
+
+--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.
+
+--Hélas!... murmura Pardaillan.
+
+Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits
+fins.
+
+Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite
+possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, son bon sourire de
+chien dévoué, à l'adresse des deux seuls êtres qu'il eût aimés au monde,
+et il murmura:
+
+--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.
+
+Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent
+à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda:
+
+--Pourquoi pleures-tu, Juana?
+
+--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?
+
+--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut
+mieux que je m'en aille... J'aurais été une gêne pour toi... et moi...
+j'aurais été très malheureux!
+
+--Luis!... Luis!...
+
+--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais
+mourir...
+
+Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu'il avait à
+dire, il insista en fixant Pardaillan:
+
+--Car je vais mourir, n'est-ce pas?
+
+Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n'avait
+plus toute sa présence d'esprit, car, au lieu de le réconforter par
+des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanité la plus
+élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler
+ses larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il disait
+frénétiquement: «Oui! Oui!»
+
+Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, toujours avec
+la même douceur:
+
+--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je
+t'aimais... je t'aimais bien.
+
+--Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.
+
+--Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne
+t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma...
+ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela...
+mais je vais mourir... ça n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana...
+je t'aimais...
+
+--Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le
+coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un
+frère!...
+
+--Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa
+petite tête, oh!... dis-tu vrai?...
+
+--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère
+dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aimé!...
+
+Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain.
+
+--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir.
+
+--Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je
+t'aime!...
+
+--Trop... tard!... fit encore une fois le nain.
+
+Et il se renversa, évanoui.
+
+--Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il
+n'est pas mort!... Il ne mourra pas!
+
+--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tête, ne jouez
+pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincère!...
+
+--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je
+l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une
+douleur sincère?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.
+
+--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il
+s'agite... Et il ne mourra pas!
+
+--Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu'il le
+dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai pas!...
+
+Et avec une inquiétude navrante:
+
+--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand même?
+
+--Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?
+
+Et, pour cacher son trouble:
+
+--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?...
+Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer?
+
+--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, dites-vous!... Eh! par
+Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible
+timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!
+
+--Ainsi, c'était pour cela?
+
+--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux
+mains.
+
+--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...
+
+Et, avec un accent de gratitude infinie:
+
+--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... Ne vous
+devrai-je pas mon bonheur?
+
+Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l'oeil,
+Pardaillan lui dit tout bas:
+
+--Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l'aimer?
+
+--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.
+
+Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.
+
+--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis?
+
+--Quoi donc?
+
+--C'est que votre premier enfant sera un garçon...
+
+Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête
+d'un air de doute.
+
+Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean
+en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera
+solide comme un chêne.
+
+--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous
+promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous.
+
+Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. Il croyait
+faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se réveiller
+jamais.
+
+
+
+XXIII
+
+L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER
+
+Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut,
+naturellement, de faire appeler un médecin.
+
+Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas s'être trompé,
+attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux
+examen de la blessure, se fût prononcé.
+
+Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles.
+Avant huit jours, le blessé serait sur pied... C'était miracle qu'il
+n'eût pas été tué roide.
+
+Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s'enveloppa dans
+son manteau et s'éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors,
+il se mit à marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et,
+avec un sourire terrible, il murmura:
+
+«A nous deux, Fausta!»
+
+Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement de don César,
+était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur
+la place San Francisco.
+
+Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de le rayer de son
+esprit et de ne plus songer à lui.
+
+Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur
+les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base
+son mariage avec le fils de don Carlos.
+
+Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les eut voulues;
+mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu d'être mécontente.
+
+Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran, qui
+avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout
+blessé qu'il fût ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une
+maison à elle, chez des gens à elle.
+
+En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s'étaient
+produits lors de l'arrestation projetée du Torero, en s'abstenant
+surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près
+certaine que d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché
+le prince.
+
+Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quiétude seraient
+venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne
+et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi,
+lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de
+son fils... le fils de Pardaillan.
+
+Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement renseigné
+au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana était le chef
+avéré et dont elle était elle, le chef occulte.
+
+D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle à elle, dans cette
+affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot. Une chose
+aussi l'agaçait. Elle sentait planer autour d'elle et même chez elle une
+surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.
+
+Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne
+l'inquiétait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait,
+elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d'Espinosa. Mais
+cela l'énervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse
+satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son
+égard:
+
+Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours qu'avait duré la
+détention de Pardaillan, elle s'était tenue sur une extrême réserve.
+
+Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de
+Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état du prisonnier et de
+ce qui avait été fait ou se préparait.
+
+La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux
+griffes de Barba Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite
+au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange,
+avait répondu:
+
+--Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.
+
+--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé Fausta.
+
+Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait
+répété sa phrase:
+
+--Ses tourments sont terminés.
+
+En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement
+remis, il avait projeté d'aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où
+l'appelait il ne savait quelle affaire.
+
+Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui
+appelait Barba Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée
+chez elle.
+
+Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu
+Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A nous deux, Fausta!», la princesse
+se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne
+l'a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les
+sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.
+
+Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement
+meublée, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec
+le Torero.
+
+--Madame, disait le Torero d'une voix très triste, croyant m'amener à
+accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous
+avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité
+sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer
+cette fatale vérité!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus à y
+revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner
+inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez
+souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me
+dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre
+chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de
+France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place
+au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que
+j'ai choisie.
+
+--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle
+déception, croyant m'adresser à des hommes, de ne rencontrer que
+des femmes... de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que
+de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce
+Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu?
+
+--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation
+du chevalier.
+
+--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la
+pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide résistance. Mort fou... fou
+furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de
+modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, qui
+l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le néant.
+
+--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre...
+
+D'un geste violent, Fausta l'interrompit.
+
+--Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au
+moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces
+murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à
+ta bien-aimée... cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône
+que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable fou, elle est
+morte... morte, entends-tu?... morte déshonorée, salie par les baisers
+de Barba Roja... Sois donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi
+aussi, à l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre
+éternellement fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!
+
+D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des
+yeux de dément, il lui cria dans la figure:
+
+--Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure Dieu, votre
+dernière heure est venue!...
+
+Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son
+étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en
+sortit un mignon petit poignard.
+
+--Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La
+pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas.
+
+Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste brusque, et,
+s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:
+
+--Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta
+fiancée est morte souillée... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu
+vas mourir désespéré... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!...
+
+En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte
+secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière.
+
+Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là... derrière
+cette porte secrète qu'elle croyait être seule à connaître... Un homme
+qui avait entendu, peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet
+homme? Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle leva le
+bras armé du poignard empoisonné et l'abattit dans un geste foudroyant.
+
+Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante
+qui lui broya le poignet et l'obligea à lâcher l'arme mortelle, ensuite
+de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix
+narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait:
+
+--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je
+encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour...
+Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.
+
+A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un
+ton différent, retentit:
+
+--Pardaillan!...
+
+--Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète
+comme pour en interdire l'approche à Fausta.
+
+Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colère
+terrible, il reprit:
+
+--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien.
+Dieu merci!... Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout
+à l'heure... peut-être suis-je fou, en effet, mais c'est du désir
+impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes!
+
+--Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.
+
+--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie
+Giralda que vous aviez condamnée et qui n'a pas été souillée par
+l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement
+expédié dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer l'attentat
+odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous pas proclamé que tout
+cela était votre oeuvre?...
+
+--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.
+
+--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...
+
+--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...
+
+Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu
+sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.
+
+--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain
+qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa
+main... à lui...
+
+Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un petit sifflet
+d'argent qu'elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres.
+
+Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna de le faire.
+
+Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide
+encore, tira d'un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague
+à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix
+étrangement calme:
+
+--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour
+vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame...
+gardez-la-moi précieusement... Vous m'en répondrez sur votre vie... Au
+moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... comme un
+chien enragé.
+
+Et avec un accent d'irrésistible autorité:
+
+--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons
+quittes, mon prince.
+
+Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, l'épée nue à la main,
+se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas
+à trouver là cet adversaire, car ils s'arrêtèrent indécis et se
+consultèrent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur
+hésitation, de sa voix narquoise, railla:
+
+--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery,
+monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir!
+
+--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout
+l'honneur est pour nous.
+
+Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de
+cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant:
+
+--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire
+de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, et pour cause, je vous
+souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.
+
+--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.
+
+--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta
+Chalabre.
+
+Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'était
+autre que Bussi-Leclerc.
+
+Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il était
+encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié.
+
+Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant une tactique qui
+avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le
+voir.
+
+Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline,
+il s'écria tout à coup avec un air de surprise indignée:
+
+--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des
+gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable
+compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le
+donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
+s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc!
+
+Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot,
+les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court
+aux compliments alambiqués en se ruant, l'épée haute, et les autres
+bondirent à la rescousse.
+
+Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par
+le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du
+fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence.
+
+La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle fût, les quelques
+meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et gênaient les
+mouvements.
+
+Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient.
+
+Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. Il était resté le
+dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui.
+
+Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si
+Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner avec lui, bondir par
+cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la
+lâche agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
+pas voulu.
+
+Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, se répondait
+Fausta.
+
+Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle
+sentait que Pardaillan serait vainqueur.
+
+Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils
+bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient
+d'un bond de fauve, s'écrasaient sur le parquet pour se relever
+aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables
+sortaient de leurs bouches crispées.
+
+Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avançait
+pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle.
+
+Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte derrière
+lui. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici,
+frappant là.
+
+Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, et il se disait
+surtout qu'il était temps d'en finir.
+
+Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité
+irrésistible.
+
+Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver
+arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi
+tomba comme une masse.
+
+Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte inégale, Bussi
+n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait
+et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait:
+«Il va me désarmer... encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup
+en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en
+rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:
+
+--Enfin!...
+
+Et il demeura immobile... à jamais.
+
+Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi
+paisiblement que s'il eût été sur les planches d'une salle d'armes, il
+dit très sérieusement:
+
+--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes
+un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grâce de la
+vie...
+
+Et avec un froncement de sourcils:
+
+--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de
+vous condamner à l'inaction... pour un bout de temps.
+
+Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s'écroulait
+en poussant un cri de douleur.
+
+--Un!... compta froidement Pardaillan.
+
+Et presque aussitôt:
+
+--Deux!
+
+C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.
+
+Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit
+doucement:
+
+--Allez-vous-en!
+
+--Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, je ne mérite pas
+l'injure que vous me faites.
+
+Et il se rua à corps perdu.
+
+--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande
+pardon... Trois!...
+
+--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son
+poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme...
+Merci!
+
+Et il s'évanouit.
+
+Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme
+un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient
+fait irruption:
+
+--Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne vous gênez pas...
+usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre
+sein...
+
+Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta
+fit: non! d'un signe de tête farouche.
+
+--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, eh! quoi! quatre
+pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en
+cherchant bien!...
+
+--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément découragé.
+
+--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous
+refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes
+précautions pour qu'on ne vienne pas nous déranger.
+
+En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou
+intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement
+vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris
+une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son
+esprit:
+
+--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...
+
+Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une
+lenteur effroyable.
+
+Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait
+s'approcher sans faire un mouvement.
+
+Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les
+dents, avec un regard effrayant, d'un éclat insoutenable, avec la même
+lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui
+ployèrent. Puis les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles
+agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton,
+commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle pression.
+
+Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses
+yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs,
+se levèrent sur lui effarés, suppliants, et, dans un gémissement, elle
+implora:
+
+--Pardaillan!... ne me tue pas!...
+
+--Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa
+colère de tout à l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de
+mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...
+
+Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait
+abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un
+accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
+
+--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.
+
+--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demandé
+grâce... là... à l'instant.
+
+--J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi.
+
+Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du
+Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné,
+elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste
+violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu,
+avec un accent de froide résolution:
+
+--Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée à tes pieds... Et
+toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demandé grâce.
+
+Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.
+
+«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour me prononcer,
+que vous vous soyez expliquée... Car, enfin, vous ne sauriez nier que
+vous avez demandé grâce!
+
+--Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... Mais écoute,
+Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer
+qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...
+
+Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant à comprendre le sens
+de ses paroles:
+
+--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
+
+Et elle continua en s'animant peu à peu:
+
+--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre par les
+moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai été froidement
+cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai
+toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... Comprends-tu?... Mais,
+si j'ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l'amour,
+entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai
+pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander:
+
+--Qu'avez-vous fait de ma mère?
+
+--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... parce que je
+suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai
+demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?
+
+En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de prévoir, le
+sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'étonnement, un étonnement
+prodigieux.
+
+Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...
+
+On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur la naissance de
+ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements
+relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta
+ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé:
+
+--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l'heure qu'il
+est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne
+mère, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant...
+Il est vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses...
+Enfin, ce qui est fait est fait.
+
+Fausta courba la tête.
+
+--Que comptez-vous faire? fit-elle.
+
+--Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi bien ma mission est
+terminée.
+
+--Vous avez le document?
+
+--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?
+
+--Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je
+compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille... Je
+l'espère, du moins.
+
+Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs
+regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de
+l'enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée,
+qu'il tenait à ne pas dévoiler.
+
+Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:
+
+--Adieu, madame, fit-il froidement.
+
+--Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.
+
+
+
+EPILOGUE
+
+En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un
+dominicain qui l'attendait patiemment.
+
+Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer à
+sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M.
+l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En même temps le moine
+remit à Pardaillan un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, plus
+un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César el Torero, payables à
+volonté dans n'importe quelle ville du royaume, ou à Paris, ou encore
+dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres.
+
+Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne
+ne ferait aucune difficulté pour reconnaître Sa Majesté de Navarre comme
+roi de France le jour où Elle se convertirait à la religion catholique.
+
+D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que
+le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave,
+au plus digne gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.
+
+Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, était une
+épée de combat, une longue, solide et merveilleuse rapière, signée d'un
+des meilleurs armuriers de Tolède.
+
+Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'était pas là une
+arme de parade, mais une bonne et solide rapière très simple. Seulement,
+en rentrant à l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait
+sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le
+moins cinq à six mille écus.
+
+Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante
+sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, par la générosité
+reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce
+qui ne contribua pas peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel
+n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la
+jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique
+mémoire.
+
+Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait
+bien cette marque d'amitié.
+
+D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage fut un véritable
+événement et que tout ce que la ville comptait de huppés et même de
+gens de la cour eut la curiosité d'assister à cette union qualifiée
+d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
+qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions s'éleva de
+toutes parts.
+
+Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été en état de le
+faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses leçons d'escrime
+et se montrait surpris et émerveillé des progrès rapides de son élève.
+
+Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero
+et sa fiancée, la jolie Giralda, lesquels avaient résolu de s'unir en
+France même.
+
+Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan apportait à
+Henri IV le précieux document conquis au prix de tant de luttes et de
+périls, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa
+mission.
+
+--Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille miettes, avec une
+satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur,
+je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne
+mémoire. Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien
+pour vous?
+
+--Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici
+qui tombe à merveille. J'ai précisément une faveur à demander à Votre
+Majesté.
+
+--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'êtes pas
+trop exigeant...
+
+Et, en lui-même, il se disait:
+
+«Tu y viens, comme tous les autres!...»
+
+Et Pardaillan se disait de son côté:
+
+«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais est dans ces
+mots.»
+
+Et tout haut:
+
+--Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui présenter un ami que
+j'ai ramené d'Espagne.
+
+--Comment, c'est tout?...
+
+--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armées du roi.
+
+Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement:
+
+--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche
+pour se passer d'une solde.
+
+--Bon! Du moment que...
+
+Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:
+
+--Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle
+veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement à mon ami et lui
+faciliter les occasions de se produire à son avantage.
+
+--Diable! fit le roi surpris.
+
+--Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché la terre que cet ami
+compte acheter en France.
+
+--Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... d'un coup... à
+quelque croquant... Cela fera hurler!
+
+--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant..
+Il est de noblesse authentique... et de très bonne noblesse.
+
+--Si vous en répondez! fit le roi hésitant.
+
+--J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?
+
+--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif
+que je sache à qui doit s'adresser cette faveur?
+
+--Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, qui avait repris
+son air bon-enfant.
+
+Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero pour qui il
+demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi.
+
+--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite?
+
+--J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.
+
+Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il éclata de rire en
+levant les épaules. Il avait deviné à quel mobile avait obéi Pardaillan.
+
+Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:
+
+--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?
+
+--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus
+naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque chose...
+
+--Ah! vous voyez bien!....
+
+--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma
+liberté à moi.
+
+--Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, sans doute?
+
+--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant à
+rechercher.
+
+--Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant peut-il bien
+vous intéresser?
+
+--C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+ I.--Les idées de Juana.
+ II.--Fausta et le torero.
+ III.--Le fils du roi.
+ IV.--Entretien de Pardaillan et du torero.
+ V.--Dans l'arène.
+ VI.--Le plan de Fausta.
+ VII.--La corrida.
+ VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan.
+ IX.--L'orage éclate.
+ X.--Le triomphe du Chico.
+ XI.--Vive le roi Carlos!
+ XII.--L'épée de Pardaillan.
+ XIII.--Les amours du Chico.
+ XIV.--Fausta.
+ XV.--Le repas de Tantale.
+ XVI.--Le plancher mouvant.
+ XVII.--Le philtre du moine.
+ XVIII.--Changement de rôles.
+ XIX.--Libre!
+ XX.--Bib-Alzar.
+ XXI.--Barba Roja.
+ XXII.--L'aveu du Chico.
+ XXIII.--L'échappé de l'enfer.
+ Épilogue.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+by Michel Zévaco
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
+***** This file should be named 13727-8.txt or 13727-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Renald Levesque
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
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+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
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+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+ <title>Pardaillan-6 -- Les amours du Chico</title>
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+Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zévaco
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+
+Author: Michel Zévaco
+
+Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
+
+
+
+Produced by Renald Levesque
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<h3>MICHEL ZÉVACO</h3>
+
+
+<h2>LES PARDAILLAN-6</h2>
+
+<br><br><br>
+
+<h1>Les amours du Chico</h1>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LES IDÉES DE JUANA</h3>
+
+<p>Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps
+pendant lequel les conjurés se retiraient, avait eu un
+entretien assez animé avec le Chico.</p>
+
+<p>Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait
+pas quelque entrée secrète, inconnue des gens qui
+se trouvaient en ce moment dans la grotte, par où lui,
+Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.</p>
+
+<p>Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer
+seul et sans autre arme qu'une dague dans cet
+antre, c'était une manière de suicide. Il ne pouvait pas
+comprendre que le seigneur français, qui venait d'échapper
+par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi,
+comme à plaisir.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une
+manière à lui, tout à fait irrésistible, de demander certaines
+choses, le nain avait fini par céder et l'avait
+conduit dans un couloir où se trouvait, affirmait-il, une
+entrée que nul autre que lui ne connaissait.</p>
+
+<p>On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la
+Fausta ni les conjurés ne connaissaient cette entrée.</p>
+
+<p>Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain,
+horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la
+main posée sur le ressort qui actionnait la porte invisible,
+ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de
+l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
+doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant,
+angoissé, le signal convenu pour ouvrir la porte et
+assurer la retraite de celui qu'il considérait maintenant
+comme un grand ami.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois
+coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit
+le chevalier triomphant avec des manifestations d'une
+joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent doucement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de
+là-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calmé.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau
+trop dure, on ne m'atteint pas aisément.</p>
+
+<p>&mdash;J'espère que nous allons nous en aller, maintenant?
+fit le Chico qui tremblait à la pensée que le
+Français ne s'avisât de s'exposer encore, bien inutilement,
+à son sens.</p>
+
+<p>A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour
+des bêtes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est
+trop peu hospitalier pour d'honnêtes gens comme Chico.
+Allons-nous-en donc!</p>
+
+<p>Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné
+de Chico, fit son entrée dans l'auberge de la Tour.</p>
+
+<p>Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair
+pétillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre
+l'habitude, maugréait et bougonnait contre les jeunes
+maîtresses qui ne veulent en faire qu'à leur tête, et qui,
+après avoir passé la plus grande partie de la nuit debout,
+sont levées les premières et parées de leurs plus beaux
+atours, gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux
+acharnés à leur besogne.</p>
+
+<p>C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première,
+n'ayant pu trouver le repos espéré.</p>
+
+<p>Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés,
+brillants de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou
+peut-être des larmes versées abondamment. Mais, si
+inquiète, si fatiguée et si désorientée qu'elle fût, la coquetterie
+n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est parée
+de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement
+coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et
+venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la
+porte d'entrée, comme si elle eût attendu quelqu'un.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup
+d'oeil, entrer Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant.
+Et, du même coup, le sourire s'épanouit sur
+la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses lèvres, ses
+joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués
+de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par
+enchantement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour?
+s'écria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et
+don César, sont très inquiets à votre sujet?</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer...
+dans un instant.</p>
+
+<p>Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures
+plus tôt, si vivement pressé le Chico de sauver le chevalier,
+s'il était possible, Juana, qui avait prodigué des promesses
+sincères de reconnaissance et d'attachement,
+Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant
+se changea en consternation. Elle ne parut même pas le
+voir; ou plutôt, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un
+coup d'oeil foudroyant, comme si elle eût eu à lui reprocher
+quelque trahison indigne.</p>
+
+<p>Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de
+suite? Désirez-vous prendre quelque chose avant?</p>
+
+<p>&mdash;Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord.
+Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche
+de pâté, avec deux bouteilles de vin de France.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant!
+Pendant que vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment
+pas, à rassurer sur mon compte MM. Cervantes
+et El Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, seigneur!</p>
+
+<p>Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier
+pour informer les amis du seigneur français de son
+retour inespéré, après avoir fait signe à une servante de
+dresser le couvert.</p>
+
+<p>Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers
+le Chico et se mit à rire franchement, de son bon rire
+clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air
+de douloureux reproche, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais
+pas les femmes!</p>
+
+<p>&mdash;Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en
+plus interloqué.</p>
+
+<p>Pardaillan haussa les épaules et:</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est elle qui m'en a prié!</p>
+
+<p>&mdash;Précisément!</p>
+
+<p>Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit
+à rire de tout son coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement
+qu'elle t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un
+mot. Elle m'a foudroyé du regard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle
+t'aime.</p>
+
+<p>Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan
+en eut pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est
+contente de me voir vivant...</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien...</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle est furieuse après toi.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne
+fusse pas tué. Elle n'aurait pas voulu que ce fût toi qui,
+précisément, me sauvasses.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je suis ton rival. La femme qui aime
+n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais
+bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d'elle. Jaloux, tu
+ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se dit. Comprends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût
+tourné le dos. Elle m'eût traité d'assassin. Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il vaut mieux que les choses soient comme
+elles sont. Ne t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera,
+morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tiens.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs
+d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en réponds.</p>
+
+<p>Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de
+refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant,
+du moins un peu moins morose.</p>
+
+<p>A ce moment, Juana redescendait et annonçait:</p>
+
+<p>&mdash;Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront
+Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert
+est mis, et, si vous voulez prendre place, goûtez
+cet excellent pâté en attendant l'omelette qui saute.</p>
+
+<p>Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand
+courroux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse,
+ne savez-vous pas que je traite un brave! Je
+dis bien: un brave. Et je pense m'y connaître.</p>
+
+<p>Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait
+être celui qui avait l'honneur d'être qualifié de
+brave par le seigneur français, le brave des braves:</p>
+
+<p>&mdash;Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour
+ce brave, qui est aussi un ami que j'aime.</p>
+
+<p>A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le
+Chico ne l'était pas moins. Comme elle, il se demandait
+qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et,
+curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle
+n'attendit pas longtemps, du reste.</p>
+
+<p>Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha
+de la table et, désignant l'escabeau au nain, confus de
+cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n'en
+pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là,
+en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons
+pas volé, que t'en semble?</p>
+
+<p>Chico commençait à considérer Pardaillan comme un
+être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en
+tout cas que tous ceux qu'il avait appris à respecter.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus
+et, bientôt assis à la même table, choquaient
+leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.</p>
+
+<p>Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris
+de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond,
+se gardèrent bien d'en laisser rien paraître. Et, puisque
+Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'égalité, c'est
+qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
+ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit,
+avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages,
+qu'elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande
+considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui
+elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant
+de baiser le bout de son soulier.</p>
+
+<p>Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan,
+amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes
+les questions qu'elle se posait sans oser les formuler
+tout haut.</p>
+
+<p>&mdash;Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce
+petit diable a osé lever la dague sur moi? A telles enseignes
+que je me demande comment je suis encore vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan.
+Dans la petite poitrine de cette réduction d'homme bat
+un coeur ferme et généreux. Il n'est pas de bravoure
+comparable à celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un
+jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
+sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le
+traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que
+vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons
+de faire comme vous.</p>
+
+<p>Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance
+garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments,
+de la part d'hommes qu'il regardait comme des héros,
+le plongeaient dans une gêne qu'il ne parvenait pas à
+surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
+constamment du côté de Juana pour juger de l'effet
+produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa
+petite personne. Et il avait lieu d'être satisfait, car Juana,
+maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait
+son plus gracieux sourire...</p>
+
+<p>Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la
+fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié
+plaisant, moitié sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin
+de cet abandonné, votre compagnon d'enfance. Par lui,
+qui m'a sauvé, je vous suis redevable. Mais une chose
+qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme
+qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra
+compter sur cet amour jusqu'à la mort. Jamais coeur
+plus vaillant et plus fidèle n'a battu dans une poitrine
+d'homme.</p>
+
+<p>Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui
+signifiait:</p>
+
+<p>«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»</p>
+
+<p>Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était
+du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot
+de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit
+que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le rôle de
+Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement d'ailleurs,
+car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à elles-mêmes
+le peu de bien qu'on leur fait.</p>
+
+<p>Ces explications données, il prétexta une grande fatigue,
+et, sur ce point, il n'exagérait pas, car, tout autre
+que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s'étendre
+dans les draps blancs qui l'attendaient.</p>
+
+<p>Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta
+saluer la Giralda et le Chico resta seul.</p>
+
+<p>Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la
+parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le
+patio, sûre qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea
+d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle avait arrangé
+à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir
+bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait
+par-dessus son épaule pour voir s'il la suivait.</p>
+
+<p>Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la
+tête et l'ensorcela d'un sourire.</p>
+
+<p>Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien,
+il la rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se
+briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse
+quel accueil elle allait lui faire.</p>
+
+<p>Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait
+la pièce, très petite. C'était un vaste fauteuil en bois
+sculpté. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur
+un large et haut tabouret en chêne ciré.</p>
+
+<p>Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle
+muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait
+pas à parler, elle entama la conversation, et, avec un
+visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de discerner si
+elle était contente ou fâchée:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?</p>
+
+<p>Ingénument, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y
+connaître, lui, qui est la bravoure même.</p>
+
+<p>&mdash;S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais
+rien.</p>
+
+<p>Les petits talons de Juana commencèrent de frapper
+sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico,
+qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante
+de sa petite maîtresse. Naturellement, cela ne fit
+qu'accroître son trouble.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle
+que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle
+brusquement.</p>
+
+<p>On se tromperait étrangement si on concluait de cette
+question que Juana était une effrontée ou une rouée
+sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement
+ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule
+à justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question.
+Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler.
+En outre, il faut dire que les moeurs de l'époque
+étaient autrement libres que celles de nos jours,
+où tout se farde et se cache sous le masque de
+l'hypocrisie.</p>
+
+<p>Le Chico rougit et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!</p>
+
+<p>Elle frappa du pied avec colère.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant.
+Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que
+tu lui en parles.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et
+que tu l'aimeras jusqu'à la mort?</p>
+
+<p>Et câline:</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico?
+Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la,
+bouche bée. Tu m'agaces!</p>
+
+<p>Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que
+j'aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu'il
+le dît. Elle voulait l'entendre.</p>
+
+<p>Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta
+de balbutier:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.</p>
+
+<p>Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là
+l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue
+dépitée. Sotte qu'elle était d'avoir cru un instant à la
+bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait même pas
+jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait
+pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et
+reculer les plus braves.</p>
+
+<p>Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était
+bon qu'à cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner
+devant elle.</p>
+
+<p>Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu
+venu faire ici? Que veux-tu?</p>
+
+<p>Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même,
+il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais te demander si tu étais contente.</p>
+
+<p>Elle prit son air de petite reine pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi veux-tu que je sois contente?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.</p>
+
+<p>Avec cette impudence particulière à la femme, elle se
+récria d'un air étonné et scandalisé:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la
+tête?</p>
+
+<p>Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!</p>
+
+<p>Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé
+réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant?
+Il savait bien que non, tiens! S'était-elle jouée
+de lui? Avait-elle voulu le mettre à l'épreuve? Voir s'il
+serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan,
+qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la
+femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se
+montre jaloux d'elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors,
+Juana l'aimerait donc aussi?</p>
+
+<p>Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement
+de son trouble, de son effarement, de son humiliation.
+Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le
+meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle
+savait si fier, l'humilier au possible, au-delà de tout...
+Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il
+redresser la tête et parler en maître!</p>
+
+<p>Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement.
+Elle s'ignorait, voilà tout.</p>
+
+<p>Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré.
+Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait
+cru sincèrement n'éprouver pour lui qu'une affection
+fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette affection était
+plus profonde qu'elle ne croyait.</p>
+
+<p>Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en
+amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que
+cette affection restât ce qu'elle la croyait: purement
+fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire jaillir.</p>
+
+<p>Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient
+inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur
+ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit
+une impression profonde. Elle s'était emballée comme
+une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu
+comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner
+ses sensations, elle s'était abandonnée les yeux
+fermés. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des
+larmes de désespoir à la pensée que celui qu'elle avait
+élu était peut-être mort.</p>
+
+<p>Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec
+cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs,
+voici que le Chico, sans se révolter, refoulant stoïquement
+sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance
+que donne un amour profond, avait dit simplement,
+sans insister, sans se rendre un compte exact de
+la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule
+chose peut-être capable de l'arrêter sur la pente fatale
+où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»</p>
+
+<p>Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de
+maître que faisait le nain en posant cette question. Sans
+le savoir, il venait de l'échapper belle, car ses paroles,
+après son départ, Juana les tourna et les retourna sans
+trêve dans son esprit.</p>
+
+<p>Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier
+qui passait pour être assez riche, mais un hôtelier quand
+même. Et, ceci, c'était une tare terrible à une époque et
+dans un pays où tout ce qui n'était pas «né» n'existait
+pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais
+ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse
+légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait
+été élevée trop au-dessus de sa condition pour que
+l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.</p>
+
+<p>Le résultat de ses réflexions avait été que son amour
+pour Pardaillan s'était considérablement atténué. Or, le
+terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait
+sans qu'elle s'en doutât elle-même.</p>
+
+<p>Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes
+elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le
+Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie
+du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'être effacé
+et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas
+sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles.
+De là l'accueil frigide qu'elle fit au nain.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu
+comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui,
+Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent!
+Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être
+là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le
+revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il
+fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait
+à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d'autant
+plus que, malgré elle, tout en s'efforçant de l'amener à
+composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à
+Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant
+tergiversé.</p>
+
+<p>Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son
+impudente dénégation, après être resté un long moment
+perplexe et silencieux, courba l'échiné, accepta la rebuffade
+et parut s'excuser en disant doucement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il
+m'en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?</p>
+
+<p>Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle
+avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé
+l'impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire
+passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d'elle.
+Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette
+pensée fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner,
+tout pareil à un chien couchant, cette pensée
+lui revint plus précise, prit la forme d'un désir violent,
+se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
+résolut de la réaliser coûte que coûte.</p>
+
+<p>Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son
+ton en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne suis pas fâchée.</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle croisa négligemment une
+jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie
+rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait
+doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine
+du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme
+une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico,
+comme pour lui dire:</p>
+
+<p>«Embrasse-le donc, nigaud!»</p>
+
+<p>Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la
+semelle, très blanche, à peine maculée, répétait dans
+son langage muet:</p>
+
+<p>«Mais va donc! va donc!»</p>
+
+<p>Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et,
+comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'était pas
+fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.</p>
+
+<p>Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer
+le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait
+comme si elle n'eût pas remarqué qu'ainsi agenouillé
+elle lui touchait la figure.</p>
+
+<p>Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre
+Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son
+autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu'eût-elle
+dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il avait
+eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer
+ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu
+son baiser.</p>
+
+<p>Mais, comme la semelle passait encore un coup à
+portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte,
+il réunit tout son courage, et, d'une voix implorante:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...</p>
+
+<p>Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle
+s'était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une
+sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les
+écorcher, les faire saigner.</p>
+
+<p>Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette
+fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette
+semelle, sans s'inquiéter de savoir si elle était maculée
+ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s'était posé
+le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier
+lui-même.</p>
+
+<p>Et, comme le pied se retirait lentement, semblant
+vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la
+tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu'à
+poser sa face sur le bois du tabouret.</p>
+
+<p>C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied,
+car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant,
+avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son
+autre pied et le lui posa sur la tête, d'un air dominateur
+qui semblait dire:</p>
+
+<p>«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu
+n'es bon qu'à cela. Je te dominerai toujours, toujours!
+car tu es ma chose, à moi!</p>
+
+<p>Alors, toute rouge&mdash;de plaisir? de honte? de regret?
+qui peut savoir!&mdash;sans trop savoir ce qu'elle disait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.</p>
+
+<p>Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela,
+il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa
+une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se
+cachait timidement, et se releva enfin en disant très
+convaincu, avec un air de gratitude profonde:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.</p>
+
+<p>Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas
+bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de
+la remercier il devait la battre, elle l'avait bien mérité.
+En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un
+dernier effort, et, à brûle-pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?</p>
+
+<p>A son tour, il rougit, comme si cette question eût été
+un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui,
+d'un air honteux.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? fit-elle avidement.</p>
+
+<p>Elle espérait qu'il allait répondre enfin:</p>
+
+<p>«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»</p>
+
+<p>Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer
+l'occasion. Il bredouilla:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!</p>
+
+<p>C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer.
+Elle se mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois,
+elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces!
+Tiens, va-t'en! va-t'en!</p>
+
+<p>Il courba l'échiné et se retira humblement.</p>
+
+<p>Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux
+larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les
+joues rosés de sa madone prostrée dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître
+devant elle quand elle le chassait brutalement. Il
+s'en allait, la mort dans l'âme, attendant que la tempête
+fût apaisée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>FAUSTA ET LE TORERO</h3>
+
+<p>Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné,
+le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie
+Giralda.</p>
+
+<p>Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce
+que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de
+sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait connaître.
+Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle
+savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait
+que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant
+cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller
+trouver Fausta.</p>
+
+<p>Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le
+jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda
+de ne pas bouger de l'hôtellerie où elle était en sûreté,
+sous la garde de Pardaillan, et il sortit.</p>
+
+<p>Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont
+les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes
+comme le parquet d'une salle d'honneur du palais,
+et pénétra dans la cuisine.</p>
+
+<p>Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel
+moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait
+habituellement la petite Juana.</p>
+
+<p>Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement
+devant la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne
+que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur
+ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me
+permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa
+présence chez vous?</p>
+
+<p>Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais
+monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que
+durera votre absence, je la garderai près de moi, dans
+ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins
+de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier
+de Pardaillan. à son réveil, que j'ai dû m'absenter
+pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère
+être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan sera prévenu.</p>
+
+<p>Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas
+vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la
+princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le
+renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver
+ailleurs.</p>
+
+<p>Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches,
+griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait
+de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition
+avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur
+inaccoutumée, tant par le nombre des victimes&mdash;sept:
+autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la
+semaine&mdash;que par le faste du cérémonial.</p>
+
+<p>Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés
+qui, tous, se hâtaient vers la place San Francisco,
+théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques.
+Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En
+effet, non seulement les autodafés constituaient à peu
+près les seules réjouissances offertes au peuple, mais
+encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à
+ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant
+de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à
+son salut.</p>
+
+<p>Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les
+meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don
+César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur
+un mode admiratif:</p>
+
+<p>«El Torero! El Torero!»</p>
+
+<p>Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait
+les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait
+hâtivement sa route.</p>
+
+<p>Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit
+le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à
+peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche
+de la Giralda et de Pardaillan.</p>
+
+<p>Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille,
+il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette
+pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de
+ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais,
+chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
+comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois
+respectueux et arrogant.</p>
+
+<p>Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille,
+il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance,
+au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander
+à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César,
+gentilhomme castillan.</p>
+
+<p>Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:</p>
+
+<p>&mdash;Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse,
+n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle
+Fausta. C'est toujours un renseignement.</p>
+
+<p>Et, tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une
+affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun
+retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.</p>
+
+<p>Le laquais réfléchit une seconde et:</p>
+
+<p>&mdash;Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai
+l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui
+pourra peut-être le renseigner.</p>
+
+<p>Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade
+de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait
+jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans
+une chambre confortablement meublée. C'était la chambre
+de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que
+désirait le visiteur.</p>
+
+<p>M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé,
+d'une politesse obséquieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important
+personnage, me dit que vous vous appelez don
+César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi,
+monsieur, avant de vous conduire près de mon
+illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre
+nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.</p>
+
+<p>Très froid, le jeune homme répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle
+aussi le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas
+deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère
+que monseigneur aura la bonté de me la pardonner...
+La princesse est menacée dans ce pays, et je
+dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me
+suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur
+auprès de la princesse qui attend la visite de
+monseigneur avec impatience, je puis le dire.</p>
+
+<p>Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs,
+le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta
+les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne
+s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant.
+Et il dit doucement, comme s'il avait craint de
+l'exciter en le contrariant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit:
+je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit
+à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si
+abondamment.</p>
+
+<p>Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant
+les mains à s'en écorcher les paumes:</p>
+
+<p>&mdash;Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous
+avez droit... en attendant mieux.</p>
+
+<p>Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse
+vous expliquera elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça
+l'intendant qui se hâta de prendre son chapeau,
+son manteau et se précipita à la suite du Torero.</p>
+
+<p>Hors la maison, l'intendant précéda don César et,
+trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville,
+sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule
+bruyante, avide d'assister au spectacle promis.</p>
+
+<p>Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte
+de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres
+qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis.
+Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des
+nobles dames.</p>
+
+<p>Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la
+même impatience sauvage.</p>
+
+<p>Au centre de la place se dressait le bûcher, immense
+piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient
+prendre place sept condamnés.</p>
+
+<p>Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la
+place même, paré de riches dentelles, tendu de fine
+lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri,
+illuminé comme pour une grande fête: et c'était en
+effet jour de grande fête.</p>
+
+<p>Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco
+proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent,
+lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était
+commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges,
+les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui
+constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser
+processionnellement les principales voies de la
+ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir
+à la place où les victimes, du haut de leur bûcher,
+devaient assister à la célébration de la messe, avant que
+les bourreaux ne missent le feu aux fascines.</p>
+
+<p>La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie
+hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur
+toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une
+protestation.</p>
+
+<p>Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette
+foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur
+surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi
+cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
+somptueuses maisons en façade sur la place.</p>
+
+<p>Contrairement à toutes les autres habitations, cette
+maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses
+fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.</p>
+
+<p>Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain
+nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence
+encore que les salles de la maison des Cyprès,
+don César fut introduit dans un petit cabinet, désert
+pour le moment.</p>
+
+<p>L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps
+d'aller aviser sa maîtresse.</p>
+
+<p>Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout
+cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif,
+il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont
+le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre
+rebondi de sa balustrade en fer forgé.</p>
+
+<p>Assise dans un large fauteuil de velours, dans un
+costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds
+nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement
+brodé jusqu'à la collerette très simple,
+sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans
+une pose méditative.</p>
+
+<p>Le singulier intendant, qui venait de retrouver
+si soudainement la vigueur d'un homme dans la force
+de l'âge, s'inclina profondément devant elle et
+attendit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.</p>
+
+<p>Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé,
+venait de jouer le rôle d'intendant. Centurion répondit
+respectueusement:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il est venu, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez amené?</p>
+
+<p>&mdash;Il attend votre bon plaisir en bas.</p>
+
+<p>Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir
+un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine
+curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de
+l'introduire auprès de vous.</p>
+
+<p>Fausta eut un mince sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément,
+dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous
+serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter
+beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il
+continue à me détester, c'en est fait de la situation que
+vous avez daigné me faire entrevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement
+sans vous inquiéter du reste. Le moment venu,
+je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi
+oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et
+sans fortune. Introduisez-le...</p>
+
+<p>Centurion s'inclina et sortit immédiatement.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero
+auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur
+lui, il se retirait discrètement.</p>
+
+<p>En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté
+aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec
+une grâce juvénile, il s'inclina profondément devant elle,
+autant pour dissimuler son trouble que par respect.</p>
+
+<p>Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune
+homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait
+cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà
+de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.</p>
+
+<p>D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait
+dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble
+ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la mâle
+beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse
+de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique,
+l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur
+tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence
+remarquable, enfin la force physique que révélaient
+des membres admirablement proportionnés dans
+une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
+d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était
+tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à
+elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins
+favorable.</p>
+
+<p>De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une
+aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le
+Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la
+femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.</p>
+
+<p>Tout le plan de Fausta dépendait de la décision
+qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même
+dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.</p>
+
+<p>Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour
+pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement
+compromis.</p>
+
+<p>L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins
+elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une
+nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.</p>
+
+<p>Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement,
+on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à
+son égard. C'était très simple, la Giralda disparaîtrait.
+Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne tiendrait
+pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme
+aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite.
+Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une
+couronne à lui donner.</p>
+
+<p>Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable
+de rester froid devant d'aussi puissantes tentations:
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.</p>
+
+<p>Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non
+pas impossible.</p>
+
+<p>Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son
+esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de
+séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante
+comme une caresse, elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?</p>
+
+<p>Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi qu'on appelle El Torero?</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous
+ignorez tout de votre naissance et de votre famille.
+Vous supposez être venu au monde, voici environ
+vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus
+détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui
+pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez
+vous asseoir.</p>
+
+<p>De la main, elle désignait un siège placé près de son
+fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.</p>
+
+<p>Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de
+ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi,
+elle murmura:</p>
+
+<p>«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses
+veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un
+monarque superbe et magnifique.»</p>
+
+<p>A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la
+place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du
+supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des
+hurlements féroces:</p>
+
+<p>«A mort!... Mort aux hérétiques!...»</p>
+
+<p>Suivis de ces autres cris:</p>
+
+<p>«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»</p>
+
+<p>Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant
+parfois complètement, le <i>Miserere</i>, entonné à pleine voix
+par des milliers de moines, de pénitents, de frères de
+cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain,
+se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible
+en même temps.</p>
+
+<p>Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser
+tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.</p>
+
+<p>Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces
+rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble
+étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui
+et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à
+une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame,
+avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.</p>
+
+<p>Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de
+la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit
+un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.</p>
+
+<p>Jamais personne ne lui en avait imposé autant.</p>
+
+<p>Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se
+montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons,
+allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément
+une bien fragile chose. Cette petite bohémienne,
+à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance,
+comptait décidément bien peu. La victoire lui
+paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait,
+c'était d'en avoir douté un instant.</p>
+
+<p>Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle
+mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître.
+Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement
+pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier
+pour des tiers qui n'existent pas pour moi.</p>
+
+<p>A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain
+avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.</p>
+
+<p>Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir
+s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une
+partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus
+ferme qu'il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous,
+madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté
+et d'attentions à son égard.</p>
+
+<p>&mdash;Bontés, attentions&mdash;s'il y en a eu réellement&mdash;dit
+Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous
+répète que tout cela s'adressait à vous seul.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque
+vous ne me connaissiez pas.</p>
+
+<p>Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint
+d'une douceur enveloppante:</p>
+
+<p>&mdash;Une nature chevaleresque comme celle que je devine
+en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai
+obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner
+lâchement une inoffensive créature, qui vous
+est inconnue, que feriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero,
+j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes,
+et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt
+que je vous ai porté, sans vous connaître. J'ai appris
+qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous
+sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant,
+devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire,
+l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous
+ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé,
+je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous
+ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai
+fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme
+aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas
+vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas,
+sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit.
+Certaines actions perdent tout mérite si l'on paraît
+rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais
+alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises
+depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous connaître.
+Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que
+j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer
+comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre
+pour vous sauver.</p>
+
+<p>Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une
+émotion communicative qui fit une impression profonde
+sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina
+gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais
+comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous
+inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc
+si menacé?</p>
+
+<p>Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson
+sur la nuque du Torero, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que
+vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que
+quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans
+cette insouciante confiance.</p>
+
+<p>Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce à ce point? fit-il.</p>
+
+<p>Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché
+de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant,
+jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez
+retrouvée.</p>
+
+<p>Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A
+son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible
+pointe d'ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un
+accent de conviction impressionnant, parce que cette
+jeune fille causera votre mort.</p>
+
+<p>Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard
+avec un calme imperturbable.</p>
+
+<p>Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait
+effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce
+regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange
+qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre
+ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement
+acharné après moi? Le savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il
+est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa
+haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés.
+Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un
+coup qu'elle pressentait très rude.</p>
+
+<p>&mdash;C'est?...</p>
+
+<p>&mdash;Votre père! lâcha brusquement Fausta.</p>
+
+<p>Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la
+froide et curieuse attention du praticien se livrant à
+quelque expérience.</p>
+
+<p>L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout
+ce qu'elle avait imaginé.</p>
+
+<p>Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda
+d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dit?...</p>
+
+<p>Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père!...</p>
+
+<p>Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus
+rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père!... On m'avait dit pourtant...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait
+avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?</p>
+
+<p>&mdash;On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et
+plus...</p>
+
+<p>&mdash;Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie
+croissante.</p>
+
+<p>&mdash;Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas
+éloigner de vous tout soupçon de la vérité!</p>
+
+<p>Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus.
+Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se
+frappant le front:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas
+songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante,
+il vit?... Mon père vit?... Mon père!...</p>
+
+<p>Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût
+éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.</p>
+
+<p>Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié
+de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.</p>
+
+<p>Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement
+pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable,
+lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera,
+n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.</p>
+
+<p>Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la
+réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père
+voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre
+nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une
+excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à
+rire franchement et s'écria joyeusement:</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que
+vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à
+meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est
+impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son
+nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que
+nous nous entendrons.</p>
+
+<p>Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son
+esprit chaque parole, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il
+veut vous supprimer.</p>
+
+<p>Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée
+à sa poitrine, comme s'il eût voulu s'arracher le
+coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! bégaya-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est! dit Fausta rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero.
+Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je
+sois quelque bâtard... Il faut donc que ma mère...</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante.
+Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre
+mère fut toujours épouse chaste et irréprochable!
+Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment
+d'égarement que je comprends, votre mère est morte
+martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire,
+fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la
+malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous
+avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de
+votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi:
+c'est votre père!</p>
+
+<p>&mdash;Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta
+avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand
+l'heure sera venue.</p>
+
+<p>Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte,
+clamait douloureusement:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un
+monstre sanguinaire, un fou furieux!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le
+Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Votre mère fut une sainte.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.</p>
+
+<p>&mdash;On venge les morts, avant de les pleurer! insinua
+insidieusement Fausta.</p>
+
+<p>Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix
+furieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je
+donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est
+impossible!</p>
+
+<p>Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle
+était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et
+si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer
+la graine de mort, il fallait la laisser germer.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de venger votre mère, il faut vous défendre
+vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père est donc un bien puissant personnage?</p>
+
+<p>&mdash;Puissant au-dessus de tout.</p>
+
+<p>Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha
+qu'une médiocre importance à ces paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore
+à quel mobile vous obéissez en me disant les choses
+terribles que vous venez de me dévoiler.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un
+simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu,
+je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez
+été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée,
+croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte
+et que vous méritez.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à
+Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me
+révéler est si extraordinaire, si incroyable que...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve,
+dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois
+en état de prouver d'irréfutable manière.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez
+mon... père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;Quand, madame?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être.
+Peut-être dans quelques jours seulement...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, madame, je prends acte de votre promesse,
+et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance,
+ma vie vous appartient...</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et
+tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si
+puissant qu'on soit.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est
+certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre.
+Me permettez-vous de vous poser quelques
+questions?</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en
+toute sincérité.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la
+Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?</p>
+
+<p>A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants
+sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment,
+le cortège venait de déboucher sur le lieu du
+supplice et la foule manifestait ses sentiments par les
+mêmes vivats et les mêmes cris de mort.</p>
+
+<p>Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva
+et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta
+un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas
+trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait
+faire non sans surprise, et, très calme:</p>
+
+<p>&mdash;Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.</p>
+
+<p>De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et,
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces
+sortes de spectacles. Ils me révoltent.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement
+Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?</p>
+
+<p>Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant
+à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance,
+il se leva et la rejoignit.</p>
+
+<p>Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.</p>
+
+<p>En tête, caracolait une compagnie de «carabins»,
+l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers
+venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied.
+Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le
+populaire et de frayer un passage à la procession.</p>
+
+<p>Derrière les soldats venait une longue théorie de
+pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.</p>
+
+<p>En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la
+cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une
+immense croix de métal.</p>
+
+<p>Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le
+<i>De Profundis</i>.</p>
+
+<p>Après cette interminable théorie de pénitents, venaient
+les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à
+pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition,
+grand inquisiteur en tête.</p>
+
+<p>Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque,
+en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint
+sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise,
+pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la
+main.</p>
+
+<p>Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple
+rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte,
+sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux
+costume noir, le roi, Philippe II.</p>
+
+<p>A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe,
+héritier du trône. Et puis la foule des courtisans,
+seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de
+cérémonie.</p>
+
+<p>Voilà ce que vit le Torero.</p>
+
+<p>Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.</p>
+
+<p>Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux
+condamnés.</p>
+
+<p>Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna
+un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était
+expulsé de la communauté des vivants.</p>
+
+<p>Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de
+la foule en délire.</p>
+
+<p>Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les
+condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au
+poteau. Et la messe commença.</p>
+
+<p>Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de
+l'évangile, la fumée commença de s'élever en tourbillonnant,
+et, en même temps que la fumée, les hurlements
+éclatèrent:</p>
+
+<p>«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»</p>
+
+<p>Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.</p>
+
+<p>C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ,
+beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante
+à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut
+aussitôt.</p>
+
+<p>Et le condamné clamait:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que
+mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en
+appelle à...</p>
+
+<p>On ne put en entendre davantage. Des milliers de
+moines hurlèrent furieusement le <i>Miserere</i> et couvrirent
+sa voix.</p>
+
+<p>En même temps, les flammes commencèrent à s'élever,
+vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés,
+comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et,
+l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent davantage
+encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Horrible! horrible! murmura le Torero en portant
+sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis
+ce malheureux?</p>
+
+<p>&mdash;Il a commis le crime que tu rêves de commettre!...
+le crime pour lequel tu seras condamné comme lui,
+exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.</p>
+
+<p>&mdash;Quel crime? répéta machinalement le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il
+a épousée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...</p>
+
+<p>Mais la Giralda est catholique!</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est
+hérétique...</p>
+
+<p>&mdash;Elle a été baptisée, se débattit le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le
+pourra. Et, le pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela
+suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien,
+tu seras traité comme celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?</p>
+
+<p>&mdash;Ton père.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre
+altéré de sang que la nature maudite me donna pour
+père?</p>
+
+<p>Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage
+au balcon d'un des somptueux palais bordant la place.
+Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là,
+inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant
+accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes,
+et une foule de seigneurs, de noble dames, de
+prêtres et de moines se montraient par les baies.</p>
+
+<p>Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un
+personnage, devant qui tous les autres s'effaçaient, parut
+sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les
+assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le
+fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de
+la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer
+distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule
+hurlante un regard froid et acéré.</p>
+
+<p>En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero,
+Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face
+étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale,
+elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:</p>
+
+<p>&mdash;Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...</p>
+
+<p>Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable,
+et, affolé, il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?</p>
+
+<p>Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit
+au poignet et répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!...
+le voici!...</p>
+
+<p>Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement,
+d'un air ennuyé, regardait se consumer les
+corps des sept suppliciés.</p>
+
+<p>Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards,
+cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que
+d'horreur:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LE FILS DU ROI</h3>
+
+<p>Un long moment, Fausta considéra silencieusement,
+avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait
+accablé de douleur.</p>
+
+<p>Elle avait mené toute cette partie de son entretien
+avec une habileté infernale.</p>
+
+<p>Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe,
+qui n'inspirait que la terreur à la majorité de
+ses sujets, était abhorré par une minorité composée
+d'une élite dans laquelle tous les éléments de la société
+fraternisaient, momentanément unis dans la haine et
+l'horreur que leur inspirait le sombre despote.</p>
+
+<p>Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants,
+soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait
+de tout dans cette minorité. Le mécontentement
+était assez général, assez profond pour qu'un mouvement
+occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou
+illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté.
+Nous avons vu Fausta présider et diriger à son
+gré une réunion de ces révoltés. Qu'un mouvement
+sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou
+d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le
+branle.</p>
+
+<p>Fausta savait tout cela.</p>
+
+<p>Elle savait encore que le Torero était au nombre de
+ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre,
+de fureur sanglante, et à qui il n'inspirait que haine et
+horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se
+doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
+d'avoir assassiné son père.</p>
+
+<p>La haine du Torero pour le roi Philippe existait de
+longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si
+le Torero ne s'était pas affilié à ceux qui cherchaient,
+dans l'ombre, à frapper, ou tout au moins à renverser le
+despote, ce n'était pas par prudence ou par dédain. Sa
+haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir
+personnellement.</p>
+
+<p>Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du
+roi Philippe au moment où Fausta s'était dressée devant
+lui pour lui crier: «C'est ton père!»</p>
+
+<p>On comprend que le coup avait pu l'accabler.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner,
+don César, trompé par des récits&mdash;probablement
+intéressés&mdash;où la fiction côtoyait dangereusement la
+vérité, don César s'était complu à dresser, dans son
+coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il
+n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux,
+il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait
+tel qu'un dieu.</p>
+
+<p>Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela
+ne lui paraissait pas croyable.</p>
+
+<p>Il se disait:</p>
+
+<p>«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon
+père... il ne peut pas être mon père puisque... je sens
+que je le hais toujours!... Non, non, mon père est
+mort!...»</p>
+
+<p>Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative.
+Il n'y avait pas à douter: c'était bien cela, le roi était
+bien son père. Alors, il se raccrochait désespérément à
+son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme
+qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans
+doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les
+actes connus du roi pour y découvrir quelque chose,
+susceptible de le grandir à ses yeux.</p>
+
+<p>Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il
+constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une révolte de
+tout son être, il se disait:</p>
+
+<p>«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il
+possible qu'un fils haïsse son père? N'est-ce pas plutôt
+moi qui suis un monstre dénaturé?»</p>
+
+<p>Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.</p>
+
+<p>On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette
+raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère
+n'avait jamais occupé dans son coeur la place qu'y avait
+eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
+avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première
+place avait toujours été pour son père. Et voici que,
+par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas à
+s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait le père et
+prenait sa place.</p>
+
+<p>Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait
+savamment soufflé la haine dans son coeur, la haine
+contre son père, et qui, soudain, pour excuser cette haine
+monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde,
+plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte,
+avait fait intervenir sa mère.</p>
+
+<p>Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments
+divers, n'était plus qu'une loque humaine dont
+elle pourrait disposer à sa guise.</p>
+
+<p>Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le
+Torero, le fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre
+la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice,
+elle dominerait le monde par lui&mdash;car il ne serait
+jamais qu'un instrument entre ses mains.</p>
+
+<p>Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui
+avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée
+d'un meurtre, régicide doublé de parricide, en le parant
+des apparences d'une légitime défense.</p>
+
+<p>Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet,
+les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement,
+de ses propres mains, Fausta poussa les battants
+de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, dérobant
+à ses yeux une vue qui lui était si pénible.</p>
+
+<p>En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa
+un long soupir de soulagement et parut sortir d'un rêve
+angoissant comme un cauchemar.</p>
+
+<p>Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant
+à même de continuer l'entretien, dit doucement
+d'une voix grave où perçait une sourde émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement
+dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus
+fortes que ma volonté et m'ont emportée malgré moi.</p>
+
+<p>Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la
+nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris
+dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée.</p>
+
+<p>En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une
+impression pénible qu'il traduisit en répétant avec
+amertume et en secouant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement
+Fausta, en attendant mieux.</p>
+
+<p>Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant
+de la princesse avait, presque textuellement, prononcé
+les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il
+résolut de le savoir au plus tôt, et, comme Fausta lui
+indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir»,
+le Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui
+lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui
+lui arrivait.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence,
+vous prétendez que je suis fils légitime du roi
+Philippe?</p>
+
+<p>Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put
+s'empêcher de rendre intérieurement hommage à la
+force d'âme de ce jeune homme.</p>
+
+<p>«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est
+pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment
+royale. Tout autre à sa place, eût accepté la révélation
+que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne
+se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu me
+pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la
+preuve que je me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition
+à ce point? Après avoir eu le malheur de me
+heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
+d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces
+fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne
+même, ne sont que des mots vides de sens?»</p>
+
+<p>En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard
+chargé d'imprécations et de menaces, comme si elle eût
+sommé Dieu de lui venir en aide.</p>
+
+<p>Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas
+personnellement, elle répondit du tac au tac:</p>
+
+<p>&mdash;Des documents, d'une authenticité indiscutable, que
+je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que
+vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi
+je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement,
+croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour très
+prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.</p>
+
+<p>Très doucement, le Torero dit:</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos
+paroles, ni que je suspecte vos intentions!</p>
+
+<p>Et, avec un sourire amer:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de
+roi... futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis&mdash;vous
+l'assurez&mdash;je n'ai pas été élevé sur les marches
+du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, au
+milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir
+des princes, mes frères. C'est mon métier, madame, à
+moi, un métier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres,
+ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame.
+Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
+gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour
+auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse
+souveraine.</p>
+
+<p>Fausta approuva gravement de la tête.</p>
+
+<p>Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère
+s'appelait Elisabeth de France, épouse légitime de
+Philippe, roi, reine d'Espagne, par conséquent.</p>
+
+<p>Le Torero passa la main sur son front moite.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante,
+puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon?
+Pourquoi cette haine acharnée d'un père contre son
+enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime,
+haine qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous
+m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mère était morte
+des mauvais traitements que lui infligeait son époux?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit et je le prouverai.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère était donc coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai,
+la reine, votre mère, votre auguste mère, était
+une sainte.</p>
+
+<p>Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth
+de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée
+au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir
+été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une sainte.</p>
+
+<p>Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait
+sur sa piété filiale, d'autant plus ardente et aveugle
+qu'il n'avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter
+toutes les exagérations qu'il lui conviendrait d'imaginer.</p>
+
+<p>Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en
+son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère.</p>
+
+<p>Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable
+aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre
+l'époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente,
+irrésistible.</p>
+
+<p>Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une
+joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement
+et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet
+acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez
+parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de
+sang que d'aucuns prétendent qu'il est?</p>
+
+<p>Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré
+comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il était son père,
+il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres
+yeux.</p>
+
+<p>Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable,
+elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne,
+un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil,
+c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse de coeur, c'est la
+cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui
+déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait
+un semblant d'excuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère,
+inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai
+parlé d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une
+aberration commune à bien des hommes: la jalousie.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux!... Sans motif?</p>
+
+<p>&mdash;Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est,
+sans amour.</p>
+
+<p>&mdash;Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime
+pas?</p>
+
+<p>Fausta sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels,
+dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au
+crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient,
+plus justement peut-être, l'appeler férocité.</p>
+
+<p>Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne
+disait ni oui ni non.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable
+qu'il me faut vous conter, dit-elle, après un léger silence.
+Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute.
+Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il savait, n'oserait
+parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, de
+celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il
+n'était pas mort à la fleur de l'âge.</p>
+
+<p>&mdash;L'infant Carlos! s'exclama le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.</p>
+
+<p>Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta
+se mit à la lui raconter, en l'arrangeant à sa manière,
+en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte
+qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y reconnaître.</p>
+
+<p>Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des
+précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement
+l'esprit de celui à qui elle s'adressait, et ceci d'autant
+plus que certains de ces détails correspondaient à certains
+souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement
+certains faits qui lui avaient paru jusque-là
+incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises
+par lui.</p>
+
+<p>Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle
+faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux
+du roi, du père, de l'époux, cela sans insister, en ayant
+l'air de l'excuser et de le défendre. En même temps, la
+figure de la reine se détachait, douce, victime résignée
+jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.</p>
+
+<p>Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la
+légitimité de sa naissance, il était convaincu de l'innocence
+de sa mère, il était convaincu de son long martyre.
+En même temps, il sentait gronder en lui une haine
+furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné
+lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant
+devenu un homme. Et il se sentait animé d'un désir
+ardent de vengeance.</p>
+
+<p>Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le
+jeune homme dans l'état d'exaspération où elle le
+voulait; elle attaqua résolument, selon sa coutume:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je
+m'étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je
+vous ai dit que j'avais répondu à un sentiment d'humanité
+fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis
+que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une
+sympathie qui s'accroît de plus en plus, au fur et à
+mesure que je vous pénètre davantage. Chez moi, mon
+prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai
+offert mon amitié, je vous l'offre encore.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, vous me voyez confus et ému à tel point
+que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer
+ma gratitude.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...</p>
+
+<p>&mdash;Madame, interrompit vivement le Torero, qui
+s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous
+me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser
+l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse
+au-dessus de tout?</p>
+
+<p>Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une
+douce mélancolie.</p>
+
+<p>&mdash;Défions-nous des mouvements spontanés, prince.</p>
+
+<p>Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement
+le jeune homme enivré:</p>
+
+<p>&mdash;S'il nous était permis de suivre les impulsions de
+notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir
+sans désemparer ce que le mien me dicte tout
+bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus
+puissants de la terre, car je devine en vous les qualités
+rares qui font les grands rois.</p>
+
+<p>Très ému par ces paroles prononcées avec un accent
+de conviction ardente, plus ému encore par ce qu'elles
+laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne
+entièrement à vous.</p>
+
+<p>L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un
+geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger
+et qu'il pouvait s'en rapporter à elle. Et, très calme,
+très douée:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques
+mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui
+je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que
+je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous
+êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
+ce que vous pouvez faire, et où vous allez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, madame, fit avec déférence le
+Torero. Il me semble que la vie me paraîtrait terne,
+insupportable, si vous ne deviez plus l'éclairer de votre
+radieuse présence.</p>
+
+<p>Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière
+à l'époque en général, et plus spécialement au tempérament,
+extrême en tout, de l'Espagnol. Néanmoins, Fausta
+crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la
+manière dont furent prononcées ces paroles.</p>
+
+<p>Elle reprit avec force:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre
+quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité,
+parce que votre obscurité et surtout votre naissance
+douteuse viendraient se briser contre des préjugés
+de caste, plus puissants dans ce pays que partout
+ailleurs. Si vous avez du génie, vous êtes condamné
+quand même à végéter, obscur et inconnu: votre
+naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois
+publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni
+les honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et, quant
+à la pauvreté, elle m'est légère. Au reste, vous savez
+peut-être que, si je voulais accepter tous les dons que les
+nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon
+intention, je pourrais être riche.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous:
+brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme
+le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que
+vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
+l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce
+jour.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette
+existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la
+changerais.</p>
+
+<p>Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils.
+Ces paroles dénotaient un manque d'ambition qui contrariait
+ses projets.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est
+pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué
+de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand
+vous paraîtrez dans l'arène, vous serez misérablement
+assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je
+vous abandonne.</p>
+
+<p>Le Torero eut un sourire de défi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire
+que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton
+à l'abattoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort
+détient la puissance suprême, vous oubliez que, celui-là,
+c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arrêtera à des demi-mesures
+et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables
+coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
+comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques
+hardis compagnons qui n'hésiteront pas à tirer l'épée
+pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc,
+puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée sera
+sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes
+d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville
+sous la menace. On espère, on compte qu'un incident
+surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez
+frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle,
+Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.</p>
+
+<p>Ces paroles, prononcées avec une violence croissante,
+firent impression sur le Torero. Néanmoins il ne
+se rendit pas sur-le-champ.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.</p>
+
+<p>Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le
+bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:</p>
+
+<p>&mdash;Le même crime de ce malheureux que vous avez
+entendu clamer son innocence.</p>
+
+<p>Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser
+sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je
+fuirai. Je quitterai l'Espagne.</p>
+
+<p>Fausta sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des amis, je puis m'assurer les services de
+quelques braves résolus à tout, pourvu qu'on y mette
+le prix. Je passerai de force.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta,
+engager une armée entière, car vous vous heurterez,
+vous, à une armée, à dix armées s'il le faut.</p>
+
+<p>Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne
+plaisantait pas, qu'elle était sincèrement convaincue
+que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître.
+A son tour, il eut la perception très nette que sa
+vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même
+temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement,
+il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Que faire alors?</p>
+
+<p>Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit
+pour la lui arracher.</p>
+
+<p>Très calme, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser
+une question: Voulez-vous vivre?</p>
+
+<p>&mdash;Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans!
+A cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!</p>
+
+<p>&mdash;Etes-vous résolu à vous défendre?</p>
+
+<p>&mdash;N'en doutez pas, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les moyens, madame.</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je
+à vous sauver.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre
+ennemi avant qu'il ne vous ait mis à mal.</p>
+
+<p>Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta
+en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit
+la chose la plus simple, la plus naturelle du monde.
+Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement
+l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété
+qu'elle observait le jeune homme.</p>
+
+<p>Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était
+dressé brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait:</p>
+
+<p>&mdash;Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez
+pas, madame... Vous voulez m'éprouver sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que
+vous étiez un homme. Je me suis trompée. N'en parlons
+plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne
+laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui
+vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensée
+de frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings
+avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!... C'est impossible!
+J'aime mieux qu'il me tue moi-même.</p>
+
+<p>Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui
+faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une
+souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec
+un haussement d'épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous
+parle de tuer?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous avez dit...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas
+voulu dire: il faut tuer.</p>
+
+<p>Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence
+muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et,
+pour cacher son désarroi, il s'excusa en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez ma nervosité, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je
+vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus
+tout, c'est que l'on apprenne que vous êtes son fils légitime
+et l'héritier de sa couronne. Il eût pu employer
+la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en
+lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être.
+Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient
+des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscrétion ne
+sera pas commise?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais
+menacé d'une arrestation suivie d'une condamnation à
+mort, naturellement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité
+que lorsqu'il lui sera dûment démontré qu'il ne peut
+vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne
+pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
+de la divulgation de votre naissance.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends
+pas grand-chose à toutes ces complications. La pensée
+que je suis réduit à comploter bassement contre mon
+propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse
+qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends vos scrupules et je les approuve.</p>
+
+<p>Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas!
+je conçois que votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux
+pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je
+dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc:
+Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne
+du roi. Le père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est
+lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous
+devez combattre.</p>
+
+<p>Le Torero demeura un moment songeur et, redressant
+le front, il dit douloureusement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant
+j'ai peine à l'accepter.</p>
+
+<p>Fausta se fit glaciale.</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez
+à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement
+le cou pour mieux recevoir la mort?</p>
+
+<p>Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel
+Fausta l'examina avec une anxiété qu'elle ne pouvait
+surmonter. Enfin il se décida.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une
+voix sourde. J'ai droit à la vie, comme tout le monde.
+Je me défendrai donc coûte que coûte.</p>
+
+<p>Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de
+reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard
+ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la
+vous-même, hautement. Je vous remettrai les preuves
+irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les
+au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
+royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la
+couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite
+du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand
+on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de réprobation
+unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son
+trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement,
+croyez-le.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites.
+Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez
+quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller
+un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne
+pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler
+que des pensées nobles et pures.</p>
+
+<p>Fausta daigna sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la
+haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma
+naissance?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner.
+La vérité étant connue de tous, votre meurtrier
+serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux
+qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi
+jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource
+de vous traduire devant un tribunal. Là, vous
+réclamerez hardiment la reconnaissance publique de
+tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous
+fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous
+serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne.
+Vous n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu
+de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre
+mère pour régner à votre tour.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.</p>
+
+<p>&mdash;Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante.
+Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne
+croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont
+comptés.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si
+extraordinaire que cela vous puisse paraître, je lui souhaite
+de me faire attendre longtemps.</p>
+
+<p>Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle
+l'avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il
+restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda.</p>
+
+<p>Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que
+ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait
+mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir
+amené à trouver tout naturel de monter sur un trône,
+c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de
+Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût
+ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien
+forcé d'aller jusqu'au bout. Et, quant à la petite bohémienne,
+s'il se montrait irréductible sur ce point, elle
+aurait tôt fait de s'en débarrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un
+rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne!
+Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta
+d'un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur
+pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous
+pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultés.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit:
+une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il
+faut qu'il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi,
+conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez
+tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais
+mon affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du
+roi, j'oppose une armée à moi, que j'ai levée de mes
+deniers.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai fait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement
+Fausta. A cette armée de gentilshommes, de soldats
+aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller
+uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le
+populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins,
+l'or est répandu à pleines mains dans le but de raviver
+l'enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit
+se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts
+les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même
+temps le bruit se répandra que le Torero n'est autre que
+l'infant Carlos&mdash;c'est sous ce nom que vous régnerez&mdash;disparu
+dès sa naissance, poursuivi sa vie durant
+par la haine implacable autant qu'injuste de son père.
+L'infant Carlos sera acclamé de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.</p>
+
+<p>Sans relever ces mots, Fausta reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui
+vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre.
+Demain, vous serez encore le Torero; après-demain,
+vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est à
+vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en
+respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la
+fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans
+un couvent, et vous montez sur le trône à sa place.</p>
+
+<p>Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation,
+elle ajouta vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de
+votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec
+lui d'égal à égal. Et il s'estime trop heureux, devant
+la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître
+publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et
+vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la
+vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne
+saurait tarder.</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve!... balbutia le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les
+Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas,
+empereur des Indes. Je vous donne mes États
+d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage,
+cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous vous tournez vers la France. C'est le
+rêve de votre père, cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées
+et par les Alpes. En même temps vos armées
+descendent des Flandres. Une campagne rapidement
+menée vous livre la France, qui n'acceptera jamais un
+roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l'est,
+vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi
+la France, et vous reconstituez un empire plus grand
+que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître
+du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par
+la main que je vous offre. Acceptez-vous?</p>
+
+<p>Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de
+ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son
+air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui,
+ne sachant s'il était éveillé ou s'il rêvait, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter.
+Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi
+prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise,
+vous qui parlez de me donner vos États, vous
+enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse
+puissance, que me demandez-vous? Quelle sera
+votre part?</p>
+
+<p>Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans
+les yeux du Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:</p>
+
+<p>&mdash;Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.</p>
+
+<p>Et le fixant toujours d'un regard aigu:</p>
+
+<p>&mdash;Il reste à régler la façon dont se fera le partage.</p>
+
+<p>Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle
+admira en connaisseur.</p>
+
+<p>&mdash;Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.</p>
+
+<p>Très galamment, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous ferez sera bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ce partage se fera de la manière la plus simple et
+la plus naturelle.</p>
+
+<p>Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et
+brusquement elle porta le coup:</p>
+
+<p>&mdash;Je serai votre épouse!</p>
+
+<p>Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une
+prétention semblable, formulée d'une manière si anormale,
+qui n'était pas sans le choquer quelque peu. Il
+tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; il se trouvait
+face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait
+que ce n'était pas la même femme qu'il avait devant
+lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable
+beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait
+tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur.</p>
+
+<p>Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:</p>
+
+<p>&mdash;M'épouser! Vous! madame! vous!</p>
+
+<p>Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se
+redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine
+qui la faisait irrésistible, et adoucissant l'éclat
+de son regard:</p>
+
+<p>&mdash;Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune,
+assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en
+tous points du puissant monarque que vous allez être?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité,
+je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même,
+et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement,
+nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais?... Dites toute votre pensée...</p>
+
+<p>&mdash;Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous
+dirai en toute sincérité que je me crois tout à fait indigne
+du très grand honneur que vous me voulez faire.
+Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.</p>
+
+<p>Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne
+l'êtes pas assez de votre côté. Vous n'êtes plus un homme:
+vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et
+à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante
+de penser qu'il pouvait être question d'amour
+entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois
+rester souveraine avant d'être femme, de même que
+l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain.</p>
+
+<p>Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes
+née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi,
+madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur
+parle, j'écoute ce qu'il me dit.</p>
+
+<p>Audacieusement, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Et votre coeur est pris.</p>
+
+<p>Très simplement, en la regardant en face sans provocation,
+mais avec fermeté, il répondit en s'inclinant
+très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un
+seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je
+la maintiens.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que vous ne me connaissez pas, madame.
+Lorsque mon coeur s'est donné une fois, il ne se reprend plus.</p>
+
+<p>Fausta haussa dédaigneusement les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier.
+Il ne saurait en être autrement.</p>
+
+<p>Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle
+se leva et, plus doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez
+pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance.
+Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes
+désirs. Allez.</p>
+
+<p>Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia
+sans qu'il eût pu dire ce qu'il avait à dire:</p>
+
+<p>Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle
+avait très bien compris ce qui s'était passé dans l'esprit
+du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le
+laissait parler, il allait proclamer hautement son amour
+pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir
+entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir,
+le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver
+son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en
+pensant à cela qu'elle avait dit: «N'accomplissez pas
+l'irréparable.»</p>
+
+<p>Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue
+n'avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui
+échappait. Tout n'était pas perdu cependant. Le seul
+obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle.
+La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait
+pas qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.</p>
+
+<p>Elle allongea la main et frappa sur un timbre.
+A son appel. Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité,
+parut avec son sourire obséquieux.</p>
+
+<p>Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel
+elle lui donna des instructions détaillées concernant la
+Giralda, ensuite de quoi le bravo s'éclipsa sans doute
+pour procéder à l'exécution immédiate des ordres
+reçus.</p>
+
+<p>Fausta demeura encore une fois seule.</p>
+
+<p>Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux,
+ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle
+considéra longuement avant de le cacher dans son sein,
+en murmurant:</p>
+
+<p>«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le
+mieux est de le remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi
+d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitié
+du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupçons
+au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
+trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que
+le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera
+au profit de son successeur.</p>
+
+<p>Elle réfléchit une seconde, et:</p>
+
+<p>«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai
+remis ce parchemin à M. d'Espinosa? Voilà sa mission
+manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin
+à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque,
+je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan.
+Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire
+Déshonoré.»</p>
+
+<p>Et avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré
+et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang
+de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans
+son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
+C'est à voir!...»</p>
+
+<p>Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom
+de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils,
+et elle songea:</p>
+
+<p>«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils,
+le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher
+cet enfant.»</p>
+
+<p>Elle réfléchit encore un moment et murmura:</p>
+
+<p>«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je
+réussisse, soit que j'échoue. Il sera temps de rechercher
+mon fils.»</p>
+
+<p>Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau
+sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait
+devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur,
+logé au palais.</p>
+
+<p>Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui,
+en échange de certaines conditions qu'elle posa, elle
+remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi
+Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne héritier
+de la couronne de France.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO</h3>
+
+<p>En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers
+l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait
+comme sa fiancée confiée aux bons soins de la
+petite Juana.</p>
+
+<p>Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants
+qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment
+qui lui faisait redouter un malheur. Il lui
+semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...</p>
+
+<p>Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé
+par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette
+histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était
+qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse
+intrigue.</p>
+
+<p>«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il
+en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais.
+Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à
+ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a
+donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement
+m'a toujours assuré que mon père avait été mis
+à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien
+assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu
+à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi
+n'est pas, ne peut pas être mon père.»</p>
+
+<p>Et avec une ironie féroce:</p>
+
+<p>«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une
+pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à
+pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le
+diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction
+d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté,
+mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de
+Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer
+des milliers de mes semblables pour l'assouvissement
+de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai
+là un maître redoutable devant qui je devrai plier
+sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne
+et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive
+l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda!
+Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de
+m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté
+par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que
+je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin,
+honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est
+dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec
+lui.»</p>
+
+<p>En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie,
+et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à
+surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne
+Juana.</p>
+
+<p>Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien
+tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque
+du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même
+condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient
+devenues tout de suite une paire d'amies.</p>
+
+<p>Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de
+France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée
+de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine
+et vive sympathie.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi
+une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre
+de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don
+César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot,
+Pardaillan avait ceint gravement son épée&mdash;cette épée
+qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de
+sa lutte épique avec les estafiers de Fausta&mdash;et il était
+descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition
+de la petite Juana.</p>
+
+<p>Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque
+eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet
+sans l'assentiment de la maîtresse du lieu. Et, à le voir
+si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles
+s'étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été
+sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes
+du roi.</p>
+
+<p>Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il
+donc?</p>
+
+<p>Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton
+assez incrédule:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier,
+que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage
+que le Chico?</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez
+bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable.
+Que le Chico soit un piètre personnage, comme
+vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude
+de subordonner mes sentiments à la condition
+sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre
+d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand
+je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans
+mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le
+Chico mérite tout à fait ce titre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un
+homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez
+en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce
+qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment,
+tenez pour très sérieux que je le considère réellement
+comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question:
+Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le
+croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?</p>
+
+<p>Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie
+dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières
+paroles. Mais, avec le seigneur français, il n'était
+jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si
+singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire
+surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui.
+Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une
+moue enfantine:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est
+un sot.</p>
+
+<p>&mdash;Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez
+pas croire. C'est un garçon très fin au contraire, très
+intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère
+que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai
+bientôt ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans
+qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle
+aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.</p>
+
+<p>&mdash;Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement
+de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces
+paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je
+crois que, si tout autre que vous se permettait de lui
+manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
+bénévolement que vous dites.</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet
+et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à
+moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son
+pardon, ma jolie hôtesse.</p>
+
+<p>Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine
+de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut
+donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut
+à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans
+son gîte mystérieux et il n'insista pas davantage.</p>
+
+<p>Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles,
+il commençait à trouver le temps quelque peu long
+lorsque le Torero vint le délivrer.</p>
+
+<p>La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû
+se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître
+sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret
+de sa naissance. Mais, comme don César était
+parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder
+pour elle le peu qu'elle savait.</p>
+
+<p>Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa
+discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion
+à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que
+don César fût résolu à s'absenter alors qu'il croyait
+sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité
+impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de
+veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait
+bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le
+jeune homme, mais il gardait ses impressions pour
+lui.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très
+agréable.</p>
+
+<p>Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait
+que pour ceux qu'il affectionnait.</p>
+
+<p>De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin
+de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitât sur la
+conduite à tenir, non pas qu'il eût des regrets de la
+détermination prise de refuser les offres de Fausta,
+mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire
+aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient,
+et il était persuadé qu'un esprit délié comme
+celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces
+obscurités.</p>
+
+<p>Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir
+remercié la petite Juana avec une effusion émue, après
+l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le
+chevalier dans une petite salle où il lui serait possible
+de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et
+en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet
+où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte
+d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée.
+Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
+se tenait sur ses gardes.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques
+flacons poudreux, le Torero dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la
+maison où nous nous sommes introduits cette nuit et
+où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse
+étrangère?</p>
+
+<p>Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins,
+il prit son air le plus ingénument étonné pour
+répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.</p>
+
+<p>&mdash;Cette princesse prétend connaître le secret de ma
+naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé
+la voir.</p>
+
+<p>Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table
+le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu Fausta?</p>
+
+<p>&mdash;Je reviens de chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous la connaissez donc?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle femme est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle?
+Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas.
+Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous
+avez dû le remarquer, je présume...</p>
+
+<p>Le Torero hocha doucement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué
+en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme
+elle est.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement
+riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la
+dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le
+pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trône le jouteur
+le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint.
+Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle
+réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste
+sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d'Espinosa lui-même,
+qui me paraît autrement redoutable que son
+maître.</p>
+
+<p>Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il
+sentait confusément que le chevalier en savait, sur le
+compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne
+voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine
+que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier
+que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que
+cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous
+demande si on peut avoir confiance en elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite.
+Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule
+de considérations qu'elle est seule à connaître, naturellement.
+Si elle vous promet, par exemple, de vous faire
+proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné&mdash;et
+elle a parfois la franchise de vous prévenir&mdash;vous
+pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous
+promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de
+s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront
+profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent
+de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui
+serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos
+gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre
+dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait
+de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur
+sa reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires.
+Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu'à quel point
+je dois prêter créance à ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire.
+Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les
+choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce
+n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
+pas toujours à la vérité exacte.</p>
+
+<p>Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se
+faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder
+par questions directes. Il jugea que le mieux était
+de conter point par point les différentes parties de son
+entrevue.</p>
+
+<p>&mdash;Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable,
+incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez
+être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!</p>
+
+<p>Pardaillan ne parut nullement étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que
+vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il
+y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre
+position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.</p>
+
+<p>&mdash;Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier;
+mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier
+d'un trône, le trône d'Espagne, avouez qu'il y a
+loin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible
+pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez
+figure de roi autrement noble et impressionnante que
+celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas?</p>
+
+<p>Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme
+vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai
+eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils
+de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.</p>
+
+<p>&mdash;Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la
+prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes
+yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi
+et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la
+haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit,
+pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever,
+le cacher, l'élever&mdash;si on peut dire, car, en résumé,
+je me suis élevé tout seul&mdash;obscur, pauvre, déshérité?</p>
+
+<p>&mdash;Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le
+caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe,
+je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible
+à ce qui peut paraître un roman.</p>
+
+<p>Le Torero secoua énergiquement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les
+conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales,
+naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires
+s'il s'agit&mdash;et je crois que c'est mon cas&mdash;d'une
+naissance clandestine, du produit d'une faute, pour
+tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à
+fait inadmissibles dans un cas normal et légitime...
+tel que la naissance de l'héritier légitime d'un
+trône.</p>
+
+<p>Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment
+sincère, le Torero demeura un moment rêveur.</p>
+
+<p>Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance,
+et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue,
+songea en lui-même:</p>
+
+<p>«Pas si mal raisonné que cela.»</p>
+
+<p>Cependant le Torero reprenait:</p>
+
+<p>&mdash;Et quand bien même je serais le fils du roi, quand
+bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves
+les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle
+détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise?
+Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je
+m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais,
+je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur
+et sans nom.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont
+les yeux pétillaient.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait
+les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer
+le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle
+situation qui me serait faite?</p>
+
+<p>&mdash;Si votre père vous tendait les bras, dit gravement
+Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre
+coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien
+ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que
+l'on m'offre.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! que vous offre-t-on?</p>
+
+<p>&mdash;On m'offre des millions pour soulever les populations,
+on m'offre le concours de gens que je ne connais
+pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange
+de ces millions et de ces concours, on me propose de
+me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte
+de fils sera un acte de rébellion envers mon père.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact
+avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui
+adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié,
+bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître
+officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre,
+ce que l'on me propose, chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez accepté?</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus
+au monde. Je vous considère comme un frère aîné que
+j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché
+pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance,
+apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis
+cette mauvaise action de songer à accepter.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne
+est bonne à prendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait
+présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me
+pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme
+ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point
+d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce
+moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour
+mieux dire, m'a posé une dernière condition.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait
+bien de quoi il retournait.</p>
+
+<p>&mdash;La princesse m'a offert de partager ma fortune,
+ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan.
+On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des
+conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait
+pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la
+plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien
+que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser
+des offres aussi merveilleuses.</p>
+
+<p>&mdash;Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition
+qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda
+qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un
+pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menaçait, oh!
+d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas
+elle serait la première victime de ma lâcheté, et que,
+pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait,
+il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente
+amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.</p>
+
+<p>«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après
+celle-là, nier ta puissance!»</p>
+
+<p>Et tout haut, d'un air railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas eu le temps de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus
+en plus railleur.</p>
+
+<p>&mdash;La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé
+que ma réponse fût renvoyée à après-demain.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant
+l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Elle prétend que demain se passeront des événements
+qui influeront sur ma décision.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quels événements?</p>
+
+<p>&mdash;La princesse a formellement refusé de s'expliquer
+sur ce point.</p>
+
+<p>On remarquera que le Torero passait sous silence tout
+ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne,
+que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une
+armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce
+point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement
+exagéré. Il croyait donc à une vulgaire
+tentative d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer
+un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher
+plus tard ce faux point d'honneur.</p>
+
+<p>Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité
+dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de
+peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta
+adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y
+sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:</p>
+
+<p>«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli,
+et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi,
+et je serai là, moi aussi.»</p>
+
+<p>Et tout haut, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain
+vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être
+son heureux époux.</p>
+
+<p>&mdash;Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le
+Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne
+ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue:
+je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au
+trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je
+serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce
+trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero
+je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit,
+il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément.
+Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant
+à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda,
+et il me suffit.</p>
+
+<p>Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait
+bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une
+dernière épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une
+couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez
+désintéressé pour refuser la suprême puissance.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet
+oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas
+à me faire changer d'idée. Laissez-moi plutôt vous demander
+un service.</p>
+
+<p>&mdash;Dix services, cent services, dit le chevalier très
+ému.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un
+peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons
+de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien,
+à moi et à la Giralda.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait
+pas trop de nous emmener avec vous dans votre
+beau pays de France?</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander
+un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me
+rendez service en consentant à tenir compagnie à un
+vieux routier tel que moi!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez
+à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me
+semble que dans votre pays je pourrais me faire ma
+place au soleil, sans déroger à l'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et
+belle, ou j'y perdrai mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue:
+s'il m'arrivait malheur...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Pardaillan hérissé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda.
+Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait.
+Voulez-vous me promettre cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets, dit simplement Pardaillan.
+Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait
+lui manquer.</p>
+
+<p>&mdash;Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce
+que vaut votre parole.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous
+dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de
+Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer
+à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car
+vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le
+Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien des choses que je vous expliquerai
+plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment,
+contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils
+du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.</p>
+
+<p>Et avec une gravité qui impressionna le Torero:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe.
+Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance
+dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime,
+vous m'entendez, un crime!</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan,
+si tout autre que vous me disait ce que vous me dites,
+je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès
+l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel,
+j'y renonce.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter.
+Vous viendrez en France, pays où l'on respire
+la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable
+Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
+d'enfants.</p>
+
+<p>Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.</p>
+
+<p>Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour
+une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce
+que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos
+amis.</p>
+
+<p>Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la
+chose m'est restée gravée là&mdash;il mit son doigt sur son
+front&mdash;une femme qu'on appelait la bohémienne Saïzuma,
+et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle
+avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants
+ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit
+la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement
+elle ajouta que je portais le malheur en moi,
+ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.</p>
+
+<p>Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en
+juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait
+un passé, proche encore, passé de luttes épiques,
+de deuils et de malheurs.</p>
+
+<p>Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha
+d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles
+souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure
+avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je
+me suis trouvé en présence d'un certain intendant de
+la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur»
+à tout propos et même hors de tout propos.
+Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur
+véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur,
+et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par
+l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une
+ampleur que je n'aurais jamais soupçonnée. Elle serait
+arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle possède au plus haut point l'art des
+nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de
+par votre naissance, droit à ce titre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner
+du monseigneur? fit en riant le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je
+ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux
+pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence
+menacée?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous ne serez réellement en sûreté
+que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume
+d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous
+m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé
+de joie.</p>
+
+<p>Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:</p>
+
+<p>&mdash;Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma
+naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez
+ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour
+moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des
+gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de
+se taire?</p>
+
+<p>Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Très peu de gens savent, au contraire. C'est par
+suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me la ferez-vous pas connaître?</p>
+
+<p>Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait
+vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.</p>
+
+<p>&mdash;Quand? fit vivement le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Quand nous serons en France.</p>
+
+<p>Le Torero hocha douloureusement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je retiens votre promesse, dit-il.</p>
+
+<p>Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez part à la course de demain?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes absolument décidé?</p>
+
+<p>&mdash;Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner
+l'ordre d'y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre
+du roi. Puis il est une autre considération qui me
+met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous
+le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée
+de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais.
+Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre.
+Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage
+des spectateurs se traduise par des espèces monnayées,
+je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple.
+A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est
+qu'une course de taureaux.</p>
+
+<p>Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer
+et ne sortirent pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils
+s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant
+qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le
+lendemain.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>DANS L'ARÈNE</h3>
+
+<p>A l'époque où se déroulent les événements que nous
+avons entrepris de narrer, <i>alancear en coso</i>, c'est-à-dire
+jouter de la lance en champ clos, était une mode qui
+faisait fureur. Les tournois à la française étaient complètement
+délaissés et, du grand seigneur au modeste
+gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre
+dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire
+que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le
+peuple ne prenait pas part à la course et se contentait
+d'y assister en spectateur.</p>
+
+<p>Le sire qui descendait dans l'arène&mdash;roi, prince ou
+simple gentilhomme&mdash;tenait l'emploi du grand premier
+rôle: le matador. En même temps, il était aussi
+le picador, puisque, comme ce dernier il était monté,
+bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne
+venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous
+les moyens lui étaient bons.</p>
+
+<p>Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite
+du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets,
+plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune
+du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner
+de lui l'attention du taureau, de le défendre
+en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les
+cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé
+pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée
+ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient
+à ce jeu terriblement dangereux.</p>
+
+<p>Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San
+Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques,
+avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés
+de l'aménager selon sa nouvelle destination.</p>
+
+<p>La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs
+invités par le roi, tout cela fut construit en quelques
+heures, de façon toute rudimentaire.</p>
+
+<p>C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour
+la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes,
+tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement
+déguisé et assujetti par des planches.</p>
+
+<p>La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que
+sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins
+avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins,
+les fenêtres et les balcons des maisons bordant
+la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi
+lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon,
+très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de
+tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences
+d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
+massaient derrière le roi.</p>
+
+<p>Le populaire s'entassait sur la place même, en des
+espaces limités par des cordes et gardés par des hommes
+d'armes.</p>
+
+<p>Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement
+dresser sa tente richement pavoisée et ornée
+de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il
+s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la
+joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait
+s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un
+espace était réservé à son cheval; un autre pour sa
+suite lorsqu'elle était nombreuse.</p>
+
+<p>Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu
+de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même
+son installation très modeste&mdash;nous savons
+qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes,
+sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.</p>
+
+<p>En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés
+de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides
+et fougueux, revêtus de caparaçons de combat, don
+César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante
+et massive et revêtait un costume de cour d'une
+élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille
+moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul
+luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes
+choisies parmi les plus fines et les plus riches.</p>
+
+<p>Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il
+enroulait autour de son bras et dont il se servait pour
+amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée
+de parade en acier forgé, qui était une merveille de
+flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir
+qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il
+ne s'en était servi autrement que pour enlever de la
+pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans
+dont la possession faisait de lui le vainqueur de
+la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau,
+à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement
+à le frapper.</p>
+
+<p>Sa suite se composait généralement de deux compagnons
+qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don
+César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir.
+Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
+prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il
+les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient
+de détourner l'attention du taureau.</p>
+
+<p>En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé,
+le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago
+de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait
+faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement
+que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
+avait cherché à différentes reprises à s'emparer
+de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour
+le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur,
+il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage,
+peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.</p>
+
+<p>Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y
+avait eu une grande discussion entre la Giralda et don
+César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci
+suppliait sa fiancée de s'abstenir de paraître à la
+course et de rester prudemment cachée à l'auberge de
+la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait
+assister au spectacle que perdue dans la foule.</p>
+
+<p>Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que
+le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être
+fatal. Elle n'eût rien fait ou rien dit pour le dissuader
+de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu l'empêcher
+de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être
+tué.</p>
+
+<p>La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser
+ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda,
+parée de ses plus beaux atours, était partie avec
+le Torero pour se mêler au populaire.</p>
+
+<p>Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur
+les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas.
+Mais il eût fallu être invitée par le roi, et, pour être
+invitée, il eût fallu qu'elle fût de noblesse. Elle n'était
+qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume,
+sans regrets et sans envie, elle se contentait du
+sort qui était le sien.</p>
+
+<p>Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était
+aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or,
+parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero,
+on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec
+cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec
+force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui
+faisaient place.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et,
+chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à
+l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des
+hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.</p>
+
+<p>Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui
+témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque
+de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre côté
+de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de
+l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se
+sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.</p>
+
+<p>Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé
+de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment
+et la voilà assise en deçà de l'enceinte réservée au populaire.</p>
+
+<p>En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur
+son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la
+parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe
+compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait,
+dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante
+beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son
+zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes
+et sa cour d'adorateurs.</p>
+
+<p>Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous,
+galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée
+jusqu'à cette place d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé
+quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.</p>
+
+<p>Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les
+malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement
+dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le
+soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé
+par des rapières démesurément longues, les ceintures
+garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement
+et son inquiétude se fussent indubitablement
+changés en effroi.</p>
+
+<p>Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si
+merveilleusement placée, ne remarqua rien.</p>
+
+<p>Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux
+heures. La course devant commencer à trois heures,
+il avait une heure devant lui pour franchir une distance
+qu'il eût pu facilement parcourir en un quart
+d'heure.</p>
+
+<p>Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas
+se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé
+qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il
+avait à la main. Seulement, de distance en distance,
+principalement au croisement de deux rues, le moine
+faisait un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant,
+tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le
+mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu
+par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une destination
+inconnue.</p>
+
+<p>Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il
+avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement
+par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on
+ne trouvât pas une place convenable pour le représentant
+de Sa Majesté le roi de France!</p>
+
+<p>Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille,
+où il avait si fort malmené, dans l'antichambre
+du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes
+de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon
+plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être
+prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants
+personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la malemort,
+Pardaillan n'y pensa pas.</p>
+
+<p>Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement,
+devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le
+joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de
+faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer
+à coups de banquette les estafiers qu'elle avait
+lâchés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une
+écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le
+menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba
+Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans
+compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et
+Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de
+M. Peretti.</p>
+
+<p>Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore
+qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de
+dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du
+duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc
+et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de
+Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de
+leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués,
+pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur
+avait mis à leur disposition.</p>
+
+<p>Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils
+de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait
+sans doute besoin de l'appui de son bras.</p>
+
+<p>Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais,
+tout en avançant d'un pas nonchalant, sous le soleil
+qui dardait âprement, il avait l'oeil aux aguets et la
+main sur la garde de l'épée.</p>
+
+<p>De temps en temps il se retournait d'un air indifférent.
+Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas,
+avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à
+l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de
+près.</p>
+
+<p>Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue
+qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui
+flaire une piste.</p>
+
+<p>«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»</p>
+
+<p>Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné.
+Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la
+réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la
+mémoire.</p>
+
+<p>«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais
+qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aperçois
+que la chose est autrement grave que je n'imaginais.»</p>
+
+<p>D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout
+machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que
+l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il
+s'arrêta net au milieu de la rue.</p>
+
+<p>«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»</p>
+
+<p>Cela, c'était sa rapière.</p>
+
+<p>On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant
+dans la chambre au parquet truqué. On se souvient
+qu'en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur
+lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des
+mains d'un éclopé et l'avait emportée.</p>
+
+<p>Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan,
+mettait l'épée à la main, il confiait littéralement
+son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la
+force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser.
+Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que
+celles d'à présent, un homme désarmé était un homme
+mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié,
+sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l'importance
+capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes
+éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées
+et entretenues par leur propriétaire.</p>
+
+<p>Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un
+soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à
+l'auberge il avait mis de côté l'épée conquise, réservant
+à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent
+choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer
+celle perdue.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue,
+que la rapière qu'il avait au côté était précisément celle
+qu'il avait ramassée la veille et mise de côté.</p>
+
+<p>«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant
+sûr de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu
+être distrait à ce point?»</p>
+
+<p>Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il
+tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la
+retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde
+et la fit siffler dans l'air.</p>
+
+<p>«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je
+jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez
+Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.»</p>
+
+<p>Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:</p>
+
+<p>«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma
+chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...»</p>
+
+<p>Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer
+son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se
+livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut
+parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant
+à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit
+aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.</p>
+
+<p>Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant
+les épaules et en bougonnant:</p>
+
+<p>«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition,
+de traîtres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire
+de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la,
+mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller
+changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses
+autour de moi.»</p>
+
+<p>En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent
+pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne
+pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur
+comme Pardaillan.</p>
+
+<p>A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population
+s'écrasait sur la place San Francisco, quelques
+quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course
+commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et,
+ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les
+boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres
+étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville
+abandonnée.</p>
+
+<p>Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient
+pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient
+calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux
+avait fait se fermer hermétiquement portes et
+fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des
+rues avoisinant la place?</p>
+
+<p>Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies
+d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui
+aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi
+occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un
+vaste cordon autour de cette place.</p>
+
+<p>Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux
+qui se rendaient à la course.</p>
+
+<p>Alors, que faisaient-ils là?</p>
+
+<p>Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il
+avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette
+place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.</p>
+
+<p>Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était
+d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons
+où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies
+occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers,
+et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des
+canons.</p>
+
+<p>Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il
+était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en
+mouvement, il serait impossible à quiconque de passer,
+soit pour entrer, soit pour sortir.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose.
+Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y
+avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même
+temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée
+par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait
+nettement, sous les yeux des troupes royales. En
+effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient,
+qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En
+apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient,
+à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais
+l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en
+ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.</p>
+
+<p>Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a
+la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la
+contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.</p>
+
+<p>Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne
+voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient
+les mêmes rues, occupées par les troupes royales.
+Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
+fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux,
+caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient
+pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des
+groupes de curieux.</p>
+
+<p>Et Pardaillan se disait:</p>
+
+<p>«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu
+vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de
+Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux
+les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa
+façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée.
+Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui
+me paraissent bien exposées.»</p>
+
+<p>Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan
+s'en fût retourné tranquillement, puisque, en
+résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se
+préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait
+sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle
+de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air
+le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui
+seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la
+porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
+d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté.
+Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.</p>
+
+<p>A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en
+tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé
+d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat,
+interceptait les rayons du soleil.</p>
+
+<p>Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le
+sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre,
+se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres
+gentilshommes de service prirent place sur l'estrade,
+chacun selon son rang.</p>
+
+<p>A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne
+connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant,
+car le premier avait honoré le page d'un gracieux
+sourire et le second le tolérait à son côté, alors qu'il
+eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert
+d'un riche coussin de velours était placé à la gauche
+de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus
+naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son
+fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à
+gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre,
+soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.</p>
+
+<p>Le mystérieux page n'était autre que Fausta.</p>
+
+<p>Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le
+fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne
+comme unique héritier de la couronne de France. Le
+geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur
+du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait
+cependant pas abandonné la précieuse déclaration du
+feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.</p>
+
+<p>L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la
+course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de
+façon à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant,
+avec le roi et son ministre. Une autre condition,
+comme corollaire de la précédente, était que tout messager
+qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta
+serait immédiatement admis en sa présence, quels que
+fussent le rang, la condition sociale; voire le costume
+de celui qui se présenterait ainsi.</p>
+
+<p>D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être
+certain qu'elle ne posait pas une telle condition par
+pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour
+agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.</p>
+
+<p>Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?</p>
+
+<p>Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme,
+cette manière de routier sans feu ni lieu, qui
+l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener
+ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu
+l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une
+insolence qui réclamait un châtiment exemplaire.</p>
+
+<p>Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent,
+enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place,
+occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les
+mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés,
+dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre
+importance. De là, les acclamations s'étendirent au
+peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige
+à dire qu'elles furent, là, moins nourries.</p>
+
+<p>Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence
+solennel plana sur cette multitude.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur
+les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était
+réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait
+son redoutable adversaire, avait escompté qu'il
+aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions
+en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur
+avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de
+Navarre.</p>
+
+<p>Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant
+par conséquent toutes les autres personnes assises,
+s'efforçait de regagner sa place. Mais le passage au
+milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous
+exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se
+fit pas sans quelque brouhaha.</p>
+
+<p>D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser
+la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui
+s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames,
+se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant
+les hommes et ne ménageait pas les bravades quand
+on ne s'effaçait pas de bonne grâce.</p>
+
+<p>Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du
+roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées
+la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci
+de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on
+monte à l'assaut.</p>
+
+<p>Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.</p>
+
+<p>Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme
+pour le prendre à témoin du scandale.</p>
+
+<p>Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire
+qui signifiait:</p>
+
+<p>«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»</p>
+
+<p>Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna,
+de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait
+enfin sa place.</p>
+
+<p>Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement,
+attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur
+tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à
+trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à
+trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec
+Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une
+sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout,
+et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de
+cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une
+des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme
+un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on
+s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent
+n'eût pas été châtié comme il le méritait.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup
+d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il
+ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes.</p>
+
+<p>Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se
+laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation,
+au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout
+à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants,
+ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait
+verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le
+souci de l'étiquette.</p>
+
+<p>A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée,
+dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.</p>
+
+<p>C'était le signal impatiemment attendu par les milliers
+de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était
+par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal
+interprété.</p>
+
+<p>Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant
+au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient
+saluer l'envoyé du roi de France.</p>
+
+<p>C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna
+vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en
+exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété
+les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes
+de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.</p>
+
+<p>Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il
+trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage
+rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.</p>
+
+<p>«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut
+une autre.»</p>
+
+<p>Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais
+au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui
+s'amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu'il
+était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un
+salut d'une ampleur démesurée.</p>
+
+<p>Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à
+ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait
+fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire
+et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire
+profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres
+de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin
+de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan
+qu'il connaissait et approuvait.</p>
+
+<p>C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors
+paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour
+de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là,
+bouleversant de fond en comble les sentiments intimes
+de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires
+engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux
+lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que
+le roi venait de lui accorder, moralement contraint et
+forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LE PLAN DE FAUSTA</h3>
+
+<p>Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable
+obligation de dresser sa tente près de celle de
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était
+dû à une intervention de Fausta. Voici comment:</p>
+
+<p>Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation
+de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait
+de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine
+sauvage, que vingt années d'attente n'avaient pu atténuer,
+était cependant surpassée par la haine récente
+qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement
+blessé son incommensurable orgueil.</p>
+
+<p>Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au
+contraire, agissait sans passion et n'en était que plus
+redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il
+craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique,
+mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte
+était autrement dangereuse et plus terrible que la haine.</p>
+
+<p>De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du
+petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait
+beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition
+personnelle, il se faisait le champion et le conseiller
+d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable
+sans ce concours inespéré.</p>
+
+<p>L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un
+ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée
+au possible de cet homme, si peu semblable
+aux hommes de son époque, lui avait complètement
+échappé.</p>
+
+<p>S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire,
+il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n'eût consenti
+à la besogne qu'on le soupçonnait capable d'entreprendre.
+Il est certain que, si le Torero avait manifesté
+l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant
+donné les conditions anormales de sa naissance, s'il
+avait fait acte de prétendant, comme on s'efforçait de le
+lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement
+le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon
+d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa
+commettait donc lui-même une méchante action.</p>
+
+<p>Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire
+générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que
+d'Espinosa était gentilhomme. Comme tel, il avait foi
+en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire.
+Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.</p>
+
+<p>Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord
+sur ces deux points: la prise et la mise à mort de
+Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues
+qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans
+la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur
+projet. Le roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement
+l'homme qui lui avait manqué de respect. Pour
+cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes.
+Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était
+dit.</p>
+
+<p>D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer
+à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les
+supplices les plus épouvantables étaient impuissants à
+faire expier comme il le méritait. Mais qu'était-ce que
+quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité
+du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme
+d'une force physique extraordinaire, jointe à une force
+d'âme peu commune, on pouvait même dire que ce
+n'était rien. Il fallait trouver quelque chose d'inédit,
+quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
+prolongeât des jours et des jours en des transes, en des
+affres insupportables.</p>
+
+<p>C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé
+l'idée qu'il avait aussitôt adoptée.</p>
+
+<p>Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta,
+c'est ce que nous verrons plus tard.</p>
+
+<p>Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour
+assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du
+Torero. Peut-être d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne
+voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions
+mystérieuses concernant Fausta, et qui eussent
+donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues.
+Peut-être!</p>
+
+<p>Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce
+qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le
+grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution
+était, en grande partie, son oeuvre à elle.</p>
+
+<p>Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan
+parce qu'elle se jugeait impuissante à le frapper
+elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable
+à ses projets d'ambition.</p>
+
+<p>Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère
+du Torero, comme d'Espinosa s'était trompé dans
+la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa,
+sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se fût
+réalisé, eût été inutile.</p>
+
+<p>La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression
+s'imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba
+Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi
+sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion
+sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.</p>
+
+<p>Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait,
+elle savait que Barba Roja était une brute incapable
+de résister à ses passions. Son amour, violent,
+brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion
+véritable.</p>
+
+<p>En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il
+lui avait infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan
+d'une haine féroce. Si le hasard voulait que le colosse se
+trouvât là quand on procéderait à l'arrestation du chevalier,
+il était homme à oublier momentanément son
+amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.</p>
+
+<p>Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui
+incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda,
+en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité,
+qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait assigné.</p>
+
+<p>Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja
+était loin d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta,
+était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était
+épris de la bohémienne. Et, avec cette familiarité cynique
+qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
+dogue du roi, il avait conclu en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en
+serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommagé.
+Croyez-moi, c'est là une vengeance autrement intéressante
+que le stupide coup de dague que vous rêvez.</p>
+
+<p>Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.</p>
+
+<p>Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner
+l'ordre de prendre part à la course. Le roi s'était fait
+tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonné à son dogue une
+défaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa
+avait fait remarquer que ce serait là une manière de
+montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au
+demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas
+celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau,
+quarante-huit heures après. Le roi s'était laissé convaincre.</p>
+
+<p>Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et,
+malgré que son bras le fît encore souffrir, il s'était juré
+d'estoquer proprement son taureau pour se montrer
+digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui au
+moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément
+en disgrâce.</p>
+
+<p>Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie
+plus tranquille. Barba Roja, après avoir couru son taureau,
+serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre
+lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et, comme Fausta
+prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le taureau,
+ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie
+bohémienne. Centurion et ses hommes opéreraient sans
+lui, et à son lieu et place.</p>
+
+<p>Puisque nous faisons un exposé de la situation des
+partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un
+instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de
+voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du côté
+adverse.</p>
+
+<p>D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda,
+complètement ignorante des dangers qu'elle court, naïvement
+heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui
+permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son coeur.</p>
+
+<p>D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait
+des appréhensions, c'était surtout au sujet de sa fiancée.
+Un secret instinct l'avertissait qu'elle était menacée.
+Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait
+dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
+considérablement exagéré les dangers auxquels il était
+exposé.</p>
+
+<p>Cependant, il voulait bien admettre que quelque
+ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis
+qui pouvait lui arriver était d'être assailli par quelques
+coupe-jarrets, et il se sentait de force à se défendre vigoureusement.
+D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
+dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau.
+Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses
+à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on
+viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de
+Mme Fausta n'étaient que... des histoires.</p>
+
+<p>S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris
+par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette
+insouciante quiétude.</p>
+
+<p>Enfin, il y avait Pardaillan.</p>
+
+<p>Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes,
+sans amis, seul, absolument seul.</p>
+
+<p>Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation
+par où il entendait ce qui se disait et voyait ce
+qui se passait dans la salle souterraine, où se réunissaient
+les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion
+de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
+fille fût menacée.</p>
+
+<p>En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait
+le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y
+laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit
+qu'il serait là et la mort seule eût pu l'empêcher de
+tenir sa promesse.</p>
+
+<p>Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables
+préparatifs qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient
+tout aussi bien le viser, que le Torero.</p>
+
+<p>De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne
+s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu
+de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde
+hostilité.</p>
+
+<p>Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère,
+comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants,
+il se hérissa plus que jamais, toute son attitude
+devint une provocation qui s'adressait à une multitude.</p>
+
+<p>Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et,
+comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait
+toutes les chances d'être emporté par la tourmente.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LA CORRIDA</h3>
+
+<p>Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins,
+à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui
+faire garder, les trompettes sonnèrent.</p>
+
+<p>C'était le signal impatiemment attendu annonçant que
+le roi ordonnait de commencer.</p>
+
+<p>Barba Roja avait été désigné pour courir le premier
+taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque
+dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au
+Torero.</p>
+
+<p>Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une
+superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se
+tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une
+dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa
+lutte.</p>
+
+<p>La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes
+qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient
+l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards
+des belles et nobles dames occupant les balcons et les
+gradins.</p>
+
+<p>Nécessairement, on entourait et complimentait Barba
+Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément
+fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer
+la bête qu'il allait combattre.</p>
+
+<p>En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et
+des <i>areneros</i> de Barba Roja, il y avait tout un peuple
+d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les
+blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang,
+de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
+mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité
+urgente se révélait à la dernière minute.</p>
+
+<p>Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade
+générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des
+milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher
+un mince sourire à Sa Majesté. On savait que
+l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et,
+dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à
+face avec la bête.</p>
+
+<p>Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au
+drame.</p>
+
+<p>Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la
+barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui
+devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient
+à peine de se masser prudemment derrière son cheval,
+que, déjà, le taureau faisait son entrée.</p>
+
+<p>C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc,
+sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes
+et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux
+yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées,
+était fièrement redressée, dans une attitude de force et
+de noblesse impressionnantes.</p>
+
+<p>En sortant du toril, où depuis de longues heures il
+était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord,
+comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant,
+inondant la place. Le taureau se présentant noblement,
+les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le
+surprendre et le déconcerter.</p>
+
+<p>Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les
+cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba
+Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à
+moins qu'il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le
+trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise
+à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel
+moyen.</p>
+
+<p>Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il
+eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur
+lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de
+suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile,
+attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.</p>
+
+<p>Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un
+galop effréné.</p>
+
+<p>C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à
+fond de train, la lance en arrêt.</p>
+
+<p>Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course
+échevelée fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de
+mort plana sur la foule angoissée.</p>
+
+<p>Le choc fut épouvantablement terrible.</p>
+
+<p>De toute la force des deux élans contraires, le fer de
+la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.</p>
+
+<p>Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles
+puissants pour obliger le taureau à passer à sa
+droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche.
+Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse,
+augmentée encore par la rage et la douleur, et
+le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait
+violemment dans le vide ses jambes de devant.</p>
+
+<p>Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse,
+écrasant son cavalier dans sa chute.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant
+derrière la bête, s'efforçaient de lui trancher les
+jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très
+aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que
+l'on appelait la <i>media-luna</i>.</p>
+
+<p>Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle
+manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre
+pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière,
+comme s'il eût voulu la franchir, tandis que le taureau
+poursuivait sa course en sens contraire.</p>
+
+<p>Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de
+Barba Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de
+rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant
+lui.</p>
+
+<p>Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant
+personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et
+chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa
+queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don
+de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était
+visible&mdash;toutes ses attitudes parlaient un langage très
+clair, très compréhensible&mdash;qu'elle ferait payer cher le
+mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte,
+elle resta à la place où elle s'était arrêtée et
+attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.</p>
+
+<p>Étant donné les dispositions nouvelles de la bête,
+étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes,
+maintenant, il était clair que la deuxième passe serait
+plus terrible que la première.</p>
+
+<p>Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là,
+il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant,
+très court, et, voyant que le taureau semblait méditer
+quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque,
+il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre
+en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à
+même de le comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc!
+(Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!...</p>
+
+<p>Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes
+de l'homme qui avançait lentement, prêt à saisir au
+bond l'occasion propice.</p>
+
+<p>Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme
+accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées
+d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs
+de l'époque.</p>
+
+<p>Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde
+de répondre.</p>
+
+<p>Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible,
+se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en
+effet, tenaient pour l'homme et criaient:</p>
+
+<p>«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui
+les oreilles! Donne-le à tes chiens!</p>
+
+<p>D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:</p>
+
+<p>«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes
+au vent! Tu n'oseras pas y aller!»</p>
+
+<p>Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir
+de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant
+pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours
+son allure.</p>
+
+<p>Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa
+brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et,
+dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un
+bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.</p>
+
+<p>Contre toute attente, il n'y eut pas collision.</p>
+
+<p>Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à
+une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné
+de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté
+opposé.</p>
+
+<p>Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire.
+Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer
+à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter,
+il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué
+d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être
+absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que
+cette monture fût douée d'une souplesse et d'une vigueur
+peu communes. Accomplie avec une précision admirable,
+elle eut un succès complet.</p>
+
+<p>Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste
+de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne
+visait qu'à enlever le flot de rubans.</p>
+
+<p>Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige,
+soit&mdash;plutôt&mdash;chance extraordinaire, le colosse
+réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé
+droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au
+bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de
+soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de
+cette course.</p>
+
+<p>Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace,
+magistralement réussi, salua la victoire de l'homme
+par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce
+coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à
+l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute
+épreuve.</p>
+
+<p>Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui
+avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se
+faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit
+ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer
+pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement
+récompensée par le succès d'abord, ensuite par le
+roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à
+voix haute.</p>
+
+<p>Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en
+avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer
+de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès,
+enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus
+et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors
+de son contact avec la bête, il résolut incontinent de
+pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.</p>
+
+<p>C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir
+pouvait être considéré comme jeu d'enfant à
+côté de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent
+tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à
+poursuivre la course.</p>
+
+<p>En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait
+commencé par foncer au hasard, par instinct combatif.
+Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé.
+Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour
+lui.</p>
+
+<p>Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable,
+sa rage et sa fureur restaient les mêmes,
+mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.</p>
+
+<p>Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière,
+presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau
+avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été
+frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours.
+Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement
+dangereux.</p>
+
+<p>Afin de permettre à leur maître de parader un moment
+en promenant le trophée conquis, les aides de Barba
+Roja s'efforçaient de détourner de lui l'attention de
+l'animal.</p>
+
+<p>Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable
+ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre
+pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là
+qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela
+qu'il voulait meurtrir à son tour.</p>
+
+<p>Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait
+pas du gîte qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels,
+les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba
+Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le
+harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la
+poursuite et revenait invariablement à son endroit favori,
+comme s'il eût voulu dire: c'est ici le champ de
+bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer,
+ou que je te tuerai.</p>
+
+<p>Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment
+paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance
+dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait
+de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur
+elle à toute vitesse.</p>
+
+<p>Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa
+approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui
+convenait, elle bondit de son côté.</p>
+
+<p>Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le
+taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de
+telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux
+fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre.
+Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait
+passé par le chemin que l'homme lui indiquait.</p>
+
+<p>Or, le taureau avait appris la manoeuvre.</p>
+
+<p>Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant,
+on ne pouvait plus la lui faire.</p>
+
+<p>Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait
+toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier
+changeait la direction de son cheval, le taureau changea
+de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.</p>
+
+<p>Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête
+fut épouvantable.</p>
+
+<p>Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les
+cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence,
+une force irrésistibles.</p>
+
+<p>Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant
+tout le poids du corps en avant pour donner plus de
+force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant
+dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha
+de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
+monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla
+s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière,
+où il demeura immobile, évanoui.</p>
+
+<p>Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines
+des spectateurs haletants.</p>
+
+<p>Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les
+aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis
+que les uns s'élançaient au secours du maître, les autres
+s'efforçaient de détourner de lui l'attention de la bête
+ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue
+du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de
+fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie
+large, béante.</p>
+
+<p>Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas
+besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait
+de celui de l'armure.</p>
+
+<p>Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent
+de le transporter hors de la piste. La barrière
+n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes
+qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions
+du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre
+côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien
+arrêtée et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec
+une ténacité déconcertante.</p>
+
+<p>Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse
+de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.</p>
+
+<p>Voici qui le prouve:</p>
+
+<p>Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de
+ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les
+pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé
+sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna
+sur le malheureux coursier avec une rage dont rien
+ne saurait donner une idée.</p>
+
+<p>Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la
+masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait
+pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire
+l'homme étendu sur le sable.</p>
+
+<p>Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes
+encore, il le lâcha et se retourna vers l'endroit où
+était tombé l'homme.</p>
+
+<p>Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance
+et la mettait à exécution avec un esprit de suite
+vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des
+aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.</p>
+
+<p>Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa
+route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les
+avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et
+revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait,
+c'était visible, atteindre à tout prix.</p>
+
+<p>Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus
+furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des
+efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés
+eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et
+s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.</p>
+
+<p>Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines,
+étreintes par l'horreur et l'angoisse.</p>
+
+<p>La piste avait été envahie par une foule de braves,
+courageux certes, animés des meilleures intentions aussi,
+mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable,
+se tenant prudemment à distance du taureau et
+ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur
+vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.</p>
+
+<p>A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja,
+Tous le comprirent ainsi.</p>
+
+<p>Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa
+et, froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en
+quête d'un nouveau garde du corps pour mon service
+particulier.</p>
+
+<p>Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours
+étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en
+tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure
+et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se
+contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer
+en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié
+peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses
+blessures. Si la bête montrait le même acharnement
+qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure
+assez puissante pour résister à la force des coups
+redoublés qu'elle lui porterait.</p>
+
+<p>Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient
+de son ennemi inerte...</p>
+
+<p>A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait
+rien de commun avec le frisson de la terreur qui la
+secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.</p>
+
+<p>Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes
+se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant
+à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner
+le voisin. Une immense acclamation retentit dans les
+tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait
+pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de
+la place et dans les rues adjacentes:</p>
+
+<p>«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»</p>
+
+<p>Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et
+d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément
+la sévère étiquette pour se bousculer derrière
+le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour
+voir.</p>
+
+<p>Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son
+impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées
+sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors
+du balcon.</p>
+
+<p>Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura
+froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur
+ses lèvres, qui tremblaient légèrement.</p>
+
+<p>Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins
+et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand
+inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient
+voir.</p>
+
+<p>Voir quoi?</p>
+
+<p>Ceci:</p>
+
+<p>Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à
+pied, sans armure, ayant à la main une longue dague,
+hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du
+prodige, venait se placer résolument entre la bête et
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement,
+l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur
+l'assemblée haletante.</p>
+
+<p>Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse,
+avec un sourire livide:</p>
+
+<p>«Monsieur de Pardaillan!»</p>
+
+<p>Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles,
+de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en
+ajoutant aussitôt:</p>
+
+<p>«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois,
+monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés
+du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis
+fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne
+pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus
+à son représentant.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son
+calme accoutumé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le
+sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint
+délibérément Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais
+pas un maravédis de sa peau.</p>
+
+<p>Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent
+prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va
+tuer proprement cette brute.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le
+roi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est
+au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels
+ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier
+de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre,
+et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen
+que je vous ai indiqué.</p>
+
+<p>Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il
+demeura tout songeur.</p>
+
+<p>Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain
+devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme
+s'il eût été étonné.</p>
+
+<p>Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête,
+visa son adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et
+porta un coup foudroyant de rapidité.</p>
+
+<p>Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux
+qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant
+la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en
+équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et
+flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée
+à droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait
+Frapper.</p>
+
+<p>Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça
+tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.</p>
+
+<p>Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe
+de la dague en effaçant à peine sa poitrine.</p>
+
+<p>Enferré, le taureau ne bougea plus.</p>
+
+<p>Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi
+les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.</p>
+
+<p>Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé?
+Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il
+ainsi immobile?</p>
+
+<p>Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en
+statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas
+de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît
+et le mît en pièces?</p>
+
+<p>Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.</p>
+
+<p>A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les
+spectateurs.</p>
+
+<p>Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la
+garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau.
+Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui
+pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment
+grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur
+et lui faire payer par une mort épouvantable le
+coup qu'il venait de lui porter?</p>
+
+<p>C'est ce que se demandait Pardaillan...</p>
+
+<p>Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il
+résolut d'en avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement,
+il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta,
+au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.</p>
+
+<p>Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une
+masse.</p>
+
+<p>Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés
+reprirent leur expression naturelle, les gorges
+contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On
+respira largement: on eût dit qu'on craignait de ne pouvoir
+emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
+violemment comprimés.</p>
+
+<p>Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent
+en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient
+aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord,
+puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la
+joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation
+délirante à l'adresse de l'homme courageux qui
+venait d'accomplir cet exploit.</p>
+
+<p>Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un
+bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé
+l'agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux
+à l'époque, il venait de mettre à mort.</p>
+
+<p>En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour
+de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air
+provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se
+pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc,
+livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé
+à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et
+ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions.
+Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.</p>
+
+<p>Après avoir longuement considéré le taureau expirant,
+il murmura avec un accent de pitié inexprimable:</p>
+
+<p>«Pauvre bête!...»</p>
+
+<p>Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête
+qui l'eût infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.</p>
+
+<p>En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux
+tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans
+son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans
+un geste de répulsion et de dégoût.</p>
+
+<p>Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba
+Roja qui emportaient leur maître, toujours évanoui, et,
+machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse
+qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà
+à traîner hors de la piste.</p>
+
+<p>Ses traits reprirent leur première expression de rêverie
+mélancolique, tandis qu'il songeait:</p>
+
+<p>«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le
+plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la
+bête, que j'ai stupidement sacrifiée?»</p>
+
+<p>Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans
+l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées
+furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui
+l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se
+demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide
+gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas
+quelque peu dément.</p>
+
+<p>Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser,
+Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente,
+ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé,
+mais ne voulant pas cependant abandonner le prince
+au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.</p>
+
+<p>Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on
+avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat.
+Mais, alors que partout ailleurs&mdash;ou à peu près&mdash;on
+souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme,
+dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
+sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à
+Philippe II et à d'Espinosa.</p>
+
+<p>Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement
+que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait
+infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité,
+sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la
+pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en
+souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait
+vainqueur de la brute.</p>
+
+<p>Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement,
+elle fit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'avais-je dit?</p>
+
+<p>&mdash;Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme
+habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est
+invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant
+le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas
+d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.</p>
+
+<p>Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et
+des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace
+dans ses rancunes.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer,
+serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution
+de nos projets.</p>
+
+<p>D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement
+ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement,
+laconiquement, avec un accent de froide résolution
+et un geste tranchant comme un coup de hache:</p>
+
+<p>&mdash;Trop tard! dit-il.</p>
+
+<p>Fausta respira. Elle avait craint un instant que le
+grand inquisiteur n'acquiesçât à la demande du roi.</p>
+
+<p>Philippe considéra à son tour, un moment, son grand
+inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la
+tête sans plus insister.</p>
+
+<p>Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de
+Pardaillan.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LE CHICO REJOINT PARDAILLAN</h3>
+
+<p>La course qui suit ne se rattachant par aucun point à
+ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble
+hidalgo, qui avait succédé à Barba Roja&mdash;sérieusement
+endommagé par sa chute, paraît-il&mdash;et nous suivrons
+le chevalier de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans
+interruption autour de la piste, comme de nos jours.</p>
+
+<p>Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la
+suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des
+courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait
+de plus la ruée de tous ceux que l'intervention imprévue
+du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient précipités
+vers lui.</p>
+
+<p>La porte de la barrière franchie, la foule acclamant
+le vainqueur et s'écartant complaisamment pour lui laisser
+passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il
+cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant
+sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui
+paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand
+effort longtemps soutenu.</p>
+
+<p>Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec
+tout le soin minutieux qu'on apportait à cette opération
+jugée alors très importante, don César avait été un des
+derniers à avoir connaissance de l'accident survenu à
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer
+le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop
+généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en
+semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever
+de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en
+courant, tel fut son premier mouvement.</p>
+
+<p>Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il
+espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant
+l'attention du taureau vers lui.</p>
+
+<p>Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait
+avancer que lentement, trop lentement au gré de
+son impatiente générosité.</p>
+
+<p>Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement
+de traverser, il apprit la foudroyante intervention
+du gentilhomme français.</p>
+
+<p>On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero
+ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, était capable
+d'un trait de bravoure et de générosité pareil.</p>
+
+<p>Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère,
+étreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les
+poings de désespoir, se contenter d'écouter le récit du
+combat fait à voix haute par ceux qui voyaient, répété
+et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne
+voyaient pas.</p>
+
+<p>La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau
+ne put le tirer d'inquiétude. Il savait, en effet, que,
+dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs,
+électrisés, acclamaient impartialement aussi bien
+la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration.</p>
+
+<p>Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent
+lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'à prêter
+l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:</p>
+
+<p>«Le taureau s'est écroulé comme une masse!&mdash;Un
+coup, un seul coup lui a suffi, senor!&mdash;Et avec une
+méchante petite dague!&mdash;Splendide! Merveilleux!&mdash;Voilà
+un homme!&mdash;Quel dommage qu'il ne soit pas
+Espagnol!&mdash;Le plus admirable, c'est que c'est le même
+gentilhomme qui a, l'autre jour, administré la correction
+que vous savez à ce pauvre Barba Roja, qui joue de
+malheur décidément!&mdash;Quoi, le même?&mdash;C'est comme
+j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé
+Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour
+le secourir. C'est noble, généreux!»</p>
+
+<p>En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois
+plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me
+lui en avait dit depuis qu'il le connaissait.</p>
+
+<p>Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le
+mouvement de la foule, s'écartant pour faire place au
+triomphateur, le mit face à face avec celui qu'il s'était
+vainement efforcé de secourir.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où
+courez-vous ainsi, demi nu?</p>
+
+<p>Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une
+blessure, le Torero s'écria, en désignant de la main la
+foule qui les entourait:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris
+au milieu de cette presse, et, malgré tous mes efforts, je
+n'ai pu me dégager à temps.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux
+qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement
+admiratif.</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée
+au milieu d'une cohue pareille.</p>
+
+<p>Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il
+dit très doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet
+inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons
+chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement
+le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets
+personnages.</p>
+
+<p>Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous,
+sur ce ton froid qui lui était particulier quand l'impatience
+commençait à le gagner, souligné par un coup
+d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus pressants.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle
+imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes
+les plus atroces de mon existence!</p>
+
+<p>Le chevalier prit son expression la plus naïvement
+étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! s'écria-t-il; et comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Mais en vous jetant témérairement,
+comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible.
+Comment, vous ne connaissez rien du caractère du
+taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre,
+vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la
+nature l'a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur
+son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main!
+Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez
+vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les
+chances de ne pas en revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est
+précisément celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la
+pauvre bête y a laissé sa vie. Et c'est grâce à vous, du
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne
+savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s'il
+était en train de se moquer de lui.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel
+il n'y avait pas à se méprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si
+bien dépeint la bête, vous m'avez si bien dévoilé son
+caractère et ses manières, vous m'avez si bien indiqué
+et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer,
+vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de son
+corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si
+exacte l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai
+eu qu'à me souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre
+vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis
+à la fois étonné et honteux. Tout l'honneur du coup,
+si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice.</p>
+
+<p>Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec
+un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité
+manifeste, le Torero leva les bras au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une manière de présenter les choses
+tout à fait particulière.</p>
+
+<p>Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata
+franchement de rire. Et le Torero ne put s'empêcher de
+partager son hilarité.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée,
+je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait
+vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez
+à être, c'est précisément, d'avoir su garder assez
+de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
+manière les pauvres indications que j'ai eu le
+bonheur de vous donner.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en
+droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il
+vous plaît de qualifier de merveilleux?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je
+crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son
+âme à Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas...</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la
+malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire
+qu'il ne mourrait que de votre main.</p>
+
+<p>En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil
+scrutateur le loyal visage de son jeune ami.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère
+bien qu'il en sera ainsi que je désire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez donc bien que vous avez le droit de
+m'en vouloir, dit froidement le chevalier.</p>
+
+<p>Le Torero secoua doucement la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous
+le voyez, je courais au secours d'une créature humaine
+en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant
+tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai
+pas pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un
+ennemi.</p>
+
+<p>L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.</p>
+
+<p>&mdash;En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne
+risqueriez peut-être pour vous-même qu'à la toute dernière
+extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l'eussiez
+tenté en faveur d'un ennemi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne
+détestez-vous pas vous-même Barba Roja?</p>
+
+<p>Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui
+pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la dénégation.</p>
+
+<p>Puis, il dit paisiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous à quoi je pense?</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit le Torero surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous
+que notre ami Cervantes ne soit pas ici présent.</p>
+
+<p>De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit
+auxquelles il n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit
+des yeux énormes et demanda machinalement:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu,
+à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à
+vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les
+oreilles à tout bout de champ.</p>
+
+<p>Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le
+Barba Roja?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où
+j'étais si bien écrasé que je n'ai pu en sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura
+le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir à
+Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui me veut la malemort.</p>
+
+<p>A ce moment, une main souleva la portière qui masquait
+l'entrée de la tente et un personnage entra délibérément.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan.
+Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume!
+Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de
+velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausses,
+et ces dentelles, et ce superbe petit manteau
+de soie bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc,
+ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au
+côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et
+je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois
+là.</p>
+
+<p>Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.</p>
+
+<p>Le nain était vraiment superbe.</p>
+
+<p>Habituellement il affectait un dédain superbe pour la
+toilette. Il ne pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué
+qu'il était à courir la campagne. Puis, pour tout
+dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses,
+il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât
+la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico
+était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au
+reste, à l'époque, la mendicité était un métier comme
+un autre.</p>
+
+<p>Le Chico donc était habituellement en haillons. Très
+propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée
+la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils
+soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait
+de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
+beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en
+comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf,
+qu'il arborait ce jour-là.</p>
+
+<p>Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se
+chargea de renseigner le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est
+mis dans la tête qu'il m'a de grandes obligations, alors
+qu'en réalité c'est moi qui suis son obligé, le Chico est
+venu me demander, comme une faveur, de m'assister
+dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
+aux couleurs de celui que j'endosse moi-même,
+et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces
+frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser,
+après tant d'attentions délicates. Ce qui fait qu'on
+me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir
+l'air le petit homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous
+fera grand honneur, j'en réponds.</p>
+
+<p>Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait,
+et il le laissait ingénument voir.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble
+maître. Puisque vous le dites, j'y ai réussi.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu:
+mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s'il
+est noble seulement, puisque lui-même n'en sait rien!</p>
+
+<p>&mdash;Il l'est, dit le nain avec conviction.</p>
+
+<p>&mdash;C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il
+serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.</p>
+
+<p>Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en
+poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors
+une très grande importance. Peut-être, connaissant sa
+fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle,
+tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.</p>
+
+<p>Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas,
+dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux).
+En Espagne, c'est une profession qui anoblit.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! Ne le saviez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi non.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur
+que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant
+à courir devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia
+que je possède m'a été léguée par celui qui m'a
+élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou
+de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en direz tant...</p>
+
+<p>Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner
+des instructions aux deux hommes qui, en outre du
+Chico, devaient l'assister dans sa course:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le
+nain, quelle mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui
+t'enrôler dans la suite de don César?</p>
+
+<p>Le Chico regarda fixement Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le savez bien, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux
+dire!</p>
+
+<p>Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et
+baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans
+la salle souterraine, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quel rapport?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que don César est en péril, puisque
+vous ne le quittez pas d'une semelle.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve
+de ce dévouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu
+t'offrir? C'est pour le défendre que tu as pris cette
+dague qui te donne un air si crâne?</p>
+
+<p>Et il considérait le petit homme avec une admiration
+attendrie.</p>
+
+<p>Le nain cependant se méprit sur la signification de
+ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tête, il dit, sans
+amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse
+et ma petite taille ne pourront apporter qu'une
+aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre
+d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner
+le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis
+être ce mosquito, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan.
+Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux
+dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la
+lutte sera terrible, la bagarre affreuse?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu risques ta peau?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine
+d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie,
+vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton désabusé.</p>
+
+<p>&mdash;Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit
+par la taille, mais tu as un grand coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez
+comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le
+dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des
+idées que je ne comprends pas très bien. On m'eût fort
+étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles
+idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce
+que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais,
+depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot
+de vous me bouleverse, et, pour mériter un compliment
+de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier!</p>
+
+<p>Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit
+homme, murmura:</p>
+
+<p>«Pauvre petit bougre!»</p>
+
+<p>Et tout haut, avec une douceur inexprimable:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, Chico, je comprends admirablement
+ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.</p>
+
+<p>Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:</p>
+
+<p>&mdash;Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement
+de tous côtés.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc m'a cherché? Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite
+hôtelière que tu connais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! dit le Chico qui rougit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as nommée.</p>
+
+<p>Le nain hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu
+de ma parole?</p>
+
+<p>Le Chico eut une imperceptible hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit-il. Cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela
+prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais
+pas les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher?
+dit le nain devenu radieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je me tue à te le dire, mort-diable!</p>
+
+<p>&mdash;Alors?...</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu
+seras bien reçu, j'en réponds... si toutefois tu tires tes
+chausses de la bagarre.</p>
+
+<p>&mdash;Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de
+joie.</p>
+
+<p>&mdash;A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite...,
+hasarda le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? fit naïvement le Chico.</p>
+
+<p>&mdash;En t'en allant avant la bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Abandonner don César dans le danger! Vous n'y
+pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Silence, voici le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le
+Torero en soulevant la portière, sans entrer, le moment
+approche.</p>
+
+<p>&mdash;A vos ordres, don César.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>L'ORAGE ÉCLATE</h3>
+
+<p>Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se
+passait, dans la loge royale, un incident que nous devons
+relater ici.</p>
+
+<p>Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait
+de son nom serait admise séance tenante en sa
+présence.</p>
+
+<p>Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan
+et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et
+du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment
+d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière
+s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à
+Mme la princesse Fausta.</p>
+
+<p>Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait,
+avant de parler, indiqué d'un coup d'oeil discret le roi,
+qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.</p>
+
+<p>Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil,
+dit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, comte, Sa Majesté le permet.</p>
+
+<p>Le courrier s'inclina profondément devant le roi et
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.</p>
+
+<p>D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement
+le courrier à qui Fausta venait de donner le titre
+de comte.</p>
+
+<p>Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet
+d'un coup de foudre.</p>
+
+<p>Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta
+tressaillit.</p>
+
+<p>Le roi sursauta et dit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est
+plus, répéta le comte en s'inclinant.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.</p>
+
+<p>Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un
+signe de tête qui n'annonçait rien de bon pour le messager
+espagnol, quel qu'il fût.</p>
+
+<p>Fausta sourit imperceptiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton
+glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée,
+ma police n'est pas faite par des prêtres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire?... gronda Philippe.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont
+supérieurs en tout ce qui concerne l'élaboration d'un
+plan, la mise à exécution d'une intrigue bien ourdie on
+ne saurait attendre d'eux l'effort physique que nécessite
+un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence,
+le plus savant et le plus intelligent des prêtres
+ne vaudra pas un écuyer consommé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, dit le roi radouci.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure
+faite à l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra
+que son messager aura fait toute la diligence qu'il était
+permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera
+ici.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement
+à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis
+en avant pour succéder au Saint-Père?</p>
+
+<p>On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi
+ni comment était mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était
+un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi!</p>
+
+<p>L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et
+terrible jouteur.</p>
+
+<p>Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique
+espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié?
+Voila ce qui était important.</p>
+
+<p>Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il
+était visible qu'il avait donné un effort surhumain
+et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de
+volonté.</p>
+
+<p>A la question du roi, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.</p>
+
+<p>Le roi fit une moue significative.</p>
+
+<p>&mdash;On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.</p>
+
+<p>La moue du roi s'accentua.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande
+partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte.
+Il est certain que le conclave suivra docilement les indications
+que lui donnera le cardinal Montalte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un
+signe de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer.
+Vous en avez besoin.</p>
+
+<p>Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction
+visible et ne se la fit pas renouveler.</p>
+
+<p>&mdash;Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie
+l'élection du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame?
+dit le roi lorsque le courrier fut sorti.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce
+Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis,
+dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous ont-ils pas suivie ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que oui, sire.</p>
+
+<p>Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant
+sur celui d'Espinosa qui répondit par un imperceptible
+signe de tête.</p>
+
+<p>Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence
+de l'autre. Elle comprit et elle pensa:</p>
+
+<p>«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes.
+Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car
+ces deux fous d'amour commençaient à me gêner plus
+que je n'aurais voulu.»</p>
+
+<p>Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était
+plus:</p>
+
+<p>«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je
+ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne
+reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A présent que
+Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force à me
+résister?»</p>
+
+<p>Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir
+profondément:</p>
+
+<p>«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini!
+momentanément. Ce que j'entreprends ici ne le cède en
+rien en grandeur et en puissance à ce que j'avais rêvé.
+Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus sûrement à
+la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si
+je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera
+tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le
+vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En
+cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y serai
+encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils,
+le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher
+cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention
+mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que
+j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît
+la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est
+plus. Mon fils, du moins, sera riche.»</p>
+
+<p>Et avec une sorte d'étonnement:</p>
+
+<p>«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir
+de revoir l'innocente petite créature, de la serrer dans
+mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l'abri de
+tout danger?...»</p>
+
+<p>A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, madame, que comptez-vous faire?</p>
+
+<p>Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise,
+grand inquisiteur d'Espagne, la désinvolture avec laquelle
+il se permettait de l'interroger sur ses projets ne
+laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher
+en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à
+son tour:</p>
+
+<p>&mdash;A quel sujet?</p>
+
+<p>&mdash;Au sujet de la succession du pape Sixte V.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché,
+en quoi cette succession peut-elle m'intéresser?</p>
+
+<p>D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement,
+avec une insistance lourde de menaces:</p>
+
+<p>«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès
+vous a valu une condamnation à mort? N'avez-vous
+pas, durant de longs mois, été la prisonnière de
+celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
+annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice
+et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets
+momentanément abandonnés?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces
+projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement.
+Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me
+verra pas me dresser sur son chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos
+conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner
+l'Italie, Rome?</p>
+
+<p>&mdash;Non, cardinal. J'entends rester ici.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant
+s'intéresser à la course, ne perdait pas un mot de cette
+conversation:</p>
+
+<p>&mdash;A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.</p>
+
+<p>Philippe II la regarda d'un air étonné.</p>
+
+<p>Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa
+répondit pour lui:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous
+pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi
+Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous gardera près
+d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.</p>
+
+<p>L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie
+ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinée
+en apparence.</p>
+
+<p>Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un
+oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant
+qui chacun se courbait et s'effaçait, elle songeait, avec
+un imperceptible sourire aux lèvres:</p>
+
+<p>«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde
+prisonnière à Séville jusqu'à ce que le pape de ton choix
+soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t'en douter tu
+fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me débarrassant
+de Montai te et de Sfondrato.»</p>
+
+<p>Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa,
+s'écria de son air le plus aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, sire, je manifestais mon intention de
+prolonger mon séjour à la cour d'Espagne. A moins que
+Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.</p>
+
+<p>&mdash;Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte!
+vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort
+justement, à l'instant: nous ne saurions plus nous passer
+de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous
+êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous
+ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité
+ne vous soit pas trop pénible.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté me comble! dit sérieusement
+Fausta.</p>
+
+<p>En elle-même, elle songeait:</p>
+
+<p>«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de
+mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»</p>
+
+<p>Cependant la deuxième course venait de s'achever
+sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés
+à ce service s'activaient au nettoyage de la piste.
+C'était comme un entracte en attendant la troisième
+course, celle du Torero.</p>
+
+<p>Cette course, c'était le clou de la fête.</p>
+
+<p>Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs:
+ceux pour qui elle constituait un spectacle
+empoignant, qui avait le don de les passionner au plus
+haut point.</p>
+
+<p>En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque
+chose, soit qu'ils fussent affiliés à la société secrète
+dont le duc de Castrana était le chef nominal, soit qu'ils
+eussent été soudoyés avec l'or de Fausta. Ceux-là attendaient
+le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
+étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame.
+Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient
+infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais
+qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient
+pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.</p>
+
+<p>Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés,
+fort avant dans la confiance du roi ou du grand
+inquisiteur, qui savaient tout&mdash;tout ce que le roi avait
+consenti à avouer, bien entendu&mdash;tout le reste savait
+qu'il était question de l'arrestation du Torero et que la
+cour craignait que cette arrestation ne provoquât un
+soulèvement populaire.</p>
+
+<p>Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y
+avait les troupes massées par d'Espinosa dans l'enceinte
+de la plazza et dans les rues environnantes.</p>
+
+<p>Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de
+les énerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient
+cette course avec la même impatience, car ils
+savaient qu'elle serait le terme de leur interminable
+faction.</p>
+
+<p>Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets
+sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence
+lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'était le
+calme décevant qui précède l'orage.</p>
+
+<p>Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié,
+la clémence existaient pour lui en tant que mots mais
+non en tant que sentiments. Et c'était cela précisément
+qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait
+qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n'était
+pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de
+sa race, en la supériorité de sa dynastie.</p>
+
+<p>Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette
+foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante,
+était si impressionnant qu'il impressionna le roi.</p>
+
+<p>Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres
+encadrant des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance,
+la sécurité absolue. Là, nul danger à courir. Le
+regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arrêta
+aux tribunes.</p>
+
+<p>Et Philippe se posa la question:</p>
+
+<p>«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes
+hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie,
+figés là dans l'angoisse de l'attente? Combien?...»</p>
+
+<p>Et son oeil s'attarda sur les tribunes.</p>
+
+<p>Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin,
+par-delà les barrières et les palissades et les cordes, et
+les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes.</p>
+
+<p>Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes
+du peuple. Là, point de retraite prudemment ménagée;
+là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer
+de sa vie la curiosité satisfaite.</p>
+
+<p>Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer
+un long frisson, et dans le désarroi de son esprit
+fulgura cette autre question, plus terrible encore que la
+première:</p>
+
+<p>«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien
+le droit d'envoyer à la mort tant de braves gens?»</p>
+
+<p>Et quelque chose comme un sentiment humain qui le
+surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanité,
+vint estomper l'éclat de son regard si froid l'instant
+d'avant.</p>
+
+<p>A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient
+nous échapper. Tout à l'heure, dans un instant,
+ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.</p>
+
+<p>Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.</p>
+
+<p>Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa
+le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal,
+comme une énorme tache de sang qui s'étendait sur lui,
+l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du
+sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce
+sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en
+elle.</p>
+
+<p>Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant
+sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi
+qui, à l'instant même, était presque décidé à faire grâce,
+le roi redevint flottant et irrésolu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles
+qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à
+nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune
+homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler,
+l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer
+dans nos États, à peine de la vie?</p>
+
+<p>D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement.
+Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni
+surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé
+à lutter sourdement contre son orgueilleux maître
+pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres
+les décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en
+effet, s'en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre
+chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.</p>
+
+<p>Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc
+le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? A son
+tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de
+toute sa volonté tenace, la volonté de d'Espinosa.</p>
+
+<p>Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude
+jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois
+remettre à plus tard son exécution.</p>
+
+<p>Rudement, d'Espinosa dit:</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le
+châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait
+être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale,
+à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer
+ce crime de sa vie.</p>
+
+<p>Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu.
+Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur
+Fausta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta
+pourra vous dire que je n'invente ni n'exagère rien.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage
+peut-il vous être utile?</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous
+se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter
+contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner
+la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme
+précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse
+de vous apitoyer, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles!
+Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque
+à voix haute.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit froidement d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté
+contre la couronne, contre la vie peut-être du roi.
+Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un
+instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire,
+terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes
+mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en
+appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.</p>
+
+<p>Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put
+s'empêcher de jeter autour d'elle ce regard du noyé qui
+cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.</p>
+
+<p>«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par
+qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés
+quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a
+pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je
+suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes
+trois braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas
+sans combat!»</p>
+
+<p>Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité
+d'un éclair, et cependant son visage demeurait
+toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupçonneux,
+se tournait vers elle et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel,
+parlez! Expliquez-vous!</p>
+
+<p>Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa
+droit dans les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de
+la pure vérité.</p>
+
+<p>D'une voix dure, le roi demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous
+n'ayez pas cru devoir nous aviser?</p>
+
+<p>Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait
+lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont
+le courage intrépide s'était manifesté en mainte circonstance
+critique, tourmentait la poignée de la mignonne
+dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait
+mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné
+qu'un bond adroitement calculé pouvait la soustraire
+au danger d'une arrestation immédiate; déjà elle
+ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait
+les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur,
+d'une voix apaisée, déclara:</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré
+que j'étais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais
+je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fût mêlée
+en quoi que ce soit à une entreprise folle, vouée à un
+échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse
+n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
+à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment
+pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste
+raison, que je saurais faire mon devoir.</p>
+
+<p>La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit
+pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se
+détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le
+manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un
+signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:</p>
+
+<p>«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement
+voulu me donner un avertissement? Il faut savoir.
+Je saurai.»</p>
+
+<p>Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi
+daignait s'excuser en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit
+M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable,
+que je pouvais douter de tout et de tous.</p>
+
+<p>Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un
+signe de tête d'une souveraine indifférence. Quant à
+d'Espinosa il reprit d'une voix grondante:</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité,
+maintenant que je vous ai montré ce que complotent
+les braves gens sur le sort de qui il vous plaît de
+vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du
+roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le
+champ libre, leur donner toutes les facilités pour l'exécution
+de leur forfait.</p>
+
+<p>Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas
+rude et violent vers la sortie.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, cardinal! cria le roi.</p>
+
+<p>D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son
+maître, le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher,
+il se retourna posément, avec un tact admirable,
+ne montrant ni trop de hâte ni trop de lenteur, et, très
+calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé,
+il revint se placer derrière le fauteuil du roi.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez
+forte pour que tout le monde l'entendît dans la loge,
+vous êtes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le
+signalé service que vous nous rendez en ce jour.</p>
+
+<p>D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la
+réparation qu'il espérait.</p>
+
+<p>&mdash;Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé,
+ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite
+la réputation qu'on lui fait en Andalousie.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LE TRIOMPHE DU CHICO</h3>
+
+<p>LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche
+sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait
+son épée de parade.</p>
+
+<p>Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très
+réduites. Quant à l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait
+jamais fait usage, malgré les apparences, c'était une
+arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers
+d'un des meilleurs armuriers de Tolède.</p>
+
+<p>Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico.
+Tous les quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero
+s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté
+son intention d'assister à la course à cet endroit qui lui
+paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.</p>
+
+<p>Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré
+par une foule de gens qui paraissaient faire partie du
+personnel nombreux engagé pour la circonstance.</p>
+
+<p>Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre
+attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun
+doute, avaient le droit d'y être.</p>
+
+<p>Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero
+serra la main du chevalier et il alla se placer au centre
+de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau
+dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides
+et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter
+à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être
+lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice
+s'empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant
+à toutes jambes vers les barrières, qu'ils se hâtèrent
+de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.</p>
+
+<p>Les courtisans savaient que le Torero était condamné.
+Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu
+de l'arène, au lieu de l'accueillir par des paroles
+encourageantes, au lieu de l'exciter à bien combattre,
+comme on le faisait habituellement pour les autres
+champions, un silence mortel s'établit soudain.</p>
+
+<p>Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné
+ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta
+ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus
+à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour
+ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.</p>
+
+<p>Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse
+déconcerta tout d'abord les rangs serrés du populaire.
+Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis
+l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir
+impérieux de le venger séance tenante de ce que plus
+d'un considérait comme un outrage dont il prenait sa
+part.</p>
+
+<p>Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut
+cette sourde hostilité d'une part, cette sorte d'irritation
+d'autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi
+qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé,
+lui fut très pénible.</p>
+
+<p>Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple
+se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s'éleva,
+timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche
+en proche, s'enfla, et finalement éclata en un tonnerre
+d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire
+au silence dédaigneux des courtisans.</p>
+
+<p>Réconforté par cette manifestation de sympathie, le
+Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale
+et salua, d'un geste gracieux de son épée, ceux qui lui
+procuraient cette minute de joie sans mélange. Après
+quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il
+salua le roi qui, rigide et observateur des règles de la
+plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité
+de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir.
+Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il
+avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la
+vile populace avant de le saluer, lui, le roi.</p>
+
+<p>Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait
+chez lui une audace rare, ne fut pas compris que
+du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un
+murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui
+redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
+qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades
+dont il avait le secret, s'écria au milieu de l'attention
+générale:</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, don César!</p>
+
+<p>Et le Torero répondit à cette approbation précieuse
+pour lui par un sourire significatif.</p>
+
+<p>Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui,
+avaient alors une importance considérable.
+Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme
+espagnol.</p>
+
+<p>Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer
+ou insulter le roi, c'était insulter toute la gentilhommerie.
+C'était un crime insupportable, dont la répression
+devait être immédiate.</p>
+
+<p>Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas
+un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession
+de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable
+aventurier s'était permis de vouloir humilier le roi.
+Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur
+la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses
+bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier
+étranger, ce Français, était venu à la rescousse.</p>
+
+<p>Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par
+le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait
+du sang! Si une diversion puissante ne se produisait
+à l'instant même, c'en était fait: les courtisans se
+ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille
+s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.</p>
+
+<p>Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la
+produisit par sa seule présence.</p>
+
+<p>A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant
+à le signaler à l'attention de tous, le nain était connu
+de tout Séville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse
+naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature
+forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée
+comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau,
+on imagine aisément l'effet qu'il devait produire, ses
+charmes étant encore rehaussés par l'éclat du somptueux
+costume qu'il portait avec cette élégance native
+et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il
+devait être remarqué. Il le fut.</p>
+
+<p>Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à
+son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui
+mieux est, il conquit d'emblée les faveurs d'un public
+railleur et sceptique qui n'appréciait réellement que la
+force et la bravoure.</p>
+
+<p>Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une
+voix, partie on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!»
+Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles
+et vilains, sur le point de s'entre-déchirer, oublièrent
+leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau,
+se trouvèrent d'accord dans l'admiration.</p>
+
+<p>Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi
+ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d'homme,
+les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts.
+Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les
+dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait
+sur toutes les lèvres féminines était le même:</p>
+
+<p>«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»</p>
+
+<p>Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais
+il ne s'était trouvé à pareille fête. Car il était assez
+glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il était,
+malgré ses vingt ans, un peu enfant.</p>
+
+<p>Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel
+air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant
+dans son esprit une seule pensée, toujours la
+même, passait et repassait avec l'obstination d'une
+obsession:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait
+voir et entendre!...</p>
+
+<p>Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans
+la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins
+elle le voyait très bien.</p>
+
+<p>Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce
+qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru
+comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle
+voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles
+dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien
+ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans
+son rêve d'adoration, c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux
+que ces mêmes belles dames ne craignaient pas
+de jeter effrontément sur son pâtiras.</p>
+
+<p>Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire
+de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur
+et sa confusion ni son émotion, pourtant très visibles,
+l'avait doucement prise par la main, l'avait entraînée
+dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y
+était enfermé seul à seule.</p>
+
+<p>Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si
+émue quand il l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des
+événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous
+pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutôt
+long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement
+rouges en sortant du cabinet.</p>
+
+<p>Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son
+intention d'assister à la course. Aussi, le moment venu,
+elle demanda à la vieille Barbara de l'accompagner.
+Aussitôt, celle-ci d'éclater:</p>
+
+<p>&mdash;Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe,
+ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent
+une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi,
+d'une jeune fille qui se respecte!</p>
+
+<p>Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande,
+ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places
+réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et
+que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait
+seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:</p>
+
+<p>&mdash;Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc
+d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables
+de faire respecter leur jeune maîtresse et de la
+défendre au besoin!&mdash;Suis-je donc si vieille, si impotente
+que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai
+avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque,
+je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice
+Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles
+étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana,
+moins favorisée que la Giralda, n'avait pu pénétrer
+jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège pour
+s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser,
+elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait
+les péripéties des différentes courses que par
+ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle
+était là.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle avait vu&mdash;si nous pouvons ainsi
+dire&mdash;la téméraire intervention de Pardaillan, et son
+coeur avait battu à coups précipités. Mais, au souvenir
+des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle
+avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:</p>
+
+<p>«N'y pensons plus.»</p>
+
+<p>Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El
+Chico!» son petit coeur se remit à battre comme il
+avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait
+pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de
+grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe
+des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir
+le nain.</p>
+
+<p>Et, cependant, elle entendait les acclamations qui
+s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela
+quelques minutes plus tôt l'eût bien surprise.</p>
+
+<p>Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico
+qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne
+dans son superbe et luxueux costume&mdash;du moins, ainsi
+le dépeignaient tant de nobles dames&mdash;il lui semblait
+que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante
+qu'elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il
+lui semblait que ce devait être un autre, qu'il y avait
+erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi
+ni comment, avec des envies folles de rire et de
+pleurer, elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse
+voir!...</p>
+
+<p>D'une voix tellement changée, sur un ton si violent,
+que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première
+fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement
+dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eût pas
+soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car
+elle sentait confusément que quelque chose d'anormal
+et d'extraordinaire se passait dans l'âme de son
+enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la
+foule, assise sur sa robuste épaule.</p>
+
+<p>C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans
+toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux
+comme si elle ne l'eût jamais vu, comme si ce ne fût
+pas là le même Chico avec qui elle avait, été élevée, le
+même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire
+souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à
+l'égard de qui elle pouvait tout se permettre.</p>
+
+<p>C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de
+changé, si ce n'est son costume et un petit air crâne et
+décidé qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était
+toujours le même, c'est donc que quelque chose qu'elle
+ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!...</p>
+
+<p>Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela,
+et, comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur
+les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir
+ce qu'elle disait, avec un regard de colère et de
+défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi, cette poupée! à moi seule!</p>
+
+<p>Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces
+moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement
+chaussés, battant dans le vide, se mirent à tambouriner
+frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara,
+qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois,
+se mit à beugler:</p>
+
+<p>&mdash;Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous?
+que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon
+coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!</p>
+
+<p>Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle
+avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!»
+elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux:</p>
+
+<p>«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir,
+ces éhontées! Elles me rendraient folle!</p>
+
+<p>Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir
+machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement
+était grand, et elle considéra un moment avec
+une inquiétude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait
+ne plus avoir toute sa raison.</p>
+
+<p>Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience
+qui lui restait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant
+la matrone par la main, elle l'entraîna violemment,
+en disant d'une voix coupée de sanglots:</p>
+
+<p>&mdash;Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une
+minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus
+entendre!</p>
+
+<p>Et, avec une inconscience qui assomma littéralement
+la nourrice, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire
+à cette course!</p>
+
+<p>C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de
+la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa
+à la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait
+le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle échappa
+à la mort qui planait sur cette multitude de curieux.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>VIVE LE ROI CARLOS!</h3>
+
+<p>Cependant le taureau avait été lâché.</p>
+
+<p>Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la
+lumière éclatante, succédant sans transition à l'obscurité
+d'où il sortait, il s'arrêta, indécis, humant l'air,
+frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.</p>
+
+<p>Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis
+il fit quelques pas à sa rencontre, l'excitant de la voix,
+lui présentant sa cape déployée.</p>
+
+<p>Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau
+de satin écarlate qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout
+de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.</p>
+
+<p>Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui
+ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même,
+empoigné par la tragique grandeur de cette lutte
+inégale, suivait avec une attention passionnée les phases
+de la passe.</p>
+
+<p>Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le
+choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le
+taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la
+cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau
+d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.</p>
+
+<p>La seconde d'après, les spectateurs haletants virent
+don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait
+avec autant d'aisance et de tranquillité qu'il eût pu en
+montrer dans son intérieur paisible.</p>
+
+<p>Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace
+exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables.
+Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir.
+Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
+émerveillé.</p>
+
+<p>Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se
+rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa
+cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant
+le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement
+devant elle.</p>
+
+<p>La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra
+que l'étoffe. Elle retourna à la charge et frappa
+à gauche. Le Torero, par une série de balancements du
+corps, évitait les coups et lui présentait toujours l'étoffe.
+Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau
+suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir
+toucher autre chose que ce leurre qu'on lui présentait.</p>
+
+<p>Et les acclamations se firent délirantes.</p>
+
+<p>Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas
+d'un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero
+prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits
+que le dernier des capéadores exécute sans sourciller
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque
+chose comme trois siècles avant que ne fussent
+créées et mises en pratique les règles de la tauromachie
+moderne.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues
+à l'époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard,
+avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à
+juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule.</p>
+
+<p>Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne
+portait, s'arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il
+pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le
+sol de son mufle et recula pour prendre son élan.</p>
+
+<p>Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en
+avant et en dehors de la ligne de son corps. En même
+temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus
+près possible, et, avançant un pied, il provoqua la bête.</p>
+
+<p>Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant
+la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement
+la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En
+même temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant
+un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger
+les pieds.</p>
+
+<p>Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape
+trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et
+se présenta de nouveau devant la bête.</p>
+
+<p>Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son
+épée le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au
+passage.</p>
+
+<p>Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur
+et d'angoisse, laissa éclater sa joie, et, à la considérer,
+hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu'elle venait
+soudain d'être prise de folie. Les uns criaient, d'autres
+applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là
+des sanglots convulsifs.</p>
+
+<p>Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient
+le résultat de la réaction qui se produisait. C'est que,
+pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué
+sa fureur, attendait l'assaut de la bête sans reculer
+d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse étreignait
+les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire
+que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans
+les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément
+les mouvements violents de la brute qui, seule,
+attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait
+à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient
+portés.</p>
+
+<p>Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre
+celui qui lui rappelait son déshonneur d'époux, le
+roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par
+la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.</p>
+
+<p>Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait
+s'empêcher de frémir en songeant qu'un faux pas, un
+faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient
+provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait
+l'espoir de ses rêves d'ambition.</p>
+
+<p>Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait
+injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement
+longs où l'homme, impassible, subissait l'attaque
+furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient
+cependant qu'il était condamné, faisaient des
+voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient
+portés.</p>
+
+<p>Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé
+de la foule, se transforma en admiration frénétique, et
+l'enthousiasme déborda, délirant, indescriptible.
+Mais ce n'était pas fini.</p>
+
+<p>Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur.
+Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait
+jamais la bête, il s'imposait à lui-même de la chasser de
+la piste, seul, par ses propres moyens.</p>
+
+<p>Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et
+variés, semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec
+tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de
+sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette
+porte et amener le taureau à foncer une dernière fois
+sur lui.</p>
+
+<p>Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la
+brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste.
+Il avait l'espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer.
+Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait
+que s'effacer à droite ou à gauche.</p>
+
+<p>Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle,
+emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât
+seulement un centième de seconde, et c'en était fait de
+lui. C'était l'instant le plus critique de sa course.</p>
+
+<p>La multitude savait tout cela. On respira longuement,
+on reprit des forces, en vue de supporter les émotions
+violentes de la fin de cette course.</p>
+
+<p>Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero
+aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la
+dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé
+lui-même.</p>
+
+<p>Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait
+cependant lui être refusée, car c'était l'instant qui
+avait été choisi précisément pour son arrestation.</p>
+
+<p>Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante
+bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir
+jusqu'au bout la tâche qu'il s'était imposée de
+mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les
+troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions
+en vue de l'événement qui allait se produire.</p>
+
+<p>Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois,
+par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies
+nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses,
+destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie
+il y avait.</p>
+
+<p>Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux
+gradins, c'est-à-dire qu'elles prenaient position du côté
+où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins
+étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement
+triés, et sur lesquels, par conséquent, le
+grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait
+nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était
+naturellement gardé par ceux qui l'occupaient en ce
+moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant,
+des combattants.</p>
+
+<p>Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait
+éclater la révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient
+à s'écraser, attendant en silence et dans un ordre
+parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la
+piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.</p>
+
+<p>S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses
+compactes d'hommes d'armes casqués et cuirassés,
+sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et
+les principales maisons en bordure de la place, chargés
+de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se
+trouvait prise entre deux feux.</p>
+
+<p>Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient
+donc qu'à entraîner le condamné du côté des gradins
+où ils n'avaient que des alliés.</p>
+
+<p>Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons
+de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait
+en détournant l'attention des spectateurs, concentrée
+sur les passes audacieuses qu'il exécutait en vue
+d'amener le taureau en face de la porte de sortie.</p>
+
+<p>Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire
+qu'il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient
+peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner
+et ébaucha un sourire railleur.</p>
+
+<p>Au début de la course du Torero, il n'avait autour de
+lui qu'un nombre plutôt restreint d'ouvriers, d'aides,
+d'employés aux basses besognes, qui avaient quitté précipitamment
+la piste au moment de l'entrée du taureau
+et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant
+de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer
+leur besogne.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention
+à ces modestes travailleurs. Mais, au fur et à mesure
+que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la
+métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers.</p>
+
+<p>Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient
+tenus, comme il convenait, modestement à l'écart, armés
+de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne.
+Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient
+des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des
+attitudes qui trahissaient une condition supérieure à
+celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.</p>
+
+<p>Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait
+d'où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se
+massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à
+ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient
+s'entendre à merveille.</p>
+
+<p>Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine
+d'hommes qui semblaient obéir à un mot d'ordre
+occulte.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement
+comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns
+de ces étranges ouvriers s'occupaient à scier les
+poteaux de la barrière.</p>
+
+<p>Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop
+étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis
+que les autres s'efforçaient de masquer cette bizarre
+occupation.</p>
+
+<p>Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient,
+et, avec cette mémoire merveilleuse dont il était
+doué, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille
+à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.</p>
+
+<p>«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde
+d'honneur que Fausta destine à son futur roi d'Espagne,
+ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien
+gardé, et je crois décidément qu'il se tirera sain et sauf
+du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là,
+le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent
+de scier, et, au même instant, ils entoureront celui
+qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien.»</p>
+
+<p>Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait
+peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour
+lui-même. Il n'y pensa pas.</p>
+
+<p>A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder
+une importance qu'ils n'ont pas, notre héros était
+peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il
+était ainsi fait, nous n'y pouvons rien.</p>
+
+<p>«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero.
+Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en
+partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les
+passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don
+César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire
+adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le
+taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière
+fois sur lui et irait s'enfermer lui-même dans l'étroit
+boyau ménagé à cet effet.</p>
+
+<p>A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne
+payât de sa vie, au moment suprême d'en finir, sa trop
+persistante témérité.</p>
+
+<p>C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et
+tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue
+lutte ou tomberait, frappé à mort.</p>
+
+<p>Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient
+d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde
+et regarda attentivement.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition,
+il se retourna et aperçut à quelques pas de lui
+Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait
+comme une proie couvée.</p>
+
+<p>«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux
+pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des
+pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»</p>
+
+<p>Mais les événements les plus futiles en apparence
+avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification
+dont il s'efforçait de dégager la cause séance
+tenante.</p>
+
+<p>«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté
+la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n'est
+pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler.
+Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle
+il court infructueusement depuis si longtemps?</p>
+
+<p>Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt
+qui n'était qu'à, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc,
+et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui
+l'entouraient et alors il tressaillit.</p>
+
+<p>«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire
+narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d'une
+compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne
+cette assurance imprévue.»</p>
+
+<p>Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils
+et il ajouta en lui-même:</p>
+
+<p>«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une
+compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard,
+il viendrait m'arrêter?»</p>
+
+<p>En même temps, d'un geste machinal, il assurait son
+ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout
+événement.</p>
+
+<p>Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il
+était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant,
+son esprit travaillait et il s'attendait à tout.</p>
+
+<p>A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations
+éclata, saluant la victoire du Torero.</p>
+
+<p>Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une
+dernière fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre
+celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui
+avec une audace rare, il était allé s'enfermer lui-même
+dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se refermant
+derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.</p>
+
+<p>Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
+délirantes, la salua de son épée et se dirigea
+vers l'endroit où il avait, dès le début de la course,
+aperçu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement
+hommage de son trophée.</p>
+
+<p>Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait
+sous une poussée violente et les cinquante et quelques
+gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient
+que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes
+parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par l'enthousiasme
+de sa victoire, mais en réalité pour lui faire
+un rempart de leurs corps.</p>
+
+<p>A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir
+circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la
+piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche
+de leurs arquebuses allumée, prêts à faire feu devant les
+rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre
+imprévue.</p>
+
+<p>En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats,
+se dirigeait à la rencontre du Torero.</p>
+
+<p>Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas
+la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne
+comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entraînaient
+dans la direction opposée à celle où il voulait aller.</p>
+
+<p>En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face
+d'un homme seul, qu'il avait mission d'arrêter, l'officier,
+qui avait trouvé quelque peu ridicule qu'on l'obligeât à
+prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre
+que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait
+cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être
+obligé de courir après un groupe compact, deux fois
+plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le
+dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent
+pas disposés à se laisser faire.</p>
+
+<p>Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait
+lui glisser entre les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne
+sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien
+sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir,
+comme lui, le respect de l'autorité dont il était le représentant,
+l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:</p>
+
+<p>«Au nom du roi!... Arrêtez!»</p>
+
+<p>Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer
+et qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour cueillir son
+prisonnier.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient
+ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect
+de l'autorité. Ils ne s'arrêtèrent donc pas.</p>
+
+<p>Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait
+de désespoir les poils de sa moustache grisonnante,
+ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre,
+comme un soufflet violent, le roi qui assistait,
+impassible, à cette scène:</p>
+
+<p>«Vive don Carlos!»</p>
+
+<p>Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du
+roi comme un coup de masse qui les effara.</p>
+
+<p>Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même
+instant des milliers de voix vociférèrent en précisant
+plus explicitement:</p>
+
+<p>«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»</p>
+
+<p>Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi
+effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une
+traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit
+se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos,
+qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on
+expliquait: Carlos, c'était le Torero lui-même.</p>
+
+<p>Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre
+fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine.
+Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un
+roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple,
+saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères
+et saurait y compatir; mieux, y remédier.</p>
+
+<p>Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule
+l'apprenait en un moment inappréciable. Et, rendons-leur
+cette justice, la plupart de ces hommes du peuple
+n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait
+arrêter le Torero, leur dieu!</p>
+
+<p>Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre
+roi, peu leur importait. Pour eux, c'était le Torero.</p>
+
+<p>Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du
+Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se
+laisser enlever bénévolement leur idole!</p>
+
+<p>Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous
+ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros,
+venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent
+littéralement furieux, se changèrent en combattants
+prêts à répandre leur sang pour la défense du
+Torero.</p>
+
+<p>Comme par enchantement&mdash;apportées par qui? distribuées
+par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en
+occupait!&mdash;des armes circulèrent, et ceux qui n'avaient
+rien, sans savoir comment cela s'était fait, se virent dans
+la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague,
+qui un pistolet chargé.</p>
+
+<p>Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée
+en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées,
+la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.</p>
+
+<p>Un vieil officier, commandant une partie des troupes
+royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale
+qui s'apprêtait.</p>
+
+<p>&mdash;Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante,
+ou je fais feu!</p>
+
+<p>Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation
+de la foule, cria, en réponse:</p>
+
+<p>«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger
+vos arquebuses!</p>
+
+<p>Une autre voix entraînante hurla:</p>
+
+<p>«En avant!»</p>
+
+<p>Et ils allèrent de l'avant.</p>
+
+<p>Et le vieil officier mit à exécution sa menace.</p>
+
+<p>Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres
+dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs,
+les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots
+rouges.</p>
+
+<p>Si les officiers qui commandaient là avaient pris la
+précaution élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes
+ayant le temps de recharger les arquebuses&mdash;opération
+assez longue&mdash;pendant que d'autres auraient fait
+feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et
+étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui
+n'avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer
+aux balles.</p>
+
+<p>Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent,
+les soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent
+pas l'ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne.
+Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant
+déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir
+le choc à l'arme blanche.</p>
+
+<p>La partie devenait presque égale en ce sens que, si les
+soldats casqués et cuirassés de buffle ou d'acier offraient
+moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci
+avaient sur eux la supériorité du nombre.</p>
+
+<p>Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné
+de part et d'autre.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses
+partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations,
+ses menaces, malgré sa défense désespérée.</p>
+
+<p>Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé.
+En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous
+les côtés, il en surgissait.</p>
+
+<p>C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos&mdash;comme
+ils disaient&mdash;aux vingt soldats chargés de l'appréhender
+n'était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes,
+qui ne manqueraient pas de leur barrer la
+route.</p>
+
+<p>Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait
+admirablement le champ de bataille sur lequel il
+devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement
+organisé l'enlèvement. Car, c'était, en
+somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.</p>
+
+<p>L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait
+être, et il était, en effet, rigoureusement suivi.</p>
+
+<p>Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une
+sortie où l'on se fût heurté à des troupes de gentilshommes
+et de soldats, mais vers les coulisses de l'arène.
+Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte
+même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.</p>
+
+<p>D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir
+que le Torero serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas
+de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats.
+Il avait donc négligé d'occuper ces coulisses. C'était
+précisément sur quoi comptait Fausta.</p>
+
+<p>Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des
+groupes d'hommes à elle étaient postés. On se passa le
+Torero de main en main jusqu'à ce qu'il fût amené
+devant une maison qui appartenait à l'un des conjurés.</p>
+
+<p>Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir
+comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite,
+derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue,
+avec mission d'empêcher de passer quiconque tenterait
+de sortir de la place.</p>
+
+<p>Comme toujours en pareille circonstance, les soldats
+gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne
+s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.</p>
+
+<p>L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à
+Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance,
+dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit
+ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enfermé, pour
+plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les
+apparences d'une prison.</p>
+
+<p>Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux
+mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré
+sa résistance désespérée?</p>
+
+<p>C'est qu'il pensait à la Giralda.</p>
+
+<p>Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait
+songé qu'à elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas
+existé pour lui. Et, en se débattant entre les mains de
+ceux qui l'entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette
+clameur retentissait sans cesse:</p>
+
+<p>«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que
+je pressens, quel sort sera le sien?»</p>
+
+<p>Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire
+en peu de mots:</p>
+
+<p>Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant
+la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses,
+la Giralda, au premier rang, se trouvait une
+des plus exposées, et, à moins d'un hasard providentiel,
+elle devait infailliblement tomber à la première décharge.</p>
+
+<p>Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait
+pas la gravité des événements, elle s'était dressée
+instinctivement en s'écriant:</p>
+
+<p>«Que se passe-t-il donc?»</p>
+
+<p>Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette
+place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions
+préalables:</p>
+
+<p>&mdash;On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui
+rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers
+d'admirateurs résolus à l'entraver de leur mieux.
+Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez
+pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions
+dont beaucoup seront mortels.</p>
+
+<p>De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose:
+on voulait arrêter le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime
+a-t-il commis?</p>
+
+<p>Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir,
+elle avait voulu s'élancer, courir au secours de l'aimé,
+lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel
+qu'il fût.</p>
+
+<p>Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les
+deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés
+là uniquement à son intention à elle.</p>
+
+<p>Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion,
+renforcés pour la circonstance.</p>
+
+<p>La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part,
+les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle
+pour lui barrer le chemin; d'autre part, le même cavalier
+empressé la saisit au poignet d'une main robuste,
+et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:</p>
+
+<p>&mdash;Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.</p>
+
+<p>Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier
+de toutes ses forces:</p>
+
+<p>&mdash;A moi! On violente la Giralda... la fiancée du
+Torero!</p>
+
+<p>Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui
+avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom,
+aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant
+de son titre de fiancée en semblable occurrence,
+avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes
+de Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de
+sainteté aux yeux du populaire.</p>
+
+<p>Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et
+comme tel commandait en son absence, comprit le danger.
+Il eut, à son tour, une inspiration, et, la lâchant
+aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il croyait irrésistibles:</p>
+
+<p>&mdash;Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable
+Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi
+vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon
+est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi
+certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet
+escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent
+au nez et à la barbe des soldats chargés de
+l'arrêter?</p>
+
+<p>&mdash;Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement
+à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.</p>
+
+
+<p>Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je le rejoigne à l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans
+moi, vous ne passerez jamais à travers cette multitude!</p>
+
+<p>La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de
+l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant
+l'impassibilité des compagnons qui l'entouraient et qui
+ne bougeaient&mdash;pour cause&mdash;elle eut un geste de
+déception douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous
+jure que vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis un
+admirateur passionné du Torero et suis trop heureux
+de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.</p>
+
+<p>Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait
+pas à ses hommes, ceux-ci se hâtaient de lui
+livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long.
+Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de
+son fiancé.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule
+dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans
+songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin
+et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut
+s'élancer.</p>
+
+<p>Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers
+qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d'elle
+Alors, elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa voix
+fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui éclata
+comme un tonnerre à cet instant précis.</p>
+
+<p>Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée,
+jetée sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses
+la happaient, la maintenaient immobile, tandis que
+la voix railleuse du cavalier murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci
+je te tiens bien, et tu ne m'échapperas pas!</p>
+
+<p>Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût
+apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur
+ce ton à la fois grossier et menaçant, et elle reconnut
+Centurion. Elle se sentit perdue.</p>
+
+<p>Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté,
+lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda,
+trop tard, hélas! comment elle avait pu être
+aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue
+de ces mufles de fauves qui suaient le crime.</p>
+
+<p>Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté
+de son bien-aimé César, elle n'avait pas même songé à
+les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait
+maintenant.</p>
+
+<p>Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie
+ses ailes et s'abandonne en tremblant à la main cruelle
+qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle
+ferma les yeux et s'évanouit.</p>
+
+<p>La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme
+un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait,
+il commanda:</p>
+
+<p>&mdash;En route, vous autres!</p>
+
+<p>Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du
+peloton, qui s'ébranla et partit à toute bride.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>L'ÉPÉE DE PARDAILLAN</h3>
+
+<p>Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc
+avait échoué dans sa tentative d'assassinat sur
+la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué
+à la suite de quels combats et quels déchirements
+intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette
+besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait
+avec une violence de langage qu'il n'eût, certes, pas
+tolérée chez un autre.</p>
+
+<p>Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche
+en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la
+haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa
+mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule
+laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins
+bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était
+résigné à l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'était
+terminée.</p>
+
+<p>Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans
+les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit
+Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours
+dans sa chambre, à ressasser sans trêve son humiliante
+aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus
+violentes et les plus variées.</p>
+
+<p>Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution
+qu'il traduisit à haute voix en grognant d'une voix
+qui n'avait plus rien d'humain:</p>
+
+<p>«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan,
+protégé par tous les suppôts d'enfer, d'où il est
+certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque
+moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il
+vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais pas le
+front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi
+et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste
+plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir
+moi-même. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait
+grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»</p>
+
+<p>Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout
+son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant
+dans l'eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il
+se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après
+avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis,
+il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la
+plus propre à réhabiliter sa mémoire.</p>
+
+<p>La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en
+aperçût jusque vers une heure de l'après-midi.</p>
+
+<p>Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien
+oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée
+qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre,
+contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la
+place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer convenablement.</p>
+
+<p>Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable
+geste, on frappa violemment à sa porte.</p>
+
+<p>«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage.
+Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons
+que j'ai placés chez Fausta!»</p>
+
+<p>Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait
+cria à travers la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre!
+De la part de la princesse Fausta!</p>
+
+<p>«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery,
+ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»</p>
+
+<p>Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:</p>
+
+<p>«Fausta!...»</p>
+
+<p>L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un
+vacarme étourdissant en criant à tue-tête:</p>
+
+<p>«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de
+première importance.»</p>
+
+<p>«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce
+braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever
+tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce
+que nous veut Fausta.»</p>
+
+<p>Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.</p>
+
+<p>Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il
+à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?</p>
+
+<p>Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au
+spadassin était de nature à changer ses résolutions,
+puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à
+la corrida royale.</p>
+
+<p>Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions
+ou les conseils de Centurion devaient être
+particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui
+avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se fâcher
+tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter
+par la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de
+lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et
+indignes d'un gentilhomme.</p>
+
+<p>Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut
+trouver les mots qui convainquent, ou que la haine
+aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de
+lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par
+se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida
+pas.</p>
+
+<p>Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux
+que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc,
+dans le couloir circulaire de la plazza, semblant
+guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de soldats
+espagnols.</p>
+
+<p>Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes
+à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque
+le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa
+à les suivre, tout en surveillant l'ancien maître d'armes
+du coin de l'oeil.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à
+entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa
+rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la
+route.</p>
+
+<p>Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats
+qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eût été
+réellement leur chef.</p>
+
+<p>En toute autre circonstance et en présence de tout
+autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin
+sans hésitation, d'autant plus que les forces qui se présentaient
+à lui étaient assez considérables pour conseiller
+la prudence, même à Pardaillan.</p>
+
+<p>Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un
+ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites, qu'il
+savait être très douloureuses pour l'amour-propre du
+bretteur réputé.</p>
+
+<p>Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait
+que cet ennemi avait, jusqu'à un certain point, le droit
+de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan,
+n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.</p>
+
+<p>Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit
+puisqu'il lui criait d'un ton provocant:</p>
+
+<p>&mdash;Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort.
+J'ai deux mots à vous dire.</p>
+
+<p>Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.</p>
+
+<p>Mais il y avait une autre considération qui avait à
+elle seule plus d'importance encore que tout le reste:
+c'est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions,
+se présentait à la tête d'une troupe d'une centaine
+de soldats. Se dérober dans de telles conditions
+lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une
+lâcheté&mdash;le mot était dans son esprit&mdash;dont il était
+incapable.</p>
+
+<p>Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans
+l'esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de
+l'avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable
+d'une félonie.</p>
+
+<p>Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre
+les défenseurs du Torero il s'immobilisa aussitôt, et,
+glacial, hérissé, d'autant plus furieux que, du coin de
+l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain
+du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de
+l'autre côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue,
+il se trouvait pris entre deux troupes d'égale force.</p>
+
+<p>Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé
+dans un traquenard d'où il ne lui semblait pas possible
+de se tirer, à moins d'un miracle.</p>
+
+<p>Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger
+qu'il courait, il se fût fait tuer sur place plutôt que de
+paraître reculer devant la provocation qu'il devinait
+imminente.</p>
+
+<p>A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui
+domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous,
+avec cette terrible froideur qui, chez lui, dénotait une
+puissante émotion, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc!
+Leclerc qui se prétend un maître en fait d'armes et qui
+est moins qu'un méchant prévôt... un écolier médiocre!
+Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise
+est mort pour lui voler son nom et le déshonorer
+en l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui
+vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait
+pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire
+de Bussi, s'il était encore de ce monde!</p>
+
+<p>En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi
+anormales, après sa tentative d'assassinat si récente et
+sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes à être
+accueilli par une bordée d'injures comme on savait les
+prodiguer à une époque où tout se faisait avec une
+outrance sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait
+pas à être touché aussi profondément. Ce démon de
+Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers,
+ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
+cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce
+qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître
+invincible!</p>
+
+<p>Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il
+accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il
+croyait dédaigneux et qui n'était qu'une grimace. Il
+souriait, mais il était livide.</p>
+
+<p>Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une
+réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne
+trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta
+de grincer:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, oui!</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan,
+la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle
+aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même
+lorsque vous tentâtes de m'assassiner?</p>
+
+<p>Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient
+à chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il
+eût voulu poignarder à l'instant même. Il tira la longue
+rapière dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler,
+il hurla, les yeux hors de l'orbite:</p>
+
+<p>&mdash;Misérable fanfaron!</p>
+
+<p>Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules
+et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout
+à l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si
+j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant
+mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler,
+plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous
+croyez un maître et vous l'êtes en effet: un maître
+fuyard!</p>
+
+<p>Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du
+coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait
+autour de lui.</p>
+
+<p>En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de
+faire bonne contenance sous les douloureux coups
+d'épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il
+n'était venu là que pour détourner son attention en
+excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.</p>
+
+<p>Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils
+s'étaient terrés jusque-là.</p>
+
+<p>Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large
+de plus d'une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui
+avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c'était
+la piste. En face de lui, c'était le couloir qui tournait
+sans fin autour de la piste.</p>
+
+<p>En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit
+réservé au populaire. Derrière lui, c'était toujours
+le même couloir, ayant en bordure les gradins occupés
+par les gens de noblesse. Enfin, à sa droite, il y avait un
+large couloir aboutissant à l'endroit où se dressaient les
+tentes des champions.</p>
+
+<p>Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes,
+sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis
+une troisième compagnie étaient venues se joindre à la
+première et s'étaient placées là en masses profondes.</p>
+
+<p>Environ quatre cents hommes se trouvaient là.</p>
+
+<p>Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir
+que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire,
+être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que
+les troupes, manquant de front pour se déployer, s'étendaient
+en profondeur.</p>
+
+<p>Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt
+ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise
+chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait
+être tentée, même par un Pardaillan.</p>
+
+<p>Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste,
+trouver assez d'espace pour non pas tenter une défense
+impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant
+parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites
+qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
+côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise
+qui ne fût occupé.</p>
+
+<p>En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
+l'encerclement était complet, et Pardaillan se
+trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de
+près d'un millier de soldats.</p>
+
+<p>Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc
+ne s'était placé d'un air provocant sur sa route,
+il est à présumer qu'il ne se fût pas laissé acculer ainsi.
+Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait
+réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que
+la manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été
+coupée.</p>
+
+<p>Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella,
+résolut de lui tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne
+se croyait pas, nous l'avons dit, directement menacé,
+L'eût-il cru que sa résolution n'eût pas varié. Mais,
+comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait
+attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut
+pas longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en
+voulait.</p>
+
+<p>Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique,
+et, en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait
+la situation telle qu'elle était, avec ce sang-froid
+qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il sentît le sang
+battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:</p>
+
+<p>«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais
+laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je
+besoin de m'arrêter pour répondre à ce spadassin que
+j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au
+large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus
+chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable
+lui-même ne m'en tirerait pas.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire.
+Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses,
+avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré.
+La piste était envahie, le sang coulait à torrents.</p>
+
+<p>De part et d'autre, on se portait des coups furieux,
+accompagnés d'injures, de vociférations, d'imprécations,
+de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero,
+cause involontaire de cette effroyable boucherie, était
+enlevé par les hommes de Fausta.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant
+Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'était
+rétréci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit
+espace de libre.</p>
+
+<p>Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt
+dit avec un accent grave:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde
+autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armés
+qui te serrent de près. Tout cela, c'est mon oeuvre à moi.
+Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance
+humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon
+étreinte!</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré
+celui-ci&mdash;d'un geste de mépris écrasant il désignait
+Bussi, livide de fureur&mdash;j'ai vu celui-ci que j'ai
+connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se
+jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de
+bourreau; j'ai vu ceux-là&mdash;il désignait les officiers et
+les soldats qui frémirent sous l'affront&mdash;ceux-là qui ne
+sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis
+à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai
+vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai
+vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et
+immondes s'avancer en rampant, prêtes à la curée, et
+me suis dit que, pour compléter la collection, il ne manquait
+plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes apparue!</p>
+
+<p>Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans
+sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon?</p>
+
+<p>Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement
+sa moustache, honteux qu'il était du rôle qu'on lui
+faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant
+Pardaillan de la main:</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez cet homme!</p>
+
+<p>L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, mort-diable!</p>
+
+<p>Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était
+pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement
+vers lui et, sans cacher le mécontentement qu'elle
+éprouvait:</p>
+
+<p>&mdash;Perdez-vous la tête, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée,
+le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé
+et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable!
+Je ne suis venu ici que pour cela, moi!</p>
+
+<p>Fausta le considéra une seconde avec un étonnement
+qui n'avait rien de simulé. Très sincèrement, elle le crut
+soudainement frappé de démence. Elle baissa d'instinct
+le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoyé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez donc vous faire tuer?</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche,
+et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta:</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan
+ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle.</p>
+
+<p>Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte
+secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que, sûr
+de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats
+qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa
+réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait
+tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir,
+qu'elle traduisit en grondant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?</p>
+
+<p>&mdash;Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni
+pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne
+le tuerai pas, soyez tranquille.</p>
+
+<p>Il prit un temps pour produire son petit effet avec
+plus de force et, avec une insouciance affectée:</p>
+
+<p>&mdash;Je me contenterai de le désarmer.</p>
+
+<p>Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait
+si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle était payée
+pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais
+jurer de rien.</p>
+
+<p>Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant
+à la prise de corps de celui qu'on pouvait considérer
+comme prisonnier.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue,
+j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi
+seul sais ce qu'il m'en a coûté. De grâce, je vous en
+prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou je ne
+réponds de rien.</p>
+
+<p>Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants.
+Fausta comprit que le contrarier ouvertement
+pouvait être dangereux.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre
+guise.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il
+n'échappera pas au sort qui l'attend.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux
+aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet
+entretien particulier:</p>
+
+<p>&mdash;Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne
+pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner
+au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses
+leçons dont vous seul avez le secret? Voyez
+l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver
+témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la
+défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger?</p>
+
+<p>Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc
+était brave. Mais d'où venait donc qu'il osât
+l'appeler en combat singulier devant cette multitude de
+soldats, lesquels seraient témoins de son humiliation?
+Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il
+serait vainqueur.</p>
+
+<p>Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait
+quelque coup de traîtrise.</p>
+
+<p>Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme
+pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger à l'improviste,
+par-derrière.</p>
+
+<p>Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles,
+qu'on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur
+côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête
+pour chasser les pensées qui l'importunaient, et, de sa
+voix mordante:</p>
+
+<p>&mdash;Et, si je vous disais que, dans les conditions où
+il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre
+défi?</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté
+en prétendant m'avoir désarmé. Je dirai&mdash;continua
+Bussi en s'animant&mdash;que le sire de Pardaillan est un
+fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, s'il
+le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai
+recours au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec
+les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant
+vous tous qui m'entendez et nous regardez!</p>
+
+<p>Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et
+leva sa rapière comme pour en cingler le visage du
+chevalier.</p>
+
+<p>Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation
+inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier,
+quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure
+de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.</p>
+
+<p>Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua
+pas cette réprobation.</p>
+
+<p>Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et
+ce simple geste suffit pour que le maître d'armes n'achevât
+pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un
+frisson sur la nuque du provocateur:</p>
+
+<p>&mdash;Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son
+index sur la poitrine de Bussi:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous
+savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous
+êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser,
+vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien,
+Jean Leclerc, je vais te tuer!</p>
+
+<p>Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la
+main. C'était cette épée qui n'était pas à lui, cette épée
+qu'il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion
+et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte
+au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même
+pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la
+changer.</p>
+
+<p>Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons
+lui revenaient en foule, et une vague inquiétude
+l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le
+considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à
+quoi s'en tenir.</p>
+
+<p>Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc
+comme s'il eût voulu le fouiller jusqu'au fond de l'âme
+Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute
+rien de bon, car il revint à son épée.</p>
+
+<p>Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer
+et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et
+n'avait rien découvert d'anormal. Cette fois encore, l'épée
+lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit
+aucune tare.</p>
+
+<p>Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose
+qui gisait là, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à
+découvrir, faute du temps nécessaire à l'étudier minutieusement,
+comme il eût fallu.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière
+étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues,
+bougonna d'une voix railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons
+pas.</p>
+
+<p>Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez, monsieur!</p>
+
+<p>Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il
+paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de
+lui, campé dans une attitude irréprochable.</p>
+
+<p>Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Le sort en est jeté!</p>
+
+<p>Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents
+serrées, il croisa le fer en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons!</p>
+
+<p>Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le
+voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un
+soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait
+éclairé furtivement son regard.</p>
+
+<p>«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers
+cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien
+manigancer ce scélérat!»</p>
+
+<p>Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa
+fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son
+adversaire.</p>
+
+<p>L'engagement ne fut pas long.</p>
+
+<p>Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente
+réserve et se mit à charger furieusement.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups
+et soudain, d'une voix éclatante:</p>
+
+<p>&mdash;Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je
+vais te désarmer!</p>
+
+<p>A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement
+plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il
+eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs,
+le laissait faire complaisamment, espérant qu'il finirait
+par se trahir et découvrir son jeu.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient
+rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa
+prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme
+pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa
+son épée de toute sa force.</p>
+
+<p>Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats,
+émerveillés, virent ceci:</p>
+
+<p>La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force
+irrésistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de
+Bussi, s'éleva dans les airs, décrivit une large parabole
+et alla tomber dans la piste.</p>
+
+<p>&mdash;Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.</p>
+
+<p>Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta
+de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond,
+visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de
+le toucher, porta son coup et, comme s'il eût craint que,
+même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un bond en
+arrière et se mit hors de sa portée.</p>
+
+<p>Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait
+sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de
+gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de
+cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de
+toucher l'invincible Pardaillan.</p>
+
+<p>Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan
+était allée tomber sur la piste.</p>
+
+<p>En effet, on se tromperait étrangement si on croyait
+sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son
+Adversaire.</p>
+
+<p>La lame avait sauté, la lame, préalablement limée,
+habilement maquillée, mais la poignée était restée dans
+la main du chevalier.</p>
+
+<p>En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé
+son adversaire et la piteuse comédie qu'il venait de jouer
+était de l'invention de Centurion, qui avait vu là le
+moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé
+de lui demander, et de se venger en même temps par
+une humiliation publique de celui qui l'avait corrigé
+vertement en public.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de
+loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main
+crispée de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche,
+avait pu voir voler la lame, pour la plupart des
+spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible,
+le terrible Français avait trouvé son maître.</p>
+
+<p>Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se
+trouva que son épée, alors qu'il s'était fendu sur son
+adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée
+avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques
+gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de
+pourpre la main de Pardaillan.</p>
+
+<p>Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin,
+ce sang permettait de croire à une blessure plus sérieuse.</p>
+
+<p>Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un
+tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers
+rangs, purent voir de près, dans tous ses détails,
+la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.</p>
+
+<p>Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la
+main du chevalier. Ils comprirent que, s'il était désarmé,
+ce n'était pas du fait de l'adresse de Bussi, mais
+par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la réflexion,
+cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.</p>
+
+<p>Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement
+bien compréhensible en voyant sa lame s'envoler
+dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naïvement à un
+accident.</p>
+
+<p>Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse
+pût oblitérer le sens de l'honneur et même le simple
+bon sens d'un homme réputé brave et intelligent,
+jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser jusqu'à ourdir
+une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi
+niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette
+grossière comédie?</p>
+
+<p>Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui
+avait été d'admettre qu'une perfidie semblable était possible.
+Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si
+risible, que, malgré lui, oubliant tout, il était parti d'un
+éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.</p>
+
+<p>Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson
+le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant
+dans les rangs pressés des soldats espagnols,
+comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il commença
+de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement
+les perfides conseils de Centurion.</p>
+
+<p>C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait
+irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente,
+furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille,
+l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien
+garder son sang-froid dans les passes les plus critiques,
+il était tout à fait hors de lui, et se sentait incapable de
+se modérer, encore moins de raisonner ses impressions.</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure
+faite à son amour-propre, un homme s'avilisse à ce
+point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc!
+Mort du diable! il faut que ce scélérat soit
+châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres
+mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque
+les blessures d'amour-propre sont les seules qui
+aient réellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger
+une de ces humiliations sanglantes dont il gardera
+à jamais le cuisant souvenir!</p>
+
+<p>Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant
+qu'il ne paraissait plus pouvoir réfréner, avec des
+gestes brusques, saccadés, inconscients, un inappréciable
+instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux.</p>
+
+<p>Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses
+de cette scène, car il entendit vaguement Fausta
+dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...</p>
+
+<p>Et une autre voix impassible&mdash;celle de d'Espinosa&mdash;répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir
+été entreprise.</p>
+
+<p>Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie,
+Pardaillan ne les voyait pas. Ils étaient assez loin de lui
+et ils parlaient bas, et, pourtant, il perçut nettement
+toutes ces paroles. En lui-même, en faisant des efforts
+désespérés pour retrouver un peu de calme, il grommelait:</p>
+
+<p>«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je
+en effet. Je sens ma tête qui semble vouloir éclater. Il
+me paraît que ma folie, si elle persistait, serait singulièrement
+agréable à la douce Fausta et à son digne ami
+d'Espinosa!»</p>
+
+<p>Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à
+se maîtriser, à retrouver, en partie, sa lucidité.</p>
+
+<p>En même temps, il se mit en marche, allant droit à
+Bussi-Leclerc, impérieusement poussé par cette idée qui
+dominait en lui: châtier séance tenante le scélérat.</p>
+
+<p>Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour
+une action déterminée, tout le reste disparut et son
+calme lui revint peu à peu.</p>
+
+<p>D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se
+diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude
+qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut
+un soupçon de sourire, et:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il
+est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment
+pénible à ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel
+dommage que cet homme extraordinaire soit contre
+nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été
+à nous!</p>
+
+<p>Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste
+qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas à
+nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan
+avançant, l'air menaçant, sur Bussi-Leclerc qui
+reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des
+regards qui criaient:</p>
+
+<p>«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»</p>
+
+<p>Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se
+tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un
+accent aussi froid que le sien:</p>
+
+<p>&mdash;En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence
+de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire
+saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter
+ce qu'il médite.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse.
+C'est pour son propre compte et pour sa propre
+satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue
+main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout seul.
+Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre
+un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous
+reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre
+respect.</p>
+
+<p>D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait
+que, lui aussi, il se désintéressait complètement du sort
+de Bussi.</p>
+
+<p>Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant
+du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva
+dans l'impossibilité d'aller plus loin, arrêté qu'il était
+par la masse compacte des troupes qui assistaient à
+cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
+celui qu'il redoutait.</p>
+
+<p>Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.</p>
+
+<p>S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à
+rester lui-même sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte
+ni hésitation. Il était brave, c'était indéniable:</p>
+
+<p>Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe
+et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer,
+Pour l'amener à accomplir ce geste qui le déshonorait
+à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances
+spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût
+à l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit
+voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition
+infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi
+allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.</p>
+
+<p>Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi
+avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la
+réprobation sur tous les visages qui l'environnaient,
+Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et méritait
+d'être traité comme tel.</p>
+
+<p>Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan,
+sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que
+méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger
+devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le
+préoccupait le plus.</p>
+
+<p>Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui
+des regards sanglants, cherchant instinctivement dans
+quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser
+châtier ignominieusement&mdash;ah! cela surtout, jamais!&mdash;et
+ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer
+pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait
+exaspéré.</p>
+
+<p>Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était
+arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid
+qu'il s'était montré hors de lui l'instant d'avant. Il
+fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis,
+se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit
+d'une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:</p>
+
+<p>&mdash;Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main
+sur cette face de coquin!</p>
+
+<p>Et, avec la même lenteur souverainement méprisante,
+avec des gestes mesurés, comme s'il eût eu tout le temps
+devant lui, comme s'il eût été sûr que nulle puissance
+ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable
+qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
+passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.</p>
+
+<p>Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si
+Pardaillan l'eût saisi à la gorge, il se fût sans doute
+laissé étrangler sans porter la main à la garde de son
+épée. C'eût été pour lui une manière comme une autre
+d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus
+redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait
+le tolérer.</p>
+
+<p>Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un
+geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien
+d'humain:</p>
+
+<p>&mdash;Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...</p>
+
+<p>En même temps, il levait le bras pour frapper.</p>
+
+<p>Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.</p>
+
+<p>Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait
+pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre,
+la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet
+dans un effort de ses muscles tendus comme des fils
+d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
+engourdis du spadassin.</p>
+
+<p>Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps
+qu'il n'en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent
+renversés, et c'était Pardaillan qui, maintenant, se dressait,
+l'épée à la main, devant Bussi désarmé.</p>
+
+<p>Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable
+force que lui donnait cette arme conquise pour
+tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre
+chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait
+pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger
+à Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne
+de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement,
+sans se soucier du reste.</p>
+
+<p>Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la
+même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc
+croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure
+accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse,
+il grinça:</p>
+
+<p>&mdash;Tue-moi! Tue-moi donc!</p>
+
+<p>De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et,
+d'une voix claironnante:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette
+suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme
+désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l'âme d'un
+faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me
+souffleter, tu es indigne de la porter.</p>
+
+<p>Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame
+en deux, et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc,
+livide, écumant.</p>
+
+<p>Et ceci encore apparaissait comme une bravade si
+folle que d'Espinosa murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est
+un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.</p>
+
+<p>Ils se trompaient tous les deux.</p>
+
+<p>Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je
+pourrais t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes
+mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il
+ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu
+coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de
+me donner, je te le rends!...</p>
+
+<p>En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le
+tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main
+gantée, largement ouverte, s'abattit à toute volée sur
+la joue du misérable, qui alla rouler à quelques pas,
+étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de
+honte et de rage, plus encore que par la douleur.</p>
+
+<p>Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua
+comme quelqu'un qui vient d'achever sa tâche, et, du
+bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés,
+il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une
+ordure répugnante.</p>
+
+<p>Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait
+pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers
+Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingénu aux
+lèvres, il se dirigea droit sur eux.</p>
+
+<p>Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très
+explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir
+une avanie semblable à celle de Bussi qu'on emportait
+hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe attendu
+par les officiers qui commandaient les troupes.</p>
+
+<p>A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps,
+dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier
+le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait.</p>
+
+<p>Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu
+duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il
+renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau
+danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
+se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire
+un mouvement, et, si la poussée formidable persistait
+aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d'être
+pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de
+défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce
+qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire:</p>
+
+<p>«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement
+jetée après avoir estoqué ce taureau!»</p>
+
+<p>Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il
+venait de briser à l'instant même. Mais il n'avait garde
+de le faire, et, en cela, il était logique avec lui-même.
+En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que pour se
+donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face
+du maître d'armes.</p>
+
+<p>Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il
+se dispensait généreusement, il observait les mouvements
+de ses assaillants avec cette froide lucidité qui
+engendrait chez lui les promptes résolutions.</p>
+
+<p>Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner
+un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en
+avant avec une régularité d'automate, une précision pour
+ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir
+de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement
+sur lui-même, de façon à frapper alternativement
+chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se
+resserrait de plus en plus.</p>
+
+<p>Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la
+chair violemment heurtée, d'une plainte sourde, d'un
+gémissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri étouffé.</p>
+
+<p>Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était
+enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main
+en main, porté sur les derrières du cercle infernal où
+on s'efforçait de le ranimer.</p>
+
+<p>Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait
+comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur
+les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes,
+c'était des soldats aux prises avec le peuple
+excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.</p>
+
+<p>Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups
+de feu, le halètement rauque des corps à corps, les
+plaintes des blessés, et, par-ci par-là, couvrant l'effroyable
+tumulte, une formidable clameur éclatait, à la fois
+cris de ralliement et acclamation:</p>
+
+<p>«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»</p>
+
+<p>Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait
+patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups.
+Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la
+mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il
+songea:</p>
+
+<p>«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son
+digne allié, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse
+me soustraire aux tortures qu'ils ont résolu de m'infliger!»</p>
+
+<p>Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans
+arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur
+inquiétante, il ajouta:</p>
+
+<p>«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer
+passivement jusqu'à ce que je sois à bout de souffle.
+Il faudra bien qu'ils se décident à rendre coup pour
+coup.»</p>
+
+<p>Il raisonnait avec un calme admirable en semblable
+occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il pût
+lui advenir, c'était de recevoir quelque coup mortel qui
+l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.</p>
+
+<p>Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats,
+en effet, commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement
+assénés par Pardaillan, ils répondirent par
+des horions décochés au petit bonheur. Il eût, sans nul
+doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix
+impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en
+ordonnant:</p>
+
+<p>«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»</p>
+
+<p>En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il
+fallait enfin en finir, comme la patience a des limites
+et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui
+tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manoeuvre:
+c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous
+ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se
+vit accablé par le nombre.</p>
+
+<p>Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être
+trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions
+reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais,
+soit respect de la consigne, soit conscience de leur force,
+pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups
+de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne
+ménageait les siens.</p>
+
+<p>Un long moment, il tint tête à la meute, en tout
+pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses
+vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses
+mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce
+n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes
+reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats
+pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture.
+Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre
+sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier
+sur ses jambes et tomba à terre.</p>
+
+<p>...C'était fini. Il était pris.</p>
+
+<p>Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il
+apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré
+qu'il fût impossible d'esquisser un geste, tant on avait
+multiplié les liens autour de son corps, une dizaine
+d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
+surcroît, cependant que les autres formaient le cercle
+autour de lui.</p>
+
+<p>Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré
+se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta,
+qui assistait, impassible, à cette lutte gigantesque
+d'un homme aux prises avec des centaines de combattants.</p>
+
+<p>Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment
+ficelé des pieds jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance,
+elle s'approcha lentement de lui, écarta d'un
+geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et, s'arrêtant
+devant lui, si près qu'elle le touchait presque, elle
+le considéra un long moment en silence.</p>
+
+<p>Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!</p>
+
+<p>En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle
+venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui
+meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au
+point de gêner la respiration, malgré la pesée, violente de
+ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en songeant:</p>
+
+<p>&mdash;Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa
+victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens,
+une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour
+s'emparer d'un homme!...</p>
+
+<p>En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue
+à ses épaules, il s'était redressé, avait levé la tête, l'avait
+fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie
+au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude
+en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui décocher
+quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le
+secret.</p>
+
+<p>Fausta se taisait toujours.</p>
+
+<p>Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe
+insolent qu'il s'attendait à trouver en elle, et, dans
+ses yeux, qu'il s'attendait à voir brillants d'une joie
+insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut qu'indécision
+et tristesse.</p>
+
+<p>Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée
+pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses
+impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement
+que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer.</p>
+
+<p>C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses
+prévisions.</p>
+
+<p>Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle,
+avait tué l'amour. Et voici que, au moment où elle
+tenait enfin l'homme qu'elle croyait haïr, elle s'apercevait
+avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris
+pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son
+esprit éperdu, elle râlait:</p>
+
+<p>«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine
+n'était que le dépit de me voir dédaignée... car il ne
+m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant
+que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé
+pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois
+que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins
+encore: un regard qui ne soit pas indifférent, je poignarderais
+de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette,
+et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le délivrer. Que
+faire? Que faire?</p>
+
+<p>Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant,
+pour la première fois de sa vie, devant la décision à
+prendre.</p>
+
+<p>Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent.
+Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle
+l'abandonnait à son sort, et, d'une voix extrêmement
+douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pardaillan!</p>
+
+<p>Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait
+à d'autres paroles.</p>
+
+<p>Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour
+si peu.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.</p>
+
+<p>Elle secoua la tête négativement et, avec la même
+intonation de douceur inexprimable, elle répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me
+tue pas si aisément. Vous devez en savoir quelque
+chose!</p>
+
+<p>Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête,
+et répéta encore:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! Tu ne me verras plus.</p>
+
+<p>Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.</p>
+
+<p>«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne
+me verras plus.» Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable
+créature aurait-elle conçu l'infernal projet de
+me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait
+trop hideux!»</p>
+
+<p>De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle
+continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être,
+Pardaillan, mais tu ne me reconnaîtras pas.</p>
+
+<p>«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle
+énigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne
+pas mourir et de ne pas être aveuglé, comme je l'ai
+craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne
+pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire
+ce «Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se
+cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence?
+Bah! je le verrai bien.»</p>
+
+<p>Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable!
+Peut-être serez-vous devenue une femme comme toutes
+les femmes... avec un peu de coeur et de bonté. S'il en
+est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien
+changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse
+pas.</p>
+
+<p>Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux.
+Il soutint le regard avec cette ingénuité narquoise qui
+lui était particulière. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le
+dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat
+qui s'était livré dans son esprit? Toujours est-il qu'elle
+se contenta de faire un signe de tête et revint se placer
+auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible,
+à cette scène.</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo,
+ordonna le grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>LES AMOURS DU CHICO</h3>
+
+<p>Le couvent de San Pablo était situé si près de la place
+San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur
+cette place même.</p>
+
+<p>En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent
+été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier
+qu'on se battait toujours sur la place, et un homme
+froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre
+l'imprudence de faire traverser cette place à son
+prisonnier en pareil moment.</p>
+
+<p>Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers.
+Non pas que le chevalier, ligoté comme il l'était,
+inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais, précisément,
+ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules
+en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe
+que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer
+au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier
+pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons
+que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant.
+Il pouvait encore&mdash;ce qui eût été plus fâcheux encore&mdash;être
+délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre
+pour l'un des leurs. La nécessité d'une imposante escorte
+se trouvait donc amplement justifiée.</p>
+
+<p>Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit
+faire à sa troupe une infinité de détours par les petites
+rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes
+celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre,
+comme le chevalier, entravé par des liens très serrés,
+ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il
+fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San
+Pablo, qu'on eût pu atteindre en quelques minutes.</p>
+
+<p>En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle
+tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu'elle
+fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II
+savait montrer quand il était sûr d'avoir le
+dessus.</p>
+
+<p>Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta,
+chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement
+et fut noyée dans le sang.</p>
+
+<p>Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour
+elle, était le prince Carlos, elle avait commis la faute
+impardonnable de modifier son plan.</p>
+
+<p>Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle,
+résolu à lui donner son nom, et à partager avec elle le
+trône, pourvu qu'elle le hissât sur ce trône. Elle se
+croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant
+C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait
+consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses
+idées premières.</p>
+
+<p>Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de
+consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait
+ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne
+pousserait pas la folie jusque-là. C'était possible, après
+tout. Qu'arriverait-il alors?</p>
+
+<p>Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il
+fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable
+et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il
+aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis.
+Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance
+l'action définitive.</p>
+
+<p>Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero
+fut enlevé par ses partisans sans qu'il fût possible aux
+troupes royales de l'approcher. Et l'émeute se déchaîna
+dans toute son horreur.</p>
+
+<p>Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors,
+les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence,
+firent circuler l'ordre de la retraite et s'éclipsèrent,
+bientôt poursuivis de leurs hommes.</p>
+
+<p>Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales
+que le bon populaire, celui qui ne savait rien des
+dessous de cette affaire.</p>
+
+<p>Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les
+malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques
+méchants couteaux à opposer aux armes à feu des
+soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.</p>
+
+<p>Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer
+bravement. C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne
+savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu'on
+acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur
+enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se
+ferait pas.</p>
+
+<p>Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent
+que le Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de
+la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment?
+Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, dès lors,
+il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.</p>
+
+<p>Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur
+la place et dans les rues que des soldats triomphants...
+et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les
+blessés, plus nombreux encore, qu'on enlevait à la hâte.</p>
+
+<p>Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin
+au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir
+le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang,
+qui? le nain Chico en personne.</p>
+
+<p>Mais dans quel état, grand Dieu!</p>
+
+<p>Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf
+quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait
+si bien et qui lui avait valu auprès des nobles
+dames de la cour ce mirifique succès, qui avait paru si
+fort contrarier la gentille Juana!</p>
+
+<p>D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau.
+Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les
+satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs
+larges comme la main à ces chausses resplendissantes.
+Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient
+singulièrement à du sang.</p>
+
+<p>La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne
+paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette.
+Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec
+la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme
+il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
+bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas
+une ligne de sa taille, d'homoncule.</p>
+
+<p>Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le
+seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait
+comme un dieu, n'était guère mieux arrangé que lui.</p>
+
+<p>Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là?
+Évidemment, sa petite taille l'avait utilement servi.
+Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta
+pas un seul instant.</p>
+
+<p>Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé
+sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard
+trahissait une peine si sincère, une affection si ardente,
+un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le
+voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
+diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier
+de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement
+réconforté, et qu'il eut à l'adresse de son petit ami un
+de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient
+le don de bouleverser le petit paria.</p>
+
+<p>Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser
+quelques mots au nain. Mais il réfléchit que, dans les
+circonstances présentes, il risquait fort de le compromettre.</p>
+
+<p>Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours
+pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir
+ce qu'était devenu son autre ami, don César, sur qui il
+s'était promis de veiller et pour qui il s'était si imprudemment
+exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc,
+en passant, un regard d'une muette éloquence au nain
+attentif.</p>
+
+<p>Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement
+récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement
+compris à quel mobile il obéissait en paraissant
+ne pas le connaître.</p>
+
+<p>Il comprit aussi parfaitement la signification du coup
+d'oeil de Pardaillan qui criait:</p>
+
+<p>«Don César est-il sauf?»</p>
+
+<p>Dans le même langage muet, il répondit à l'instant
+et il fut compris comme il avait compris lui-même.</p>
+
+<p>La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait
+remuer à son aise, attendu qu'il n'avait pas été possible
+de l'enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc
+sa satisfaction par un imperceptible signe de tête, et il
+passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient
+ses entraves.</p>
+
+<p>Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté
+de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs
+indifférents, s'attachait obstinément à ses pas et trouvait
+moyen de marcher à sa hauteur, comme s'il avait eu
+quelque chose à lui communiquer.</p>
+
+<p>Il remarqua également que le nain serrait dans son
+poing crispé le manche de sa minuscule dague, et qu'il
+jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés
+de colère qui les eussent infailliblement jetés bas
+s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de
+penser, à part lui:</p>
+
+<p>«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa
+bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats
+à qui l'on fait jouer un si triste rôle!»</p>
+
+<p>Et il souriait doucement, chaudement réconforté par
+cette amitié sincère qui se manifestait en un moment
+si critique pour lui.</p>
+
+<p>Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande
+porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative,
+pesante, sournoise par les guichets visibles ou
+dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et les
+innombrables serrures.</p>
+
+<p>On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés
+avec des grincements sinistres, que les serrures géantes
+fussent ouvertes à l'aide de clefs que le nain Chico eût
+eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un
+temps d'arrêt assez long.</p>
+
+<p>Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être
+prévu, pour se livrer à une mimique expressive que
+Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisément
+et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, les
+gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre
+eux.</p>
+
+<p>«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes
+du petit homme.</p>
+
+<p>Et les yeux de Pardaillan répondaient:</p>
+
+<p>«Pour quoi faire?»</p>
+
+<p>Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des
+mains remontant jusqu'à la tête et retombant mollement,
+signifiaient:</p>
+
+<p>«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être
+bien aise de communiquer avec le dehors.»</p>
+
+<p>Et Pardaillan de répondre:</p>
+
+<p>«Soit. J'accepte ton dévouement.»</p>
+
+<p>Et, d'un sourire, il remerciait.</p>
+
+<p>Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se
+fermât lourdement sur lui&mdash;peut-être pour toujours&mdash;il
+tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier
+adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile
+semblait lui crier:</p>
+
+<p>«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous
+abandonnerai pas!»</p>
+
+<p>Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats
+ressortirent et s'éloignèrent allègrement, et le Chico
+demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider
+à s'éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur
+le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et
+dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout
+un monde de sensations inconnues.</p>
+
+<p>Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son
+orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait
+au jour; il n'y avait plus rien à espérer. Le Chico
+poussa un gros soupir, et s'éloigna lentement, tristement,
+à regret.</p>
+
+<p>Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait
+écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les
+patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait
+aucun passant dans ces rues habituellement si animées
+à cette heure.</p>
+
+<p>Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées,
+les portes verrouillées, les volets hermétiquement
+clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif,
+et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il
+considérait attentivement, et le remettait vivement dans
+sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.</p>
+
+<p>Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain
+paraissait attacher un grand prix, n'était autre que ce
+blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja
+et qu'il avait vendu à Fausta.</p>
+
+<p>On se souvient peut-être que Fausta était descendue
+dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y
+brûler la capsule destinée à empoisonner l'air. En fouillant
+dans son sein pour y prendre l'étui contenant
+le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait
+laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé
+ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait
+passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour
+épier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait
+à son tour laissé tomber ce papier.</p>
+
+<p>De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé
+à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le
+nain l'avait, à son tour, trouvé, et, comme il savait lire,
+comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s'était
+rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait
+soigneusement mise de côté. Son intention était de
+remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il
+appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait,
+mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements
+qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser
+son intention.</p>
+
+<p>C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier
+dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire,
+il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait
+qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur de
+Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de
+trouver.</p>
+
+<p>Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr
+que sa trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait.
+Nous avons dit qu'il savait lire et même écrire.</p>
+
+<p>Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement
+et griffonner, encore plus péniblement, les mots
+les plus usuels; c'est tout.</p>
+
+<p>Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très
+sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s'il savait été
+aussi savant que la petite Juana! Il résolut soudain d'aller
+soumettre le précieux parchemin à la compétence de
+son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en était
+au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de
+l'auberge de la Tour.</p>
+
+<p>Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide
+costume était en loques. Deux raisons qui l'eussent fait
+reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil
+lui serait fait s'il osait se présenter devant elle
+sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il se présentait
+ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.</p>
+
+<p>Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela
+n'était pas fait pour le surprendre après les événements
+sanglants de l'après-midi. Les quelques personnes attablées
+étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient
+qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.</p>
+
+<p>La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à
+la cuisine, et qui était comme le bureau de l'hôtellerie.
+Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette
+qu'elle avait endossée pour aller à la corrida, et, ainsi
+parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner
+un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans
+son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on
+eût dit une marquise déguisée.</p>
+
+<p>En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées,
+le Chico sentait son coeur battre la chamade,
+ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui
+monta au visage.</p>
+
+<p>Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à
+ne songer qu'à son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait
+jamais prévu: c'est qu'il se présenta avec une assurance
+qu'elle ne lui avait jamais vue.</p>
+
+<p>Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana
+n'avait pas escompté un peu cette visite de son timide
+amoureux.</p>
+
+<p>Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne
+résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle
+avait dû arranger d'avance la réception qu'elle lui
+ferait.</p>
+
+<p>On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue
+du petit homme la piqua au vif.</p>
+
+<p>Cependant, comme elle était femme et coquette, elle
+sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupçonna
+rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le
+plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lança:</p>
+
+<p>&mdash;Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai
+chassé? Et dans quel état encore. Vierge Sainte! N'es-tu
+pas honteux de te présenter ainsi devant moi?</p>
+
+<p>Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit
+cette violente sortie avec une indifférence qui accrut
+son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la
+tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en
+face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement
+et très doucement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.</p>
+
+<p>La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait
+changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace?
+La vérité est que le Chico n'avait pas conscience de son
+audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et tout s'effaçait
+devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
+n'était que de la distraction.</p>
+
+<p>Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle
+avait vu du premier coup d'oeiï, et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?</p>
+
+<p>&mdash;Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?</p>
+
+<p>&mdash;Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a
+eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts
+par milliers...</p>
+
+<p>Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une
+inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc blessé?</p>
+
+<p>&mdash;Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être
+ai-je bien quelque écorchure par-ci par-là, mais ce n'est
+rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux
+que j'ai vu tuer devant moi.</p>
+
+<p>Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son
+air grondeur et dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte?
+Qu'avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?</p>
+
+<p>&mdash;Il le fallait bien.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je
+suis allée à cette course et que je serais peut-être morte
+à l'heure qu'il est si j'étais restée jusqu'à la fin!</p>
+
+<p>Ce fut à son tour de pâlir de crainte:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es allée à la course?</p>
+
+<p>&mdash;Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait
+sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui
+m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza après que le
+sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le taureau.
+Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle
+de Notre-Dame la Vierge!</p>
+
+<p>Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien
+au monde elle n'eût voulu lui donner cette satisfaction
+de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que
+c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.</p>
+
+<p>Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle
+avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver
+dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir
+quelque coup mortel.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On
+voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est
+battu. Heureusement ses partisans l'ont enlevé, et maintenant,
+bien caché, il est hors de l'atteinte de ses ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement
+intéressée.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu
+parler, c'était en faveur de don César. On dit qu'il est le
+fils du roi; c'est lui qui est, paraît-il, le légitime enfant
+et c'est lui qu'on voulait placer sur le trône à la place
+de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
+le nom de roi Carlos.</p>
+
+<p>Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout
+de connaître personnellement un homme qu'on prétendait
+fils du roi.</p>
+
+<p>Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel
+dépit, et joignant ses petites mains:</p>
+
+<p>&mdash;Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien,
+à dire vrai, cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé
+qu'il devait être de très haute naissance. Et tu dis qu'il
+est l'infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?</p>
+
+<p>&mdash;Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il
+ne savait pas, sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il
+voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça,
+mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais,
+tiens! et personne ne s'en doute.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père
+veuille faire tuer son fils!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison
+d'Etat». Je sais cela aussi.</p>
+
+<p>Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à
+l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de même, qu'il
+savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment
+s'arrangeait-il pour savoir?</p>
+
+<p>Il reprit très sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Je servais de page à don César dans sa course. Tu
+n'as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous
+sommes entrés sur la piste.</p>
+
+<p>Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe,
+elle feignit d'être surprise. Lui continua:</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait.
+Je l'ai suivi. C'est là que j'ai été si mal arrangé.</p>
+
+<p>Et avec un soupir de regret:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu
+m'avais vu! Regarde donc dans quel état on l'a mis.</p>
+
+<p>Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait
+plus être question de gronder. Il avait fait son devoir
+en suivant son maître, le petit homme; c'était bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai
+encore une nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle,
+Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Parle... Tu me fais frémir.</p>
+
+<p>&mdash;On a arrêté le sire de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle.
+Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui
+le déconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as du chagrin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes toujours?</p>
+
+<p>Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas
+joué.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...</p>
+
+<p>&mdash;J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle,
+comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime
+comme un frère aîné, mais pas plus. N'oublie pas cela,
+Chico. Ne l'oublie plus jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...</p>
+
+<p>&mdash;Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience.
+Comment faut-il donc te dire les choses pour
+que tu les comprennes?</p>
+
+<p>Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement
+heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur
+de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien
+m'aider à le tirer de sa prison.</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon coeur, fit-elle spontanément.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! c'est l'essentiel.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais.
+J'étais là, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa
+prison. On l'a enfermé au couvent San Pablo.</p>
+
+<p>Tu l'as suivi! Pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher
+de le délivrer.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour
+moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon
+sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l'ont
+frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
+c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont
+mis pour l'arrêter? Des compagnies et des compagnies.
+Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et
+Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi,
+que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des habits
+d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter,
+lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à
+coups de poing. Si tu avais vu!...</p>
+
+<p>Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement,
+parlait, parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait
+et s'exaltait. Et ce n'était pas à son sujet, à elle,
+qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et constante préoccupation
+du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
+petite Juana allait de surprise en surprise.</p>
+
+<p>C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était
+l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des
+fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! après pareille
+trahison!</p>
+
+<p>Pour l'amener à se départir de cette inconcevable
+froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué
+et redoutable de ses petites ruses puériles de
+coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un
+stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.</p>
+
+<p>D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée
+dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec,
+l'avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme
+pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissée
+tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. Naïvement,
+elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur
+qu'elle lui jetait.</p>
+
+<p>Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du
+pied jusqu'à ce qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui,
+autrefois, n'eût pas manqué d'implorer la faveur d'emporter
+cette fleur, ou qui l'eût sournoisement ramassée
+et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée
+où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait
+pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!</p>
+
+<p>Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa
+petite maîtresse. Il aimait à s'accroupir devant elle et,
+tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis
+qu'elle babillait, il écoutait gravement, les caressant
+doucement, en des gestes frôleurs, avec l'appréhension
+vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à
+poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.</p>
+
+<p>Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes,
+elle stimulait sa timidité naturelle, afin de
+l'amener, sans en avoir l'air, à ce jeu qu'elle partageait
+avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible
+qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette
+adoration spéciale.</p>
+
+<p>C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était
+elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence,
+peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu
+et cultivé au point d'en faire une passion.</p>
+
+<p>En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais
+elle n'eût pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était,
+si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la
+fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très
+petit, très joli.</p>
+
+<p>Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait
+eu recours au suprême moyen qu'elle avait tout lieu de
+croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées
+dans des bas de soie brodée, comme en portaient
+les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons
+et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à
+s'agiter et se trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention
+du récalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas
+voir, elle s'était décidée à repousser petit à petit le tabouret
+sur lequel elle posait ses pieds.</p>
+
+<p>Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce
+diable de tabouret. N'importe, elle avait réussi à le
+pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil,
+elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un
+point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait
+ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.</p>
+
+<p>En toute autre circonstance, le nain se fût empressé
+de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de
+plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la
+tentation.</p>
+
+<p>Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait
+pas de s'émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan,
+son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait
+dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait seule
+existé pour lui.</p>
+
+<p>Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana
+ne savait plus si elle devait s'indigner du changement
+d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie.
+Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l'accabler
+de reproches et d'injures.</p>
+
+<p>En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle
+avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si
+le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué
+sa pâleur soudaine et l'éclat trop brillant de ses yeux.</p>
+
+<p>Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être,
+tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment
+très tendre pour lui. Peut-être! Ce qu'il y a de
+certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle
+avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé
+à cet amour romanesque.</p>
+
+<p>Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils
+fraternels de Pardaillan, elle s'était tournée vers le
+Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle
+savait insaisissable et impossible avec l'autre.</p>
+
+<p>Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant
+tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas
+rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit
+le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait
+Pardaillan comme un frère aîné.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être
+disposée à tenter l'impossible, même à sacrifier sa vie
+au besoin, pour le secourir.</p>
+
+<p>Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan
+avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse
+qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait
+que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour
+le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet
+égard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait
+Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui, influencé sans doute par
+ce qu'il avait accoutumé d'entendre sur son compte,
+vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagérait outre
+mesure son infériorité physique.</p>
+
+<p>Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet
+n'était pas parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement
+convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et
+mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.</p>
+
+<p>Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il
+osât avouer son amour, il eût fallu qu'il fût sur le point
+d'expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les
+rôles, parlât la première. Mais ceci n'arriverait jamais,
+n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que
+comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en
+dît, c'était Pardaillan.</p>
+
+<p>De même que lui savait que Juana ne serait jamais à
+lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à
+Pardaillan. Ce n'était pas au moment où il pensait
+qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il trouverait
+le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire
+jusqu'à ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana
+prenait pour de la froideur et de l'indifférence.</p>
+
+<p>D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner
+son amour était de ne paraître s'occuper que
+de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement.
+Et, comme sur ce point il était en outre
+poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup
+de peine à rester dans le rôle qu'il s'était dicté.</p>
+
+<p>Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait
+de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des
+paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique
+d'un raisonnement serré, elle avait compris qu'il lui
+fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour
+Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle
+ne pût l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était
+résignée.</p>
+
+<p>Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le
+devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait
+déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact
+qu'il puisait dans la bonté de son coeur, avait su lui
+imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait
+dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel
+homme n'adresserait pas un compliment qui ne fût pleinement
+mérité. De ceci, il était résulté que, si Pardaillan
+avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain,
+grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.</p>
+
+<p>En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait.
+Mais son amour n'était pas encore assez violent pour
+l'amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille
+en la faisant parler la première.</p>
+
+<p>Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait
+pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il
+avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercée de
+mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu
+cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins,
+peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire
+oublier sa retenue.</p>
+
+<p>Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien
+mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se
+tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur.
+Alors qu'elle eût voulu ne parler que d'eux-mêmes,
+voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était
+désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.</p>
+
+<p>Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans
+calcul d'aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé,
+sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur
+de celle qui, de son côté, sans s'en douter assurément,
+l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.</p>
+
+<p>Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les
+autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de
+conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, espérant
+bien se rattraper après et reprendre, avec succès,
+elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à
+se déclarer.</p>
+
+<p>Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude
+qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan,
+jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c'était
+possible, aidèrent puissamment à la faire patienter.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume,
+comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es
+si dévoué?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a dit des choses!... des choses que personne
+ne m'avait jamais dites, répondit énigmatiquement le
+nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu pas résolue à le
+soustraire au supplice qui l'attend?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre
+ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui
+pourrait nous arriver serait d'être pendus haut et court.
+Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance
+avec la torture.</p>
+
+<p>Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le
+lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non,
+car il était bien résolu à se passer d'elle et à ne pas la
+compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la
+torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir mourir!
+Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!</p>
+
+<p>Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur
+la valeur de sa trouvaille.</p>
+
+<p>Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime
+qu'elle connût la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait.
+Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons
+de tenir à la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie,
+il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il l'avait fait à bon
+escient.</p>
+
+<p>Elle, en entendant parler de pendaison et de torture,
+n'avait pu tout d'abord réprimer un long frisson.</p>
+
+<p>Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le
+Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé
+par un danger mortel avait-il un attrait particulier
+pour elle?</p>
+
+<p>Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle
+à une heure où elle était dans l'état d'esprit
+qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions
+plutôt pour cette raison.</p>
+
+<p>En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous
+les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses
+vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique,
+lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui,
+au physique comme au moral, était une réduction
+d'homme infiniment gracieuse.</p>
+
+<p>Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes,
+attirée par la force de l'un presque autant que sollicitée
+par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnée par
+l'un au profit de l'autre, elle s'était décidée à choisir. Et
+voici que, maintenant que son choix était fait en faveur
+du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre
+tous les deux à la fois.</p>
+
+<p>Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un
+pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui
+qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir l'autre, se dévouant
+inutilement au salut du premier. Tout l'univers
+pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts,
+que ferait-elle dans la vie?</p>
+
+<p>Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu
+le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la
+froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort
+qui pouvait être le sien s'il se lançait dans l'aventure
+qu'il méditait.</p>
+
+<p>Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique
+serrée que lui eussent enviée bien des hommes
+réputés habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire
+qu'il menait depuis de longues années, il avait
+contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne
+parler et d'agir qu'à bon escient.</p>
+
+<p>Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez
+méditée... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir
+le plus formidable qui existât. Évidemment, lui, pauvre,
+solitaire, faible, d'intelligence médiocre&mdash;c'est lui qui
+parle&mdash;ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource,
+il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
+lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas
+difficile à comprendre, cela!</p>
+
+<p>Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête
+pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé
+que ce serait oui.</p>
+
+<p>Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme,
+Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se
+révélait à elle sous un jour qui lui était complètement
+méconnu.</p>
+
+<p>Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé
+de tourner au gré de son humeur, avait disparu. Disparu
+aussi l'enfant qu'elle se plaisait à couvrir de sa protection.
+C'était un vrai homme qui pouvait devenir son
+maître.</p>
+
+<p>Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois
+encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le
+nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'appréhension
+l'envahir. Elle qui, jusqu'à ce jour, s'était
+crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours
+dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère,
+étreinte par les affres du doute, elle se demandait
+si elle était digne de lui.</p>
+
+<p>C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait;
+elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un
+mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise
+et résignée; lui qui, en apparence, se montrait
+indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait
+là une preuve d'énergie extraordinaire dans un si petit
+corps, car son coeur battait à se rompre dans sa poitrine,
+et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds,
+de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches,
+qui semblaient appeler ses lèvres.</p>
+
+<p>Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait,
+bien persuadée, d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter
+tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse,
+avec un sourire à la fois soumis et provocant,
+elle répondit, sans hésiter:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu risques la torture, je la veux risquer
+avec toi.</p>
+
+<p>Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui
+semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est
+avec toi.</p>
+
+<p>Malheureusement, il était dit que le malentendu se
+prolongerait entre eux et les séparerait implacablement.
+Le Chico traduisit: «J'aime le sire de Pardaillan assez
+pour risquer la torture pour lui.» Il sentit son coeur
+se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
+qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:</p>
+
+<p>«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de
+fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai
+l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau.</p>
+
+<p>Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec
+une grande douceur et reprenant ses propres paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?</p>
+
+<p>Et l'horrible malentendu s'accentua encore.</p>
+
+<p>Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le
+Chico était jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était
+fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux,
+croyant l'amener à se déclarer enfin, elle minauda:</p>
+
+<p>«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait
+jamais dites avant lui.»</p>
+
+<p>A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico
+et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie
+et exciter sa jalousie.</p>
+
+<p>Le nain comprit autre chose.</p>
+
+<p>Pardaillan lui avait dit et répété:</p>
+
+<p>«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon
+coeur est mort, il y a longtemps.»</p>
+
+<p>Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur
+lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas
+qu'elles ne fussent l'expression de la vérité. Il ne redoutait
+rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que
+le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan
+avait ajouté:</p>
+
+<p>«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»</p>
+
+<p>Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami
+ne parlait que de lui-même, il pouvait s'en rapporter à
+lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des
+autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles de
+Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû
+lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait
+rien à espérer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas
+devant l'évocation terrifiante de la torture et revendiquait,
+avec un calme souriant, son droit à participer
+au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré
+tout. Pour lui, c'était clair et simple: Juana aimerait,
+sans espoir et jusqu'à la mort, le sire de Pardaillan,
+comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort et sans
+espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint
+irrévocable. Il se condamnait lui-même.</p>
+
+<p>Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan,
+puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le
+savoir puisqu'elle préférait la mort. Alors, lui, il eût
+considéré comme une bassesse de chercher à l'attendrir.</p>
+
+<p>Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva
+de les séparer.</p>
+
+<p>Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête
+à ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le
+blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle
+il s'efforçait de cacher ses véritables sentiments:</p>
+
+<p>&mdash;Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi
+ce que c'est et ce qu'il vaut.</p>
+
+<p>La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux.
+Elle avait espéré le faire parler et voici qu'il se montrait
+plus froid, plus cassant qu'il n'avait été depuis le début
+de cet entretien.</p>
+
+<p>Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir,
+elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et
+l'étudia en s'efforçant d'imiter son attitude glaciale.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois
+rien là que deux cachets et deux signatures, sous des
+formules inachevées.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les signatures, les cachets, les connais-tu,
+Juana?</p>
+
+<p>&mdash;Le cachet et la signature du roi, le cachet et la
+signature de monseigneur le grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu bien sûre?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe,
+par la grâce de Dieu, roi... mandons et ordonnons... à
+tous représentants de l'autorité religieuse, civile, militaire...»
+Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque,
+grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu
+ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les
+mêmes. Nul doute n'est possible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on
+appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise
+et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout
+le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce
+parchemin.</p>
+
+<p>&mdash;Où t'es-tu procuré cela?</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce
+que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra
+dire à âme qui vive que tu m'as vu en possession de ce
+parchemin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Que veux-tu en faire?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore.
+Je cherche. Et, à force de chercher, je finirai bien par
+trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de
+ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan.
+Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
+m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement,
+ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien
+grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte
+de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important.
+Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret
+le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons
+sauver tous les deux.</p>
+
+<p>Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre
+qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne
+se doutait pas qu'il avait donné la meilleure de toutes
+les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine»,
+et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.</p>
+
+<p>Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui
+la peignait, elle murmura en joignant les mains dans
+un geste implorant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que
+de m'arracher une parole sur ce sujet.</p>
+
+<p>Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.</p>
+
+<p>Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se
+contenir, il s'inclina devant elle et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Juana!</p>
+
+<p>Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea
+vers la porte.</p>
+
+<p>Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait
+ainsi, sans un mot d'amitié, après un adieu sec et froid,
+un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne
+le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute
+droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chaviré,
+un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes,
+comme un appel éperdu:</p>
+
+<p>&mdash;Chico!</p>
+
+<p>Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.</p>
+
+<p>Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna
+brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait
+les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience
+de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains pour
+les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras,
+l'eût soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le
+dénouement radieux de cette fantastique idylle.</p>
+
+<p>Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le
+nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s'arrêta
+et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il
+ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il
+attendit qu'elle s'expliquât.</p>
+
+<p>Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si
+elle eût senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés
+de larmes, elle balbutia machinalement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc
+rien d'autre à me dire?</p>
+
+<p>Et comme ses yeux parlaient en posant cette question!
+Il fallait être aveugle et fou connue le Chico pour
+ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se
+frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
+à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Et la Giralda? s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un
+mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale?
+Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C'en
+était trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui,
+s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer
+arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi
+des choses que nulle ne t'a dites?</p>
+
+<p>Il la regarda d'un air étonné et, gravement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas
+le page du Torero?</p>
+
+<p>Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de
+son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico.
+Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment
+où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage
+du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se
+trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas
+arrivé malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai
+sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement
+s'enquérir de son fiancé.</p>
+
+<p>Le nain hocha la tête d'un air pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne viendra pas, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient
+suspects. J'ai cru reconnaître dans le tas la gueule de
+loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?</p>
+
+<p>&mdash;Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda,
+je le crains, a dû être victime'de quelque tentative
+d'enlèvement comme celle que j'avais déjà surprise.
+Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja
+là-dessous!</p>
+
+<p>&mdash;Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux
+être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle.
+Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre,
+si jolie!</p>
+
+<p>Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle
+savait rendre à chacun la justice qui lui était due.</p>
+
+<p>Le Chico approuva gravement de la tête, et:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai
+vu où l'on a conduit don César. Il faut que je sache
+maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a été
+enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où
+on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera
+sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je
+n'ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu
+avais à me dire, Juana?</p>
+
+<p>Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, adieu, Juana!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle.
+C'est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me
+serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je
+donc plus?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait bien.</p>
+
+<p>Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait
+quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient
+faux.</p>
+
+<p>&mdash;Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.</p>
+
+<p>Évasivement, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être
+dans quelques Jours. Cela dépendra des événements.</p>
+
+<p>Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des
+autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la
+délivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que
+tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je
+pourrai t'être utile.</p>
+
+<p>Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance
+de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était
+bien résolu à se passer d'elle. Pour rien au monde, il
+n'eût voulu la mêler à une aventure qu'il devinait devoir
+lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l'heure.</p>
+
+<p>Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner
+ses intentions, il répondit avec une assurance
+qui la tranquillisa un peu:</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en
+quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache
+exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce
+moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
+Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès
+que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C'est
+promis.</p>
+
+<p>Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que
+ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et
+savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois
+aveugle qu'elle avait été de l'avoir si longtemps méconnu!</p>
+
+<p>Très doucement, avec un regard chargé de tendresse,
+elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc. Luis, et que Dieu te garde!</p>
+
+<p>Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom.
+Très rarement&mdash;autant dire jamais&mdash;elle ne l'avait
+appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce
+comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'était
+tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite
+Juana.</p>
+
+<p>Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition
+que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un
+seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu
+qui les séparait.</p>
+
+<p>Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et
+toute son attitude était un cantique d'amour. Il ne vit
+rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il
+s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, Juana!</p>
+
+<p>Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'embrasses pas avant de partir?</p>
+
+<p>Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle.
+Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.</p>
+
+<p>Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.</p>
+
+<p>Le Chico se courba lentement, effleura le bout des
+doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit précipitamment.</p>
+
+<p>Un long moment, elle resta debout, regardant fixement
+la porté par où il venait de sortir. Et elle songeait:</p>
+
+<p>«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois,
+il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma
+basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il
+s'est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris.
+Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»</p>
+
+<p>Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête
+dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement,
+secouée de petits sanglots convulsifs, comme
+un tout-petit à qui on vient de faire une grosse peine.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>FAUSTA</h3>
+
+<p>Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse,
+Il se trompait.</p>
+
+<p>La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines
+robustes, chargés de sa surveillance, était claire,
+propre, spacieuse, confortablement meublée d'un bon
+lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une table,
+et munie de tous les objets nécessaires à une toilette
+complète.</p>
+
+<p>Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la
+fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient
+la porte massive, avec son judas très large percé
+au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre
+de l'hôtellerie de la Tour.</p>
+
+<p>Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens
+et s'étaient retirés en annonçant que sous peu le souper
+lui serait servi.</p>
+
+<p>Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été
+de se rendre compte de la disposition des lieux, et il
+s'était vite persuadé de l'inutilité d'une tentative de fuite
+par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert
+de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard
+de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était
+empressé de procéder à un nettoyage dont il avait
+grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater
+avec satisfaction qu'il n'avait que des écorchures insignifiantes.</p>
+
+<p>Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que
+délicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne
+y figurèrent avec une profusion royale.</p>
+
+<p>En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce
+robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même
+dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant
+les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une
+conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul
+que d'appétit réel, il réfléchissait profondément.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement
+dressée, les mets, servis dans des plats
+d'argent massif, étaient préalablement découpés, et il
+n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche,
+qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un
+couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur,
+devenir une arme.</p>
+
+<p>Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait
+vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle
+on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects.
+Il sentait une indéfinissable inquiétude l'envahir
+sournoisement.</p>
+
+<p>Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la
+tête lourde et il fut pris d'une irrésistible envie de
+dormir.</p>
+
+<p>Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans
+un bâillement:</p>
+
+<p>«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin
+de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre
+mesure! La fatigue, sans doute...»</p>
+
+<p>Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus
+lourde encore que lorsqu'il s'était couché, les membres
+brisés, il constata avec stupeur qu'il était complètement
+déshabillé et couché entre les draps.</p>
+
+<p>«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr
+pourtant de ne pas m'être déshabillé!»</p>
+
+<p>Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober
+sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n'en avait
+jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes
+journées.</p>
+
+<p>Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre
+destiné à sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea
+sa figure dans l'eau fraîche. Après quoi, il alla à la
+fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux
+sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent
+plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements
+pour s'habiller.</p>
+
+<p>«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer
+mon costume en loques par celui-ci, tout neuf,
+ma foi!»</p>
+
+<p>Il examina et palpa les différentes pièces du costume
+en connaisseur.</p>
+
+<p>«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et
+solide. On connaît mes goûts apparemment», murmurait-il
+en faisant cette inspection.</p>
+
+<p>Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à
+terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina
+comme il avait fait du costume.</p>
+
+<p>«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant
+de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»</p>
+
+<p>C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez
+bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on
+avait consciencieusement nettoyées. Seulement, on avait
+enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige
+d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied
+par des courroies.</p>
+
+<p>En un moment, effroyablement critique, de son existence
+aventureuse, alors qu'il était enfermé avec son
+père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient
+être broyés, le chevalier avait détaché des éperons semblables,
+en avait donné un à son père, et, tous deux,
+pour se soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement
+résolu de se poignarder avec cette arme improvisée.
+Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar,
+il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette.
+Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur
+un poignard passable, qu'on avait eu la précaution
+de lui enlever pendant son sommeil.</p>
+
+<p>Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:</p>
+
+<p>«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse
+de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués?
+N'a-t-on pas voulu plutôt me mettre dans l'impossibilité
+de me soustraire par une mort volontaire au supplice
+qui m'est réservé?... Quel supplice?...»</p>
+
+<p>Et, avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons
+à régler... si je sors vivant d'ici!»</p>
+
+<p>Et, tout à coup:</p>
+
+<p>«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume
+déchiré... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher
+le costume qu'il m'impose!»</p>
+
+<p>Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement
+sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec
+une satisfaction non dissimulée.</p>
+
+<p>«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal
+juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni
+manger maintenant, de crainte qu'on ne mélange encore
+quelque drogue endormante à ma pitance.»</p>
+
+<p>Il réfléchit un instant, et:</p>
+
+<p>«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient.
+Il est à présumer qu'ils ne chercheront pas à
+m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.»</p>
+
+<p>Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans
+éprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée
+à ses aliments.</p>
+
+<p>Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres
+personnes que les moines qui le servaient et le gardaient
+en même temps, sans jamais se départir d'un calme
+absolu, sans jamais lui dire une parole.</p>
+
+<p>Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les
+religieux s'étaient contentés de le saluer gravement et
+profondément, et s'étaient retirés sans répondre à ses
+questions.</p>
+
+<p>Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans
+sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccadé pour
+se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une
+foule de projets qu'il rejetait au fur et à mesure qu'ils
+naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte,
+comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et
+repassait devant cette fenêtre.</p>
+
+<p>Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna
+vivement et aperçut une balle grosse comme le poing
+qui venait d'être projetée, par la croisée ouverte. Avant
+même que de ramasser cette balle, il se précipita à la
+fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un
+signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel
+il avait vue.</p>
+
+<p>«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah!
+le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire
+ici?»</p>
+
+<p>Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable
+qu'il n'était pas épié par le judas percé au milieu
+de sa porte. Le judas était fermé... ou du moins il paraissait
+l'être.</p>
+
+<p>Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la
+porte, et contempla l'objet qui venait de lui être jeté.</p>
+
+<p>C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour
+d'un corp dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet
+enroulé autour d'une pierre. Il déplia le feuillet et
+lut:</p>
+
+<p>«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira.
+On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai
+réussi à vous faire évader. Si j'échoue, il sera temps
+pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer.
+Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»</p>
+
+<p>«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan
+en faisant la grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais
+s'il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout
+de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... Hum!... Que
+veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour
+trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement
+du poison... d'autant que ces trois jours se
+réduisent à deux, attendu qu'il me reste de mon souper
+d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai
+mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas
+encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas
+empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.»</p>
+
+<p>Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient,
+en fit deux parts, et attaqua bravement la première.
+Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il
+s'était accordée, il prit la deuxième part et alla l'enfermer
+dans le coffre à habits. Et il attendit.</p>
+
+<p>Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort
+qu'il faisait pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à
+son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profité de
+son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait
+le foudroyer, disait le billet de Chico.</p>
+
+<p>Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les
+moines qui le servaient avaient paru s'étonner de la disparition
+des restes du souper de la veille. Mais, comme
+le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu'ils
+apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une fringale
+subite, il avait préféré se contenter de ces restes et
+que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc
+laissé la table servie et s'étaient retirés, toujours sans
+ouvrir la bouche.</p>
+
+<p>Certain maintenant de ne pas être empoisonné&mdash;pour
+le moment, du moins&mdash;il se mit à réfléchir.</p>
+
+<p>A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa
+n'eussent pas trouvé quelque supplice plus long,
+plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de
+poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant
+ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
+plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi?
+Il n'y avait pas à douter, il avait vu de ses propres
+yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire
+un geste amical. Donc, le billet était bien du nain, donc
+son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le
+suivre.</p>
+
+<p>Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine
+du grand inquisiteur.</p>
+
+<p>«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque
+chose.»</p>
+
+<p>D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent,
+pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte,
+pas l'ombre de défi, pas la moindre manifestation de
+satisfaction de son succès. On eût dit d'un gentilhomme
+venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.</p>
+
+<p>Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes,
+d'Espinosa s'était rendu directement à la Tour de l'Or.
+C'est là, si on ne l'a pas oublié, que le cardinal Montalte
+et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine
+commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de
+d'Espinosa, par un moine médecin.</p>
+
+<p>D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome
+et de se servir de leur influence réelle pour peser sur
+les décisions du conclave, à l'effet de faire élire un pape
+de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d'imposer
+ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le
+cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir.
+Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre,
+n'avait rien à espérer personnellement dans cette élection,
+s'était montré plus rebelle que Montalte qui, lui,
+prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer succéder
+à son oncle Sixte-Quint.</p>
+
+<p>D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la
+résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait,
+il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta
+sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n'avait pas
+hésité un seul instant.</p>
+
+<p>Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées,
+il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait
+pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait
+montré, profondément endormi, sous l'influence du narcotique
+puissant qui avait été versé dans son vin. Et il
+leur avait dit ce qu'il comptait en faire.</p>
+
+<p>Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan
+n'existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils
+sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du
+cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement
+très étroitement, repris par leur haine jalouse, l'un
+contre l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa,
+comme s'il se fût excusé, vous me voyez désespéré de
+la violence que j'ai été contraint de vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan,
+votre désespoir me touche à un point que je ne saurais
+dire.</p>
+
+<p>&mdash;Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait
+pour vous éviter cette fâcheuse extrémité.</p>
+
+<p>&mdash;Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement.
+Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette
+même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous
+êtes emparé de ma personne.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa,
+et l'importance que j'attachais à m'assurer de votre personne
+et la haute estime que je professe pour votre force
+et votre vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan,
+avec son plus gracieux sourire. Il a du moins
+cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de
+mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il
+lui faut renoncer à ce rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il
+faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez
+que je peux être bien tranquille. Jamais S.M. Philippe
+d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de
+la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!</p>
+
+<p>&mdash;Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français
+ne valent pas M. de Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Paroles précieuses, venant d'un homme tel que
+vous, répondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez
+garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter
+à pécher par orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne
+vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici
+m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette
+longue semaine de détention, on a bien eu pour vous
+tous les égards auxquels vous avez droit.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux
+traité. C'est à tel point que, lorsqu'il me faudra quitter
+ces lieux&mdash;car il faudra bien que je m'en aille&mdash;j'éprouverai
+un véritable déchirement. Mais, puisque
+vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je
+vous prie, de l'incertitude où je suis plongé par suite
+de vos paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, monsieur de Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue
+semaine de détention. Quel jour sommes-nous
+donc?</p>
+
+<p>&mdash;Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa
+avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien
+sûr que c'est aujourd'hui samedi?</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise
+grandissante et une inquiétude qu'il ne cherchait
+pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses
+lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
+modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Samedi, monseigneur, répondirent les moines
+d'une même voix.</p>
+
+<p>D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines
+sortirent sans ajouter un mot de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant
+vers Pardaillan qui songeait:</p>
+
+<p>«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux
+jours et deux nuits. Bizarre! Où veut-il en venir et quel
+sort me réserve-t-il?»</p>
+
+<p>Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude
+que trahissait l'attention soutenue avec laquelle
+il le dévisageait:</p>
+
+<p>&mdash;Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce
+point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis
+combien de temps pensiez-vous être ici?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le
+fouillant de son clair regard.</p>
+
+<p>&mdash;Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait
+très sincère.</p>
+
+<p>Et remarquant alors le déjeuner encore intact:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre
+repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne
+sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous
+plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent
+ont l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels
+qu'ils soient...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.</p>
+
+<p>Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances
+dont vous m'accablez.</p>
+
+<p>S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si
+bien voilée que d'Espinosa ne la perçut pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous
+manquez d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action
+comme vous s'accommode mal à ce régime sédentaire.
+Une promenade au grand air vous fera du bien.
+Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans
+les jardins du couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que
+le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur
+de votre compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc, en ce cas.</p>
+
+<p>De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son
+sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent
+et se tinrent immobiles.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant
+les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous
+montrer le chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur.</p>
+
+<p>Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas.
+Seulement, dès que Pardaillan et d'Espinosa se furent
+engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent
+deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les
+quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier,
+se maintenant toujours à quelques pas derrière
+lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, reprenant leur
+marche dès qu'il se remettait à marcher.</p>
+
+<p>En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade
+avec le vague espoir qu'une occasion inespérée
+se présenterait peut-être de fausser compagnie à son
+obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
+folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.</p>
+
+<p>Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du
+grand inquisiteur, comment fût-il sorti de ce dédale de
+couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse
+sillonnés en tous sens par des groupes de religieux?
+Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles
+qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés?</p>
+
+<p>Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour
+le moment. Mais, tout en marchant posément à côté
+d'Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention
+souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment
+sur les occupations variées des membres de
+la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir
+la moindre occasion propice qui se présenterait.</p>
+
+<p>Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme
+à lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs
+admirables, uniquement par humanité. Il pensait,
+non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée
+bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.</p>
+
+<p>Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.</p>
+
+<p>Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une
+dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie.</p>
+
+<p>Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps
+de bâtiment où ils se trouvaient. Tout un côté était occupé
+par de minces colonnettes dans le style mauresque,
+reliées entre elles par un garde-fou qui était une
+merveille de mosaïque et de sculpture.</p>
+
+<p>Cela constituait une longue suite de larges baies par
+où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé,
+de distance en distance, de portes massives: cellules
+sans doute.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui
+paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement.
+Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua
+aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.</p>
+
+<p>«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons
+du dénouement. Mais diantre! il paraît que
+ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de
+l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes
+révérends qui me paraissent taillés pour porter la
+cuirasse plutôt que le froc!»</p>
+
+<p>La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était
+sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui
+paraissaient surtout garder les baies.</p>
+
+<p>D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il
+rencontra.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent,
+je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre
+vous. Me croyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous
+me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter.</p>
+
+<p>D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles,
+et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions,
+l'homme que je suis doit s'effacer, céder complètement
+la place au grand inquisiteur, c'est-à-dire à un être exceptionnel,
+inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement
+implacable dans l'accomplissement des devoirs
+de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur
+qui vous parle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire
+est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul,
+sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non,
+videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes
+condamné. Vous devez mourir.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique.
+Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis
+condamné, je dois mourir. Reste à savoir comment vous
+comptez m'assassiner.</p>
+
+<p>Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Le châtiment doit être toujours proportionné au
+crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable
+des crimes. Donc le châtiment doit être
+terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné
+à la force morale et physique du coupable. Sur ce
+point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne
+vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera
+infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
+rien, en elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la manière de la donner. Ce qui revient à
+dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice
+sans nom.</p>
+
+<p>Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui
+masquait ses émotions lorsqu'elles étaient, comme en
+ce moment, à leur paroxysme et qu'il méditait quelque
+coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans
+sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il
+fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude,
+qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna
+pas ce qu'elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit
+donc, sans ironie aucune:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence.
+Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec
+laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant,
+en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois
+à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les
+conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais
+pourquoi, vous veut la malemort.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche.
+J'espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui
+dire les deux mots que j'ai à lui dire. Mais vous, monsieur,
+savez-vous que vous êtes un dangereux reptile?
+Savez-vous que l'envie me démange furieusement de
+vous étrangler, pendant que je vous tiens?</p>
+
+<p>Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et
+d'une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes
+dans la figure.</p>
+
+<p>Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas
+un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux
+ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier,
+et sans rien perdre de son impassibilité, comme
+s'il n'eût pas été en cause:</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez
+rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme
+à m'exposer à votre fureur sans avoir pris mes précautions.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et
+il vit que le cercle des moines s'était resserré autour
+de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps
+de mettre sa menace à exécution. Une fois encore il serait
+écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la
+tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa
+main sur l'épaule de son ennemi:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci
+tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et
+puis, qui sait si...</p>
+
+<p>&mdash;Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de
+son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant
+que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les
+révérends pères.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée
+que vous méditez? C'est que je serai contraint
+de vous faire enchaîner.</p>
+
+<p>Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser
+la colère qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient
+n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur
+le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et
+muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.</p>
+
+<p>En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela;
+il comprit les conséquences irréparables que son geste
+pourrait avoir et qu'il était à la merci de son redoutable
+adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer.
+Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.</p>
+
+<p>Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de
+ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de
+mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement,
+comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Soit, vous avez raison.</p>
+
+<p>Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos,
+d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il
+s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit à l'instant même.</p>
+
+<p>A l'instant même aussi, les moines se reculèrent,
+agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris
+que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin
+comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres
+gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue
+pour cela leur prisonnier.</p>
+
+<p>La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une
+étroite cellule. Il n'y avait là aucun meuble et la petite
+pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait
+de s'ouvrir.</p>
+
+<p>Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le
+sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient
+de petites rigoles destinées à l'écoulement des
+eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien là-dedans?</p>
+
+<p>Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes.
+Sur les dalles, des petites flaques de même teinte
+et de même apparence. C'était froid et sinistre, sinistre
+surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? Un cachot?
+Une tombe? Quoi?...</p>
+
+<p>Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité.
+Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan
+virent:</p>
+
+<p>Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de
+s'ouvrir toute grande, un homme&mdash;une loque humaine
+était solidement attaché sur une sorte de chaise de
+bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides
+crampons de fer.</p>
+
+<p>Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds
+de la chaise; son buste était maintenu droit contre le
+dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue
+par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement;
+presque sous le menton, une épaisse traverse
+de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de
+l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnées
+pendaient mollement.</p>
+
+<p>A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé
+jusqu'à la ceinture, les larges manches retroussées laissant
+à nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes
+énormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il
+examinait attentivement sans paraître se soucier le
+moins du monde de la victime qui, les traits contractés
+par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des
+yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.</p>
+
+<p>Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement
+donnés, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs
+de cette scène fantastique, il se mit à l'oeuvre
+dès qu'il eut terminé l'inspection de ses instruments.</p>
+
+<p>Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince
+qu'il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient
+de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible,
+à faire croire qu'il allait briser ses cordes; en
+même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant,
+s'échappa de ses lèvres contractées.</p>
+
+<p>Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose
+de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que,
+du bout du doigt qu'il venait de lâcher, une petite pluie
+rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l'ensanglantait:
+le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, méthodiquement,
+avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau
+saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le
+supplicié se tordit comme un ver, une expression de
+souffrance atroce s'étendit sur sa face convulsée; le
+même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
+entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante,
+du même geste indifférent du bourreau jetant
+négligemment à terre l'ongle auquel adhéraient des lambeaux
+de chair.</p>
+
+<p>Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau
+s'arrêta. Il prit, dans une trousse posée à terre,
+différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se
+mit, non pas à panser les plaies affreuses qu'il venait de
+faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin,
+la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.</p>
+
+<p>Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques
+qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le
+moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur
+place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.</p>
+
+<p>Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume
+des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût,
+Pardaillan, se demandant s'il n'était pas en proie à quelque
+hideux cauchemar, remué d'une pitié immense, sentant
+son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
+impuissant, à cette scène atroce.</p>
+
+<p>Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du
+patient s'étaient changés en râles étouffés, et le bourreau,
+toujours effroyablement insensible et méthodique,
+se disposait à passer à la deuxième main.</p>
+
+<p>&mdash;Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré
+lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-être.</p>
+
+<p>Froidement, d'Espinosa formula:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci n'est rien!... Passons!</p>
+
+<p>Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en
+frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer.</p>
+
+<p>&mdash;Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix
+paisible, n'est rien, comparé à celui que vous avez osé
+commettre.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui
+signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé
+à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu'il venait de voir.
+Il se raidit pour combattre l'épouvante qui se glissait
+sournoisement en lui.</p>
+
+<p>Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette
+épouvante provenait surtout de l'ébranlement nerveux
+qu'il venait d'éprouver, et il se disait, non sans angoisse,
+que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur
+coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez
+lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de pouvoir
+surmonter.</p>
+
+<p>Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres,
+pendant lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses
+nerfs mis à une si rude épreuve.</p>
+
+<p>Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte:
+deuxième arrêt. Pardaillan frémit.</p>
+
+<p>Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même.
+Comme la première, elle démasqua une cellule en tous
+points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau
+et par un condamné. Celui-ci, comme le premier,
+était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement,
+celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse,
+nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui
+eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier,
+ce moine-bourreau commença son effroyable besogne,
+dès que la porte se fut ouverte.</p>
+
+<p>Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua
+une incision sur toute la largeur de la poitrine du
+patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif.
+Comme précédemment, des hurlements affreux se firent
+entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur
+et à mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient
+perdait de plus en plus ses forces.</p>
+
+<p>Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une
+sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui
+se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les
+chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères,
+les nerfs.</p>
+
+<p>Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son
+indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et retendait
+doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et,
+alors, les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau
+de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.</p>
+
+<p>Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine
+humaine, des filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient
+sur îles dalles qui rougissaient, allaient se perdre
+dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan,
+affolé, comprenait maintenant l'utilité.</p>
+
+<p>&mdash;Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et
+indifférent.</p>
+
+<p>Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec
+une insistance grosse de menaces sous-entendues:</p>
+
+<p>&mdash;Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui
+que vous avez commis.</p>
+
+<p>Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur
+avec son sinistre laconisme. Seulement, cette
+deuxième porte ne se referma pas comme la première,
+en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas qu'il
+allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision,
+continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes,
+alternant avec les hurlements de douleur, qui s'échappaient
+de cette porte restée ouverte et emplissaient la
+galerie de leurs lugubres sons.</p>
+
+<p>«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé
+de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles?
+Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»</p>
+
+<p>Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un
+coup de tonnerre.</p>
+
+<p>Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme
+si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire,
+tout à coup, il se rappela les paroles échangées
+entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec
+Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux
+de l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais
+tu ne me reconnaîtras pas.» Et il clama dans sa pensée:</p>
+
+<p>«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité
+de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta
+qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant,
+c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me
+frapper dans mon intelligence. La diabolique créature
+m'a pris au mot... Je croyais la connaître et je suis forcé
+de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposée capable
+d'une telle scélératesse!»</p>
+
+<p>Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait
+l'épouvantable spectacle que lui présentait d'Espinosa, il
+souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve
+déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son
+coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda
+à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence,
+il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et
+tout entendre.</p>
+
+<p>A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un
+malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis à blanc.
+Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à
+celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé
+sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide
+blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la
+cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de
+faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies,
+c'était un mélange d'huile bouillante, de plomb et d'étain
+fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
+supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui
+n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dément&mdash;peut-être
+devenu subitement fou&mdash;rugissait: «Encore!...
+Encore!...»</p>
+
+<p>Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché
+vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.</p>
+
+<p>Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan
+se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses
+impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer
+pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais, pour
+quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité étrange du regard,
+la teinte terreuse répandue sur ses joues, une
+imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop
+rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent été autant
+d'indices visibles de l'émotion qui l'étreignait et
+de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter.</p>
+
+<p>Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial:
+«Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du
+misérable qui râlait et hurlait tour à tour n'était rien,
+comparé au crime de Pardaillan.</p>
+
+<p>Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit
+à travers l'interminable galerie pleine maintenant des
+rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications,
+des menaces et des blasphèmes des malheureux
+que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à
+des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.</p>
+
+<p>Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui
+l'on brisa les membres à coups de masse de fer, puis
+celui à qui l'on creva les yeux, et celui à qui l'on arracha
+la langue, en passant par le supplice du chevalet,
+celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les
+mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on
+faisait sécher en les exposant à la flamme d'un réchaud.</p>
+
+<p>La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine
+poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine
+de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant
+de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le
+mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.</p>
+
+<p>Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir
+de supplices infâmes, de raffinements de torture
+inouïs, passa là, sous ses yeux, et, de toutes ces portes
+demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements qui
+eussent attendri un tigre.</p>
+
+<p>Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable:
+«Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime
+du malheureux qui agonisait et qui n'était toujours rien,
+comparé au crime de Pardaillan.</p>
+
+<p>Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan
+se crut délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait
+depuis une heure. Malgré ses effort, malgré son stoïcisme,
+il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu'il
+ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
+le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante
+série de supplices sans nom qu'on faisait défiler sous
+ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce
+qu'il voyait là d'horrible et d'affreux n'était rien, comparé
+à ce qui l'attendait, lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>LE REPAS DE TANTALE</h3>
+
+<p>A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier
+de quelques marches, et, sur la droite, un mur, très
+haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait à un
+jardinet. Le mur séparait ce jardinet du grand jardin.</p>
+
+<p>En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante
+de l'éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins
+poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu privé d'air et de
+lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible
+à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:</p>
+
+<p>«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat,
+mais, mordieu! il était temps que l'infernal supplice
+qu'il vient de m'infliger prît fin.»</p>
+
+<p>Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision
+d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient
+l'air qu'il respirait avec délices. Alors, il tressaillit
+et murmura:</p>
+
+<p>«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»</p>
+
+<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition
+spéciale du jardinet. Voici:</p>
+
+<p>De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un
+corps de bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement,
+et en mauvais état, ce jardinet pouvait avoir, en
+largeur, de dix à douze mètres environ.</p>
+
+<p>Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui
+prolongeait la galerie et le séparait du grand jardin,
+jusqu'à un autre corps de bâtiment composé aussi d'un
+seul rez-de-chaussée, il mesurait environ une trentaine
+de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé
+entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus
+important où se trouvait la galerie) et une haute muraille.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce
+qui l'étonnait, c'est que ce jardinet était coupé, au milieu
+et dans toute sa longueur, par un parapet surmonté
+d'une haute grille dont les barreaux étaient très forts et
+très rapprochés.</p>
+
+<p>En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés,
+partaient du toit d'un de ces corps de bâtiment,
+et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De
+sorte que cela constituait une cage monstrueuse.</p>
+
+<p>Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient
+jusqu'au faîte de cette étrange cage, y formaient un
+dôme de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait.</p>
+
+<p>Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par
+son escorte de moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche,
+se dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait
+la largeur du jardinet.</p>
+
+<p>Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le
+bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de
+l'allée, il perçut comme une galopade furieuse de l'autre
+côté du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis
+une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
+froissées, des faces humaines hâves, décharnées,
+des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là
+entre les barreaux, et une plainte déchirante, monotone,
+s'éleva soudain:</p>
+
+<p>«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»</p>
+
+<p>Et, presque aussitôt, une voix rude cria:</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la
+niche!</p>
+
+<p>Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou
+d'une lanière cinglant un corps, suivi à son tour d'un
+hurlement de douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la
+même voix rude accompagnant chaque coup de fouet de
+ce cri, toujours le même:</p>
+
+<p>«A la niche! A la niche!»</p>
+
+<p>Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide
+comme un éclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoissé
+sur la cage fantastique, il songea:</p>
+
+<p>«Quelle abominable surprise me réserve encore ce
+maître-bourreau?</p>
+
+<p>D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un
+moine se détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui
+maintenaient extérieurement un fort volet de bois. Le
+volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie
+d'épais barreaux croisés.</p>
+
+<p>Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le
+sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables,
+à moitié nu, un homme était accroupi.</p>
+
+<p>Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition
+à l'obscurité profonde dans laquelle il était plongé, il
+demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis
+il se dressa brusquement, déchira l'air d'un hurlement
+lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper
+ceux qui le regardaient du dehors.</p>
+
+<p>Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre
+les barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors,
+du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le
+forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et
+se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se soustraire
+à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.</p>
+
+<p>Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses,
+puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant
+au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement
+et à torrents, sur lui.</p>
+
+<p>Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une
+porte s'ouvrit; un moine, armé d'une discipline, entra
+et attendit patiemment que l'homme, à moitié suffoqué,
+reprît ses sens.</p>
+
+<p>Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le
+moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait,
+car, avant même que le moine eût fait un geste, il
+se redressa d'un bond, et se mit à tourner autour de la
+fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans hâte,
+en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans
+la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, à
+chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait
+tomber à toute volée sur les épaules de l'homme qui
+bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à
+entrer en lutte avec le terrible moine.</p>
+
+<p>On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant,
+menaçant, mais n'ayant pas le courage de se
+jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau.</p>
+
+<p>Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets
+d'eau reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement,
+le moine continua de la fustiger jusqu'à ce qu'il
+vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha sa discipline
+à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de
+l'homme, il sortit posément, comme il était entré.</p>
+
+<p>Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet,
+s'occupait à le refermer, d'Espinosa expliquait avec une
+froide indifférence:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous
+ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons,
+de son vivant, était duc et grand d'Espagne. Le
+crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial.
+L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme
+vous. On lui a fait boire d'une certaine potion préparée
+par un révérend père de ce couvent. Ce breuvage
+agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain
+temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une
+dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors,
+nous soumettons le condamné à un régime spécial.</p>
+
+<p>&mdash;Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je
+n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun
+d'occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le
+condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là
+complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire,
+ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux.
+Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de
+voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le
+traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irrémédiablement
+fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien,
+dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons,
+sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre
+en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez.</p>
+
+<p>Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement
+calme, qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait
+Pardaillan, secoué d'indignation, Pardaillan qui se raidissait
+pour montrer un visage froid et intrépide, vers la
+cage de fer.</p>
+
+<p>Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan
+put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux
+à peine couverts de loques ignobles, maigres comme
+des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures
+embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre,
+en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme
+des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient.
+Presque tous s'isolaient.</p>
+
+<p>Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se
+ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le
+duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres
+lèvres crispées, tombaient ces mots terribles que
+Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des
+moines prit dans un coin un panier préparé d'avance, et
+en vida le contenu à travers les barreaux.</p>
+
+<p>Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur,
+vit que ce que l'exécrable moine venait de vider ainsi
+était tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus
+horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait
+lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur
+ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant
+et que chacun, dès qu'il avait pu happer un morceau de
+n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on
+ne vînt la lui arracher.</p>
+
+<p>«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût
+voulu s'enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet
+écoeurant spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes,
+beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils étaient de la
+plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage
+inventé par un de nos pères et le régime auquel on les
+a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier?</p>
+
+<p>Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance
+qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lança,
+sur un ton détaché qui émerveilla le grand inquisiteur:</p>
+
+<p>&mdash;Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas
+curieux, à quoi riment ces écoeurantes exhibitions?</p>
+
+<p>Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer
+les lèvres d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien
+pénétré de cette pensée qu'irrémissiblement condamné,
+tout ce que vous venez de voir n'est rien auprès de ce
+qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais
+fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je
+devais à votre caractère intrépide, que j'admire plus que
+quiconque, croyez-le bien.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti.
+Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot...
+ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les
+spectacles du genre de ceux que vous venez de me
+montrer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers les moines:</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de
+Pardaillan à sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends
+qu'il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.</p>
+
+<p>Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de
+grande sollicitude:</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez.
+Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin,
+où vous n'avez rien pris. La diète est mauvaise dans
+votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre
+goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien
+ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer
+de l'étonnement que lui causait cette affectueuse
+insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac
+fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien
+obligé de lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac
+se montrera mieux disposé que ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant
+au milieu de son escorte de moines-geôliers.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans
+sa chambre, Pardaillan se mit à marcher de long en
+large avec agitation.</p>
+
+<p>«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je
+pu résister à la tentation de l'étrangler de mes mains?</p>
+
+<p>Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand
+inquisiteur, s'il l'avait vu:</p>
+
+<p>«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais
+pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné
+de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui
+sait si une occasion ne se présentera pas? Alors...</p>
+
+<p>Et son sourire se fit plus aigu.</p>
+
+<p>Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à
+réfléchir profondément, repassant dans son esprit les
+scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs
+plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les
+coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
+plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer
+la vérité de ses observations et de ses déductions.</p>
+
+<p>Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux
+luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les
+provisions sur la table, alignèrent respectueusement les
+flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer,
+comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en contemplation
+devant la table, semblant attendre que le chevalier
+fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se
+décidait pas, un des deux moines demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?</p>
+
+<p>Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux
+gardiens, Pardaillan répondit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai
+pas faim.</p>
+
+<p>Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que
+Pardaillan surprit au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre
+chose? insista le moine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? fit le moine avec empressement.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Les deux moines échangèrent encore le même coup
+d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent
+une dernière fois les mets appétissants dont
+la table était chargée, et sortirent enfin en étouffant un
+gros soupir.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup
+d'oeil que le judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha
+alors de la table et contempla les plats, nombreux et
+variés, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au
+hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.</p>
+
+<p>«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats
+à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle
+de faim et de soif!...</p>
+
+<p>Il prit un flacon.</p>
+
+<p>«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que
+cela prouve!»</p>
+
+<p>Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les
+mets.</p>
+
+<p>«Rien! je ne sens rien!»</p>
+
+<p>Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.</p>
+
+<p>«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours,
+a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable!
+je puis bien patienter.</p>
+
+<p>Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation
+et s'en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste
+de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace
+et grommela:</p>
+
+<p>&mdash;C'est maigre!</p>
+
+<p>Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à
+sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste.</p>
+
+<p>&mdash;Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant
+la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur
+que la foudre écrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs
+hier soir, ne sont pas mortels maintenant?</p>
+
+<p>Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le
+coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le
+dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour
+se donner la force de résister, il murmura:</p>
+
+<p>«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter.
+Que diable! deux jours sont bientôt passés!</p>
+
+<p>Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se
+soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce
+que lui avait dit d'Espinosa.</p>
+
+<p>Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement:
+«On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit
+sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence
+s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie.»</p>
+
+<p>Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui
+revenait obstinément à la mémoire: au premier repas
+qu'il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où
+il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi
+plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la
+table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il
+avait un faible, et l'avait mise de côté, la réservant pour
+la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu'il voulut
+attaquer la bonne bouteille, il s'était senti pris d'un
+subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son effet.</p>
+
+<p>Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas
+plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre
+qu'il venait de remplir, il le porta à ses narines et le
+flaira longuement.</p>
+
+<p>Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa
+son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes
+du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le
+déguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il
+était. Le résultat de cette dégustation avait été qu'il
+avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage.
+Son repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.</p>
+
+<p>Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue.
+Il s'était levé et était allé vider le verre et tout le contenu
+de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect,
+dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale
+rougie de son sang, qu'il y avait laissée après s'être convenablement
+débarbouillé. Puis, il était revenu s'asseoir
+à table, reposant la bouteille et le verre à leur place.
+Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un
+sommeil irrésistible, il s'était endormi aussitôt.</p>
+
+<p>Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi
+ce détail qu'il avait presque oublié lui revenait-il
+maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il
+cet incident des paroles prononcées par d'Espinosa?
+Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
+parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout
+à coup revenu à la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà
+la «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il
+de nouveau à la mémoire?</p>
+
+<p>Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille
+de vin de Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale,
+des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision
+de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions
+dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit
+dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait
+aux lèvres un sourire narquois, et, de temps en temps,
+il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait
+fréquemment celui-ci: FOLIE.</p>
+
+<p>Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait
+pas touché au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent
+un souper plus soigné encore que les précédents repas.
+Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.</p>
+
+<p>Les moines durent se retirer sans être parvenus à le
+décider et, dès qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au
+lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante.
+Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonté
+peu commune, car la faim se faisait cruellement
+sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu détacher
+complètement son esprit de cette pensée.</p>
+
+<p>Mais les moines revenaient obstinément avec leur table
+chargée de mets appétissants. Et, sous prétexte que,
+peut-être plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas,
+ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait
+de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait,
+à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant
+par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac
+qui se mettait aussitôt à hurler famine.</p>
+
+<p>Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec
+aggravation de repas augmentés. En effet, les moines,
+impitoyables, lui servirent un petit et un grand déjeuner,
+un dîner, une collation et un souper.</p>
+
+<p>Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à
+l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus
+en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate,
+de plus en plus chargée des crus les plus rares et
+les plus renommés.</p>
+
+<p>Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête
+en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait
+pour se donner du courage:</p>
+
+<p>«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera
+comme les deux autres! Et après?... Bah! nous verrons
+bien. Arrive qu'arrive.</p>
+
+<p>Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne
+trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la
+faiblesse qu'il éprouvait et qui le privait d'une partie de
+ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le
+Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer
+de là, et il passait la plus grande partie de son temps à
+guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la
+fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un
+nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas,
+ne donna pas signe de vie.</p>
+
+<p>Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement
+affectés de son obstination à refuser toute
+nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces
+deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu'il
+eût pu les croire muets.</p>
+
+<p>A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent
+aussi bavards qu'ils avaient été muets jusque-là.
+Et, comme leur grande préoccupation était de voir que
+le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre,
+les dignes révérends n'ouvraient la bouche que pour
+parler mangeaille et beuverie.</p>
+
+<p>L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il
+donnait la recette, l'autre prônait tel entremets sucré,
+délicieux, disait-il, à s'en lécher les doigts; l'un sommait
+le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, l'autre
+l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par
+tous les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer
+bénévolement à un empoisonnement certain.</p>
+
+<p>Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement
+mourir de faim, avaient quelque chose de hideux
+et grotesque à la fois.</p>
+
+<p>Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés
+bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils
+eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les
+deux moines jouaient une abominable comédie, pour
+l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait
+le poison destiné à le foudroyer.</p>
+
+<p>Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les
+moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et
+se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces
+conditions, il n'y avait qu'à se résigner.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne
+jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères.
+C'était deux pauvres diables de moines, d'esprit plutôt
+borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils
+étaient chargés qu'à leur force herculéenne.</p>
+
+<p>On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur
+avait ordonné d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui
+ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obéir à ses ordres.</p>
+
+<p>On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs
+efforts pour l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils
+s'acquittaient très consciencieusement de leur tâche et
+n'en cherchaient pas plus long.</p>
+
+<p>Comme on les savait quelque peu gourmands et ne
+détestant nullement de vider une bonne bouteille, on
+leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus
+exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur prisonnier,
+fût-ce une simple goutte d'eau.</p>
+
+<p>Enfin&mdash;et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien
+au hasard et savait habilement utiliser les passions de
+ceux qu'il employait&mdash;on leur avait dit que, s'ils amenaient
+leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables
+plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce
+qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique
+table leur reviendraient intégralement et qu'ils
+pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser
+à en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine
+et entière.</p>
+
+<p>Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant,
+à différentes reprises, et pour avoir le coeur net
+il avait placé devant les moines un des plats pris au
+hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre
+d'un vin généreux et:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux
+de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goûtez
+une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que
+j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de
+ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la
+bouteille ensuite.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré
+un des moines.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demandait Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit
+d'accepter rien de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;La discipline et autres châtiments corporels, et
+l'<i>in pace</i>, et la diète forcée et...</p>
+
+<p>&mdash;N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.</p>
+
+<p>Et, en lui-même, il ajoutait:</p>
+
+<p>«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants
+savent que ces mets sont empoisonnés.»</p>
+
+<p>Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias
+(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des
+deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que
+jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu'ils enrageaient de
+voir tant de si succulentes choses; furieux,
+parce qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur
+prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire
+pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner les deux moines
+se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude.
+Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre,
+frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne
+acolyte Zacarias, annonça d'une superbe voix de basse:</p>
+
+<p>&mdash;Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire,
+nous aurons l'honneur de lui servir le dîner.</p>
+
+<p>Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait
+cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel
+piège dissimulait-elle?</p>
+
+<p>A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens,
+à leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux
+qu'ils échangeaient, il crut comprendre qu'il se
+tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit
+donc sèchement:</p>
+
+<p>«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes
+que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas
+l'honneur de me servir le dîner, attendu que je suis
+résolu à ne point bouger d'ici.</p>
+
+<p>Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna
+le dos.</p>
+
+<p>Les deux moines se regardèrent consternés.</p>
+
+<p>Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient
+des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant,
+fit une tentative désespérée, et, sur un ton qui n'admettait
+pas de réplique:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut venir cependant, trancha-t-il.</p>
+
+<p>Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se
+redressa aussitôt, et, avec un sourire narquois, il goguenarda:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut?... Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons forcés de vous porter.</p>
+
+<p>Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait
+rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien
+qu'il était encore de force à mettre facilement à la raison
+les deux insolents frocards. Il allait donc projeter
+ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite
+arrêta le geste ébauché.</p>
+
+<p>«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai
+pas l'occasion cherchée de fausser compagnie à
+tous ces moines, que l'enfer engloutisse!»</p>
+
+<p>Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper
+comme il en avait eu l'intention il répondit paisiblement,
+avec son plus gracieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous
+éviter la peine de me porter.</p>
+
+<p>Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement
+frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste,
+mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez
+pas de faire connaissance avec le réfectoire
+où nous vous conduisons!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien,
+c'est l'ordre, comme dit si élégamment votre digne frère.
+Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les
+autres, vous ne réussirez à me faire absorber la moindre
+nourriture.</p>
+
+<p>Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent
+un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons
+bien si vous aurez l'affreux courage de vous dérober
+devant les délices de la table qui vous attend.</p>
+
+<p>Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines
+robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent
+jusqu'à la porte du réfectoire, située dans le même
+couloir.</p>
+
+<p>L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses
+deux gardiens ordinaires. Derrière lui il entendit grincer
+les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur
+qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres
+détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle
+réjouissant qui s'offrait à ses yeux.</p>
+
+<p>La salle elle-même était carrée, haute de plafond,
+vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries
+qui la recouvraient entièrement, des essences les
+plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque
+et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient
+deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons.
+Mais, si le décor de chacune de ces tapisseries
+variait, suivant la saison qu'il représentait, dans une
+intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était
+le même partout.</p>
+
+<p>C'était une profusion de fruits, de victuailles variées,
+de flacons, que des personnages, hommes et femmes,
+engloutissaient gloutonnement.</p>
+
+<p>Une cheminée monumentale occupait à elle seule les
+deux tiers d'un côté. L'intérieur de cette cheminée était
+garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums
+très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque
+de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec
+un murmure caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de
+parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement
+clos; dix fauteuils de dimensions colossales
+s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
+vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux
+quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de
+cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et
+dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la
+salle ce parfum spécial qu'on y respirait.</p>
+
+<p>Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.</p>
+
+<p>Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en
+vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait
+avoir été conçu en vue de l'inciter à faire comme les
+personnages des tableaux et tapisseries, c'est-à-dire à
+bâfrer sans retenue.</p>
+
+<p>Au centre de la salle, une table était dressée, autour
+de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir à l'aise.
+Une nappe d'une blancheur éblouissante et d'une finesse
+arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses,
+des surtouts d'argent massif, des cristaux enchâssés
+de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
+flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs.
+Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement
+les innombrables plats, les fruits savoureux, les
+entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et
+l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
+dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des
+bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.</p>
+
+<p>Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui
+eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus
+solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et, devant
+cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses
+bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention duquel on
+avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.</p>
+
+<p>Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias
+et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur énorme
+bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges
+narines qui reniflaient non les parfums répandus dans
+la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse
+modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout
+cela était leur oeuvre à eux, tout implorait un compliment
+que Pardaillan ne leur refusa pas.</p>
+
+<p>&mdash;Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous,
+mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses
+choses qui figurent sur cette table!</p>
+
+<p>Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.</p>
+
+<p>Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan
+ajouta aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup
+de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien
+des merveilles entassées là.</p>
+
+<p>La consternation des moines confina au désespoir.
+Pour un peu, ils l'eussent battu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista.
+Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous
+tend les bras.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque je vous dis que je ne veux rien
+prendre... Rien, entendez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.</p>
+
+<p>Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois.
+Vous ne variez pas souvent vos formules.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le
+pour l'amour de nous... Nous sommes déshonorés si vous
+résistez à tous nos efforts.</p>
+
+<p>Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère?
+Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux
+observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens
+ne lui laisseraient aucun répit, tant qu'il ne se serait
+pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions
+dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il
+condescendit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien
+m'asseoir là... Mais vous serez bien fins si vous réussissez
+à me faire ingurgiter la moindre des choses.</p>
+
+<p>Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort
+à réfléchir aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes
+ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner,
+allons, faites en conscience votre métier de bourreau.</p>
+
+<p>Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils
+ne comprenaient pas.</p>
+
+<p>Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un
+orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée,
+se mit à jouer des airs tour à tour tendres et
+languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments
+à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus
+des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient
+voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs
+de rêves mélancoliques ou joyeux.</p>
+
+<p>Cette mise en scène savante, cette musique lointaine,
+ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de
+cette table, le fumet des plats, l'arôme capiteux des vins
+tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes
+de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d'oeuvre
+d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait
+pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide.
+Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan
+était pâle de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maîtriser.</p>
+
+<p>Avait-il donc réellement peur du poison dont il était
+menacé?</p>
+
+<p>Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé
+à mots couverts des supplices les plus horribles, il est
+facile de comprendre qu'entre une torture savamment
+dosée pour la faire durer des heures et des jours, peut-être,
+et un poison foudroyant, le choix était tout fait.
+N'importe qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris
+le poison.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui
+l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on
+eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par
+lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient
+ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan
+ne pouvait plus guère tenir à la vie.</p>
+
+<p>Alors?</p>
+
+<p>Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan
+se disait qu'ayant accepté du roi Henri une
+mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir,
+lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.</p>
+
+<p>On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement,
+pour mettre en pratique une logique de ce genre, il
+fallait être doué d'une énergie peu commune, d'une dose
+de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il était
+peut-être seul capable d'avoir.</p>
+
+<p>Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé,
+calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa
+cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de
+ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
+une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était
+tracée.</p>
+
+<p>Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons
+faire connaître, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement
+en prenant la nourriture qu'on lui présenterait,
+le quatrième jour à partir de la réception du
+billet du Chico.</p>
+
+<p>Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur
+le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant
+sur lui que sur n'importe qui.</p>
+
+<p>Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains.
+Pour le moment, cette carte n'était pas à dédaigner
+plus qu'une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait
+être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait
+du jeu qu'abattrait son adversaire.</p>
+
+<p>Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement
+parce qu'il se disait que les forces humaines ont une
+limite, et que, s'il voulait être en état de profiter des
+événements favorables qui pouvaient toujours se produire,
+il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces
+affaiblies par un long jeûne..</p>
+
+<p>Évidemment, la menace du poison restait toujours
+suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant
+bien en finir d'une manière ou d'une autre. C'était un risque
+à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout.</p>
+
+<p>Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination,
+d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour
+chercher autre chose.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir
+devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent
+que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire
+ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées
+sur cette table.</p>
+
+<p>Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun
+un flacon et versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune
+que les années de bouteille avaient pâli à tel point que,
+du rouge initial, il était passé au rose effacé; l'autre,
+d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait
+à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération
+avec toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue,
+tels deux chiens altérés. Quand les deux verres furent
+pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les soulevèrent
+béatement, dévotieusement, comme ils eussent
+soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.</p>
+
+<p>&mdash;C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en
+clignant des yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.</p>
+
+<p>&mdash;Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan,
+croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable
+comédie.</p>
+
+<p>&mdash;Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce
+n'est point une comédie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias.
+Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous
+ai prévenus: je ne toucherai à rien de ce que vous
+m'offrirez.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui,
+tout borné qu'il fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez
+vous-même.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur
+la table, et, d'un geste large, il désignait les flacons
+rangés en bon ordre.</p>
+
+<p>Les deux moines faillirent se trouver mal.</p>
+
+<p>De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan
+sortit vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il
+eut réintégré sa cellule, il tomba sans forces dans son
+fauteuil. Une journée de fatigues physiques les plus
+dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme
+qu'il venait de faire.</p>
+
+<p>Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours
+qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans
+un état de faiblesse compréhensible, mais qui ne laissait
+pas que de l'inquiéter.</p>
+
+<p>La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait
+sa gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées,
+le faisait cruellement souffrir.</p>
+
+<p>Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient
+exaspérants, et, ce qui était plus grave, des
+éblouissements fréquents, qui le laissaient dans un état
+de prostration qui ressemblait singulièrement à l'évanouissement.
+Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en
+songeant aux deux moines:</p>
+
+<p>«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on
+jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce
+du plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim
+qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim
+et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!</p>
+
+<p>Arrive qu'arrive, demain je mangerai.</p>
+
+<p>Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les
+moines ne parurent pas.</p>
+
+<p>«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu?
+M. d'Espinosa aurait-il changé d'idée et, renonçant
+au poison, voudrait-il me prendre par la faim?</p>
+
+<p>Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant
+un repas frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire
+après le long jeûne qu'il venait d'endurer.</p>
+
+<p>L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les
+moines ne parurent toujours pas.</p>
+
+<p>Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour
+de bon.</p>
+
+<p>«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il
+en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir
+quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il deviné
+qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter son poison?...
+Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
+Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»</p>
+
+<p>Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper
+au judas, il s'arrêta, indécis.</p>
+
+<p>«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas
+leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience...
+quoique, à tout prendre... Patientons encore.»</p>
+
+<p>L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner
+vint à son tour. Les moines demeurèrent invisibles.
+Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les
+moines.</p>
+
+<p>«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir
+à quoi m'en tenir!»</p>
+
+<p>Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On
+ouvrit aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix
+doucereuse qui n'était pas celle de ses gardiens ordinaires.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins
+que vous n'ayez résolu de me laisser crever de faim,
+auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de
+surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N'avez-vous
+pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est
+pourquoi je vous demande de me dire si vous avez
+résolu de me laisser périr de faim!</p>
+
+<p>&mdash;Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous?
+Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir
+votre table, je présume.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se
+demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus
+petit morceau de pain, pas une goutte d'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!</p>
+
+<p>La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier
+la physionomie pour se rendre compte si on ne
+jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. A
+travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité
+d'un couloir éclairé par quelques veilleuses,
+l'oeil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère
+que des contours indécis.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les
+aie pas vus aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir
+du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on
+pensait qu'ils auraient eu la précaution de vous fournir
+les provisions nécessaires à la journée avant de s'absenter.
+Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence
+ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas être
+à leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir
+attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prévenu des
+le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis
+que, à présent...</p>
+
+<p>&mdash;A présent? fit Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;A présent, tout dort au couvent, le père pitancier
+comme les autres. Impossible de vous donner la moindre
+des choses. Quel malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer,
+un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai
+pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter
+mes lèvres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai
+jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait
+pas décidé de me laisser mourir de faim.</p>
+
+<p>Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours
+pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l'avoir
+assommé de prévenances, après l'avoir accablé d'une
+profusion de mets délicats, alors qu'il était résolu à ne
+rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
+indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand
+déjeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines
+lugubres, annoncèrent que «les viandes de monsieur le
+chevalier étaient servies».</p>
+
+<p>Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur
+fit répéter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain
+que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort
+serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance.
+Souriant de la mine piteuse des deux moines qui,
+pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:</p>
+
+<p>&mdash;Comment se fait-il que, devant vous absenter toute
+la journée, vous n'ayez pas eu la précaution de me munir
+des aliments nécessaires?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous
+offrons, s'écria naïvement Bautista.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé
+à manger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible!...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je vous le dis.</p>
+
+<p>&mdash;Et aujourd'hui? haleta Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de
+soif!...</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir
+vous nous faites!... Venez vite, monsieur.</p>
+
+<p>Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se
+laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant
+la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille,
+le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un clignement
+d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés
+de victuailles:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous défie bien de la mettre à sec!</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de
+quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.</p>
+
+<p>Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et,
+comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre,
+mystérieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient
+à le servir, pleins de prévenances et d'attentions,
+les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser
+qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.</p>
+
+<p>Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à
+le voir si calme, si admirablement maître de lui, on
+n'eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui
+se passait dans son esprit.</p>
+
+<p>En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en
+eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?</p>
+
+<p>Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se
+disait:</p>
+
+<p>«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être
+pour celui-ci.»</p>
+
+<p>Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection
+chaque bouchée, chaque gorgée, analysant,
+pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans
+la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait
+impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus,
+et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été
+sûr de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme
+quatre et but comme six, non par gourmandise, comme
+il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce
+qu'il estimait que c'était nécessaire.</p>
+
+<p>Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il
+goûtât à l'un quelconque de ces plats, à seule fin que le
+reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis.</p>
+
+<p>Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il
+le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet,
+s'acheva enfin, et il regagna sa chambre où il se jeta
+dans son fauteuil.</p>
+
+<p>«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore.
+Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui,
+mais on peut avoir changé d'idée... on peut avoir mis
+un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»</p>
+
+<p>Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son
+fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas.
+Suivant son expression, il attendait et, en même temps,
+il réfléchissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit
+à se promener lentement, un sourire au lèvres.</p>
+
+<p>«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait
+pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbés.
+D'Espinosa aurait-il changé d'idée, comme je le
+prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comédie admirablement
+machinée, et dont j'ai été sottement dupe?...
+Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la
+collation est passée et je n'ai pas encore aperçu mes
+dignes gardiens.»</p>
+
+<p>En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure
+du dîner, ni à l'heure du souper non plus. Pardaillan
+avait trop copieusement déjeuné, à une heure trop
+tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée qu'il
+avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas
+et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut
+le frère Zacarias qui lui répondit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et
+raisin, l'heure du dîner est passée, celle du souper
+aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?...</p>
+
+<p>&mdash;Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine
+d'une voix pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais,
+dites-moi, pourquoi cet «hélas!»... Vous vous intéressez
+donc à moi?...</p>
+
+<p>Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle
+n'eût été de l'inconscience, le moine répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez
+commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle
+nos supérieurs ont décidé de vous priver de nourriture
+pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et
+moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas,
+que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se
+trouve que la punition dont vous êtes frappé nous
+atteint autant, si ce n'est plus, que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion.
+En sorte que vous vous êtes régalé des reliefs
+de mon succulent déjeuner?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!... Et il était même si succulent que
+notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est
+que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues,
+pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît
+pas juste!</p>
+
+<p>&mdash;Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que
+vous fussiez traité magnifiquement et que vous fissiez
+honneur aux repas confectionnés à votre intention. Pour
+nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions tenus
+pour responsables, on nous privait de ces merveilles
+culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous
+aviez consenti à en goûter tant soit peu.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous
+m'aviez averti, je me fusse laissé faire, pour vous être
+agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement
+interdit de vous prévenir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui,
+ayant tiré du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans
+façon.</p>
+
+<p>Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un
+rire silencieux et murmura:</p>
+
+<p>«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme
+un sot!... La leçon ne sera pas perdue.»</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>LE PLANCHER MOUVANT</h3>
+
+<p>Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait
+adopté une embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le
+fauteuil, et, là, abrité par le renfoncement de la fenêtre,
+caché par le large et haut dossier du fauteuil, il était
+à peu près certain d'échapper à la surveillance occulte
+qu'il sentait peser sur lui.</p>
+
+<p>Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues
+heures, immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant
+profondément. Et, sans doute croyait-il avoir percé le
+but mystérieux poursuivi par le grand inquisiteur, car,
+parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
+prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il
+savait qu'il était condamné à jeûner durant quelque
+temps, puisque le frère Zacarias l'avait prévenu la veille;
+donc, il pensait que ses gardiens ne pénétreraient pas
+dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se
+passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture.
+Vers une heure de l'après-midi, il se leva languissant, et
+s'en fut au coffre à habits, d'où il tira un petit paquet
+qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement
+dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas
+depuis quelque temps, et, péniblement, car il se sentait
+très faible, il regagna son fauteuil où il disparut.</p>
+
+<p>Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il
+remuait les mâchoires comme quelqu'un qui mastique
+un aliment. Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper
+la faim.</p>
+
+<p>Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans
+lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il
+était devenu d'une faiblesse extrême, il paraissait avoir
+une grande peine à se tenir debout, et il lui fallait de
+longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le fauteuil
+dans son coin favori.</p>
+
+<p>Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y
+avait exactement treize jours qu'il était enfermé dans
+ce couvent-prison, et il n'était plus reconnaissable. Hâve,
+les traits tirés, une barbe naissante envahissant ses
+joues et son menton, les yeux brillants d'un éclat
+fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait
+la plus grande partie de son temps dans le fauteuil
+où il restait prostré de longues heures.</p>
+
+<p>Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent
+une boule de pain noir et un alcarazas rempli
+d'eau en lui recommandant de ménager ces maigres
+provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres
+que dans deux jours.</p>
+
+<p>C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait.
+Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris,
+car, deux heures plus tard, le pain était diminué de
+moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les mêmes proportions.
+Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près,
+car, peu de temps après, les moines reparurent et le
+prièrent de les suivre.</p>
+
+<p>Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu
+un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultés.
+Mais, ce qui étonna les deux gardiens, c'est qu'il ne
+paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils disaient.</p>
+
+<p>Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par
+l'autre, et ils l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser
+quelques couloirs et descendre deux étages. Une
+porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement
+au geste et pénétra dans le nouveau local qui
+lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui
+restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la précaution
+d'emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista
+s'en fut tout droit chez le supérieur du couvent.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit laconiquement ce personnage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, répondit non moins laconiquement le
+frère Bautista.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas fait de difficultés?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais
+si c'est l'effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas
+avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant
+cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!</p>
+
+<p>&mdash;Est-il réellement si bas? Faites attention, mon
+frère, que ceci est d'une importance capitale.</p>
+
+<p>&mdash;Révérendissime père, je crois sincèrement que, si
+on le soumet encore quelques jours à un régime aussi
+dur, il perdra la raison... à moins qu'il ne tombe
+d'inanition.</p>
+
+<p>&mdash;Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il
+puisse s'en douter. Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé
+le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous
+avions recommandé de placer bien en évidence le jour
+de son entrée au couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin
+au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous
+nous en sommes assurés.</p>
+
+<p>Le prieur eut un sourire sinistre:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point.
+N'importe, pour plus de sûreté, j'enverrai le médecin.
+Allez, mon frère!</p>
+
+<p>La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan
+pouvait avoir environ dix pieds de long et autant
+en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n'y avait
+aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de
+paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de
+forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à
+une des cloisons de son cachot.</p>
+
+<p>Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures
+ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait
+avoir perdu conscience de l'état misérable dans lequel
+il se trouvait.</p>
+
+<p>Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez
+long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit
+la miche de pain et vida presque entièrement la provision d'eau.</p>
+
+<p>A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur.
+Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et
+paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous
+l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
+en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.</p>
+
+<p>Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus,
+un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point
+que, si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en
+temps, n'avait pas été sous sa main, il n'aurait pu la
+retrouver.</p>
+
+<p>Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que
+paraissait être le plafond s'ouvrit soudain, un flot de
+lumière inonda le cachot et vint l'aveugler de son éclat
+insoutenable.</p>
+
+<p>C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement,
+au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants
+lui brûlaient les yeux. Et, en même temps, par un
+phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
+fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que
+s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial.
+Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait
+dans son coin.</p>
+
+<p>Avec le froid intense succédant à la chaleur torride,
+un autre phénomène se produisit: des émanations délétères
+envahirent son cachot, une puanteur insupportable
+vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui
+lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle
+atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait
+à ouvrir les paupières.</p>
+
+<p>Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la
+congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s'était emparé
+de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses
+lèvres glacées, et, parfois, un gémissement plaintif alternait
+avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, douloureuses,
+mortelles, sans qu'il en eût conscience.</p>
+
+<p>Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut
+encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins,
+était très supportable. En même temps, un déplacement
+d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur,
+balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
+et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées
+de chaleur attiédirent l'atmosphère, pendant que des
+bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce
+qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.</p>
+
+<p>Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé
+tour à tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et
+la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé
+par les éclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable.
+Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet
+heureux changement. Le délire fit place à une sorte
+d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les
+râles cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à
+peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva
+non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur
+à ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon
+de conscience.</p>
+
+<p>C'était peu. C'était cependant une amélioration notable,
+comparée à l'état où il se trouvait avant.</p>
+
+<p>Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur
+son manteau que nous aurions dû dire.</p>
+
+<p>En effet, malgré la chaleur&mdash;on était au gros de
+l'été&mdash;par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie,
+tout à coup, il s'était enveloppé dans son manteau
+et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie remontait
+au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait
+dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son
+intention.</p>
+
+<p>Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et,
+depuis, il ne l'avait plus quitté, ni jour ni nuit.</p>
+
+<p>Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort
+bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d'importance,
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau.
+Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans
+doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et,
+comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus et
+s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui
+n'était plus ce regard si vif d'autrefois, mais où ne
+luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant
+d'avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche
+pleine d'eau.</p>
+
+<p>Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour,
+deux jours peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions
+sans qu'il s'en fût aperçu. Il prit le pain sec et
+dur et le dévora presque en entier. De même, il vida
+aux trois quarts la cruche.</p>
+
+<p>Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les
+forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son
+état mental. Il eut plus nettement conscience de sa
+situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il
+put et se remit à regarder attentivement autour de lui,
+avec ce regard étonné d'un homme qui ne reconnaît pas
+les lieux où il se trouve.</p>
+
+<p>A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit
+sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda.
+Une lame large comme une main, longue de près de
+deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
+une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux,
+venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur
+du sein. Le tranchant, placé horizontalement et
+tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; quelques
+lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame
+le perçait de part en part.</p>
+
+<p>Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y
+avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse
+apparition avec étonnement, peut-être&mdash;et encore,
+n'est-ce pas bien sûr&mdash;en tout cas, sans manifester le
+moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les
+intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux
+semaines, quelque drogue infernale qu'on avait réussi à
+lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine.
+Il n'était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près
+de le devenir.</p>
+
+<p>De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim,
+la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait
+avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans
+volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était le plus affreux,
+c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de
+dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne,
+de l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant,
+avait fait un être pusillanime qu'un rien effarouchait
+et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave;
+finissant dans la peau d'un lâche!... Quel triomphe pour
+Fausta!</p>
+
+<p>En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que
+c'était un miracle qu'elle ne l'eût pas transpercé, le
+nouveau Pardaillan fut secoué d'un tremblement nerveux;
+il tremble, sans songer à s'écarter. Au même
+instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur
+d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa,
+avec une expression de terreur indicible, et un hurlement,
+long, lugubre, pareil à celui d'un chien hurlant à la
+mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame
+venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première,
+il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.</p>
+
+<p>Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux
+tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine,
+pareils aux deux branches énormes de quelque
+fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et
+à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une
+troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le
+sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de
+haut en bas.</p>
+
+<p>Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle
+manqué de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eût
+pas manqué de se poser cette question dès la première
+apparition.</p>
+
+<p>Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus
+fort, et, en même temps, plus plaintivement. Seulement,
+cette fois, guidé sans doute par l'instinct de la conservation,
+il s'écarta précipitamment de l'infernale muraille.
+Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement
+que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint.
+Il eut pourtant cette suprême chance de ne pas
+déchirer ses chairs en même temps.</p>
+
+<p>Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se
+hâta de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu
+du cachot, en continuant d'émettre des gémissements,
+comme fasciné, il regardait les trois faux d'un air stupide.</p>
+
+<p>Alors, les deux faux horizontales, placées exactement
+sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle,
+se refermant à fond l'une sur l'autre, comme les deux
+branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent,
+et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
+relever dès que les autres se rapprochaient pour se
+croiser.</p>
+
+<p>Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au
+jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant,
+avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés,
+malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des
+faux se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela
+produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait
+comme le bruit d'une baguette frappant un tambour.
+En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits,
+d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu
+qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore.</p>
+
+<p>Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement
+établi, à côté, une deuxième série de trois faux
+fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en
+mouvement automatiquement. Et le roulement devint
+plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième
+série apparurent et se mirent en branle.</p>
+
+<p>Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique,
+Pardaillan ne vit plus que l'éclat fulgurant de
+l'acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse.
+Il était interdit de s'approcher de cette cloison,
+sous peine d'être happé par les faux et haché menu
+comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.</p>
+
+<p>Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher
+ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique.
+Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans
+répit.</p>
+
+<p>Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher
+s'écrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'être
+trompé.</p>
+
+<p>La peur&mdash;car il avait une peur affreuse, peur de
+mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur,
+lui! Pardaillan!&mdash;la peur, donc, lui donnait une lueur
+de lucidité qui lui permettait d'observer et de raisonner.</p>
+
+<p>Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement,
+il vit bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement
+trompé. En effet, il n'y avait pas à en douter, le
+plancher s'inclinait dans la direction de la machine à
+hacher.</p>
+
+<p>C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément
+donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il
+s'inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes,
+qui était comme une pièce dont le tout constituait
+la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.</p>
+
+<p>La disposition de ces quatre faux formait un losange
+parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant
+cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives
+continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir,
+la quatrième restait immobile, paraissant attendre
+et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement
+d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec
+une régularité terrifiante.</p>
+
+<p>Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore
+remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot
+paraissait être une énorme plaque d'acier, lisse, glissante,
+sans une soudure visible, sans la moindre protubérance
+à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais
+irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
+qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq
+hachoirs qui le mettrait en pièces.</p>
+
+<p>Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur
+sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent
+l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce
+durant quinze jours de tortures variées, longuement et
+froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique
+et destinées à faire sombrer cette raison si solide,
+si lumineuse.</p>
+
+<p>Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint:
+Pardaillan n'était plus.</p>
+
+<p>C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé,
+écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce
+fou, d'une voix qui s'efforçait de couvrir le tonitruant
+roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses
+forces, déjà épuisées:</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je
+ne veux pas!...</p>
+
+<p>Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être
+l'implacable volonté de l'inquisiteur avait-elle décidé de
+pousser l'expérience jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité
+désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges,
+mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec
+la même rapidité, avec le même roulement formidable
+qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.</p>
+
+<p>L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du
+raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan
+découvrit l'unique chance qui lui restait de sauver
+cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle
+était cette chance:</p>
+
+<p>Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des
+charnières puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées
+contre le mur qui soutenait le plancher. Elles
+étaient sous le plancher même. C'est-à-dire que, du côté
+opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de
+métal.</p>
+
+<p>C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières.
+Si cette traverse avait eu quelques centimètres
+de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur
+se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses
+forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse
+était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de
+se poser là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher
+et s'y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu
+par le bout des doigts. Le fou&mdash;nous ne voyons pas
+d'autre nom à lui donner&mdash;avait vu cela.</p>
+
+<p>C'était, tout bonnement, une manière de prolonger
+son supplice de quelques secondes. Il était évident qu'il
+ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position
+et même, en admettant que le mouvement de descente
+s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la
+chute inévitable.</p>
+
+<p>Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de
+prolonger son agonie, et, désespérément, il s'accrocha à
+ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus
+les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler.</p>
+
+<p>Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la
+cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa
+largeur de faux qui continuaient immuablement leur
+mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie
+convoitée.</p>
+
+<p>Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces
+l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par
+l'effort, s'engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré
+son état, il comprenait que, bientôt, dans un instant,
+il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas
+se faire hacher par la hideuse machine.</p>
+
+<p>Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement
+tenace qu'il trouvait encore, et malgré
+tout, la force de crier presque sans discontinuer:</p>
+
+<p>«Arrêtez! Arrêtez!...»</p>
+
+<p>Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa,
+lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main
+droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent
+un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés
+dans le métal et supportèrent le poids de son
+corps un inappréciable instant.</p>
+
+<p>Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa
+poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu'on égorge,
+jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas
+sur les hachoirs qui le saisirent.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>LE PHILTRE DU MOINE</h3>
+
+<p>Or, Pardaillan n'était pas mort.</p>
+
+<p>La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée
+par Fausta, de concert avec d'Espinosa.</p>
+
+<p>Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen
+qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur.
+Il l'avait adopté et perfectionné dans les détails.
+On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût
+paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour
+adopter celui-là.</p>
+
+<p>Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec
+une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle était froidement
+raisonnée. Il agissait pour un principe&mdash;et c'est
+ce qui le faisait si terrible, si redoutable&mdash;non pour
+l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas
+menti lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.</p>
+
+<p>Cette incroyable et abominable invention de la machine
+à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier,
+mais à achever de porter l'épouvante dans son
+esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.</p>
+
+<p>Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une
+graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement
+préparée par un stupéfiant, et en même temps
+devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.</p>
+
+<p>En conséquence, les premières faux apparues étaient
+réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement
+tranchantes et acérées. Mais, les hachoirs du bas,
+ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, étendu
+à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse,
+il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels,
+grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler,
+étaient placés là comme un leurre et s'étaient repliés
+comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
+auraient dû hacher.</p>
+
+<p>Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié
+évanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas
+de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.</p>
+
+<p>Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à
+petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard, sans
+vie.</p>
+
+<p>Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement
+égales à celles de la chambre d'où il venait d'être
+précipité. Le plancher d'acier était remonté automatiquement
+et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.</p>
+
+<p>Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun
+meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer
+dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre
+battue, les murs étaient épais et couverts d'une couche
+de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.</p>
+
+<p>Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression
+et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau
+qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme
+un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer une poupée,
+et il éclata de rire.</p>
+
+<p>Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits
+et aux grands dont l'intelligence s'est éteinte, il
+s'occupa à cette distraction enfantine.</p>
+
+<p>Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts
+tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles
+qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses
+bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés,
+puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment,
+sans motif apparent, il laissait échapper le même
+éclat de rire sans expression.</p>
+
+<p>Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il
+n'avait plus conscience du temps.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un
+pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on
+un retour d'intelligence, une crise de révolte et de fureur,
+car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à
+la main.</p>
+
+<p>Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas
+regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il
+aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse,
+se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son
+bras replié&mdash;le geste d'un enfant qui veut se garer de
+la taloche&mdash;il hoqueta d'une voix suppliante:</p>
+
+<p>«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»</p>
+
+<p>Le moine posa tranquillement à terre le pain et la
+cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement,
+il leva le bras armé du fouet.</p>
+
+<p>«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs
+à éviter le coup.</p>
+
+<p>Le bras du moine retomba doucement sans frapper.
+Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même
+attention curieuse, et murmura:</p>
+
+<p>«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa
+pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile
+de le frapper, c'est un enfant inoffensif.»</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin
+où il s'était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son
+bras, et, ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son
+jeu avec le pan de son manteau.</p>
+
+<p>Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler
+ses provisions. Chaque fois, la même scène se produisit.
+La troisième fois, le moine était accompagné d'Espinosa.
+Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur
+enfantine.</p>
+
+<p>«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours
+ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant
+un enfant faible et peureux. De toutes les secousses
+qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste
+plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
+remarquable: abolie. Sa force extraordinaire:
+détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout.
+C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais
+la puissance dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant
+que je redoutais qu'il ne produisît pas tout l'effet
+désirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions à
+l'appliquer était doué d'une constitution exceptionnellement
+vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de
+vraiment remarquable.</p>
+
+<p>Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son
+coin, le visage enfoui dans son bras, secoué de tremblements
+convulsifs, gémissait doucement. Et le grand
+inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient
+devant lui comme s'il n'eût pas existé.</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après
+un silence passé à considérer froidement le prisonnier
+de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment
+l'intelligence nécessaire pour me comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible
+assurance, j'ai apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de
+la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses
+forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de
+cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui
+dire.</p>
+
+<p>Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du
+prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit
+pas un geste pour éviter l'approche de celui qui l'effrayait
+à ce point.</p>
+
+<p>Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras,
+mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci
+opposât la moindre résistance, fît autre chose que de
+continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres
+et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement
+dosée, lorsque, posant sa main sur son bras,
+d'Espinosa l'arrêta en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Faites attention, mon révérend père, que je vais
+rester en tête-à-tête avec le prisonnier. Cette liqueur
+doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait
+pourtant pas que je sois exposé...</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement
+le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours,
+sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera à peine
+galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de faire usage de
+sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
+un enfant craintif. J'en réponds.</p>
+
+<p>Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un
+minuscule flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs,
+n'opposa aucune résistance, et, se redressant:</p>
+
+<p>&mdash;Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera
+en état de vous comprendre... à peu près, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez
+la porte à l'extérieur et remontez sans m'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et monseigneur? dit-il respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le
+moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette
+porte.</p>
+
+<p>Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef
+suprême et obéit passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa,
+sans manifester ni inquiétude ni émotion, entendit les
+verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui ne
+l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à
+la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posée à
+terre, il se mit à étudier curieusement l'effet produit par
+la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanisé par
+le remède violent, le prisonnier parut retrouver une vie
+nouvelle.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis
+son torse affaissé se redressa lentement. Comme s'il
+avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à la suffocation, il
+respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses
+pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une
+partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueur
+d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds,
+s'étira longuement, avec un sourire de satisfaction.</p>
+
+<p>Il regarda autour de lui avec un étonnement visible
+et aperçut d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se
+recula vivement jusqu'au mur, qui l'arrêta. Mais il ne
+se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas.
+Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude
+manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le
+poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas
+vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la
+bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer.
+Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua
+le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en
+exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le
+grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaître.</p>
+
+<p>D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non
+qu'il eût peur, il était brave, la mort ne l'effrayait pas.</p>
+
+<p>Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas
+partir en laissant son oeuvre inachevée.</p>
+
+<p>Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et,
+de sa voix très calme, presque douce:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire
+des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs
+confus que ce nom évoquait dans son esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit
+d'Espinosa en le fixant.</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas ce nom-là.</p>
+
+<p>Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui
+parlait, avec une inquiétude manifeste. D'Espinosa fit
+un pas de plus et lui mit la main sur l'épaule. Pardaillan
+se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son étreinte, le
+sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois,
+il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur,
+il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de
+mal.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai? fit anxieusement le fou.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.</p>
+
+<p>Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance
+visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna
+et, finalement, se mit à sourire, d'un sourire sans
+expression. Le voyant tout à fait rassuré, d'Espinosa
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es
+Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé.
+Alors, je veux bien être Par...dail...lan... Et vous, qui
+êtes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir.
+D'Espinosa!... je connais ce nom-là...</p>
+
+<p>Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive
+terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un
+méchant... prenez garde... il va nous battre!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir.
+Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan.
+Pardaillan, l'ami de Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une
+femme qui s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire
+te revient tout à fait.</p>
+
+<p>Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans
+défaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire,
+il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont
+des méchants... Ils nous feront du mal.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je
+te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi!</p>
+
+<p>Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui,
+à deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard
+ardent comme s'il avait espéré lui communiquer ainsi
+un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné à abolir.
+Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa
+volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une
+brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot,
+et, d'une voix qui haletait, il râla:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je
+me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible
+faim et la soif... et cette galerie abominable où
+l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin! tu te souviens!</p>
+
+<p>&mdash;N'approchez pas!... hurla le fou au comble de
+l'épouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un
+homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un
+enfant qu'un rien épouvante. Et c'est moi qui t'ai mis
+dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan;
+une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment
+ton cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau
+en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l'instant:
+un pauvre fou.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures
+qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton
+amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idée que je
+n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te
+tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un
+coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop
+rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans
+une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l'horrible
+faim, comme tu disais tout à l'heure. Regarde,
+Pardaillan, voici ton tombeau.</p>
+
+<p>En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné
+quelque invisible ressort, car une ouverture apparut
+soudain, au milieu d'une des parois du cachot.</p>
+
+<p>D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher
+Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât
+la moindre résistance, car, le malheureux, inconscient
+de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna
+jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il
+pût mieux voir:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante.
+Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est
+une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras
+lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce
+tombeau; nul que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à
+seule fin que ton supplice soit plus grand&mdash;si toutefois
+tu te souviens de mes paroles&mdash;ce tombeau qui
+tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que,
+seul, je connais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera
+une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car
+tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras
+pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi,
+dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir.
+Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en
+posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi,
+tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui
+doit te murer vivant là-dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je
+ne veux pas mourir! Grâce!...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme
+terrible. Et, cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et,
+à compter de cet instant, tu n'existeras plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que
+tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je
+l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne
+viennent pas à nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un
+danger permanent pour l'ordre de choses établi par
+notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la
+majesté royale de mon souverain. Parce que tu t'es dressé
+menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter
+ses vastes projets.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que
+tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré
+de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises
+contre nous. Sache donc que ce parchemin que
+tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!</p>
+
+<p>&mdash;Le parchemin!... bégaya Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes
+cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu?
+C'est la déclaration du feu roi Henri troisième qui
+lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le
+bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra
+espagnol.</p>
+
+<p>Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le
+parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que
+l'autre le regardait d'un air hébété, sans comprendre, il
+haussa doucement les épaules, replia le précieux document,
+le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main
+robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement
+à lui, car l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et,
+sur un ton impératif:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire,
+entre dans la mort.</p>
+
+<p>Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan
+et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture
+béante, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici ta tombe.</p>
+
+<p>Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une
+voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna
+soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Mordieu! mourons ensemble!</p>
+
+<p>Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main
+de fer le saisissait à la gorge et l'étranglait.</p>
+
+<p>D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla
+chercher la dague dont il avait eu la précaution de
+s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main
+de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit
+entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge,
+et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha
+de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et
+le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.</p>
+
+<p>Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa
+avait reposée à terre, alla prendre son manteau&mdash;ce
+fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer
+et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons
+de poupée&mdash;et, sa lampe à la main, il franchit le seuil
+de l'ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement
+le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant
+la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquée
+lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.</p>
+
+<p>En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit
+que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus là
+d'ouverture visible.</p>
+
+<p>Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou
+noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance
+sur le sol, ressemblait assez à une tombe.</p>
+
+<p>Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais
+il y avait d'abord jeté son puissant et implacable
+adversaire.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>CHANGEMENT DE RÔLES</h3>
+
+<p>Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans
+ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots
+où il venait de séjourner, il n'y avait aucun meuble; pas
+de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver
+l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée
+d'elle-même.</p>
+
+<p>Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux.
+La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé
+son ennemi et l'avait projeté dans ce trou prouvait que
+ses forces lui étaient revenues.</p>
+
+<p>Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu
+dans sa personne. En même temps que la vigueur, l'intelligence
+paraissait lui être revenue.</p>
+
+<p>Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il
+avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable,
+froidement résolu, et cependant nuancé d'ironie,
+qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait à accomplir
+quelque coup de folie.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit
+le parchemin, qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu
+que ce n'était pas une copie, mais l'original parfaitement
+authentique, il le plia soigneusement et, à son
+tour, il le mit dans son sein.</p>
+
+<p>Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et
+s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée,
+ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas
+échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit paisiblement à
+terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec
+un sourire indéchiffrable aux lèvres.</p>
+
+<p>Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui.
+Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette
+physionomie qui avait retrouvé son expression d'audace
+étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un
+mot.</p>
+
+<p>Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui
+était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan,
+aussi ferme et assuré que s'il avait été dans le palais,
+entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement,
+ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu
+ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention
+passionnée.</p>
+
+<p>Il se disait qu'il avait encore une chance de salut,
+puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait
+retrouvé assez de lucidité pour essayer de l'entraîner
+dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante
+au bout d'une demi-heure.</p>
+
+<p>Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque
+du prisonnier jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus
+d'action, il redevînt ce qu'il était avant, ce qu'il resterait
+jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.</p>
+
+<p>En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit.
+Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire;
+tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps
+dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait
+gagner quelques minutes. Toute la question se résumait
+à cela.</p>
+
+<p>Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes
+nécessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menaçant,
+il s'en débarrasserait d'un coup de dague.</p>
+
+<p>Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant
+Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge,
+cherchait la dague qu'il avait cachée. Alors seulement
+il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il
+comptait en cas de suprême péril.</p>
+
+<p>Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de
+ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible,
+le même regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance.
+Et comme il croyait toujours que Pardaillan,
+en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement
+tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa
+chute la dague s'était peut-être détachée de sa ceinture
+et qu'elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il
+fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il se mit
+à fureter partout.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois,
+le prisonnier lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.</p>
+
+<p>Et en disant ces mots il frappait doucement sur la
+poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait
+avec un sourire railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention
+de songer à m'apporter une arme...</p>
+
+<p>D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de
+se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait
+devant lui.</p>
+
+<p>Au même instant, une idée lui traversa le cerveau
+comme un éclair et, d'un geste instinctif, il porta les
+mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.</p>
+
+<p>Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit
+sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible
+que la perte de l'arme qui devait le sauver.</p>
+
+<p>Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité
+et qu'il avait été joué de main de maître par cet
+homme vraiment extraordinaire, qui avait su déjouer la
+surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme
+qui avait su tromper les moines médecins qui avaient
+passé de longues heures à l'étudier et à l'observer; cet
+homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu'il
+s'était donné qu'il en avait été dupe, lui d'Espinosa.</p>
+
+<p>Il jeta sur celui dont il était le prisonnier&mdash;par un
+renversement de rôles inouï d'audace&mdash;un regard d'admiration
+sincère en même temps qu'un soupir douloureux
+trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.</p>
+
+<p>Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit,
+sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération
+que l'oreille subtile d'Espinosa perçut nettement et qui
+l'humilia profondément:</p>
+
+<p>&mdash;Le parchemin que vous cherchez est en ma possession...
+comme votre dague. Je suis vraiment honteux
+du peu de difficulté que j'ai rencontrée dans l'accomplissement
+de la mission qui m'était confiée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez
+agi avec une étourderie sans égale. A force de vouloir
+pousser les choses à l'excès, à force de présomption,
+vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si
+belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette
+partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu.
+Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et
+vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser.</p>
+
+<p>D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention
+soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte,
+ni colère.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du
+stupéfiant qu'on vous a fait boire?</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné,
+quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil
+à celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de
+manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence
+par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous avez absorbé le narcotique.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous
+penser qu'un homme comme moi se sentira
+terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux
+malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce
+sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance
+a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant
+avait changé&mdash;oh! d'une manière imperceptible&mdash;le goût
+du Saumur que je connais fort bien.</p>
+
+<p>Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte
+s'en allât se mélanger aux eaux sales de mes
+ablutions.</p>
+
+<p>&mdash;Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me
+méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé
+de forcer un peu la dose du poison. N'importe,
+je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et
+de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège
+auquel d'autres, réputés délicats, s'étaient laissé prendre.</p>
+
+<p>Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté
+du compliment. D'Espinosa reprit:</p>
+
+<p>&mdash;En ce qui concerne le poison, la question est élucidée.
+Mais comment avez-vous pu deviner que mon
+dessein était de vous acculer à la folie?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les
+épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles
+imprudentes que vous avez prononcées et que
+Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent.
+Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines
+autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin,
+il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage,
+me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie
+invention de la cage où vous enfermez ceux que vous
+avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer,
+si complaisamment, que vous obteniez ce résultat
+en leur faisant absorber une drogue pernicieuse
+qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez
+l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur
+continu, en les frappant à coups d'épouvante, si
+je puis ainsi dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison;
+à force d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû
+me souvenir qu'avec un observateur profond tel que
+vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure.
+C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.</p>
+
+<p>Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois
+qu'il avait quand il était satisfait:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne
+vous gênez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;J'userai donc de la permission que vous m'octroyez
+si complaisamment, et je vous dirai que je reste
+confondu de la force de résistance que vous possédez.</p>
+
+<p>Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs
+jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte
+pas le pain qu'on vous donnait: il était mesuré pour
+entretenir chez vous les tortures de la faim et non
+pour vous sustenter.</p>
+
+<p>En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard
+aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa
+pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:</p>
+
+<p>Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet
+d'une force de résistance exceptionnelle qui me permet
+de résister aux affres de la faim et, là où d'autres succomberaient,
+de conserver mes forces et ma lucidité.
+Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir
+sur mon état de faiblesse, je juge préférable de
+vous faire connaître la vérité.</p>
+
+<p>Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui
+ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer,
+et aux yeux étonnés de d'Espinosa, il en tira un jambon
+de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau
+et quelques fruits.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique
+festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je
+mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait
+la prudence, vu l'état de délabrement dans lequel
+m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je
+mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient
+d'yeux que pour les provisions accumulées sur ma table
+et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions,
+plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
+menues pâtisseries.</p>
+
+<p>&mdash;Ces provisions me furent d'un grand secours et
+c'est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux.
+Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin
+de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche,
+qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un
+jour on ne me priverait pas complètement de nourriture
+et de boisson.</p>
+
+<p>&mdash;Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il
+serait en mon pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne
+point vous le celer, que vous commettriez cette suprême
+faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L'événement
+a justifié mes prévisions et bien m'en a pris
+d'avoir agi en conséquence.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu
+près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes
+épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature
+à ébranler une raison aussi solide que la vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que cette invention de la machine à hacher,
+avec les différents incidents qui l'agrémentent, est
+une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que
+je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais
+pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai
+donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil
+ardent, l'asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement
+en temps voulu. C'était un moment fort désagréable
+à passer. Je me résignai à le supporter de mon
+mieux.</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire,
+puis, avec un long soupir:</p>
+
+<p>&mdash;Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous
+ne soit pas à nous!</p>
+
+<p>Et voyant que Pardaillan se hérissait:</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer
+de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que
+les hommes de votre trempe se dévouent à une cause
+qui leur paraît belle et juste... mais ne se vendent pas.</p>
+
+<p>Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois
+de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait
+sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant
+son adversaire en face, sans trouble apparent, sans
+provocation, avec une aisance admirable:</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que je suis votre prisonnier&mdash;car
+je suis votre prisonnier&mdash;que comptez-vous faire?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et
+comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde,
+je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrète,
+et que vous êtes seul au monde à connaître, et
+qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de
+bien plaisant.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.</p>
+
+<p>&mdash;Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec
+une froide résolution.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution,
+mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera
+égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret,
+vous aurez ce regret au même degré que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le
+supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que
+vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours,
+en les rationnant convenablement. Il est clair que vous
+succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre
+de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux.
+Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le
+fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.</p>
+
+<p>Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put
+réprimer un frisson.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la
+mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement
+calme. Le seul regret que j'éprouverai sera de ne pouvoir,
+avant de m'en aller, dire deux mots à Mme Fausta.
+C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
+l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on
+veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction
+de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la
+mission que je m'étais donnée: arracher au roi Philippe
+ce document qui lui livrait la France, mon pays.
+Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour
+vous?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa
+comme s'il avait été piqué par un fer rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le
+grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mené
+à bien la tâche qu'il s'est imposée pour le plus grand
+profit de notre sainte mère l'Eglise.</p>
+
+<p>&mdash;Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint
+dans ce qui lui tenait le plus au coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable,
+que nous ne sommes nullement logés à la même
+enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous
+mourrez désespéré de laisser votre oeuvre inachevée.
+Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même
+sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne
+plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me
+le direz. Bonsoir!</p>
+
+<p>Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota
+contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec
+son manteau et parut s'endormir.</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un
+mouvement. La pensée de sauter sur lui à l'improviste,
+de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de
+s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un homme
+comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi
+aisément.</p>
+
+<p>Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable.
+Mais en écartant cette idée il lui en vint une
+autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent
+ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète
+et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant
+bien, ceci lui parut peut-être réalisable.
+C'était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il
+réussissait, c'était sa délivrance et la mort certaine de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une
+direction opposée précisément à celle où se trouvait
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions
+infinies, il se mit en marche. Il avait avancé de
+quelques pieds et commençait à espérer qu'il pourrait
+mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger
+de sa place, lui dit tranquillement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra
+chercher la sortie... quand vous aurez cessé de vivre.
+Mais, monsieur, votre compagnie m'est si précieuse que
+je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir
+ici près de moi.</p>
+
+<p>Et sur un ton rude:</p>
+
+<p>&mdash;Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement
+suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand
+regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons
+d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou
+nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!</p>
+
+<p>D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une
+fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible
+jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance
+qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près de Pardaillan,
+ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il
+se plongea dans ses pensées.</p>
+
+<p>La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien,
+et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer
+Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'était la
+pensée de laisser son oeuvre inachevée.</p>
+
+<p>Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles,
+lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui:
+choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le
+prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa
+main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste
+détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance,
+de richesse, d'autorité, d'ambition.</p>
+
+<p>Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement
+dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que
+Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand
+inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment
+où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux
+étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur
+de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait
+que cette disparition coïncidait avec une visite faite
+à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San
+Pablo où tout lui appartenait!</p>
+
+<p>Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa
+dans son coin.</p>
+
+<p>Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais
+d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au
+moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.</p>
+
+<p>Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il
+commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur
+et sentait confusément que le mieux qu'il eût à faire
+était de s'abandonner à sa générosité; il en tirerait certes
+plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la
+force ou par la ruse.</p>
+
+<p>Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que
+Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de
+ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant
+les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut,
+il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan
+lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la
+capitulation.</p>
+
+<p>Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui
+prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait
+que cet être exceptionnel était de force à attendre
+patiemment qu'il fût mort de faim, lui Espinosa, ainsi
+qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait
+la porte secrète.</p>
+
+<p>Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses
+recherches. Certes, la découverte du ressort caché n'était
+pas besogne facile. Elle n'était cependant pas impossible.
+Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette
+besogne se simplifiait beaucoup.</p>
+
+<p>Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais
+maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser
+tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant
+avec insouciance vers la France, rapportant à
+Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis
+de haute lutte.</p>
+
+<p>Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même
+par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux
+valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire
+hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa sécurité, l'accompagner
+lui-même, mais rester vivant et continuer
+l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un
+instant la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous
+convient d'accepter certaines conditions, je suis tout
+prêt à vous tirer d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer
+ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons
+causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites
+conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous plaît,
+les discuter, avant les vôtres... que je devine, au
+surplus.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons vos conditions?</p>
+
+<p>&mdash;Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie,
+je quitterai l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé
+certaines petites affaires que j'ai à régler. Vous
+voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions
+que vous vouliez m'imposer.</p>
+
+<p>Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer
+un geste de surprise. Pardaillan eut un léger sourire et
+continua avec cet air glacial qui dénotait une inébranlable
+résolution:</p>
+
+<p>&mdash;Pareillement, je souscris à votre seconde condition
+et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura
+que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne à ma merci
+et que je lui ai fait grâce de la vie.</p>
+
+<p>Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration
+qui tenait du prodige et il le laissa voir.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!</p>
+
+<p>Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique
+et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions
+à me poser. Si je me suis trompé, dites-le.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui
+s'était ressaisi.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant voici mes petites conditions à moi.
+Premièrement, je ne serai pas inquiété pendant le court
+séjour que j'ai à faire ici et je quitterai le royaume avec
+tous les honneurs dus au représentant de Sa Majesté le
+roi de France.</p>
+
+<p>&mdash;Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait
+d'avoir montré quelque sympathie à l'adversaire que j'ai
+été pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Accordé, accordé!</p>
+
+<p>&mdash;Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre
+le fils de don Carlos, connu sous le nom de don César
+el Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez?...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement
+Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don
+César et sa fiancée, connue sous le nom de la Giralda.</p>
+
+<p>Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne
+sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et
+comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque
+puissant vécût pauvre et misérable à l'étranger,
+il lui sera remis une somme&mdash;que je laisse à votre
+générosité le soin de fixer&mdash;et avec laquelle il pourra
+s'établir en France et y faire honorable figure. En
+échange de quoi j'engage ma parole que le prince ne
+tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du
+moins de mon fait, le secret de sa naissance.</p>
+
+<p>A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa
+réfléchit un instant, et, fixant son oeil clair sur
+l'oeil loyal de Pardaillan, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra
+rien contre le trône, qu'il ne tentera pas de rentrer
+dans le royaume?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela
+suffit, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être
+avez-vous trouvé la meilleure solution de cette
+grave affaire.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je
+vous propose est humain... je ne saurais en dire autant
+de ce que vous vouliez faire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ceci est accordé comme le reste.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous
+reste plus qu'à quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y
+respire n'est pas précisément agréable.</p>
+
+<p>&mdash;D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir
+la porte secrète:</p>
+
+<p>&mdash;Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution
+du pacte qui nous unit? dit-il.</p>
+
+<p>Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux
+et s'inclinant avec une certaine déférence.</p>
+
+<p>&mdash;Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement,
+votre parole de gentilhomme.</p>
+
+<p>Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa
+se sentit violemment ému. Qu'un tel homme, après tout
+ce qu'il avait tenté contre lui, lui donnât une telle marque
+d'estime et de confiance, cela l'étonnait prodigieusement
+et bouleversait toutes ses idées.</p>
+
+<p>D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard
+de Pardaillan avec une loyauté égale à celle de son
+ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement:</p>
+
+<p>&mdash;Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.</p>
+
+<p>Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait
+pleine confiance, il ouvrit la porte secrète sans chercher
+à cacher où se trouvait le ressort qui actionnait
+cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
+indéfinissable.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et
+Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de
+modeste apparence. Pour arriver là, il leur avait fallu
+ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours d'Espinosa
+avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures,
+alors qu'il lui eût été facile de le dissimuler.</p>
+
+<p>Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries,
+des cours, des jardins, de vastes pièces, croisant
+à tout instant des moines qui circulaient affairés.</p>
+
+<p>Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre
+geste de surprise à la vue du prisonnier, paraissant sain
+et vigoureux, et s'entretenant familièrement avec le
+grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel,
+à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
+montra le même visage calme et confiant, la même
+liberté d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin
+dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les
+transes qu'il venait d'endurer.</p>
+
+<p>Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la
+Tour jusqu'à votre départ?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, monsieur.</p>
+
+<p>Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt
+à cette jeune fille... la Giralda.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la fiancée de don César pour qui je me sens
+une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je
+pense qu'il vous importe peut-être de savoir où la
+trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il
+en fixant davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait
+arrêtée... avec le Torero, peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le
+Torero n'a pas été arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de
+croire que maintenant que vous voilà libre, ceux qui le
+séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien à espérer
+puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez
+le prince avec vous, en France. En conséquence,
+ils ne feront pas de difficulté à lui rendre la liberté. Si
+vous tenez à le délivrer, orientez vos recherches du côté
+de la maison des Cyprès.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta! s'exclama Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.</p>
+
+<p>Et, sur un ton indifférent, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire
+ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne
+pouvoir lui dire avant votre départ pour l'éternel voyage.
+Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, elle
+est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du
+côté de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites
+une petite lieue, vous trouverez un château fort, le premier
+que vous rencontrerez. C'est une résidence d'été
+de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à cause
+de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain
+matin, avant onze heures, devant le pont-levis du château.
+Attendez là, vous ne tarderez pas à voir paraître
+celle que vous cherchez. Un dernier mot à ce sujet: il
+ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné
+de quelques solides lames, et souvenez-vous que
+passé onze heures vous arriverez trop tard.</p>
+
+<p>Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue.
+Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une
+douceur qui contrastait étrangement avec le ton narquois
+qu'il avait eu jusque-là:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète
+bien des choses.</p>
+
+<p>D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince
+sourire, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle.
+Vous aboutirez à la place San Francisco, c'est votre chemin.
+Mais sur la place, détournez-vous un instant de votre
+chemin. Allez donc devant l'entrée du couvent San Pablo...
+vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien
+content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient
+là passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.</p>
+
+<p>Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la
+maison et poussa la porte derrière lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIX</h3>
+
+<h3>LIBRE!</h3>
+
+<p>Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan
+était resté impassible.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les
+rayons obliques d'un soleil brûlant&mdash;il était environ
+cinq heures de l'après-midi&mdash;il aspira l'air chaud avec
+délice, et en s'éloignant à grandes enjambées dans la
+direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait
+éclater sa joie intérieurement.</p>
+
+<p>Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés
+l'air éclatant d'un ciel sans nuages:</p>
+
+<p>«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que
+l'air fétide d'un cachot: il fait bon contempler cette
+voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides
+et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil,
+soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»</p>
+
+<p>Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue
+de régler nos comptes!»</p>
+
+<p>En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place
+San Francisco.</p>
+
+<p>«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un
+sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole...
+il n'a pas quitté la porte de ma prison. Et s'il n'a
+rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonté qui
+lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme
+ton humble dévouement me réchauffe le coeur!...»</p>
+
+<p>Il était maintenant dans la rue San-Pablo&mdash;du nom
+du couvent&mdash;et il approchait de la porte de cette
+extraordinaire prison où il venait de passer quinze
+jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait
+des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir.
+Il commençait à se demander si d'Espinosa ne
+s'était pas trompée ou si, entre-temps, le nain ne s'était
+pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut
+aussitôt, lui dire mystérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-moi!</p>
+
+<p>Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le
+nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut
+le Chico qui, d'un air indifférent, s'éloignait vivement
+de la porte du couvent. Il le suivit cependant
+sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait
+bien avoir d'agir de la sorte.</p>
+
+<p>Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna
+le mur du couvent et s'engagea dans un dédale
+de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin,
+et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta
+à ses lèvres en s'écriant avec un accent de conviction
+touchant dans sa naïveté:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort
+qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez
+quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas
+de temps! Suivez-moi!</p>
+
+<p>Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un
+inexprimable attendrissement.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.</p>
+
+<p>Le Chico se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils
+ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.</p>
+
+<p>&mdash;Me cacher!... Pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!</p>
+
+<p>A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille,
+ils ne me reprendront pas.</p>
+
+<p>Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il
+ne témoigna ni surprise ni inquiétude.</p>
+
+<p>Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se
+cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait.
+Et comme son petit coeur débordait de joie, il saisit une
+deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter
+à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva
+dans ses bras, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...</p>
+
+<p>Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches
+et veloutées du petit hommes, qui rougit de plaisir
+et rendit l'étreinte de toute la force de ses petits bras.</p>
+
+<p>En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie
+destinée à cacher son émotion.</p>
+
+<p>&mdash;En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument
+me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine
+hôtellerie de la Tour, où nous serons tous deux,
+je le crois du moins, admirablement reçus par la plus
+jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses
+d'Espagne.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée
+dans le patio de l'auberge de la Tour, à peu près désert
+en ce moment, et où Pardaillan commença de mener
+un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit:
+c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour
+voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.</p>
+
+<p>Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait
+dolente, languissante, indifférente. On eût dit
+qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgré cet état
+inquiétant, malgré un air visiblement découragé et
+comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait
+d'un coup d'oeil prompt et sûr, remarqua qu'elle était
+restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même.</p>
+
+<p>En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur
+illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang
+rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains
+amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement,
+elle fit:</p>
+
+<p>&mdash;Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...</p>
+
+<p>Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et
+serait tombée si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie
+dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire
+malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur
+le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux
+s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle
+s'était évanouie.</p>
+
+<p>Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant
+délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les
+mains en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis
+yeux.</p>
+
+<p>Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse
+créature évanouie:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.</p>
+
+<p>Et avec un redoublement de malice:</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement,
+après ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais
+cru que cette petite eût tant d'affection pour
+moi...</p>
+
+<p>L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana
+rouvrit presque aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement,
+confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien... C'est la joie...</p>
+
+<p>Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se
+trouva qu'en disant ces mots, ses yeux étaient braqués
+sur le Chico, son sourire s'adressait à lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est
+la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.</p>
+
+<p>Et aussitôt il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide
+et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et
+de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai
+ni mangé, ni bu, ni dormi.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?</p>
+
+<p>Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix
+sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il
+d'une voix qui tremblait. Oh! les misérables!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma
+jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas
+que vous allez me faire servir et de soigner surtout
+le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt
+après. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain.
+Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir
+avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises
+par nulle oreille humaine&mdash;à part les vôtres,
+si petites et si rosés&mdash;je vous demanderai de me faire
+servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être
+entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je
+vous servirai moi-même, s'écria gaiement Juana, qui
+paraissait renaître à la vie.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui
+était personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres,
+mais Pardaillan l'arrêta et, avec une gravité comique:</p>
+
+<p>&mdash;Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions
+d'une douceur pénétrante&mdash;je vous ai dit que vous
+seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas
+l'usage ici, comme en France, que frère et soeur s'embrassent
+après une longue séparation?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester
+ni trouble ni embarras.</p>
+
+<p>Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur
+lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels.
+Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables,
+il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:</p>
+
+<p>&mdash;Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un
+frère pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?</p>
+
+<p>Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement,
+ingénument tendu ses joues appétissantes, la
+petite Juana, à la proposition d'embrasser le Chico, rougit
+jusqu'aux oreilles.</p>
+
+<p>Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet
+embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait
+son poing sur la table à laquelle il s'appuyait, ses jambes
+se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement
+avec des yeux embués de larmes.</p>
+
+<p>Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile,
+les yeux baissés, l'air embarrassé, tortillant nerveusement
+le coin de son tablier; comme le Chico, de
+son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse,
+n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air
+courroucé et gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés?
+Ce baiser vous serait-il si pénible?</p>
+
+<p>Et, poussant le Chico par les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle
+pareillement!</p>
+
+<p>Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! fit-il dans un murmure.</p>
+
+<p>Et cela signifiait: tu permets?</p>
+
+<p>Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes
+contenues et gazouilla avec une tendresse infinie;</p>
+
+<p>&mdash;Luis!</p>
+
+<p>Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan
+bougonna:</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! que de manières pour un pauvre petit
+baiser!</p>
+
+<p>Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les
+bras l'un de l'autre.</p>
+
+<p>Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du
+Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune
+fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement
+elle enfouit son visage dans ses deux mains, et
+se mit à pleurer doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! cria le nain bouleversé.</p>
+
+<p>Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de
+chêne qui était son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé
+sur le tabouret de bois, haut et large comme une
+petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses
+mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
+fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois
+et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui
+ensoleillait le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait
+au gazouillis d'un oiseau. Méchant! voici quinze
+grands jours que je ne t'ai vu!</p>
+
+<p>Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il
+pas convenu que nous devions agir de concert... le délivrer
+ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique
+qu'il avait dans ses moments d'émotion violente,
+voici du nouveau, par exemple!</p>
+
+<p>Et, avec un frémissement:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire?
+Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables
+enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant
+à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le
+salut de ces deux innocentes créatures...</p>
+
+<p>Le Chico avoua dans un souffle:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais
+pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que
+serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...</p>
+
+<p>Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa
+tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une
+fatalité qu'elle n'eût pas le courage de terminer sa
+phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec
+une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé,
+acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il
+était mort.» Et, le regard douloureux et cependant toujours
+affectueusement dévoué qu'il jeta sur Pardaillan,
+en se redressant lentement, exprimait si clairement cette
+pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile!...</p>
+
+<p>Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant
+rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins
+pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre
+Lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XX</h3>
+
+<h3>BIB-ALZAR</h3>
+
+<p>Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
+indéfiniment sans amener le dénouement qu'il
+voulait. Il renonça donc, momentanément, à son projet
+au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa voix bougonne,
+coupa court en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément
+que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de
+sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami
+Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les
+bons vins!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi
+qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien
+pris!</p>
+
+<p>Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel,
+l'entendit crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert
+dans mon cabinet... le couvert de grande cérémonie.
+Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins
+et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles
+de vouvray, montez-en deux!...</p>
+
+<p>Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine
+reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce,
+aides et apprentis:</p>
+
+<p>&mdash;Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces
+repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!</p>
+
+<p>Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous
+donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par
+hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de
+Pardaillan qui est de retour!</p>
+
+<p>Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec
+laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient
+plus long que le plus long des discours. Et il faut croire
+qu'elle n'était pas seule à partager cet enthousiasme, car
+le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller
+faire son compliment à cet hôte illustre.</p>
+
+<p>C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à
+la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué
+le taureau l'avaient rendu populaire.</p>
+
+<p>On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle
+de Barba Roja&mdash;qu'il avait cependant des motifs de ne
+pas aimer, puisqu'il lui avait infligé une de ces corrections
+qui comptent dans la vie d'un homme et dont la
+cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours durant.
+On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement
+inusitée qu'il avait fallu employer pour la
+mener à bien.</p>
+
+<p>Enfin&mdash;mais ceci, on le chuchotait tout bas&mdash;on
+savait qu'il s'était attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement
+la défense du Torero menacé. Or, le Torero
+était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en particulier
+et de tous les Andalous en général.</p>
+
+<p>Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré
+et de la noblesse et du peuple.</p>
+
+<p>Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent
+posés à côté des hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre:
+Le dîner de Manuel n'était peut-être pas l'incomparable
+chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais
+les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux
+et veloutés à souhait, les pâtisseries fines et délicates, les
+fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne
+servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant
+fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux
+et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.</p>
+
+<p>Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout
+en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi,
+il ne perdait pas de vue qu'il avait encore à faire et
+n'arrêtait pas de poser question sur question au petit
+homme.</p>
+
+<p>De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que:
+le Chico ayant trouvé un blanc-seing&mdash;qu'il remit à
+Pardaillan en assurant que c'était lui qui l'avait perdu&mdash;avait
+eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer
+dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
+été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.</p>
+
+<p>Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle
+du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document.
+Il avait donc pensé à don César. Mais il n'avait
+pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire,
+c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où
+il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des
+Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer
+le Torero, à seule fin qu'il pût à son tour délivrer
+le chevalier.</p>
+
+<p>En le transportant dans cette maison, dont il connaissait
+à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui
+facilitait singulièrement la besogne.</p>
+
+<p>Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison
+sans y découvrir celui qu'il cherchait.</p>
+
+<p>Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en
+haut, dans les appartements. Il savait bien comment
+pénétrer là, ce n'était pas cela qui l'eût embarrassé;
+mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne
+pouvait plus être question d'une surprise.</p>
+
+<p>L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas
+lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé
+cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait
+rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé
+à don Cervantes.</p>
+
+<p>Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des
+Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait
+dû se morfondre.</p>
+
+<p>En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant
+tantôt Centurion, tantôt son sergent, découvrir le
+lieu de sa retraite.</p>
+
+<p>Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible,
+pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait été assez
+sérieusement blessé par le taureau. Barba Roja était
+maintenant sur pied, complètement remis, et certainement
+il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener
+chez lui.</p>
+
+<p>Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain
+fournit à Pardaillan, attentif.</p>
+
+<p>Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.</p>
+
+<p>Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait
+avec une évidente admiration que Pardaillan remarqua
+fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est
+que le nain affectait maintenant une singulière indifférence
+vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
+n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait
+avec une douceur déférente à laquelle il ne paraissait
+pas prêter attention, bien qu'elle fût toute nouvelle pour
+lui et dût lui paraître très douce.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le
+nain eut terminé son récit, sais-tu que tu es un hardi
+et délié compagnon?</p>
+
+<p>Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le
+Chico et la petite Juana en devinrent écarlates de plaisir
+et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait
+approuver hautement ces paroles par une mimique
+expressive, le petit homme eut un geste confus qui
+voulait dire: ne vous moquez pas de moi.</p>
+
+<p>Devant son geste, Pardaillan insista:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me
+semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces
+qu'un oiselet chétif! Mais j'y songe!... A tout prendre,
+c'est un malheur facilement réparable... et je veux le
+réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je
+veux t'apprendre à manier une épée...</p>
+
+<p>A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée
+sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie,
+joignant ses petites mains, il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi!... Vous consentiriez?...</p>
+
+<p>&mdash;Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je
+ne me dédis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la
+preuve, c'est que je vais te donner ta première leçon...
+à l'instant même.</p>
+
+<p>Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse
+que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune
+fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait
+Pardaillan ajouter d'un air très détaché:</p>
+
+<p>&mdash;D'autant que pour l'expédition que nous allons
+entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu
+que je vais t'enseigner en une leçon te sera peut-être
+utile...</p>
+
+<p>Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la
+jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle
+attachait sur lui, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans
+ma chambre deux épées... sans oublier les boutons que
+vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au
+mur.</p>
+
+<p>Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait
+pour chercher les épées demandées, s'adressant au nain
+qui, dans sa joie exubérante, gambadait comme un fou:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il
+va y avoir des horions à donner et à recevoir!</p>
+
+<p>&mdash;On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir,
+fit le Chico en riant. Et puis, vous serez là, tiens?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico
+en haussant les épaules d'un air entendu. J'imagine que
+nous allons, ce soir, à la maison des Cyprès, et demain
+matin au château de Bib-Alzar!</p>
+
+<p>Juana avait apporté les épées et les boutons, que le
+chevalier ajusta à la pointe des lames, et, la table poussée
+dans un coin, dans le petit cabinet même, la leçon
+commença, sous l'oeil apeuré de Juana.</p>
+
+<p>Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes
+rapières.</p>
+
+<p>Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les
+manier. Mais il était nerveux et souple; peu à peu,
+le poignet s'entraîna et il ne sentit plus le poids de la
+rapière, plus longue que lui de près d'un pied.</p>
+
+<p>La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée
+tout à fait, avec une patience inaltérable de la part
+du maître, une bonne volonté que rien ne rebutait de la
+part de l'élève.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez
+avancée et que l'heure était venue, il arrêta la leçon et
+déclara gravement qu'il était content; le Chico avait des
+dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui
+transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à Juana,
+qui avait assisté à la leçon.</p>
+
+<p>Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée,
+choisit dans sa collection une dague assez longue, légère
+et résistante, quoique flexible, et la ceignit lui-même à
+la taille du nain, très fier de voir cette épée&mdash;car, pour
+sa taille, c'était une longue épée&mdash;qui lui battait les
+mollets.</p>
+
+<p>Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit
+une tentative désespérée et demanda timidement:</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez
+vous reposer?... Je vous ai fait préparer un lit douillet
+à faire envie à un moine!</p>
+
+<p>&mdash;Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma
+malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet
+à mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper
+le temps perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse...
+vous pourriez... être... blessé...</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! assura Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître
+en elle.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'une expédition&mdash;autrement dangereuse,
+celle-là&mdash;m'attend demain matin. Et, comme il n'y a
+que moi qui puisse la mener à bien, il est clair que je
+reviendrai pour l'accomplir.</p>
+
+<p>Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant
+Juana écrasée par cette bizarre logique et plus inquiète
+qu'avant.</p>
+
+<p>Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols
+de la mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de
+deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent,
+comme ils étaient entrés, sans avoir été découverts,
+sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais
+ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.</p>
+
+<p>Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était
+venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire.</p>
+
+<p>Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent
+à l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper;
+la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte.</p>
+
+<p>La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré
+leur absence à guetter leur retour, dans des transes mortelles.
+Du premier coup d'oeil, elle avait constaté qu'ils
+étaient, tous les deux, en parfait état. Un long soupir
+de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux
+noirs avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.</p>
+
+<p>Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table
+toute dressée et chargée de victuailles appétissantes.
+Mais Pardaillan avait déclaré qu'il avait besoin de repos
+et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel,
+répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que,
+lui aussi, tombait de sommeil.</p>
+
+<p>Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre,
+se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la
+lavande de ce lit douillet, préparé expressément à son
+intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six heures
+du matin.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXI</h3>
+
+<h3>BARBA ROJA</h3>
+
+<p>Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos,
+il sortit aussitôt et s'en fut droit chez un armurier
+où il choisit une mignonne petite épée qui avait les apparences
+d'un jouet, mais qui était une arme parfaite,
+flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé.
+C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.</p>
+
+<p>Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence
+n'avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu'il
+attendait, n'étant pas encore arrivé, il fit préparer un
+déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.</p>
+
+<p>Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de
+Pardaillan, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze,
+parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas...
+je les ai suivis un moment pour être sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un
+adroit compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!</p>
+
+<p>Le nain rougit de plaisir.</p>
+
+<p>Il était à ce moment un peu plus de sept heures et
+demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant
+lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une
+deuxième leçon à son petit ami.</p>
+
+<p>Le nain accepta avec un empressement et une joie qui
+témoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa
+bonne aubaine et d'arriver à un résultat appréciable.
+Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu'aux
+larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que
+Pardaillan était allé acheter à son intention.</p>
+
+<p>Pour couper court à son émotion et à ses remerciements,
+Pardaillan expliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme
+tout le monde. Il te faut donc compenser par une habileté,
+une adresse et une vivacité supérieures l'inégalité
+des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant,
+t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma
+rapière du double plus longue.</p>
+
+<p>La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan.
+Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura
+que l'élève deviendrait un escrimeur passable. Passable,
+dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable.</p>
+
+<p>Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner
+qui les attendait et, sans s'occuper des mines désespérées
+de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route,
+se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.</p>
+
+<p>Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite
+Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du
+regard, tant qu'elle put les apercevoir. Après quoi, elle
+rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement.
+Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. Obligée
+par les circonstances de diriger une maison à un âge où
+l'on n'a guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus
+ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes
+résolutions.</p>
+
+<p>Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit
+trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José
+détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de
+l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.</p>
+
+<p>Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge
+conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé
+à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur
+des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes
+mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur
+la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara.
+Et le palefrenier, marchant d'un bon pas à cote du cheval,
+prit le chemin de la porte de Bib-Alzar...</p>
+
+<p>Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.</p>
+
+<p>Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et
+trapue, véritable nid de vautours, remontait à l'époque
+des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.</p>
+
+<p>Suivant les règles du temps, concernant l'art de la
+fortification, il était bâti sur une emmenée. Ses tours
+crénelées, dressées menaçantes vers le ciel, étaient dominées
+par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté,
+au nord et au midi, de deux échauguettes en
+poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils
+scrutaient avec une vigilance de tous les instants.</p>
+
+<p>Comme dans toute résidence royale, il y avait là une
+petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et
+les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions
+de se rendre à la ville proche.</p>
+
+<p>En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville,
+l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu
+qu'il était interdit, sous peine de mort, de sortir du château,
+sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un
+ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.</p>
+
+<p>Cette défense, bien entendu, ne concernait que les
+officiers et soldats, et non les serviteurs.</p>
+
+<p>La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait
+le château. Là, elle bifurquait et s'ouvrait un
+sentier, assez large pour permettre à la litière royale
+de passer. C'était le seul chemin visible qui permettait
+d'aboutir du château à la route.</p>
+
+<p>Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines
+qui permettaient de gagner la campagne, mais
+personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et
+encore n'était-ce pas bien sûr.</p>
+
+<p>Telles étaient les explications que le Chico avait données
+à Pardaillan. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence,
+il était un peu plus de dix heures.</p>
+
+<p>Pardaillan était donc en avance de près d'une heure
+sur l'heure que lui avait indiquée d'Espinosa.</p>
+
+<p>D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre
+compte de la disposition, et vit avec satisfaction que
+toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer
+forcément devant lui. Donc, il était impossible qu'on
+emmenât la Giralda sans qu'on la vît.</p>
+
+<p>En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière
+un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de
+la porte d'entrée.</p>
+
+<p>Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit,
+mais il tenait à ce que le petit homme qui, en
+tant que combattant, ne pouvait lui être d'aucune utilité,
+ne se trouvât pas exposé inutilement.</p>
+
+<p>Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à
+quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son
+mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les
+côtés, bordant les fossés de la petite esplanade qui
+s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.</p>
+
+<p>Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient
+et vit le pont-levis s'abaisser lentement.</p>
+
+<p>Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser,
+il mit l'épée à la main.</p>
+
+<p>En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras
+la Giralda endormie ou évanouie.</p>
+
+<p>Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes
+d'armes dont les sinistres physionomies étaient, à elles
+seules, un épouvantail capable de mettre en fuite le plus
+résolu des chercheurs d'aventures. Et, en tête de la
+troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
+sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement
+triés sur le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient
+l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon.</p>
+
+<p>Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette
+bande de malandrins armés de formidables rapières, sans
+compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au côté droit.</p>
+
+<p>Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle
+qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entière
+sortir de la voûte et s'engager sur la petite esplanade.</p>
+
+<p>Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre
+que toute la bande était sortie, il se redressa doucement
+et, sans hâte, il alla se camper au milieu du
+chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme et de
+froide résolution, il cria, comme un officier commandant
+une manoeuvre:</p>
+
+<p>&mdash;Halte... On ne passe pas!</p>
+
+<p>Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux,
+devait se trouver une troupe au moins égale à
+la sienne, et il s'arrêta net, immobilisant ses hommes
+derrière lui.</p>
+
+<p>Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il
+était seul, parfaitement seul, au milieu du chemin.</p>
+
+<p>Il eut un sourire terrible.</p>
+
+<p>Par Dieu! la partie était belle!</p>
+
+<p>Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement
+ficelé, l'obliger à assister au déshonneur de la
+donzelle qu'il aimait, après quoi un coup de poignard
+bien appliqué le débarrasserait à tout jamais du Français
+maudit.</p>
+
+<p>Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle
+du colosse, et de la réussite duquel il ne douta pas
+un instant.</p>
+
+<p>Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait
+pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables à
+quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon,
+qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester
+fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
+entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a
+pour soi le nombre.</p>
+
+<p>C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan;
+ces treize-là étaient ceux qui avaient été si fort
+malmenés dans la fameuse grotte de la maison des
+Cyprès.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit
+pas compte de cet état d'esprit qui pouvait faire avorter
+son dessein de s'emparer de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire,
+et résolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue
+avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il
+mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mépris dans
+sa voix pour s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il
+cherche, qu'il prenne garde de trouver les étrivières...
+en attendant une bonne corde!</p>
+
+<p>&mdash;Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan.
+Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue,
+je l'aurais prise ce jour où je dus, pour sauver votre
+carcasse, mettre à mal une pauvre bête, assurément
+moins brute que vous!</p>
+
+<p>Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan.
+Il aurait dû cependant se souvenir de la scène
+de l'antichambre royale et savoir qu'à ce jeu-là, comme
+aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec
+lui.</p>
+
+<p>Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant
+Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui
+avait sauvé la vie, il étrangla de honte et de fureur. Il
+ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il grinça:</p>
+
+<p>&mdash;Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma
+haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais
+pas cru possible...</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières,
+on les applique aux petits garçons malappris tels que
+vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer
+séance tenante... ne fût-ce que pour voir si vous sautez
+toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit?</p>
+
+<p>Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et,
+sans trop savoir ce qu'il disait, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, que veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux
+simplement te débarrasser du fardeau de cette jeune
+fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes
+faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!</p>
+
+<p>&mdash;Place! par le Christ! hurla le colosse.</p>
+
+<p>&mdash;On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant
+la pointe de sa rapière.</p>
+
+<p>A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le
+colosse ne s'obstinât à garder la jeune fille dans ses
+bras, ce qui l'eût fort embarrassé.</p>
+
+<p>Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler
+sa force. Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il
+posa rudement la jeune fille à terre et se rua tête
+baissé, l'épée haute.</p>
+
+<p>En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les
+autres attaquèrent. Pardaillan eut devant lui un cercle
+d'acier qui cherchait de toutes parts à l'atteindre. Il
+dédaigna de s'en occuper.</p>
+
+<p>Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant,
+non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient
+plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque
+au jugé, il se fendit à fond.</p>
+
+<p>Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras,
+laissa tomber son épée et se renversa comme une masse
+en rendant des flots de sang.</p>
+
+<p>Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se
+tint immobile: il était mort.</p>
+
+<p>Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que,
+celui-là, comme Barba Roja, agissait pour son compte
+personnel. Celui-là avait aussi une haine à satisfaire.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit
+Centurion à l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie
+de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop près.</p>
+
+<p>Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute,
+et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels,
+se battant uniquement pour gagner honnêtement
+l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de montrer la
+même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis
+hors de combat.</p>
+
+<p>&mdash;A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante.
+Qui veut tâter de Giboulée?</p>
+
+<p>Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes
+avaient tâté de Giboulée.</p>
+
+<p>Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur
+de tenter&mdash;pour la forme&mdash;une illusoire résistance.
+Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur
+de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.</p>
+
+<p>Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis
+des glapissements aigus se firent entendre sur leur
+flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange
+petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand
+diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des cris
+perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre
+leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable
+petite bête se faufilait ainsi, un combattant
+atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais
+plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse
+tenait autant de place que la douleur réelle, et,
+sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses
+forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son
+mieux le long des bas-côtés du sentier.</p>
+
+<p>En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la
+place se trouva déblayée.</p>
+
+<p>Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre
+de Barba Roja et les corps évanouis, ou morts, de
+Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXII</h3>
+
+<h3>L'AVEU DU CHICO</h3>
+
+<p>Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et,
+s'adressant à ce diablotin qui avait semé la panique
+dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser
+des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de rire sardoniques,
+et se démenait en brandissant une longue
+aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les
+grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.</p>
+
+<p>Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...</p>
+
+<p>La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain
+tomba soudain.</p>
+
+<p>Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention
+de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il
+avait poussé la poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur
+impassible de l'inégale lutte.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire
+de satisfaction. La lutte était inégale, en effet... mais pas
+à leur avantage... puisqu'ils sont en fuite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, tout de même, avoua le nain.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais
+jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que
+tu connais.</p>
+
+<p>Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea
+vers la Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit
+devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à
+couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce
+moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-vous!...</p>
+
+<p>En même temps, il perçut comme un glissement sur
+son dos, et, tout de suite après, un grand cri suivi d'un
+râle. Il se redressa d'un bond, l'épée à la main, et vit
+d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.</p>
+
+<p>Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait
+pas perdu connaissance, malgré sa blessure.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo
+et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il
+pouvait ramper jusqu'à lui, il pourrait, d'un coup de
+dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'était
+mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant
+de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements
+lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement
+souffrir.</p>
+
+<p>Au moment où il se redressait péniblement pour porter
+le coup mortel à l'homme qu'il haïssait, le nain
+l'avait aperçu et s'était jeté devant lui, le bras levé.</p>
+
+<p>Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague
+en pleine poitrine, et c'était lui qui avait poussé ce grand
+cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même
+temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite
+épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable
+qui avait fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu,
+la face contre terre.</p>
+
+<p>Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de
+sang, Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vipère!</p>
+
+<p>Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya
+la tête du misérable, qui se tordit un moment et demeura
+enfin immobile à jamais.</p>
+
+<p>Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce
+à l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage.</p>
+
+<p>&mdash;Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan,
+qui prit doucement le nain dans ses bras.</p>
+
+<p>Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le
+dévouement et toute l'affection dont son petit coeur était
+rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je... suis... content!</p>
+
+<p>Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.</p>
+
+<p>Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement
+le pourpoint et se mit à vérifier la blessure
+avec la compétence d'un chirurgien consommé. Alors, un
+immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressée, et,
+avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les
+côtes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il
+n'y paraîtra plus... C'est égal, j'ai eu peur!</p>
+
+<p>Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel
+insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:</p>
+
+<p>&mdash;Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un
+enfant blessé sur les bras!... Hé! mais... morbleu! voici
+mon affaire.</p>
+
+<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une
+charrette qui s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont
+le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait
+se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la
+grand-route ou grimper par le sentier.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps
+étendus à terre. Et sa résolution fut prise. Il cria à
+pleins poumons au charretier:</p>
+
+<p>Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un
+moment!</p>
+
+<p>Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une
+silhouette féminine se dresser debout dans la charrette,
+descendre précipitamment, et se ruer à l'assaut du sentier.</p>
+
+<p>«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»</p>
+
+<p>Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la
+Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement,
+sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et
+à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait à
+sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré
+la mante qui la recouvrait, il la reconnut.</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté
+au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une
+femme qui sait arriver à propos!...</p>
+
+<p>En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment
+le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara,
+suant, soufflant... et pestant, à son ordinaire.</p>
+
+<p>A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait
+senti une angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant
+appeler, elle avait compris qu'un malheur était arrivé.
+Elle en avait le pressentiment douloureux puisque
+c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche plutôt
+risquée.</p>
+
+<p>Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise
+à courir à la rencontre du chevalier.</p>
+
+<p>En approchant, elle avait vu que le chevalier portait
+dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.</p>
+
+<p>Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le
+malheur pressenti était arrivé!</p>
+
+<p>Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le
+blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan
+répondit d'une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore!</p>
+
+<p>Et il continua son chemin, comme inconscient du
+coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement
+vers la charrette.</p>
+
+<p>La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas
+une larme. Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint
+livide, et, lorsque Pardaillan passa près d'elle, il courba
+la tête d'un air honteux, sous le regard de douloureux
+reproche qu'elle lui décocha.</p>
+
+<p>Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un
+automate.</p>
+
+<p>Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda
+dans les bras de la duègne en disant d'un air bourru:</p>
+
+<p>&mdash;Occupez-vous de celle-ci.</p>
+
+<p>Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur
+l'herbe roussie qui bordait la route.</p>
+
+<p>En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet
+vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes
+laissant apercevoir le blanc de l'oeil révulsé, la petite
+Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être
+et s'abattit sur les genoux.</p>
+
+<p>Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de
+son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que
+Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle
+de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer
+doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
+avec une tendresse infinie:</p>
+
+<p>&mdash;Chico!... Chico!... Chico!...</p>
+
+<p>Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour
+qui emplissait le coeur fidèle du petit homme, l'amour
+puissant, naïf et sincère, montra une fois de plus quel
+était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.</p>
+
+<p>Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était
+blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se
+penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant
+dans le même sourire.</p>
+
+<p>Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son
+grand ami, qui détourna les yeux d'un air embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!... murmura Pardaillan.</p>
+
+<p>Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse
+de ses traits fins.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il
+reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa sérénité,
+son bon sourire de chien dévoué, à l'adresse des deux
+seuls êtres qu'il eût aimés au monde, et il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.</p>
+
+<p>Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les
+larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris.
+Très doucement, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pleures-tu, Juana?</p>
+
+<p>&mdash;O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé.
+Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais été une
+gêne pour toi... et moi... j'aurais été très malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;Luis!... Luis!...</p>
+
+<p>&mdash;Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant...
+puisque je vais mourir...</p>
+
+<p>Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire
+ce qu'il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:</p>
+
+<p>&mdash;Car je vais mourir, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son
+désespoir, n'avait plus toute sa présence d'esprit, car,
+au lieu de le réconforter par des paroles d'espoir, comme
+le lui commandait l'humanité la plus élémentaire, il
+cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses
+larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il
+disait frénétiquement: «Oui! Oui!»</p>
+
+<p>Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua,
+toujours avec la même douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire,
+Juana... je t'aimais... je t'aimais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana,
+je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu
+faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir,
+je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ça
+n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais...</p>
+
+<p>&mdash;Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico!
+tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi
+aussi je t'aime... et pas comme un frère!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force
+de redresser sa petite tête, oh!... dis-tu vrai?...</p>
+
+<p>&mdash;Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement
+cette tête chère dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!...
+je t'ai toujours aimé!...</p>
+
+<p>Une expression de joie céleste se répandit sur les
+traits du nain.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais
+mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je
+t'aime!... Je t'aime!...</p>
+
+<p>&mdash;Trop... tard!... fit encore une fois le nain.</p>
+
+<p>Et il se renversa, évanoui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas,
+petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement
+la tête, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous
+jure qu'elle est sincère!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi,
+ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une
+chose aussi respectable qu'une douleur sincère?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort...
+Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas!</p>
+
+<p>&mdash;Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante,
+puisqu'il le dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai
+pas!...</p>
+
+<p>Et avec une inquiétude navrante:</p>
+
+<p>&mdash;Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand
+même?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?</p>
+
+<p>Et, pour cacher son trouble:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie
+lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous
+pouviez me tuer?</p>
+
+<p>&mdash;Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie,
+dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu
+d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide à prononcer
+ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'était pour cela?</p>
+
+<p>&mdash;M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui
+prenant les deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...</p>
+
+<p>Et, avec un accent de gratitude infinie:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures...
+Ne vous devrai-je pas mon bonheur?</p>
+
+<p>Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin
+de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par
+l'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous
+promettez arrive.</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous
+prédis?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que votre premier enfant sera un garçon...</p>
+
+<p>Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain,
+secoua la tête d'un air de doute.</p>
+
+<p>Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours,
+que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui
+deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme
+un chêne.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le
+dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean
+en souvenir de vous.</p>
+
+<p>Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien.
+Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une
+chose: ne se réveiller jamais.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXIII</h3>
+
+<h3>L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER</h3>
+
+<p>Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut,
+naturellement, de faire appeler un médecin.</p>
+
+<p>Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas
+s'être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage,
+après un minutieux examen de la blessure, se
+fût prononcé.</p>
+
+<p>Il arriva que le médecin confirma de tous points ses
+propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur
+pied... C'était miracle qu'il n'eût pas été tué roide.</p>
+
+<p>Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur,
+s'enveloppa dans son manteau et s'éclipsa à la
+douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à
+marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir,
+et, avec un sourire terrible, il murmura:</p>
+
+<p>«A nous deux, Fausta!»</p>
+
+<p>Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement
+de don César, était rentrée chez elle, dans cette
+somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco.</p>
+
+<p>Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de
+le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.</p>
+
+<p>Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par
+conséquent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes
+et qui avaient tous pour base son mariage avec le
+fils de don Carlos.</p>
+
+<p>Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les
+eut voulues; mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu
+d'être mécontente.</p>
+
+<p>Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains
+de don Almaran, qui avait eu la stupidité de se faire
+blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu'il fût ne
+lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison
+à elle, chez des gens à elle.</p>
+
+<p>En ayant la prudence de laisser oublier les événements
+qui s'étaient produits lors de l'arrestation projetée du
+Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-même
+dans cette maison, elle était à peu près certaine que
+d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était
+caché le prince.</p>
+
+<p>Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la
+quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince
+dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider
+à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette
+vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de
+son fils... le fils de Pardaillan.</p>
+
+<p>Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement
+renseigné au sujet de cette conspiration dont
+le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était
+elle, le chef occulte.</p>
+
+<p>D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle
+à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait
+jamais soufflé mot. Une chose aussi l'agaçait. Elle sentait
+planer autour d'elle et même chez elle une surveillance
+occulte qui, à la longue, devenait intolérable.</p>
+
+<p>Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière.
+Cela ne l'inquiétait pas autrement. Elle savait
+que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie
+à son terrible allié: d'Espinosa. Mais cela l'énervait
+et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse
+satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand
+inquisiteur à son égard:</p>
+
+<p>Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours
+qu'avait duré la détention de Pardaillan, elle s'était tenue
+sur une extrême réserve.</p>
+
+<p>Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait
+de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état
+du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.</p>
+
+<p>La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan
+arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle était
+allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur.
+A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, avait
+répondu:</p>
+
+<p>&mdash;Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé
+Fausta.</p>
+
+<p>Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage,
+avait répété sa phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Ses tourments sont terminés.</p>
+
+<p>En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris
+que, complètement remis, il avait projeté d'aller le lendemain
+au château de Bib-Alzar, où l'appelait il ne savait
+quelle affaire.</p>
+
+<p>Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette
+affaire qui appelait Barba Roja à la forteresse de
+Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.</p>
+
+<p>Or, ce jour, une heure environ après le moment où
+nous avons vu Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A
+nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce
+petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a
+pas oublié sans doute, communiquait par une porte
+secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse
+demeure.</p>
+
+<p>Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce,
+très simplement meublée, Fausta terminait un long
+entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, disait le Torero d'une voix très triste,
+croyant m'amener à accepter vos propositions en levant
+certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruauté
+de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité
+sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de
+me laisser ignorer cette fatale vérité!... N'importe, le
+mal est fait, il n'y a plus à y revenir... Mais votre but
+n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement?
+Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez
+souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu
+à ne pas me dresser contre celui qui est et restera,
+pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition,
+madame, est de me retirer dans ce beau pays de France
+avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire
+ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes
+jours avec la compagne que j'ai choisie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours
+cette cruelle déception, croyant m'adresser à des
+hommes, de ne rencontrer que des femmes... de misérables
+et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!...
+Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce Pardaillan
+que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il
+est devenu?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui
+ignorait l'arrestation du chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan
+dont la pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide
+résistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou
+furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet
+autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta,
+qui l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le
+néant.</p>
+
+<p>&mdash;Par le Christ! madame, si ce que vous dites est
+vrai, votre...</p>
+
+<p>D'un geste violent, Fausta l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et
+n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas
+pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux
+et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à ta bien-aimée...
+cette misérable bohémienne pour qui tu refuses
+le trône que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable
+fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte
+déshonorée, salie par les baisers de Barba Roja... Sois
+donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi aussi, à l'imitation
+de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement
+fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!</p>
+
+<p>D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet,
+et, avec des yeux de dément, il lui cria dans la
+figure:</p>
+
+<p>&mdash;Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure
+Dieu, votre dernière heure est venue!...</p>
+
+<p>Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager
+de son étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller
+dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et
+tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un
+poison qui ne pardonne pas.</p>
+
+<p>Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste
+brusque, et, s'adossant à la cloison, de sa voix implacable,
+elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon
+oeuvre... Ta fiancée est morte souillée... et c'est encore
+mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir désespéré... et ce
+sera mon oeuvre, encore, toujours!...</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait
+la porte secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en
+arrière.</p>
+
+<p>Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme
+était là... derrière cette porte secrète qu'elle croyait
+être seule à connaître... Un homme qui avait entendu,
+peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet homme?
+Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle
+leva le bras armé du poignard empoisonné et l'abattit
+dans un geste foudroyant.</p>
+
+<p>Sa main fut happée au passage par une autre main,
+une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea
+à lâcher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille
+la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise
+qu'elle reconnaissait enfin disait:</p>
+
+<p>&mdash;J'entends parler de mort, de poison, de folie, de
+torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta
+doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que
+Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.</p>
+
+<p>A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double
+cri, jeté sur un ton différent, retentit:</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant
+la porte secrète comme pour en interdire l'approche
+à Fausta.</p>
+
+<p>Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments
+de colère terrible, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se
+portent assez bien. Dieu merci!... Et quant à la folie
+furieuse dont vous parliez tout à l'heure... peut-être
+suis-je fou, en effet, mais c'est du désir impérieux de
+vous écraser comme une bête venimeuse que vous
+êtes!</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant
+que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée
+et qui n'a pas été souillée par l'illustre Barba Roja,
+attendu que la main que voici l'a proprement expédié
+dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer
+l'attentat odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous
+pas proclamé que tout cela était votre oeuvre?...</p>
+
+<p>&mdash;Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...</p>
+
+<p>Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire
+avait lu sa condamnation dans les yeux de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme
+surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne
+veux pas mourir de sa main... à lui...</p>
+
+<p>Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un
+petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu à son cou
+et le porta à ses lèvres.</p>
+
+<p>Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna
+de le faire.</p>
+
+<p>Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un
+geste plus rapide encore, tira d'un même coup sa dague
+et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé,
+avec une physionomie hermétique, une voix étrangement
+calme:</p>
+
+<p>&mdash;Vous demandiez comment vous acquitter du peu
+que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez
+ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi précieusement...
+Vous m'en répondrez sur votre vie... Au moindre
+geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié...
+comme un chien enragé.</p>
+
+<p>Et avec un accent d'irrésistible autorité:</p>
+
+<p>&mdash;Faites ce que je vous demande... pas autre chose...
+et nous serons quittes, mon prince.</p>
+
+<p>Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes,
+l'épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans
+doute ne s'attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire,
+car ils s'arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard
+avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation,
+de sa voix narquoise, railla:</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur
+de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté
+de vous revoir!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant
+galamment, tout l'honneur est pour nous.</p>
+
+<p>Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable
+des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très
+poliment, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre
+à mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'était si cher,
+et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure
+chance, messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.</p>
+
+<p>&mdash;A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions
+trouver ici, ajouta Chalabre.</p>
+
+<p>Le quatrième personnage qui accompagnait les trois
+ordinaires n'était autre que Bussi-Leclerc.</p>
+
+<p>Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan,
+qu'il était encore là, sans parole, immobile, les yeux
+exorbités, comme pétrifié.</p>
+
+<p>Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant
+une tactique qui avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur,
+il feignait de ne pas le voir.</p>
+
+<p>Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment
+de Sainte-Maline, il s'écria tout à coup avec un air de
+surprise indignée:</p>
+
+<p>&mdash;Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!...
+Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils
+se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs,
+vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!...
+Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
+s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!...
+Fi donc!</p>
+
+<p>Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans
+dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur,
+Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués
+en se ruant, l'épée haute, et les autres bondirent
+à la rescousse.</p>
+
+<p>Pendant un moment, qui parut mortellement long à
+Fausta gardée à vue par le Torero, on n'entendit,
+dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le
+souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en
+silence.</p>
+
+<p>La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle
+fût, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient
+encore l'espace et gênaient les mouvements.</p>
+
+<p>Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils
+ne s'aidaient.</p>
+
+<p>Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux.
+Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte
+derrière lui.</p>
+
+<p>Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle
+se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner
+avec lui, bondir par cette ouverture, repousser
+la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression
+des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
+pas voulu.</p>
+
+<p>Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs,
+se répondait Fausta.</p>
+
+<p>Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle
+Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.</p>
+
+<p>Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de
+taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se
+ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'écrasaient
+sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant
+les injures, les menaces les plus effroyables sortaient
+de leurs bouches crispées.</p>
+
+<p>Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme
+un roc. Il n'avançait pas encore, mais il n'avait pas
+rompu d'une semelle.</p>
+
+<p>Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte
+derrière lui. Son épée seule agissait. Elle était
+partout à la fois, parant ici, frappant là.</p>
+
+<p>Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer,
+et il se disait surtout qu'il était temps d'en finir.</p>
+
+<p>Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec
+une impétuosité irrésistible.</p>
+
+<p>Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce
+qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un
+coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une
+masse.</p>
+
+<p>Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte
+inégale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si
+violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure
+partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer...
+encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup
+en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense,
+et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction
+dans ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin!...</p>
+
+<p>Et il demeura immobile... à jamais.</p>
+
+<p>Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui
+restaient. Et aussi paisiblement que s'il eût été sur
+les planches d'une salle d'armes, il dit très sérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que
+vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l'embarras,
+je vous ferai grâce de la vie...</p>
+
+<p>Et avec un froncement de sourcils:</p>
+
+<p>&mdash;Mais comme vous devenez par trop encombrants,
+je me vois obligé de vous condamner à l'inaction... pour
+un bout de temps.</p>
+
+<p>Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée,
+s'écroulait en poussant un cri de douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Un!... compta froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Et presque aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Deux!</p>
+
+<p>C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.</p>
+
+<p>Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son
+épée et dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous-en!</p>
+
+<p>&mdash;Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation,
+je ne mérite pas l'injure que vous me faites.</p>
+
+<p>Et il se rua à corps perdu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant,
+je vous demande pardon... Trois!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement
+Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part
+en part. Vous êtes un galant homme... Merci!</p>
+
+<p>Et il s'évanouit.</p>
+
+<p>Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix
+cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant
+la porte par où les bravi avaient fait irruption:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne
+vous gênez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet
+d'argent qui pendille sur votre sein...</p>
+
+<p>Morne, désemparée pour la première fois de sa vie,
+peut-être, Fausta fit: non! d'un signe de tête farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante,
+eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement,
+autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!...</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément
+découragé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors,
+puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante,
+permettez que je prenne mes précautions pour qu'on ne
+vienne pas nous déranger.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef,
+poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche.
+Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage,
+jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une
+expression de menace si terrible que Fausta, affolée,
+clama dans son esprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...</p>
+
+<p>Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha
+d'elle avec une lenteur effroyable.</p>
+
+<p>Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le
+regardait s'approcher sans faire un mouvement.</p>
+
+<p>Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans
+desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un éclat
+insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les
+mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis
+les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles agrippèrent,
+et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous
+le menton, commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle
+pression.</p>
+
+<p>Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans
+les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si
+graves, si calmes, si clairs, se levèrent sur lui effarés,
+suppliants, et, dans un gémissement, elle implora:</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!... ne me tue pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus
+effrayant que sa colère de tout à l'heure, ah! c'est donc
+vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur
+de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...</p>
+
+<p>Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux,
+qui l'avait abandonnée un instant, lui revint
+comme par enchantement, et avec un accent de souveraine
+hauteur, en le fixant droit dans les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu
+as demandé grâce... là... à l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas
+peur... pour moi.</p>
+
+<p>Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de
+l'inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique
+avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague
+qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste violent
+son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son
+sein nu, avec un accent de froide résolution:</p>
+
+<p>&mdash;Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée
+à tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais
+pourquoi je t'ai demandé grâce.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.</p>
+
+<p>«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour
+me prononcer, que vous vous soyez expliquée...
+Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore...
+Mais écoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de
+courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...</p>
+
+<p>Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant
+à comprendre le sens de ses paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.</p>
+
+<p>Et elle continua en s'animant peu à peu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre
+par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui,
+j'ai été froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais,
+Pardaillan... je t'ai toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée...
+Comprends-tu?... Mais, si j'ai été implacable et
+odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, entends-tu?
+Pardaillan, je n'ai pas voulu&mdash;ah! cela, jamais!&mdash;je
+n'ai pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant
+toi et te demander:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous fait de ma mère?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât...
+parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu
+maintenant pourquoi je t'ai demandé grâce? Pourquoi
+tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?</p>
+
+<p>En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de
+prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut
+l'étonnement, un étonnement prodigieux.</p>
+
+<p>Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...</p>
+
+<p>On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur
+la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit
+le récit des événements relatés dans les premiers chapitres
+de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec
+une attention soutenue, et quand elle eut terminé:</p>
+
+<p>&mdash;En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à
+l'heure qu'il est, à Paris, sous la garde de votre suivante
+Myrthis... Et vous, digne mère, vous n'avez su
+trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est
+vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses...
+Enfin, ce qui est fait est fait.</p>
+
+<p>Fausta courba la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Que comptez-vous faire? fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi
+bien ma mission est terminée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez le document?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint
+est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera
+vivre tranquille... Je l'espère, du moins.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent
+leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa
+nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-être
+chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu'il
+tenait à ne pas dévoiler.</p>
+
+<p>Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, madame, fit-il froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>EPILOGUE</h3>
+
+<p>En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan
+trouva un dominicain qui l'attendait patiemment.</p>
+
+<p>Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur
+annoncer à sa seigneurie que S. M. le roi recevrait
+en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour
+de la semaine. En même temps le moine remit à Pardaillan
+un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite,
+plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César
+el Torero, payables à volonté dans n'importe quelle
+ville du royaume, ou à Paris, ou encore dans n'importe
+quelle ville du gouvernement des Flandres.</p>
+
+<p>Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura
+que l'Espagne ne ferait aucune difficulté pour reconnaître
+Sa Majesté de Navarre comme roi de France le
+jour où Elle se convertirait à la religion catholique.</p>
+
+<p>D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter
+un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait
+personnellement, comme au plus brave, au plus digne
+gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.</p>
+
+<p>Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible,
+était une épée de combat, une longue, solide et
+merveilleuse rapière, signée d'un des meilleurs armuriers
+de Tolède.</p>
+
+<p>Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce
+n'était pas là une arme de parade, mais une bonne et
+solide rapière très simple. Seulement, en rentrant à
+l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait
+sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit
+valait pour le moins cinq à six mille écus.</p>
+
+<p>Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante
+sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter,
+par la générosité reconnaissante du Torero, d'une somme
+de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas
+peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait
+pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa
+fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme,
+gueux comme Job de biblique mémoire.</p>
+
+<p>Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant
+qu'il lui devait bien cette marque d'amitié.</p>
+
+<p>D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage
+fut un véritable événement et que tout ce que la ville
+comptait de huppés et même de gens de la cour eut la
+curiosité d'assister à cette union qualifiée d'extravagante
+par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
+qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions
+s'éleva de toutes parts.</p>
+
+<p>Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été
+en état de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement
+ses leçons d'escrime et se montrait surpris et
+émerveillé des progrès rapides de son élève.</p>
+
+<p>Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant
+avec lui le Torero et sa fiancée, la jolie Giralda,
+lesquels avaient résolu de s'unir en France même.</p>
+
+<p>Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan
+apportait à Henri IV le précieux document conquis
+au prix de tant de luttes et de périls, et lui rendait un
+compte minutieux de l'accomplissement de sa mission.</p>
+
+<p>&mdash;Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille
+miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin.
+Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux
+fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne mémoire.
+Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne
+pourrai-je rien pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire
+bon enfant, voici qui tombe à merveille. J'ai précisément
+une faveur à demander à Votre Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et
+si vous n'êtes pas trop exigeant...</p>
+
+<p>Et, en lui-même, il se disait:</p>
+
+<p>«Tu y viens, comme tous les autres!...»</p>
+
+<p>Et Pardaillan se disait de son côté:</p>
+
+<p>«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais
+est dans ces mots.»</p>
+
+<p>Et tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui
+présenter un ami que j'ai ramené d'Espagne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, c'est tout?...</p>
+
+<p>&mdash;Je demanderai pour lui un emploi honorable dans
+les armées du roi.</p>
+
+<p>Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta
+froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami
+est assez riche pour se passer d'une solde.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! Du moment que...</p>
+
+<p>Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute
+estime dont elle veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement
+à mon ami et lui faciliter les occasions de
+se produire à son avantage.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit le roi surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché
+la terre que cet ami compte acheter en France.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela...
+d'un coup... à quelque croquant... Cela fera hurler!</p>
+
+<p>&mdash;Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est
+pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et
+de très bonne noblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous en répondez! fit le roi hésitant.</p>
+
+<p>&mdash;J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?</p>
+
+<p>&mdash;C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez
+cependant pas excessif que je sache à qui doit s'adresser
+cette faveur?</p>
+
+<p>&mdash;Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan,
+qui avait repris son air bon-enfant.</p>
+
+<p>Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero
+pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru
+excessives au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout
+de suite?</p>
+
+<p>&mdash;J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.</p>
+
+<p>Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il
+éclata de rire en levant les épaules. Il avait deviné à
+quel mobile avait obéi Pardaillan.</p>
+
+<p>Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:</p>
+
+<p>&mdash;Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de
+son air le plus naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque
+chose...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voyez bien!....</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable,
+d'avoir toute ma liberté à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire,
+sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale...
+Un enfant à rechercher.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant
+peut-il bien vous intéresser?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<p><b>TABLE DES MATIÈRES</b></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>I.&mdash;Les idées de Juana.</p>
+<p>II.&mdash;Fausta et le torero.</p>
+<p>III.&mdash;Le fils du roi.</p>
+<p>IV.&mdash;Entretien de Pardaillan et du torero.</p>
+<p>V.&mdash;Dans l'arène.</p>
+<p>VI.&mdash;Le plan de Fausta.</p>
+<p>VII.&mdash;La corrida.</p>
+<p>VIII.&mdash;Le Chico rejoint Pardaillan.</p>
+<p>IX.&mdash;L'orage éclate.</p>
+<p>X.&mdash;Le triomphe du Chico.</p>
+<p>XI.&mdash;Vive le roi Carlos!</p>
+<p>XII.&mdash;L'épée de Pardaillan.</p>
+<p>XIII.&mdash;Les amours du Chico.</p>
+<p>XIV.&mdash;Fausta.</p>
+<p>XV.&mdash;Le repas de Tantale.</p>
+<p>XVI.&mdash;Le plancher mouvant.</p>
+<p>XVII.&mdash;Le philtre du moine.</p>
+<p>XVIII.&mdash;Changement de rôles.</p>
+<p>XIX.&mdash;Libre!</p>
+<p>XX.&mdash;Bib-Alzar.</p>
+<p>XXI.&mdash;Barba Roja.</p>
+<p>XXII.&mdash;L'aveu du Chico.</p>
+<p>XXIII.&mdash;L'échappé de l'enfer.</p>
+<p>Épilogue.</p>
+ </div> </div>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+by Michel Zévaco
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
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+
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zevaco
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+
+Author: Michel Zevaco
+
+Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
+
+
+
+Produced by Renald Levesque
+
+
+
+
+
+MICHEL ZEVACO
+
+LES PARDAILLAN
+
+
+
+Les amours du Chico
+
+
+
+I
+
+LES IDEES DE JUANA
+
+Nous avons dit que Pardaillan, mettant a profit le temps pendant lequel
+les conjures se retiraient, avait eu un entretien assez anime avec le
+Chico.
+
+Pardaillan avait demande au petit homme s'il n'existait pas quelque
+entree secrete, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la
+grotte, par ou lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir a son gre.
+
+Le nain s'etait d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, penetrer seul
+et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'etait une maniere de
+suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur francais, qui
+venait d'echapper par miracle a une mort affreuse, s'exposat ainsi,
+comme a plaisir.
+
+Mais Pardaillan avait insiste, et, comme il avait une maniere a lui,
+tout a fait irresistible, de demander certaines choses, le nain avait
+fini par ceder et l'avait conduit dans un couloir ou se trouvait,
+affirmait-il, une entree que nul autre que lui ne connaissait.
+
+On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les
+conjures ne connaissaient cette entree.
+
+Pendant que Pardaillan etait dans la salle, le nain, horriblement
+inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posee sur le ressort qui
+actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui
+se passait de l'autre cote de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
+doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoisse, le
+signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui
+qu'il considerait maintenant comme un grand ami.
+
+Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le
+nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des
+manifestations d'une joie aussi bruyante que sincere, qui l'emurent
+doucement.
+
+--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de la-dedans, dit-il,
+quand il se fut un peu calme.
+
+--Bah! repondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne
+m'atteint pas aisement.
+
+--J'espere que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui
+tremblait a la pensee que le Francais ne s'avisat de s'exposer encore,
+bien inutilement, a son sens.
+
+A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:
+
+--Ma foi, oui! Ce sejour est peut-etre agreable pour des betes de
+nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour
+d'honnetes gens comme Chico. Allons-nous-en donc!
+
+Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagne de Chico,
+fit son entree dans l'auberge de la Tour.
+
+Dans la vaste cheminee de la cuisine, un feu clair petillait, et la
+gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugreait et
+bougonnait contre les jeunes maitresses qui ne veulent en faire qu'a
+leur tete, et qui, apres avoir passe la plus grande partie de la nuit
+debout, sont levees les premieres et parees de leurs plus beaux atours,
+genent les serviteurs honnetes et consciencieux acharnes a leur besogne.
+
+C'est qu'en effet la petite Juana etait descendue la premiere, n'ayant
+pu trouver le repos espere.
+
+Elle etait bien pale, la petite Juana, et ses yeux cernes, brillants
+de fievre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-etre des larmes
+versees abondamment. Mais, si inquiete, si fatiguee et si desorientee
+qu'elle fut, la coquetterie n'avait pas cede le pas chez elle. Et c'est
+paree de ses plus riches et de ses plus beaux vetements, soigneusement
+coiffee, finement chaussee, qu'elle allait et venait, ayant toujours
+l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entree, comme si elle eut
+attendu quelqu'un.
+
+C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer
+Pardaillan, flanque de Chico, l'air triomphant. Et, du meme coup, le
+sourire s'epanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'etaient ses
+levres, ses joues si pales rosirent, et ses yeux inquiets, comme embues
+de larmes, retrouverent tout leur eclat, comme par enchantement.
+
+--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'ecria-t-elle.
+Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don Cesar, sont tres inquiets
+a votre sujet?
+
+--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un
+instant.
+
+Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tot, si
+vivement presse le Chico de sauver le chevalier, s'il etait possible,
+Juana, qui avait prodigue des promesses sinceres de reconnaissance et
+d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se
+changea en consternation. Elle ne parut meme pas le voir; ou plutot, si.
+Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si
+elle eut eu a lui reprocher quelque trahison indigne.
+
+Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:
+
+--Seigneur, desirez-vous monter vous reposer tout de suite? Desirez-vous
+prendre quelque chose avant?
+
+--Juana, ma jolie, je desire me restaurer d'abord. Faites-moi donc
+servir la moindre des choses, une tranche de pate, avec deux bouteilles
+de vin de France.
+
+--Je vais vous servir moi-meme, seigneur, dit Juana.
+
+--Honneur auquel je suis tres sensible, ma belle enfant! Pendant que
+vous y etes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, a rassurer sur mon compte
+MM. Cervantes et El Torero.
+
+--Tout de suite, seigneur!
+
+Vive, legere et heureuse, Juana s'elanca dans l'escalier pour informer
+les amis du seigneur francais de son retour inespere, apres avoir fait
+signe a une servante de dresser le couvert.
+
+Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit
+a rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain
+le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit:
+
+--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes!
+
+--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloque.
+
+Pardaillan haussa les epaules et:
+
+--Tu lui as fait que tu m'as sauve, dit-il.
+
+--Mais c'est elle qui m'en a prie!
+
+--Precisement!
+
+Et, comme le nain ouvrait des yeux enormes, il se mit a rire de tout son
+coeur.
+
+--Ne cherche pas a comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime.
+
+--Oh! fit le Chico incredule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a
+foudroye du regard.
+
+--C'est precisement a cause de cela que je dis qu'elle t'aime.
+
+Le nain secoua douloureusement la tete. Pardaillan en eut pitie.
+
+--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me
+voir vivant...
+
+--Vous voyez bien...
+
+--Mais elle est furieuse apres toi.
+
+--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obeir.
+
+--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tue. Elle
+n'aurait pas voulu que ce fut toi qui, precisement, me sauvasses.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne
+soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aime Juana, tu eusses ete
+jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauve! Voila ce qu'elle se
+dit. Comprends-tu?
+
+--Mais, si je ne vous avais pas sauve, elle m'eut tourne le dos. Elle
+m'eut traite d'assassin. Alors?
+
+--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne
+t'inquiete pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en
+moi? Oui ou non?
+
+--Oui, tiens.
+
+--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi.
+Tes affaires vont bien, je t'en reponds.
+
+Pour ne pas desobliger Pardaillan, Chico s'efforca de refouler son
+chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins
+morose.
+
+A ce moment, Juana redescendait et annoncait:
+
+--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre
+Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez
+prendre place, goutez cet excellent pate en attendant l'omelette qui
+saute.
+
+Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux.
+
+--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne
+savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je
+pense m'y connaitre.
+
+Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait etre celui qui avait
+l'honneur d'etre qualifie de brave par le seigneur francais, le brave
+des braves:
+
+--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est
+aussi un ami que j'aime.
+
+A dire vrai, si Juana etait surprise et intriguee, le Chico ne l'etait
+pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait etre cet ami dont
+parlait Pardaillan.
+
+Quoi qu'il en soit, Juana se hata de reparer le mal, et, curieuse, comme
+toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du
+reste.
+
+Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table
+et, designant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand
+ebahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:
+
+--Ca, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi la, en face de moi, et
+soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas vole, que t'en semble?
+
+Chico commencait a considerer Pardaillan comme un etre exceptionnel,
+plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait
+appris a respecter.
+
+Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero etaient descendus et,
+bientot assis a la meme table, choquaient leurs verres contre les verres
+de Pardaillan et de Chico.
+
+Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le
+chevalier attable avec le petit vagabond, se garderent bien d'en laisser
+rien paraitre. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied
+d'egalite, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
+ils s'empresserent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur
+qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle venerait au-dessus de
+tout, temoigner une grande consideration a son eternelle poupee, cette
+poupee a qui elle croyait faire un tres grand honneur en lui permettant
+de baiser le bout de son soulier.
+
+Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amuse, lisait sur
+sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait
+sans oser les formuler tout haut.
+
+--Croiriez-vous, dit-il a un certain moment, que ce petit diable a ose
+lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je
+suis encore vivant.
+
+--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?
+
+--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite
+poitrine de cette reduction d'homme bat un coeur ferme et genereux.
+Il n'est pas de bravoure comparable a celle qui s'ignore. Je vous
+expliquerai un jour peut-etre ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
+sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami,
+non pour l'amour de moi, mais pour lui-meme.
+
+--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne
+de votre amitie, nous nous honorerons de faire comme vous.
+
+Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il etait
+heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il
+regardait comme des heros, le plongeaient dans une gene qu'il ne
+parvenait pas a surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
+constamment du cote de Juana pour juger de l'effet produit sur elle
+par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu
+d'etre satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre
+oeil et lui faisait son plus gracieux sourire...
+
+Apres avoir ainsi frappe indirectement l'esprit de la fillette,
+Pardaillan la prit a partie directement et, moitie plaisant, moitie
+serieux:
+
+--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonne,
+votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauve, je vous suis
+redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la
+femme qui aura le bonheur d'etre aimee de Chico pourra compter sur cet
+amour jusqu'a la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidele n'a
+battu dans une poitrine d'homme.
+
+Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:
+
+"Vous ne m'apprenez rien de nouveau."
+
+Pardaillan se montra tres sobre d'explications. C'etait du reste assez
+son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris
+concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire
+ressortir le role de Chico, qu'il prit plaisir a exagerer, sincerement
+d'ailleurs, car il etait de ces natures d'elite qui s'exagerent a
+elles-memes le peu de bien qu'on leur fait.
+
+Ces explications donnees, il pretexta une grande fatigue, et, sur ce
+point, il n'exagerait pas, car, tout autre que lui se fut ecroule depuis
+longtemps, et monta s'etendre dans les draps blancs qui l'attendaient.
+
+Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la
+Giralda et le Chico resta seul.
+
+Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement,
+apres avoir tourne et vire dans le patio, sure qu'il ne la quittait pas
+des yeux, elle se dirigea d'un air detache vers un petit reduit qu'elle
+avait arrange a sa guise et qui etait comme son boudoir a elle, boudoir
+bien modeste. Et, en se retirant, la petite madree regardait par-dessus
+son epaule pour voir s'il la suivait.
+
+Et, comme elle voulait qu'il vint, elle tourna a demi la tete et
+l'ensorcela d'un sourire.
+
+Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la
+rejoignit dans le petit reduit, le coeur battant a se briser dans sa
+poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui
+faire.
+
+Juana s'etait assise dans l'unique siege qui meublait la piece, tres
+petite. C'etait un vaste fauteuil en bois sculpte. Comme elle etait
+petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chene
+cire.
+
+Le Chico se faufila dans la piece et resta devant elle muet et l'air
+fort penaud. Voyant qu'il ne se decidait pas a parler, elle entama la
+conversation, et, avec un visage serieux, sans qu'il lui fut possible de
+discerner si elle etait contente ou fachee:
+
+--Alors, dit-elle, il parait que tu es brave, Chico?
+
+Ingenument, il dit:
+
+--Je ne sais pas.
+
+Agacee, elle reprit avec un commencement de nervosite:
+
+--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaitre, lui,
+qui est la bravoure meme.
+
+--S'il le dit, cela doit etre... Mais, moi, je n'en sais rien.
+
+Les petits talons de Juana commencerent de frapper sur le bois du
+tabouret un rappel inquietant pour Chico, qui connaissait ces
+signes revelateurs de la colere naissante de sa petite maitresse.
+Naturellement, cela ne fit qu'accroitre son trouble.
+
+--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras,
+tu l'aimeras jusqu'a la mort? fit-elle brusquement.
+
+On se tromperait etrangement si on concluait de cette question que Juana
+etait une effrontee ou une rouee sans pudeur ni retenue. Juana etait
+parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait a elle seule a
+justifier ce qu'il y avait de risque dans sa question. Rouee, elle se
+fut bien gardee de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de
+l'epoque etaient autrement libres que celles de nos jours, ou tout se
+farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie.
+
+Le Chico rougit et balbutia:
+
+--Je ne sais pas!
+
+Elle frappa du pied avec colere.
+
+--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agacant. Pour qu'il ait
+dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.
+
+--Je ne lui ai pas parle de cela, je le jure!
+
+--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras
+jusqu'a la mort?
+
+Et caline:
+
+--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la
+connais? Parle donc! tu restes la, bouche bee. Tu m'agaces!
+
+Les yeux du Chico lui criaient: "C'est toi que j'aime!" Elle le voyait
+tres bien, mais elle voulait qu'il le dit. Elle voulait l'entendre.
+
+Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:
+
+--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.
+
+Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'etait pas la l'aveu qu'elle
+voulait lui arracher, et elle eut une moue depitee. Sotte qu'elle etait
+d'avoir cru un instant a la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait
+meme pas jusqu'a dire deux mots: "Je t'aime!" Elle ne savait pas; la
+petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus
+braves.
+
+Et dans son depit, cette pensee lui vint, puisqu'il n'etait bon qu'a
+cela, de l'humilier, de l'amener a se prosterner devant elle.
+
+Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:
+
+--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu
+faire ici? Que veux-tu?
+
+Tres pale, mais plus resolument qu'il ne l'eut cru lui-meme, il dit:
+
+--Je voulais te demander si tu etais contente.
+
+Elle prit son air de petite reine pour demander:
+
+--De quoi veux-tu que je sois contente?
+
+--Mais... d'avoir trouve le Francais... de l'avoir ramene.
+
+Avec cette impudence particuliere a la femme, elle se recria d'un air
+etonne et scandalise:
+
+--Eh! que m'importe le Francais! Ca, perds-tu la tete?
+
+Effare, ne sachant plus a quel saint se vouer, il balbutia:
+
+--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...
+
+--Moi?... Sornettes! Tu as reve!
+
+Du coup, le Chico fut assomme. Eh quoi! avait-il reve reellement, comme
+elle le disait avec un aplomb deconcertant? Il savait bien que non,
+tiens! S'etait-elle jouee de lui? Avait-elle voulu le mettre a
+l'epreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se revolterait? Le seigneur de
+Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme
+qui aime ne deteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle.
+Oui! ce devait etre cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi?
+
+Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait delicieusement de son
+trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eut voulu le
+pietiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout
+l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-dela
+de tout... Peut-etre alors se revolterait-il enfin, peut-etre oserait-il
+redresser la tete et parler en maitre!
+
+Est-ce a dire qu'elle etait mauvaise et mechante? Nullement. Elle
+s'ignorait, voila tout.
+
+Dire qu'elle etait amoureuse de Chico serait exagere. Elle etait a un
+tournant de sa vie. Jusque-la, elle avait cru sincerement n'eprouver
+pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutat, cette
+affection etait plus profonde qu'elle ne croyait.
+
+Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il
+suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restat ce qu'elle la
+croyait: purement fraternelle. C'etait l'affaire d'une etincelle a faire
+jaillir.
+
+Or, au moment precis ou ces sentiments s'agitaient inconsciemment
+en elle, Pardaillan lui etait apparu. Sur ce caractere quelque peu
+romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'etait
+emballee comme une jeune cavale indomptee. Pardaillan lui etait
+apparu comme le heros reve. Trop innocente encore pour raisonner ses
+sensations, elle s'etait abandonnee les yeux fermes. Et c'est ainsi que
+nous l'avons vue pleurer des larmes de desespoir a la pensee que celui
+qu'elle avait elu etait peut-etre mort.
+
+Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruaute
+inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se
+revolter, refoulant stoiquement sa douleur, voici que le Chico, avec
+cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement,
+sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son
+argument, le Chico avait dit la seule chose peut-etre capable de
+l'arreter sur la pente fatale ou elle s'engageait: "Qu'esperes-tu?"
+
+Sans le savoir, sans le vouloir, c'etait un coup de maitre que faisait
+le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de
+l'echapper belle, car ses paroles, apres son depart, Juana les tourna et
+les retourna sans treve dans son esprit.
+
+Elle etait la fille d'un modeste hotelier, un hotelier qui passait pour
+etre assez riche, mais un hotelier quand meme. Et, ceci, c'etait une
+tare terrible a une epoque et dans un pays ou tout ce qui n'etait pas
+"ne" n'existait pas. Que pouvait-elle esperer? Rien, assurement. Jamais
+ce seigneur ne consentirait a la prendre pour epouse legitime. Quant au
+reste, elle etait trop fiere, elle avait ete elevee trop au-dessus de sa
+condition pour que l'idee d'une bassesse put l'effleurer.
+
+Le resultat de ses reflexions avait ete que son amour pour Pardaillan
+s'etait considerablement attenue. Or, le terrain que perdait le
+chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutat elle-meme.
+
+Et c'est a ce moment-la que Pardaillan revenait. Certes elle fut
+heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa a ses yeux et
+reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de
+s'etre efface et sacrifie. Elle se disait que, elle, elle ne se serait
+pas sacrifiee et aurait defendu son bien du bec et des ongles. De la
+l'accueil frigide qu'elle fit au nain.
+
+Or, Pardaillan raconta que le nain s'etait defendu comme un beau diable
+et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du
+Chico monterent! Pourquoi rever de chimeres? Le bonheur etait peut-etre
+la. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De la le revirement
+en faveur du nain. De la ce tete-a-tete. Il fallait que le Chico se
+declarat. Et voila qu'elle se heurtait a sa timidite insurmontable.
+Elle enrageait d'autant plus que, malgre elle, tout en s'efforcant
+de l'amener a composition, elle ne pouvait s'empecher de songer a
+Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eut pas tant tergiverse.
+
+Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente denegation,
+apres etre reste un long moment perplexe et silencieux, courba l'echine,
+accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement:
+
+--J'ai fait ce que tu m'as demande, et Dieu sait s'il m'en a coute!
+Pourquoi es-tu fachee?
+
+Ainsi, voila tout ce qu'il trouvait a dire. Ah! si elle avait ete a sa
+place, comme elle eut vertement releve l'impertinente pretention de
+celui qui eut voulu la faire passer pour une sotte et se fut gausse a ce
+point d'elle. Decidement, le Chico n'etait pas un homme. Et cette pensee
+fugitive qu'elle avait eue de l'amener a se prosterner, tout pareil a un
+chien couchant, cette pensee lui revint plus precise, prit la forme d'un
+desir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
+resolut de la realiser coute que coute.
+
+Pour realiser cet imperieux desir, elle radoucit son ton en lui disant:
+
+--Mais je ne suis pas fachee.
+
+En disant ces mots, elle croisa negligemment une jambe fine et nerveuse,
+moulee dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant,
+elle agitait doucement son pied qui arrivait a hauteur de la poitrine
+du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on
+trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire:
+
+"Embrasse-le donc, nigaud!"
+
+Et le petit pied allait, venait, s'agitait, presentait la semelle, tres
+blanche, a peine maculee, repetait dans son langage muet:
+
+"Mais va donc! va donc!"
+
+Si bien que le Chico ne put resister a la tentation, et, comme elle
+souriait encore, preuve qu'elle n'etait pas fachee, il se laissa tomber
+sur les genoux.
+
+Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage.
+Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eut pas
+remarque qu'ainsi agenouille elle lui touchait la figure.
+
+Mais c'etait un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensee de
+toucher a ce petit pied sans son autorisation a elle ne lui venait meme
+pas. Qu'eut-elle dit? Tiens! Il etait bien loin de se douter que, s'il
+avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses levres
+sur ses levres, elle lui eut probablement rendu son baiser.
+
+Mais, comme la semelle passait encore un coup a portee de sa bouche,
+comme la tentation etait trop forte, il reunit tout son courage, et,
+d'une voix implorante:
+
+--Si tu n'es pas fachee, tu veux bien que...
+
+Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'etait plaquee sur
+ses levres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si
+elle eut voulu les ecorcher, les faire saigner.
+
+Si naif et si timide qu'il fut, le Chico comprit cette fois. Ivre de
+joie, il posa ses levres partout sur cette semelle, sans s'inquieter de
+savoir si elle etait maculee ou non. Tiens! il avait bien baise la terre
+ou s'etait pose le soulier; il pouvait, a plus forte raison, baiser le
+soulier lui-meme.
+
+Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner
+son humble bonheur, il allongea la tete, le suivit des levres, se
+courbant davantage, jusqu'a poser sa face sur le bois du tabouret.
+
+C'est la sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de
+se derober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie
+satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tete, d'un
+air dominateur qui semblait dire:
+
+"Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'a cela.
+Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, a moi!
+
+Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut
+savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait:
+
+--Tu vois bien que je n'etais pas fachee, dit-elle.
+
+Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un
+peu, se courba encore un coup, posa une derniere fois ses levres sur le
+bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant
+tres convaincu, avec un air de gratitude profonde:
+
+--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.
+
+Elle rougit davantage encore. Non, elle n'etait pas bonne. Elle avait
+ete mauvaise et mechante. Au lieu de la remercier il devait la battre,
+elle l'avait bien merite. En se morigenant ainsi elle-meme, elle voulut
+tenter un dernier effort, et, a brule-pourpoint:
+
+--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Francais?
+
+A son tour, il rougit, comme si cette question eut ete un reproche
+sanglant. Il baissa la tete et fit signe oui, d'un air honteux.
+
+--Pourquoi? fit-elle avidement.
+
+Elle esperait qu'il allait repondre enfin:
+
+"Parce que je t'aime et que je suis jaloux!"
+
+Helas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il
+bredouilla:
+
+--Je ne sais pas!
+
+C'etait fini. Il n'y avait plus rien a faire, rien a esperer. Elle se
+mit a trepigner, et, rouge, de colere cette fois, elle cria:
+
+--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en!
+va-t'en!
+
+Il courba l'echine et se retira humblement.
+
+Or, s'il fut revenu a l'improviste, il eut pu voir deux larmes, deux
+perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone
+prostree dans son fauteuil.
+
+Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaitre devant elle
+quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'ame,
+attendant que la tempete fut apaisee.
+
+
+
+II
+
+FAUSTA ET LE TORERO
+
+Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagne, le Torero s'etait
+rendu aupres de sa fiancee, la jolie Giralda.
+
+Don Cesar ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait
+dit cette mysterieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa
+famille, qu'elle pretendait connaitre. Malheureusement, la Giralda
+avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, fremissant d'impatience,
+attendait que la matinee fut assez avancee pour se presenter devant
+cette princesse inconnue, car il avait decide d'aller trouver Fausta.
+
+Vers neuf heures du matin, a bout de patience, le jeune homme ceignit
+son epee, recommanda a la Giralda de ne pas bouger de l'hotellerie ou
+elle etait en surete, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.
+
+Il descendit l'escalier interieur, en chene sculpte, dont les marches,
+cirees a outrance, etaient reluisantes et glissantes comme le parquet
+d'une salle d'honneur du palais, et penetra dans la cuisine.
+
+Un cabinet semblable a peu pres au bureau d'un hotel moderne avait ete
+menage la, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.
+
+Le Torero penetra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant
+la jeune fille:
+
+--Senorita, dit-il, je sais que vous etes aussi bonne que jolie, c'est
+pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancee pendant quelques
+instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne
+soupconne sa presence chez vous?
+
+Avec son plus gracieux sourire, Juana repondit:
+
+--Seigneur Cesar, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter a
+l'instant chercher votre fiancee, et, tant que durera votre absence,
+je la garderai pres de moi, dans ce reduit ou nul ne penetre sans ma
+permission.
+
+--Mille graces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur.
+Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. a son reveil,
+que j'ai du m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard.
+J'espere etre de retour d'ici a une heure ou deux au plus.
+
+--Le sire de Pardaillan sera prevenu.
+
+Une fois dehors, le Torero se dirigea a grands pas vers la maison des
+Cypres, ou il esperait trouver la princesse. A defaut, il pensait que
+quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait ou il pourrait la
+trouver ailleurs.
+
+Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques
+heretiques. Comme le roi honorait de sa presence sa bonne ville de
+Seville, l'Inquisition avait donne a cette sinistre ceremonie une
+ampleur inaccoutumee, tant par le nombre des victimes--sept: autant de
+condamnes qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du
+ceremonial.
+
+Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanches qui, tous, se
+hataient vers la place San Francisco, theatre ordinaire de toutes les
+rejouissances publiques. Nous disons rejouissances, et c'est a dessein.
+En effet, non seulement les autodafes constituaient a peu pres les
+seules rejouissances offertes au peuple, mais encore on etait arrive a
+le persuader qu'en assistant a ces sauvages hecatombes humaines, en se
+rejouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait a son
+salut.
+
+Parmi la foule de gens presses d'aller occuper les meilleures places,
+il s'en trouvait qui, reconnaissant don Cesar, le designaient a leurs
+voisins en murmurant sur un mode admiratif:
+
+"El Torero! El Torero!"
+
+Quelques-uns le saluaient avec deference. Il rendait les saluts et les
+sourires d'un air distrait et continuait hativement sa route.
+
+Enfin, il penetra dans la maison des Cypres, franchit le perron et se
+trouva dans ce vestibule qu'il avait a peine regarde la nuit meme, alors
+qu'il etait a la recherche de la Giralda et de Pardaillan.
+
+Comme il n'avait pas les preoccupations de la veille, il fut ebloui par
+les splendeurs entassees dans cette piece. Mais il se garda bien de rien
+laisser paraitre de ces impressions, car quatre grands escogriffes de
+laquais, chamarres d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
+comme des statues et le devisageaient d'un air a la fois respectueux et
+arrogant.
+
+Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda,
+sur un ton qui n'admettait pas de resistance, au premier venu de ces
+escogriffes, d'aller demander a sa maitresse si elle consentait a
+recevoir don Cesar, gentilhomme castillan.
+
+Sans hesiter, le laquais repondit avec deference:
+
+--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maitresse, n'est pas en
+ce moment a sa maison de campagne.
+
+--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est
+toujours un renseignement.
+
+Et, tout haut:
+
+--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut
+interet et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire ou je pourrai
+la rencontrer.
+
+Le laquais reflechit une seconde et:
+
+--Si le seigneur don Cesar veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le
+conduire aupres de M. l'Intendant qui pourra peut-etre le renseigner.
+
+Le Torero, a la suite du laquais, traversa une enfilade de pieces
+meublees avec un luxe inoui, dont il n'avait jamais eu l'idee. Au
+premier etage, il fut introduit dans une chambre confortablement
+meublee. C'etait la chambre de M. l'Intendant a qui le laquais expliqua
+ce que desirait le visiteur.
+
+M. l'Intendant etait un vieux bonhomme tout courbe, d'une politesse
+obsequieuse.
+
+--Le laquais qui vous a conduit a moi, dit cet important personnage, me
+dit que vous vous appelez don Cesar. Je pense que ceci n'est que votre
+prenom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire pres de mon
+illustre maitresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous
+comprendrez cela, je l'espere.
+
+Tres froid, le jeune homme repondit:
+
+--Je m'appelle don Cesar, tout court. On m'appelle aussi le Torero.
+
+--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au
+desespoir de ma maladresse; j'espere que monseigneur aura la bonte de
+me la pardonner... La princesse est menacee dans ce pays, et je dois
+veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai
+l'insigne honneur de conduire monseigneur aupres de la princesse qui
+attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.
+
+Devant ce respect outre, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero
+demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si
+ce discours ne s'adressait pas a un autre. Il se vit seul avec M.
+l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter
+en le contrariant:
+
+--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don
+Cesar, tout court, et je n'ai aucun droit a ce titre de monseigneur que
+vous me prodiguez si abondamment.
+
+Mais le vieil intendant secoua la tete et, se frottant les mains a s'en
+ecorcher les paumes:
+
+--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en
+attendant mieux.
+
+Le Torero palit et, d'une voix etranglee par l'emotion:
+
+--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?
+
+--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera
+elle-meme.
+
+--En ce cas, conduisez-moi aupres d'elle!
+
+--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesca l'intendant qui
+se hata de prendre son chapeau, son manteau et se precipita a la suite
+du Torero.
+
+Hors la maison, l'intendant preceda don Cesar et, trottinant a pas
+rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco,
+deja encombree d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle
+promis.
+
+Si le pave de la place etait envahi par une masse compacte de populaire,
+les tribunes, les balcons, les fenetres qui entouraient la place
+n'etaient pas moins garnis. Mais la, c'etait la foule elegante des
+seigneurs et des nobles dames.
+
+Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la meme impatience
+sauvage.
+
+Au centre de la place se dressait le bucher, immense piedestal de
+fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept
+condamnes.
+
+Face au bucher, se dressait l'autel construit sur la place meme, pare
+de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculee,
+enguirlande, fleuri, illumine comme pour une grande fete: et c'etait en
+effet jour de grande fete.
+
+Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans
+discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il
+annoncait que la fete etait commencee, c'est-a-dire que les condamnes,
+les juges, les moines, les confreries, la cour, le roi, tout ce qui
+constituait le cortege, sortaient de la cathedrale pour traverser
+processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi
+encombrees de curieux, avant d'aboutir a la place ou les victimes, du
+haut de leur bucher, devaient assister a la celebration de la messe,
+avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.
+
+La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels
+etaient les sentiments qui eclataient sur toutes les faces convulsees.
+Pas un mot de pitie, pas une protestation.
+
+Derriere l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte,
+se tracait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui
+paraissait aussi casse, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
+somptueuses maisons en facade sur la place.
+
+Contrairement a toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas
+un seul spectateur a ses nombreuses fenetres, pas plus qu'a ses balcons.
+
+Guide par l'intendant, apres avoir traverse un certain nombre de pieces,
+meublees et ornees avec plus de magnificence encore que les salles de la
+maison des Cypres, don Cesar fut introduit dans un petit cabinet, desert
+pour le moment.
+
+L'intendant le pria d'attendre la un instant, le temps d'aller aviser sa
+maitresse.
+
+Dans le couloir ou il s'engagea, le vieil intendant tout casse redressa
+soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier etage
+et penetra dans un salon, dont le balcon large et spacieux etalait sur
+la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forge.
+
+Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande
+simplicite, blanc, depuis les pieds nonchalamment poses sur un coussin
+de soie rouge merveilleusement brode jusqu'a la collerette tres simple,
+sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose
+meditative.
+
+Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la
+vigueur d'un homme dans la force de l'age, s'inclina profondement devant
+elle et attendit.
+
+--Eh bien, maitre Centurion? interrogea Fausta.
+
+Centurion, puisque c'etait lui qui, adroitement grime, venait de jouer
+le role d'intendant. Centurion repondit respectueusement:
+
+--Eh bien, il est venu, madame.
+
+--Vous l'avez amene?
+
+--Il attend votre bon plaisir en bas.
+
+Fausta repeta le meme signe de tete et parut reflechir un moment.
+
+--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosite.
+
+--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire aupres
+de vous.
+
+Fausta eut un mince sourire.
+
+--Je sais qu'il ne vous affectionne pas precisement, dit-elle.
+
+--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai.
+Cela ne laisse pas que de m'inquieter beaucoup. Car enfin, si vos
+projets aboutissent et qu'il continue a me detester, c'en est fait de la
+situation que vous avez daigne me faire entrevoir.
+
+--Rassurez-vous, maitre. Continuez a me servir fidelement sans vous
+inquieter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je
+reponds que le roi oubliera les injures faites a l'amoureux sans nom et
+sans fortune. Introduisez-le...
+
+Centurion s'inclina et sortit immediatement.
+
+Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero aupres de Fausta
+et, apres avoir referme la porte sur lui, il se retirait discretement.
+
+En voyant Fausta, don Cesar fut ebloui. Jamais beaute aussi accomplie
+n'etait apparue a ses yeux ravis. Avec une grace juvenile, il s'inclina
+profondement devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par
+respect.
+
+Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle
+esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherche a le produire, elle
+l'esperait. Il se realisait au-dela de ses desirs. Elle avait lieu
+d'etre satisfaite.
+
+D'un oeil exerce, elle etudiait le jeune prince qui attendait dans
+une attitude pleine de dignite, ni trop humble ni trop fiere. Cette
+attitude, pleine de tact, la male beaute du jeune homme, son elegance
+sobre, dedaigneuse de toute recherche outree, le sourire un peu
+melancolique, l'oeil droit, tres doux, la loyaute qui eclatait sur tous
+ses traits, le front large qui denotait une intelligence remarquable,
+enfin la force physique que revelaient des membres admirablement
+proportionnes dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
+d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire etait tout a
+son avantage, l'impression qu'il lui produisait, a elle, pour etre
+prudemment dissimulee, ne fut pas moins favorable.
+
+De cet examen tres rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable,
+sans paraitre le soupconner, le Torero se tira tout a son avantage. Chez
+Fausta, la femme et l'artiste se declarerent egalement satisfaites.
+
+Tout le plan de Fausta dependait de la decision qu'allait prendre le
+Torero. Cette decision elle-meme dependait de l'effet qu'elle produirait
+sur lui.
+
+Qu'il se derobat, qu'il refusat de renoncer a son amour pour la Giralda,
+et ses plans se trouvaient singulierement compromis.
+
+L'oeuvre n'etait pas irrealisable pourtant, du moins elle l'esperait.
+Et, quant a sa difficulte meme, pour une nature combative comme la
+sienne, c'etait un stimulant.
+
+Quant a la Giralda, qui pouvait etre sa pierre d'achoppement, on a deja
+vu qu'elle avait pris une decision a son egard. C'etait tres simple,
+la Giralda disparaitrait. Si puissant que fut l'amour du Torero, il ne
+tiendrait pas devant l'irreparable, c'est-a-dire la mort de la
+femme aimee. Il etait jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et,
+d'ailleurs, pour activer sa guerison, elle avait une couronne a lui
+donner.
+
+Fausta ne connaissait qu'un seul etre au monde capable de rester froid
+devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.
+
+Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.
+
+Oui, l'oeuvre de seduction serait difficile, mais non pas impossible.
+
+Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil,
+elle fit appel a toute sa puissance de seduction, et, de cette voix
+harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:
+
+--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don Cesar?
+
+Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.
+
+--Vous aussi qu'on appelle El Torero?
+
+--Moi-meme, madame.
+
+--Vous ne connaissez pas votre veritable nom. Vous ignorez tout de votre
+naissance et de votre famille. Vous supposez etre venu au monde, voici
+environ vingt-deux ans, a Madrid. C'est bien cela?
+
+--Tout a fait, madame.
+
+--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insiste sur ces menus details.
+Je tenais a eviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des
+consequences tres graves. Veuillez vous asseoir.
+
+De la main, elle designait un siege place pres de son fauteuil, et un
+gracieux sourire ponctuait le geste.
+
+Le Torero obeit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la
+souplesse de ses attitudes, et, a part soi, elle murmura:
+
+"Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet
+aventurier, eleve a la diable, je ferai un monarque superbe et
+magnifique."
+
+A ce moment, des clameurs furieuses eclataient sur la place. Le cortege
+des condamnes approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait
+ses sentiments par des hurlements feroces:
+
+"A mort!... Mort aux heretiques!..."
+
+Suivis de ces autres cris:
+
+"Le roi!... le roi!... Vive le roi!..."
+
+Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois completement,
+le _Miserere_, entonne a pleine voix par des milliers de moines, de
+penitents, de freres de cent confreries diverses, se faisait entendre,
+encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en
+meme temps.
+
+Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente,
+funebre, sinistre, sa note mugissante.
+
+Cependant, dominant la gene que lui causaient ces rumeurs, mettant tous
+ses efforts a surmonter le trouble etrange que la beaute de Fausta avait
+dechaine en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
+
+--Vous avez bien voulu temoigner quelque interet a une personne qui
+m'est chere. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en
+exprimer ma gratitude.
+
+Et il etait en effet tres emu, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais
+creature humaine ne lui avait produit un effet comparable a celui que
+lui produisait Fausta.
+
+Jamais personne ne lui en avait impose autant.
+
+Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait
+interieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance
+en amour, chez l'homme, etait decidement une bien fragile chose. Cette
+petite bohemienne, a qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque
+importance, comptait decidement bien peu. La victoire lui paraissait
+maintenant certaine, et, si une chose l'etonnait, c'etait d'en avoir
+doute un instant.
+
+Mais l'allusion du Torero a la Giralda lui deplut. Elle mit quelque
+froideur dans la maniere dont elle repondit:
+
+--Je ne me suis interessee qu'a vous, sans vous connaitre. Ce que j'ai
+fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En consequence, vous
+n'avez pas a me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.
+
+A son tour, le Torero fut choque du supreme dedain avec lequel elle
+parlait de celle qu'il adorait.
+
+Des l'instant ou cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer a
+l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce
+fut d'une voix plus ferme qu'il dit:
+
+--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assure que
+vous aviez ete pleine de bonte et d'attentions a son egard.
+
+--Bontes, attentions--s'il y en a eu reellement--dit Fausta d'un ton
+radouci et avec un sourire, je vous repete que tout cela s'adressait a
+vous seul.
+
+--Pourquoi, madame? fit ingenument le Torero, puisque vous ne me
+connaissiez pas.
+
+Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur
+enveloppante:
+
+--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra
+aisement le mobile auquel j'ai obei. Si vous appreniez, monsieur, qu'on
+premedite d'assassiner lachement une inoffensive creature, qui vous est
+inconnue, que feriez-vous?
+
+--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette
+creature d'avoir a se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui
+preterais l'appui de mon bras.
+
+--Eh bien, monsieur, c'est la tout le secret de l'interet que je vous ai
+porte, sans vous connaitre. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et
+j'ai cherche a vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a
+un instant, devant etre, inconsciemment, je me hate de le dire,
+l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez
+l'approcher. Quand j'ai cru le danger passe, je vous ai facilite de mon
+mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'a elle. Tout cela,
+monsieur, je l'ai fait par humanite, comme vous l'auriez fait, comme
+aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaitre
+jamais. Et, a vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse
+attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout merite si
+l'on parait rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors
+bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont
+fait desirer vivement vous connaitre. Aujourd'hui que je vous ai vu,
+je me felicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me
+considerer comme une amie devouee, prete a tout entreprendre pour vous
+sauver.
+
+Toute la fin de cette tirade avait ete debitee avec une emotion
+communicative qui fit une impression profonde sur le Torero.
+Profondement emu a son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent
+de gratitude tres sincere:
+
+--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous
+remercier. Mais, franchement, ne vous inquietez-vous pas un peu a la
+legere? Suis-je donc si menace?
+
+Tres gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du
+Torero, elle dit:
+
+--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont
+comptes; je vous dis: vous n'avez que quelques heures a vivre... si vous
+vous complaisez dans cette insouciante confiance.
+
+Si brave qu'il fut, le Torero palit legerement.
+
+--Est-ce a ce point? fit-il.
+
+Toujours tres grave, elle fit oui de la tete et reprit:
+
+--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproche de cette jeune
+fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du
+moins, vous ne l'eussiez retrouvee.
+
+Un vague soupcon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint
+froid, tout son calme soudain reconquis.
+
+--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.
+
+--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction
+impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.
+
+Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme
+imperturbable.
+
+Le commencement de soupcon imprecis qui l'avait effleure se fondit
+instantanement sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par
+ce trouble etrange qui l'avait agite et qu'il croyait avoir maitrise.
+
+--Mais, enfin, madame, fit-il en passant a un autre ordre d'idees, qui
+est donc cet ennemi mortellement acharne apres moi? Le savez-vous?
+
+--Je le sais.
+
+--Son nom?
+
+--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est necessaire que
+vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fut-ce que pour defendre
+vos jours menaces. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...
+
+Elle s'arreta, comme si elle eut hesite a porter un coup qu'elle
+pressentait tres rude.
+
+--C'est?...
+
+--Votre pere! lacha brusquement Fausta.
+
+Et, sous ses dehors apitoyes, elle l'etudiait avec la froide et curieuse
+attention du praticien se livrant a quelque experience.
+
+L'effet, du reste, fut foudroyant, depassant au-dela tout ce qu'elle
+avait imagine.
+
+Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui
+n'avait plus rien d'humain:
+
+--Vous avez dit?...
+
+Tres ferme, elle repeta sur un ton energique:
+
+--Votre pere!...
+
+Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des
+yeux qui semblaient implorer grace.
+
+--Mon pere!... On m'avait dit pourtant...
+
+--Quoi donc?
+
+Et, de ses yeux, en apparence tres doux, elle le fouillait avec une
+curiosite aigue. Savait-il? Ne savait-il pas?
+
+--On m'avait dit qu'il etait mort, voici vingt ans et plus...
+
+--Votre pere est vivant! dit-elle avec une energie croissante.
+
+--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.
+
+Elle haussa les epaules.
+
+--Histoire inventee a plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas eloigner de
+vous tout soupcon de la verite!
+
+Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non!
+decidement, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:
+
+--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songe a cela?...
+Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon pere
+vit?... Mon pere!...
+
+Et il repetait doucement ce nom, comme s'il eut eprouve un soulagement
+ineffable a le prononcer.
+
+Tout autre que Fausta eut ete attendri, eut eu pitie de lui. Mais Fausta
+ne voyait que le but a atteindre.
+
+Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:
+
+--Votre pere est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est
+lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a jure votre
+mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous defendez
+energiquement.
+
+Ces mots rappelerent le jeune homme au sens de la realite, momentanement
+oubliee. Mais, que son pere voulut sa mort, cela lui paraissait
+impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit
+une excuse a cette monstruosite. Et, tout a coup, il se mit a rire
+franchement et s'ecria joyeusement:
+
+--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite!
+Est-ce qu'un pere peut chercher a meurtrir son enfant, la chair de sa
+chair? Eh! non, c'est impossible! Mon pere ignore qui je suis. Dites-moi
+son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous
+entendrons.
+
+Lentement, comme pour bien faire penetrer en son esprit chaque parole,
+elle dit:
+
+--Votre pere sait qui vous etes... C'est pour cela qu'il veut vous
+supprimer.
+
+Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispee a sa poitrine,
+comme s'il eut voulu s'arracher le coeur.
+
+--Impossible! begaya-t-il.
+
+--Cela est! dit Fausta rudement.
+
+--Que maudite soit l'heure presente! tonna le Torero. Pour que mon pere
+veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque batard... Il faut donc
+que ma mere...
+
+--Arretez! gronda Fausta en se redressant, fremissante. Vous
+blasphemez!... Sachez, malheureux, que votre mere fut toujours epouse
+chaste et irreprochable! Votre mere, que vous alliez maudire dans un
+moment d'egarement que je comprends, votre mere est morte martyre... et
+son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut precisement celui qui
+vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait
+vivant, apres vous avoir cru mort durant de longues annees. L'assassin
+de votre mere, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre
+pere!
+
+--Horreur! Mais si je ne suis pas un batard...
+
+--Vous etes un enfant legitime, interrompit Fausta avec force. Je vous
+en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.
+
+Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.
+
+Lui, cependant, a moitie fou de douleur et de honte, clamait
+douloureusement:
+
+--S'il en est ainsi, c'est donc que mon pere est un monstre sanguinaire,
+un fou furieux!
+
+--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.
+
+--Et ma mere?... ma pauvre mere? sanglota le Torero.
+
+--Votre mere fut une sainte.
+
+--Ma mere! repeta le Torero, avec une douceur infinie.
+
+--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement
+Fausta.
+
+Le Torero se redressa, etincelant, et, d'une voix furieuse:
+
+--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon pere
+pour venger ma mere?... C'est impossible!
+
+Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle etait patiente,
+Fausta; c'etait ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle
+n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la
+laisser germer.
+
+--Avant de venger votre mere, il faut vous defendre vous-meme. N'oubliez
+pas que vous etes menace.
+
+--Mon pere est donc un bien puissant personnage?
+
+--Puissant au-dessus de tout.
+
+Dans l'etat d'esprit ou il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une
+mediocre importance a ces paroles.
+
+--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore a quel mobile
+vous obeissez en me disant les choses terribles que vous venez de me
+devoiler.
+
+--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obei d'abord a un simple sentiment
+d'humanite. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous
+cacher que vous m'avez ete sympathique. C'est a cette sympathie,
+desinteressee, croyez-le, que vous devez le vif interet que je vous
+porte et que vous meritez.
+
+--Je ne doute pas de la purete de vos intentions, a Dieu ne plaise!
+madame. Mais, ce que vous venez de me reveler est si extraordinaire, si
+incroyable que...
+
+--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta.
+Je n'ai rien avance que je ne sois en etat de prouver d'irrefutable
+maniere.
+
+--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... pere?
+
+--Oui!
+
+--Quand, madame?
+
+--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-etre. Peut-etre dans
+quelques jours seulement...
+
+--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il
+advienne, soyez assuree de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...
+
+--Il s'agit d'abord de la preserver, votre vie!
+
+--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain
+qu'on ne me reduira pas aisement, si puissant qu'on soit.
+
+--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.
+
+--Mais, reprit le Torero, pour me defendre, il est certaines choses que
+j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser
+quelques questions?
+
+--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y repondrai en toute sincerite.
+
+--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle
+etre la cause de ma mort?
+
+A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacres, eclaterent
+avec plus de force sur la place. Evidemment, le cortege venait de
+deboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments
+par les memes vivats et les memes cris de mort.
+
+Sans repondre a la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de
+son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et
+vit qu'elle ne s'etait pas trompee. Elle se retourna vers le Torero, qui
+la regardait faire non sans surprise, et, tres calme:
+
+--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.
+
+De plus en plus etonne, don Cesar secoua la tete, et, doucement:
+
+--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles.
+Ils me revoltent.
+
+--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me
+repugnent pas, a moi?
+
+Le Torero comprit qu'elle devait avoir un interet puissant a le
+faire assister a cette scene. Malgre sa repugnance, il se leva et la
+rejoignit.
+
+Le cortege funebre faisait lentement le tour de la place.
+
+En tete, caracolait une compagnie de "carabins", l'arquebuse posee sur
+la cuisse. Derriere les cavaliers venait une deuxieme compagnie de gens
+d'armes, a pied. Cavaliers et fantassins etaient charges de refouler le
+populaire et de frayer un passage a la procession.
+
+Derriere les soldats venait une longue theorie de penitents noirs, la
+cagoule rabattue, un cierge a la main.
+
+En tete des penitents, un colosse, la tete couverte de la cagoule, comme
+tous les autres, portait peniblement une immense croix de metal.
+
+Tous ces penitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_.
+
+Apres cette interminable theorie de penitents, venaient les gardes de
+l'Inquisition: gardes a cheval, gardes a pied, et, immediatement apres,
+le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tete.
+
+Derriere le tribunal, sous un dais rutilant, un eveque, en habits
+sacerdotaux, portant a bras tendus le saint sacrement, et, derriere, les
+sept condamnes, en chemise, pieds nus, la tete decouverte, un cierge
+enorme a la main.
+
+Derriere la foule des pretres et des moines, une triple rangee
+d'arquebusiers, a pied, et seul, la tete decouverte, sombre, trainant la
+jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.
+
+A sa droite, un pas en arriere, son fils: l'infant Philippe, heritier
+du trone. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames,
+dignitaires, toua en habits de ceremonie.
+
+Voila ce que vit le Torero.
+
+Le cortege s'arreta devant l'autel de la place.
+
+Un juge lut a haute voix la sentence de mort aux condamnes.
+
+Un pretre s'approcha de chaque condamne et lui donna un coup sur la
+poitrine, ce qui voulait dire qu'il etait expulse de la communaute des
+vivants.
+
+Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en
+delire.
+
+Alors, l'eveque monta a l'autel. En meme temps, les condamnes etaient
+hisses sur le bucher, attaches au poteau. Et la messe commenca.
+
+Lorsque l'eveque prononca les dernieres paroles de l'evangile, la fumee
+commenca de s'elever en tourbillonnant, et, en meme temps que la fumee,
+les hurlements eclaterent:
+
+"Mort aux heretiques! Mort aux heretiques!"
+
+Alors, du haut du bucher, une voix protesta.
+
+C'etait un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche,
+ayant occupe une charge importante a la cour. Le Torero, qui le
+connaissait de vue, le reconnut aussitot.
+
+Et le condamne clamait:
+
+--Je ne suis pas un heretique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe
+sur ceux qui m'ont condamne! J'en appelle a...
+
+On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlerent
+furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix.
+
+En meme temps, les flammes commencerent a s'elever, vinrent doucement
+lecher les pieds nus des condamnes, comme pour gouter a la proie qui
+leur etait offerte. Et, l'ayant trouvee a leur gout, elle s'eleverent
+davantage encore, enlacerent les victimes, les etreignirent, les
+happerent.
+
+--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses
+yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?
+
+--Il a commis le crime que tu reves de commettre!... le crime pour
+lequel tu seras condamne comme lui, execute comme lui... si je n'arrive
+a te persuader.
+
+--Quel crime? repeta machinalement le Torero.
+
+--Il a entretenu des relations avec une heretique qu'il a epousee.
+
+--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohemienne!...
+
+Mais la Giralda est catholique!
+
+--Elle est bohemienne, dit rudement Fausta, elle est heretique...
+
+--Elle a ete baptisee, se debattit le Torero.
+
+--Qu'elle montre son acte de bapteme... elle ne le pourra. Et, le
+put-elle, elle a vecu en heretique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui
+reves d'unir ton sort au sien, tu seras traite comme celui-ci.
+
+--Quel est donc l'infame qui impose de telles lois?
+
+--Ton pere.
+
+--Mon pere! encore! Mais qui est donc ce tigre altere de sang que la
+nature maudite me donna pour pere?
+
+Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des
+somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de
+Fausta, etait reste, jusque-la, inoccupe. Et voila que les larges
+portes-fenetres, donnant acces au balcon, venaient de s'ouvrir toutes
+grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de pretres et de
+moines se montraient par les baies.
+
+Un fauteuil unique fut traine sur le balcon et un personnage, devant qui
+tous les autres s'effacaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement,
+tandis que tous les assistants, restes a l'interieur, se groupaient
+derriere le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la
+main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur
+le bucher embrase et sur la foule hurlante un regard froid et acere.
+
+En reponse au cri de revolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha
+de lui jusqu'a le toucher, et, la face etincelante, le dominant du
+regard, imperieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix
+tonnante:
+
+--Ton pere!... Tu veux savoir qui est ton pere?...
+
+Le Torero eut l'intuition rapide d'une revelation formidable, et,
+affole, il begaya:
+
+--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?
+
+Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et
+repeta:
+
+--Tu veux connaitre ton pere?... Eh bien, regarde!... le voici!...
+
+Et son index tendu designait le personnage qui, froidement, d'un air
+ennuye, regardait se consumer les corps des sept supplicies.
+
+Le Torero fit deux pas en arriere, et, les yeux hagards, cria d'une voix
+ou il y avait plus de douleur certes que d'horreur:
+
+--Le roi!...
+
+
+
+III
+
+LE FILS DU ROI
+
+Un long moment, Fausta considera silencieusement, avec une sombre
+satisfaction, le jeune homme qui paraissait accable de douleur.
+
+Elle avait mene toute cette partie de son entretien avec une habilete
+infernale.
+
+Serieusement documentee, elle savait que le roi Philippe, qui
+n'inspirait que la terreur a la majorite de ses sujets, etait abhorre
+par une minorite composee d'une elite dans laquelle tous les elements de
+la societe fraternisaient, momentanement unis dans la haine et l'horreur
+que leur inspirait le sombre despote.
+
+Grands seigneurs aux idees liberales, artistes, savants, soldats,
+bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette
+minorite. Le mecontentement etait assez general, assez profond pour
+qu'un mouvement occulte fut tente par quelques-uns, ambitieux ou
+illumines, dont le desinteressement ne pouvait etre suspecte. Nous avons
+vu Fausta presider et diriger a son gre une reunion de ces revoltes.
+Qu'un mouvement serieux vint a se dessiner, et une foule d'inconnus ou
+d'hesitants se joindraient a ceux qui auraient donne le branle.
+
+Fausta savait tout cela.
+
+Elle savait encore que le Torero etait au nombre de ceux pour qui le
+nom du roi etait synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et a qui il
+n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du
+tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
+d'avoir assassine son pere.
+
+La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date,
+farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'etait pas
+affilie a ceux qui cherchaient, dans l'ombre, a frapper, ou tout au
+moins a renverser le despote, ce n'etait pas par prudence ou par
+dedain. Sa haine etait personnelle, et il etait resolu a l'assouvir
+personnellement.
+
+Tels etaient les sentiments de don Cesar a l'egard du roi Philippe au
+moment ou Fausta s'etait dressee devant lui pour lui crier: "C'est ton
+pere!"
+
+On comprend que le coup avait pu l'accabler.
+
+Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'age de raisonner, don Cesar,
+trompe par des recits--probablement interesses--ou la fiction cotoyait
+dangereusement la verite, don Cesar s'etait complu a dresser, dans son
+coeur, un autel a la veneration paternelle. Ce pere, qu'il n'avait
+jamais connu, il le voyait grand, noble, genereux, il le parait des
+qualites les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu.
+
+Ceci, c'etait le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui
+paraissait pas croyable.
+
+Il se disait:
+
+"J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon pere... il ne
+peut pas etre mon pere puisque... je sens que je le hais toujours!...
+Non, non, mon pere est mort!..."
+
+Mais Fausta avait ete trop energiquement affirmative. Il n'y avait pas
+a douter: c'etait bien cela, le roi etait bien son pere. Alors, il se
+raccrochait desesperement a son ideal renverse, il cherchait des excuses
+a cet homme qu'on lui designait pour son pere. Il se disait que, sans
+doute, il l'avait mal juge, et il fouillait furieusement les actes
+connus du roi pour y decouvrir quelque chose, susceptible de le grandir
+a ses yeux.
+
+Et, desespere, s'accablant d'injures et d'anathemes, il constatait qu'il
+ne trouvait rien. Et, dans une revolte de tout son etre, il se disait:
+
+"C'est mon pere, pourtant! C'est mon pere! Est-il possible qu'un fils
+haisse son pere? N'est-ce pas plutot moi qui suis un monstre denature?"
+
+Alors, sa pensee bifurqua: il pensa a sa mere.
+
+On ne lui en avait parle que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute
+autre que nous ignorons, sa mere n'avait jamais occupe dans son coeur
+la place qu'y avait eue son pere. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
+avait pense a elle souvent, chaque jour. Mais la premiere place avait
+toujours ete pour son pere. Et voici que, par un de ces revirements
+qu'il ne cherchait pas a s'expliquer, tout d'un coup, la mere detronait
+le pere et prenait sa place.
+
+Et ceci, c'etait le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment souffle
+la haine dans son coeur, la haine contre son pere, et qui, soudain, pour
+excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus
+profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait
+intervenir sa mere.
+
+Maintenant, le Torero, ballotte, dechire entre ces sentiments divers,
+n'etait plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer a sa
+guise.
+
+Le plus fort etait fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le
+fils du roi, etait a elle, elle n'avait qu'a tendre la main pour le
+prendre. Elle serait reine, imperatrice, elle dominerait le monde par
+lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains.
+
+Et, en attendant, il fallait le lacher sur celui qu'elle lui avait
+dit etre son pere. Il fallait lui faire admettre l'idee d'un meurtre,
+regicide double de parricide, en le parant des apparences d'une legitime
+defense.
+
+Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbites
+obstinement fixes sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta
+poussa les battants de la fenetre, laissa retomber les lourds rideaux,
+derobant a ses yeux une vue qui lui etait si penible.
+
+En effet, des qu'il ne vit plus le roi, don Cesar poussa un long soupir
+de soulagement et parut sortir d'un reve angoissant comme un cauchemar.
+
+Fausta, voyant qu'il s'etait ressaisi et qu'il etait maintenant a meme
+de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave ou percait une
+sourde emotion:
+
+--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement devoile la
+verite. Les circonstances ont ete plus fortes que ma volonte et m'ont
+emportee malgre moi.
+
+Le Torero fut secoue d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux
+talons. Ce titre de "monseigneur" avait pris dans la bouche de Fausta
+une ampleur insoupconnee.
+
+En meme temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression penible
+qu'il traduisit en repetant avec amertume et en secouant la tete:
+
+--Monseigneur!...
+
+--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en
+attendant mieux.
+
+Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse
+avait, presque textuellement, prononce les memes paroles. Que lui
+voulait-on, decidement? Il resolut de le savoir au plus tot, et, comme
+Fausta lui indiquait son siege en disant: "Daignez vous asseoir", le
+Torero s'assit, bien resolu a tirer au clair tout ce qui lui paraissait
+obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait.
+
+--Ainsi, madame, dit-il d'une voix tres calme en apparence, vous
+pretendez que je suis fils legitime du roi Philippe?
+
+Fausta le fouilla d'un regard penetrant, et ne put s'empecher de rendre
+interieurement hommage a la force d'ame de ce jeune homme.
+
+"Decidement, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier
+venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre a sa place,
+eut accepte la revelation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci
+reste froid. Il ne se laisse pas eblouir, il discute, et, je crois. Dieu
+me pardonne! que son plus cher desir serait d'acquerir la preuve que je
+me suis trompee. Serait-il denue d'ambition a ce point? Apres avoir eu
+le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
+d'avoir mis la main sur un de ces desabuses, un de ces fous pour qui
+fortune, naissance, puissance, couronne meme, ne sont que des mots vides
+de sens?"
+
+En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard charge
+d'imprecations et de menaces, comme si elle eut somme Dieu de lui venir
+en aide.
+
+Et, a la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement,
+elle repondit du tac au tac:
+
+--Des documents, d'une authenticite indiscutable, que je possede, des
+temoins, dignes de foi, pretendent que vous etes fils legitime du
+roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne pretends rien,
+personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour
+tres prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.
+
+Tres doucement, le Torero dit:
+
+--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je
+suspecte vos intentions!
+
+Et, avec un sourire amer:
+
+--Je n'ai pas recu l'education reservee aux fils de roi... futurs rois
+eux-memes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas ete
+eleve sur les marches du trone. J'ai vecu dans les ganaderias, madame,
+au milieu des fauves que j'eleve pour le plus grand plaisir des princes,
+mes freres. C'est mon metier, madame, a moi, un metier dont je vis,
+n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de
+taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
+gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous etes
+accoutumee sans doute, vous, princesse souveraine.
+
+Fausta approuva gravement de la tete.
+
+Le Torero, s'etant excuse a sa maniere, reprit aussitot:
+
+--Ma mere, madame, comment s'appelait-elle?
+
+--Vous etes prince legitime, dit Fausta. Votre mere s'appelait Elisabeth
+de France, epouse legitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par
+consequent.
+
+Le Torero passa la main sur son front moite.
+
+--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils
+legitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnee d'un pere
+contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'epouse legitime, haine
+qui est allee jusqu'a l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit,
+n'est-ce pas, que ma mere etait morte des mauvais traitements que lui
+infligeait son epoux?
+
+--Je l'ai dit et je le prouverai.
+
+--Ma mere etait donc coupable?
+
+--Votre mere, je l'ai dit et je le repete, et je le prouverai, la reine,
+votre mere, votre auguste mere, etait une sainte.
+
+Evidemment, elle exagerait considerablement. Elisabeth de Valois, fille
+de Catherine de Medicis, faconnee au metier de reine par sa redoutable
+mere, pouvait avoir ete tout ce qu'il lui aurait plu d'etre, hormis une
+sainte.
+
+Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piete
+filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu
+sa mere, pour lui faire accepter toutes les exagerations qu'il lui
+conviendrait d'imaginer.
+
+Fausta avait besoin d'exasperer autant qu'il serait en son pouvoir le
+sentiment filial en faveur de la mere.
+
+Plus celle-ci apparaitrait grande, noble, irreprochable aux yeux du
+fils, et plus, forcement, sa fureur contre l'epoux, bourreau de sa mere,
+se dechainerait violente, irresistible.
+
+Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il
+eut un long soupir de soulagement et demanda:
+
+--Puisque ma mere etait irreprochable, pourquoi cet acharnement,
+pourquoi ce long martyre dont vous avez parle? Le roi serait-il
+reellement le monstre altere de sang que d'aucuns pretendent qu'il est?
+
+Il oubliait que lui-meme l'avait toujours considere comme tel.
+Maintenant qu'il savait qu'il etait son pere, il cherchait
+instinctivement a le rehabiliter a ses propres yeux.
+
+Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle repondit:
+
+--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de
+tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'egoisme, c'est la secheresse
+de coeur, c'est la cruaute en personne. Malheur a qui lui resiste ou lui
+deplait. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant
+d'excuse.
+
+--Ah! fit vivement le Torero. Peut-etre fut-elle legere, inconsequente,
+oh! innocemment, sans le vouloir?
+
+--Non, la reine n'eut rien a se reprocher. Si j'ai parle d'un semblant
+d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune a bien des hommes:
+la jalousie.
+
+--Jaloux!... Sans motif?
+
+--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.
+
+--Comment peut-on etre jaloux de qui l'on n'aime pas?
+
+Fausta sourit.
+
+--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.
+
+--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que
+vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-etre,
+l'appeler ferocite.
+
+Fausta sourit encore d'un sourire enigmatique qui ne disait ni oui ni
+non.
+
+--C'est toute une histoire mysterieuse et lamentable qu'il me faut vous
+conter, dit-elle, apres un leger silence. Vous en avez entendu parler
+vaguement, sans doute. Nul ne sait la verite exacte, et nul, s'il
+savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frere,
+de celui qui serait l'heritier du trone a votre place, s'il n'etait pas
+mort a la fleur de l'age.
+
+--L'infant Carlos! s'exclama le Torero.
+
+--Lui-meme, dit Fausta. Ecoutez donc.
+
+Alors, cette terrible histoire de son vrai pere, Fausta se mit a la lui
+raconter, en l'arrangeant a sa maniere, en brouillant la verite avec le
+mensonge, de telle sorte qu'il eut fallu la connaitre a fond pour s'y
+reconnaitre.
+
+Elle la raconta avec une minutie de details, avec des precisions qui
+ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui a qui elle
+s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces details
+correspondaient a certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient
+lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-la
+incomprehensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.
+
+Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir
+avec un relief saisissant le role odieux du roi, du pere, de l'epoux,
+cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le defendre. En
+meme temps, la figure de la reine se detachait, douce, victime resignee
+jusqu'a la mort d'un implacable bourreau.
+
+Quand le recit fut termine, il etait convaincu de la legitimite de
+sa naissance, il etait convaincu de l'innocence de sa mere, il etait
+convaincu de son long martyre. En meme temps, il sentait gronder en
+lui une haine furieuse contre le bourreau qui, apres avoir assassine
+lentement la mere, voulait a tout prix supprimer l'enfant devenu un
+homme. Et il se sentait anime d'un desir ardent de vengeance.
+
+Quand elle eut donc termine son recit, Fausta vit le jeune homme dans
+l'etat d'exasperation ou elle le voulait; elle attaqua resolument, selon
+sa coutume:
+
+--Vous m'avez demande, monseigneur, pourquoi je m'etais interessee a
+vous sans vous connaitre. Et je vous ai dit que j'avais repondu a un
+sentiment d'humanite fort comprehensible. J'ai ajoute que, depuis que
+je vous avais vu, ce sentiment avait fait place a une sympathie qui
+s'accroit de plus en plus, au fur et a mesure que je vous penetre
+davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je
+vous ai offert mon amitie, je vous l'offre encore.
+
+--Madame, vous me voyez confus et emu a tel point que je ne trouve pas
+de paroles pour vous exprimer ma gratitude.
+
+--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...
+
+--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en
+apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insense, assez ingrat,
+pour refuser l'offre genereuse d'une amitie qui me serait precieuse
+au-dessus de tout?
+
+Elle secoua la tete avec un sourire empreint d'une douce melancolie.
+
+--Defions-nous des mouvements spontanes, prince.
+
+Et, avec une emotion intense qui fit frissonner delicieusement le jeune
+homme enivre:
+
+--S'il nous etait permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je
+pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans desemparer ce que le mien me
+dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants
+de la terre, car je devine en vous les qualites rares qui font les
+grands rois.
+
+Tres emu par ces paroles prononcees avec un accent de conviction
+ardente, plus emu encore par ce qu'elles laissaient deviner de
+sous-entendu flatteur, le Torero s'ecria:
+
+--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entierement a
+vous.
+
+L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme
+pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en
+rapporter a elle. Et, tres calme, tres douee:
+
+--Avant de dire oui ou non, je dois etablir en quelques mots nos
+positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et
+ce que vaut cette amitie que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler
+ce que vous etes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
+ce que vous pouvez faire, et ou vous allez.
+
+--Je vous ecoute, madame, fit avec deference le Torero. Il me semble
+que la vie me paraitrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus
+l'eclairer de votre radieuse presence.
+
+Ceci etait dit avec cette galanterie outree particuliere a l'epoque
+en general, et plus specialement au temperament, extreme en tout, de
+l'Espagnol. Neanmoins, Fausta crut demeler un accent de sincerite
+indeniable dans la maniere dont furent prononcees ces paroles.
+
+Elle reprit avec force:
+
+--Vous etes pauvre, sans nom, isole, incapable d'entreprendre quoi que
+ce soit de grand, malgre votre popularite, parce que votre obscurite
+et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des
+prejuges de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si
+vous avez du genie, vous etes condamne quand meme a vegeter, obscur
+et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux
+emplois publics. Ce que je vous dis la est-il vrai?
+
+--Tres vrai, madame. Mais je ne desire ni la gloire ni les honneurs. Mon
+obscurite ne me pese pas, et, quant a la pauvrete, elle m'est legere. Au
+reste, vous savez peut-etre que, si je voulais accepter tous les
+dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arene a mon
+intention, je pourrais etre riche.
+
+--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero.
+On dit aussi: genereux comme le Torero. Cependant, maintenant que
+vous savez que vous etes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
+l'humble et obscure existence qui fut la votre jusqu'a ce jour.
+
+--Pourquoi, madame? fit naivement le Torero. Cette existence a son
+charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais.
+
+Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles
+denotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets.
+
+--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de
+vivre, meme obscur, pauvre, ignore, denue de biens et d'ambition. Vous
+oubliez que demain, quand vous paraitrez dans l'arene, vous serez
+miserablement assassine, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si
+je vous abandonne.
+
+Le Torero eut un sourire de defi.
+
+--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous
+laisserez pas egorger comme mouton a l'abattoir.
+
+--C'est bien cela, madame.
+
+--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort detient la puissance
+supreme, vous oubliez que, celui-la, c'est le roi. Pensez-vous qu'il
+s'arretera a des demi-mesures et se contentera de lacher sur vous
+quelques miserables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
+comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons
+qui n'hesiteront pas a tirer l'epee pour votre defense. Insense que vous
+etes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armee
+sera sur pied a votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes,
+avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espere,
+on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille.
+Vous serez frappe le premier et votre mort paraitra accidentelle, Je
+vous dis que vous etes condamne irremediablement.
+
+Ces paroles, prononcees avec une violence croissante, firent impression
+sur le Torero. Neanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.
+
+--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.
+
+Fausta etendit la main vers le balcon, et designant le bucher que les
+lourds rideaux derobaient a leur vue:
+
+--Le meme crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son
+innocence.
+
+Si brave que fut le Torero, il sentit la terreur se glisser
+sournoisement en lui et c'etait ce que voulait Fausta.
+
+--Eh bien, soit, fit-il apres une legere hesitation, je fuirai. Je
+quitterai l'Espagne.
+
+Fausta sourit.
+
+--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.
+
+--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves
+resolus a tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force.
+
+--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armee
+entiere, car vous vous heurterez, vous, a une armee, a dix armees s'il
+le faut.
+
+Le Torero la considera un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas,
+qu'elle etait sincerement convaincue que le roi ne reculerait devant
+rien pour le faire disparaitre. A son tour, il eut la perception tres
+nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'a un fil. En meme
+temps, il comprit que la lutte etait impossible. Machinalement, il
+demanda:
+
+--Que faire alors?
+
+Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui
+arracher.
+
+Tres calme, elle reprit:
+
+--Avant de vous repondre, laissez-moi vous poser une question:
+Voulez-vous vivre?
+
+--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet age, on trouve
+la vie assez bonne pour y tenir!
+
+--Etes-vous resolu a vous defendre?
+
+--N'en doutez pas, madame.
+
+--Encore faudrait-il savoir jusqu'a quel point?
+
+--Par tous les moyens, madame.
+
+--S'il en est ainsi, si vous m'ecoutez, peut-etre reussirai-je a vous
+sauver.
+
+--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne
+vous ait mis a mal.
+
+Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines
+circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la
+plus naturelle du monde. Malgre ce calme effroyable, elle apprehendait
+vivement l'effet de ses paroles, et ce n'etait pas sans anxiete qu'elle
+observait le jeune homme.
+
+Le Torero, a cette proposition inattendue, s'etait dresse brusquement,
+et, livide, tremblant, il s'exclamait:
+
+--Tuer le roi!... tuer mon pere!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous
+voulez m'eprouver sans doute?
+
+--Je croyais, dit Fausta avec un leger dedain, que vous etiez un homme.
+Je me suis trompee. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une
+femme, je ne laisserais pas la mort de ma mere sans vengeance.
+
+--Ma mere! dit le Torero d'un air egare.
+
+--Oui, votre mere! Morte assassinee par celui qui vous assassinera,
+puisque vous tremblez a la seule pensee de frapper.
+
+--Ma mere! repeta le Tcrero en crispant les poings avec fureur. Mais
+le tuer, lui, mon pere!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue
+moi-meme.
+
+Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le
+terrain gagne dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle
+changea de tactique, et avec un haussement d'epaules:
+
+--Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?
+
+--Cependant, vous avez dit...
+
+--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il
+faut tuer.
+
+Le Torero eut un soupir de soulagement d'une eloquence muette. Ses
+traits convulses se rasserenerent, et, pour cacher son desarroi, il
+s'excusa en disant:
+
+--Pardonnez ma nervosite, madame.
+
+--Elle me parait naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler
+clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on
+apprenne que vous etes son fils legitime et l'heritier de sa couronne.
+Il eut pu employer la procedure usuelle. Cela lui eut simplifie la
+besogne en lui permettant de vous frapper plus surement peut-etre. Mais,
+si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats,
+qui peut jurer qu'une indiscretion ne sera pas commise?
+
+--Cependant, vous disiez tout a l'heure que j'etais menace d'une
+arrestation suivie d'une condamnation a mort, naturellement.
+
+--Oui. Mais le roi ne se resoudra a cette extremite que lorsqu'il lui
+sera dument demontre qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez
+plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
+de la divulgation de votre naissance.
+
+--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose a toutes
+ces complications. La pensee que je suis reduit a comploter bassement
+contre mon propre pere, cette pensee m'est aussi douloureuse qu'odieuse,
+et j'avoue qu'elle m'enleve toute ma lucidite.
+
+--Je comprends vos scrupules et je les approuve.
+
+Encore ne faudrait-il pas les pousser a l'extreme. Helas! je concois que
+votre coeur soit dechire, mais, si douloureux pour vous, si penible pour
+moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis
+donc: Ne vous obstinez pas a voir le pere dans la personne du roi. Le
+pere n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez
+voir, c'est lui seul que vous devez combattre.
+
+Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit
+douloureusement:
+
+--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine a
+l'accepter.
+
+Fausta se fit glaciale.
+
+--Entendez-vous par la, dit-elle, que vous renoncez a vous defendre et
+que vous consentez a tendre benevolement le cou pour mieux recevoir la
+mort?
+
+Le Torero reflechit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec
+une anxiete qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se decida.
+
+--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai
+droit a la vie, comme tout le monde. Je me defendrai donc coute que
+coute.
+
+Fausta le vit bien decide cette fois. Elle se hata de reprendre:
+
+--Prenez les devants. Le roi craint qu'un facheux hasard ne fasse
+connaitre votre naissance. Proclamez-la vous-meme, hautement. Je vous
+remettrai les preuves irrefutables de cette naissance. Ces preuves,
+etalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
+royaume sache que vous etes l'heritier legitime de la couronne. Il faut
+que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mere
+et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'elevera un tel cri de
+reprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trone.
+Voila comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le.
+
+--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi
+vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue
+capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait etre aveugle pour
+ne pas voir qu'un front aussi pur que le votre ne peut receler que des
+pensees nobles et pures.
+
+Fausta daigna sourire.
+
+--Vous pensez donc, madame, que j'echapperai a la haine mortelle du roi
+en proclamant moi-meme ma naissance?
+
+--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La verite etant
+connue de tous, votre meurtrier serait incontinent designe par tous. Si
+puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel defi
+jete a la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de
+vous traduire devant un tribunal. La, vous reclamerez hardiment la
+reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les
+preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner.
+Vous serez proclame, c'est votre droit, heritier de la couronne. Vous
+n'aurez qu'a attendre qu'il plaise a Dieu de rappeler a son divin
+tribunal le meurtrier de votre mere pour regner a votre tour.
+
+--Est-ce possible? balbutia le Torero ebloui.
+
+--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera
+beaucoup plus tot que vous ne croyez. Le roi est vieux, use, malade. Ses
+jours sont comptes.
+
+--Eh bien, madame, dit genereusement le Torero, si extraordinaire
+que cela vous puisse paraitre, je lui souhaite de me faire attendre
+longtemps.
+
+Fausta eut un mince sourire. Allons, decidement, elle l'avait tout
+doucement amene a accepter ses idees. Il restait maintenant a lui faire
+abandonner la Giralda.
+
+Sans qu'elle eut pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait la
+le plus dur de sa tache. Mais elle avait mene a bien des intrigues
+autrement scabreuses. L'avoir amene a trouver tout naturel de monter
+sur un trone, c'etait enorme. Quant au reste, la mort a bref delai de
+Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulut ou non, une
+fois pris dans l'engrenage, il serait bien force d'aller jusqu'au bout.
+Et, quant a la petite bohemienne, s'il se montrait irreductible sur ce
+point, elle aurait tot fait de s'en debarrasser.
+
+--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plonge dans un reve eblouissant,
+ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers
+vous?
+
+--Nous parlerons de cela tout a l'heure, dit Fausta d'un air detache.
+Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de
+cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques
+difficultes.
+
+--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.
+
+--D'abord la journee de demain. Je vous l'ai dit: une armee entiere
+tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, emeute,
+tel est le plan du roi, conseille par M. d'Espinosa. Dans la lutte,
+vous seriez tue: simple accident. Vous ne serez pas tue. J'en fais mon
+affaire, mes precautions sont prises. A l'armee du roi, j'oppose une
+armee a moi, que j'ai levee de mes deniers.
+
+--Vous avez fait cela? fit le Torero, emerveille.
+
+--Je l'ai fait.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Je vous le dirai tout a l'heure, dit froidement Fausta. A cette armee
+de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est a moi, qui a pour mission
+de veiller uniquement sur votre precieuse personne, se joindra le
+populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est repandu
+a pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une trainee
+de poudre, le bruit se repandra que le Torero est menace. De toutes
+parts les defenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En meme temps le
+bruit se repandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est
+sous ce nom que vous regnerez--disparu des sa naissance, poursuivi
+sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son pere.
+L'infant Carlos sera acclame de tous.
+
+--Je vous admire, madame, dit sincerement le Torero.
+
+Sans relever ces mots, Fausta reprit:
+
+--Donc vous etes sauf. Au milieu d'une armee qui vous acclame, je defie
+le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero;
+apres-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entiere est
+a vous. Vingt mille hommes d'armes, a vous, tiennent en respect les
+troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi
+est pris, detrone, enferme dans un couvent, et vous montez sur le trone
+a sa place.
+
+Et, comme le Torero ebauchait un geste de protestation, elle ajouta
+vivement:
+
+--Mais vous etes genereux. Vous n'abuserez pas de votre victoire.
+Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'egal a egal. Et il
+s'estime trop heureux, devant la rapidite foudroyante du mouvement, de
+vous reconnaitre publiquement pour l'heritier de sa couronne. Et vous,
+en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir.
+Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.
+
+--Je reve!... balbutia le Torero.
+
+--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du
+Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous
+donne mes Etats d'Italie avec ce que vous aurez en propre par heritage,
+cela vous donne la moitie de l'Italie. Vous prenez le reste.
+
+--Oh!
+
+--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le reve de votre pere,
+cela. Vous l'envahissez par les Pyrenees et par les Alpes. En meme temps
+vos armees descendent des Flandres. Une campagne rapidement menee vous
+livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous
+remontez au nord et a l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez
+envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut
+celui de Charlemagne. Vous etes le maitre du monde. Voila ce que vous
+pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?
+
+Fausta s'etait enflammee peu a peu a l'evocation de ses reves
+gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illumine transporterent
+litteralement le Torero, qui, ne sachant s'il etait eveille ou s'il
+revait, s'ecria:
+
+--Il faudrait etre frappe de folie pour ne pas accepter. Mais vous,
+madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse desinvolture des
+millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos
+Etats, vous enfin qui m'eblouissez par l'evocation d'une prestigieuse
+puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?
+
+Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du
+Torero, lentement, en egrenant chaque syllabe:
+
+--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.
+
+Et le fixant toujours d'un regard aigu:
+
+--Il reste a regler la facon dont se fera le partage.
+
+Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en
+connaisseur.
+
+--Il est necessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.
+
+Tres galamment, il repondit:
+
+--Ce que vous ferez sera bien fait.
+
+--Ce partage se fera de la maniere la plus simple et la plus naturelle.
+
+Elle le laissa en suspens un inappreciable instant et brusquement elle
+porta le coup:
+
+--Je serai votre epouse!
+
+Le Torero bondit. Il s'attendait a tout, hormis a une pretention
+semblable, formulee d'une maniere si anormale, qui n'etait pas sans le
+choquer quelque peu. Il tombait de tres haut. Fini le reve prestigieux;
+il se trouvait face a face avec la realite brutale. Il lui semblait que
+ce n'etait pas la meme femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de
+l'emballement, cette incomparable beaute avait excite en lui le desir.
+Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait
+peur.
+
+Dans sa stupeur, il ne put que begayer:
+
+--M'epouser! Vous! madame! vous!
+
+Fausta comprit que c'etait l'instant critique. Elle se redressa de toute
+sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irresistible,
+et adoucissant l'eclat de son regard:
+
+--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne
+ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque
+que vous allez etre?
+
+--Je vois, dit don Cesar, qui recouvrait toute sa lucidite, je vois que
+vous etes, en effet, la jeunesse meme, et quant a la beaute, jamais, je
+le crois sincerement, nulle beaute n'egala la votre. Mais...
+
+--Mais?... Dites toute votre pensee...
+
+--Eh bien, oui, je dirai toute ma pensee. Je vous dirai en toute
+sincerite que je me crois tout a fait indigne du tres grand honneur que
+vous me voulez faire. Vous etes trop souveraine et pas assez... femme.
+
+Fausta eut un sourire quelque peu dedaigneux.
+
+--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'etes pas assez de
+votre cote. Vous n'etes plus un homme: vous etes un roi. Il faut vous
+habituer a voir et a penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur
+extravagante de penser qu'il pouvait etre question d'amour entre nous?
+Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant
+d'etre femme, de meme que l'homme doit s'effacer en vous devant le
+souverain.
+
+Le Torero hocha la tete d'un air peu convaincu:
+
+--Ces sentiments vous sont naturels a vous qui etes nee souveraine et
+avez vecu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et,
+si mon coeur parle, j'ecoute ce qu'il me dit.
+
+Audacieusement, elle dit:
+
+--Et votre coeur est pris.
+
+Tres simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec
+fermete, il repondit en s'inclinant tres bas:
+
+--Oui, madame.
+
+-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant.
+L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.
+
+--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est
+donne une fois, il ne se reprend plus.
+
+Fausta haussa dedaigneusement les epaules.
+
+--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait
+en etre autrement.
+
+Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus
+doucement:
+
+--Allez, prince, et revenez apres-demain. Ne parlez pas, vous dis-je.
+J'attends votre retour avec confiance. Votre reponse ne peut pas ne pas
+etre conforme a mes desirs. Allez.
+
+Et, d'un geste doux et imperieux a la fois, elle le congedia sans qu'il
+eut pu dire ce qu'il avait a dire:
+
+Le Torero parti, Fausta reflechit longuement. Elle avait tres bien
+compris ce qui s'etait passe dans l'esprit du Torero. Elle avait vu
+dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer
+hautement son amour pour la petite bohemienne: mis en demeure de choisir
+entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince,
+sans hesiter, eut refuse la couronne pour conserver son amour. Fausta
+avait senti cela, et c'est en pensant a cela qu'elle avait dit:
+"N'accomplissez pas l'irreparable."
+
+Elle restait a sa place, tres soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourne
+au gre de ses desirs. Le prince lui echappait. Tout n'etait pas perdu
+cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait
+l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevee, elle ne doutait pas
+qu'il ne vint a elle, soumis et obeissant.
+
+Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion,
+degrime, ayant repris sa personnalite, parut avec son sourire
+obsequieux.
+
+Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des
+instructions detaillees concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo
+s'eclipsa sans doute pour proceder a l'execution immediate des ordres
+recus.
+
+Fausta demeura encore une fois seule.
+
+Elle alla droit a un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir
+secret et en sortit un parchemin qu'elle considera longuement avant de
+le cacher dans son sein, en murmurant:
+
+"Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le
+remettre a M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups.
+D'abord, je me concilie l'amitie du grand inquisiteur et du roi. S'ils
+ont des soupcons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
+trouve securite et liberte d'action. Ensuite, tout ce que le roi
+Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son
+successeur.
+
+Elle reflechit une seconde, et:
+
+"Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin
+a M. d'Espinosa? Voila sa mission manquee, lui qui a promis de rapporter
+ce parchemin a Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je
+me debarrasse peut-etre en meme temps de Pardaillan. Avec ses idees
+speciales, il est capable de se croire Deshonore."
+
+Et avec un sourire terrible:
+
+"Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit deshonore et qu'il ne peut
+laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource:
+le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
+C'est a voir!..."
+
+Elle demeura encore un moment reveuse, et ce nom de Pardaillan appela
+dans son esprit celui de son fils, et elle songea:
+
+"Myrthis! Ou peut bien etre Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan?
+Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant."
+
+Elle reflechit encore un moment et murmura:
+
+"Oui, tout ceci sera liquide rapidement, soit que je reussisse, soit que
+j'echoue. Il sera temps de rechercher mon fils."
+
+Ayant pris cette resolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et
+jeta un ordre a la suivante, accourue.
+
+Quelques instants plus tard, la litiere de Fausta s'arretait devant le
+vestibule d'honneur du grand inquisiteur, loge au palais.
+
+Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, a qui, en echange de
+certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanement la fameuse
+declaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne
+heritier de la couronne de France.
+
+
+
+IV
+
+ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO
+
+En quittant Fausta, le Torero s'etait dirige en hate vers l'auberge de
+la Tour, ou il avait laisse celle qu'il considerait comme sa fiancee
+confiee aux bons soins de la petite Juana.
+
+Il allait d'un pas accelere, sans se soucier des passants qu'il
+bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait
+redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur
+la Giralda...
+
+Chose etrange, maintenant qu'il n'etait plus captive par le charme de
+Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance
+qu'elle lui avait contee n'etait qu'un roman imagine en vue d'il ne
+savait quelle mysterieuse intrigue.
+
+"Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien
+ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je ete assez sot pour me
+laisser abuser a ce point? Le brave homme qui m'a eleve et qui m'a donne
+maintes preuves de sa loyaute et de son devouement m'a toujours assure
+que mon pere avait ete mis a la torture sur l'ordre du roi et que, pour
+etre bien assure de la bonne execution de cet ordre, il avait tenu a
+assister lui-meme a l'epouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut
+pas etre mon pere."
+
+Et avec une ironie feroce:
+
+"Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitie seulement que
+j'aie pu m'arreter un instant a pareille folie! Suis-je fait pour
+etre roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la
+satisfaction d'une stupide vanite, j'aurai sacrifie ma liberte, mes
+amis, mon amour et lie mon sort a celui de Mme Fausta, qui fera de
+moi un instrument bon a tuer des milliers de mes semblables pour
+l'assouvissement de son ambition a elle! Sans compter que je me donnerai
+la un maitre redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au
+diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royaute. Torero je suis.
+Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et
+tant jolie Giralda! Je demanderai a mon ami, M. de Pardaillan, de
+m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Presente par un
+gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunte pour ne
+pas faire mon chemin, honnetement, sans crime et sans felonie. Allons,
+c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui."
+
+En monologuant de la sorte, il etait arrive a l'hotellerie, et ce fut
+avec une angoisse, qu'il ne parvint pas a surmonter, qu'il penetra dans
+le cabinet de la mignonne Juana.
+
+Il fut rassure tout de suite. La Giralda etait la, bien tranquille,
+riant et jasant avec la petite Juana. Presque du meme age toutes les
+deux, aussi jolies, de meme condition, vives et rieuses, aussi franches,
+elles etaient devenues tout de suite une paire d'amies.
+
+Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait
+avec son sourire narquois sur la fiancee de ce jeune prince pour qui il
+s'etait pris d'une soudaine et vive sympathie.
+
+Lorsque Pardaillan s'etait reveille, apres avoir dormi une partie de la
+matinee, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part
+du desir exprime par don Cesar de le voir veiller sur la Giralda. Sans
+dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son epee--cette epee qu'il
+avait ramassee sur le champ de bataille, lors de sa lutte epique avec
+les estafiers de Fausta--et il etait descendu, sans perdre un instant,
+se mettre a la disposition de la petite Juana.
+
+Il s'etait place de facon a barrer la route a quiconque eut ete assez
+temeraire pour penetrer dans le cabinet sans l'assentiment de la
+maitresse du lieu. Et, a le voir si calme, si confiant dans sa force,
+les deux jeunes filles s'etaient senties plus en surete que si elles
+avaient ete sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du
+roi.
+
+Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:
+
+--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Ou est-il donc?
+
+Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incredule:
+
+--Est-ce bien serieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce
+titre d'ami a un aussi pietre personnage que le Chico?
+
+--Ma chere enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne
+plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un pietre
+personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci!
+l'habitude de subordonner mes sentiments a la condition sociale de
+ceux a qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est
+qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis
+extremement reserve dans mes amities, ce sera une maniere de vous dire
+que le Chico merite tout a fait ce titre.
+
+--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en
+parle de si elogieuse facon?
+
+--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous desirez en savoir plus
+long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquerir mon
+estime. Pour le moment, tenez pour tres serieux que je le considere
+reellement comme un ami et repondez, s'il vous plait, a ma question:
+Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis
+a vous aussi, ma jolie Juana?
+
+Il sembla a Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la facon
+dont le chevalier prononca ces dernieres paroles. Mais, avec le seigneur
+francais, il n'etait jamais facile de se prononcer nettement. Il avait
+une si singuliere maniere de s'exprimer, il avait un sourire surtout si
+deconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arreta-t-elle
+pas a ce soupcon, et avec une moue enfantine:
+
+--Il m'agacait, dit-elle, je l'ai chasse.
+
+--Oh! oh! quel mefait a-t-il donc commis?
+
+--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.
+
+--Un sot!... le Chico! Voila ce que vous ne me ferez pas croire. C'est
+un garcon tres fin au contraire, tres intelligent, et qui vous est, je
+crois, tres attache. J'espere que ce renvoi n'est pas definitif et que
+je le reverrai bientot ici.
+
+--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin
+de l'y convier. Jamais je n'ai vu drole aussi ehonte, aussi depourvu
+d'amour-propre.
+
+--Avec vous, peut-etre, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air
+depite avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas
+trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se
+permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
+benevolement que vous dites.
+
+--Il est de fait qu'il a la tete assez pres du bonnet et ce n'est pas a
+sa louange, convenez-en.
+
+--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, a moi, le Chico. Quelle
+que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hotesse.
+
+Comme bien on pense, Juana aurait ete bien en peine de refuser quoi que
+ce soit a Pardaillan. La grace fut donc magnanimement accordee. Bien
+mieux, on courut a la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.
+
+Pardaillan comprit que le nain avait du se terrer dans son gite
+mysterieux et il n'insista pas davantage.
+
+Reduit a la seule conversation des deux jeunes filles, il commencait a
+trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le delivrer.
+
+La Giralda se doutait bien que son fiance avait du se rendre chez cette
+princesse qui pretendait connaitre sa famille et se disait en mesure de
+lui reveler le secret de sa naissance. Mais, comme don Cesar etait parti
+sans lui dire ou il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu
+qu'elle savait.
+
+Cela, d'autant plus aisement que Pardaillan, avec sa discretion outree,
+s'abstint soigneusement de toute allusion a l'absence du Torero. Il
+pensait que, pour que don Cesar fut resolu a s'absenter alors qu'il
+croyait sa fiancee en peril, c'est qu'il devait y avoir necessite
+imperieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancee:
+il veillait. Il se demandait bien, non sans inquietude, ou pouvait etre
+alle le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.
+
+Quoi qu'il en soit, l'arrivee du Torero lui fut tres agreable.
+
+Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux
+qu'il affectionnait.
+
+De son cote, le Torero eprouvait l'imperieux besoin de se confier a un
+ami. Non pas qu'il hesitat sur la conduite a tenir, non pas qu'il eut
+des regrets de la determination prise de refuser les offres de Fausta,
+mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui
+lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il etait persuade
+qu'un esprit delie comme celui du chevalier saurait projeter la lumiere
+sur ces obscurites.
+
+Resolu a tout dire a son nouvel ami, apres avoir remercie la petite
+Juana avec une effusion emue, apres l'avoir assuree de son eternelle
+gratitude, il entraina le chevalier dans une petite salle ou il lui
+serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans temoin, et en
+meme temps de surveiller de pres l'entree du cabinet ou il laissait la
+Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa
+fiancee etait menacee. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
+se tenait sur ses gardes.
+
+Lorsqu'ils se trouverent seuls, attables devant quelques flacons
+poudreux, le Torero dit:
+
+--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison ou nous nous
+sommes introduits cette nuit et ou j'ai trouve ma fiancee appartient a
+une princesse etrangere?
+
+Pardaillan savait parfaitement a quoi s'en tenir. Neanmoins, il prit son
+air le plus ingenument etonne pour repondre:
+
+--Non, ma foi! J'ignorais completement ce detail.
+
+--Cette princesse pretend connaitre le secret de ma naissance. J'ai
+voulu en avoir le coeur net. Je suis alle la voir.
+
+Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il
+allait porter a ses levres, et malgre lui s'ecria:
+
+--Vous avez vu Fausta?
+
+--Je reviens de chez elle.
+
+--Diable! grommela Pardaillan, voila ce que je craignais.
+
+--Vous la connaissez donc?
+
+--Un peu, oui.
+
+--Quelle femme est-ce?
+
+--C'est une jeune femme... Au fait, quel age a-t-elle? Vingt ans,
+peut-etre, peut-etre trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est
+remarquablement belle, et... vous avez du le remarquer, je presume...
+
+Le Torero hocha doucement la tete.
+
+--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarque en effet. Je
+desire savoir quelle sorte de femme elle est.
+
+--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et
+genereuse en proportion de sa fortune. On la dit tres puissante aussi.
+C'est elle qui a renverse le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son
+trone le jouteur le plus terrible de cette epoque, le pape Sixte-Quint.
+Et, ici meme, je ne serais pas surpris qu'elle reussit a dominer votre
+roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous facher, et M.
+d'Espinosa lui-meme, qui me parait autrement redoutable que son maitre.
+
+Le Torero ecoutait avec une attention passionnee. Il sentait confusement
+que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup
+plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'etait une nature tres
+fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connut le chevalier que
+depuis peu, il n'avait pas ete long a remarquer que cet homme ne disait
+que ce qu'il jugeait bon de devoiler.
+
+--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut
+avoir confiance en elle.
+
+--Ah! tres bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en
+Fausta! Cela depend d'une foule de considerations qu'elle est seule a
+connaitre, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous
+faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machine--et elle a
+parfois la franchise de vous prevenir--vous pouvez vous en rapporter
+a elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-etre
+prudent de s'informer jusqu'a quel point aide et assistance lui seront
+profitables a elle-meme. Il serait au moins imprudent de compter sur
+elle des l'instant ou vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime,
+tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez ete aussi pres de votre
+derniere heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si
+vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.
+
+--C'est qu'elle m'a revele des choses extraordinaires. Et je ne serais
+pas fache de savoir jusqu'a quel point je dois preter creance a ses
+paroles.
+
+--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais
+non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit a son
+point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
+pas toujours a la verite exacte.
+
+Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion
+exacte tant qu'il s'obstinerait a proceder par questions directes. Il
+jugea que le mieux etait de conter point par point les differentes
+parties de son entrevue.
+
+--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable.
+Tenez-vous bien, chevalier, vous allez etre etonne. Elle pretend que je
+suis... fils de roi!
+
+Pardaillan ne parut nullement etonne.
+
+--Pourquoi pas, don Cesar? J'ai toujours pense que vous deviez etre de
+tres illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgre
+la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une
+lieue.
+
+--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de la a etre de
+sang royal, et, qui mieux est, heritier d'un trone, le trone d'Espagne,
+avouez qu'il y a loin.
+
+--Je ne dis pas non. Cela ne me parait pas impossible pourtant, et
+j'avoue, quant a moi, que vous feriez figure de roi autrement noble
+et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui regne sur les
+Espagnes.
+
+--Vous ajouteriez foi a de pareilles billevesees?
+
+--Pourquoi pas?
+
+Et, avec une intonation etrange, le chevalier ajouta:
+
+--N'avez-vous pas ajoute foi a ces billevesees, comme vous dites?
+
+--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de
+sotte vanite et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai reflechi
+depuis, et maintenant...
+
+--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil petilla.
+
+--Je comprends l'absurdite d'une pareille assertion.
+
+--Je confesse que je ne vois rien d'absurde la.
+
+--Peut-etre auriez-vous raison en ce qui concerne la pretention
+elle-meme. Ce qui la rend absurde a mes yeux, ce sont les circonstances
+anormales qui l'accompagnent.
+
+--Expliquez-vous.
+
+--Voyons, est-il admissible que, fils legitime du roi et d'une mere
+irreprochable, j'aie ete poursuivi par la haine aveugle de mon pere?
+Qu'on en ait ete reduit, pour sauver les jours menaces de l'enfant, a
+l'enlever, le cacher, l'elever--si on peut dire, car, en resume, je me
+suis eleve tout seul--obscur, pauvre, desherite?
+
+--Cela peut paraitre etrange. Mais, etant donne le caractere feroce,
+ombrageux a l'exces du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de
+tout a fait impossible a ce qui peut paraitre un roman.
+
+Le Torero secoua energiquement la tete.
+
+--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans
+lesquelles j'ai ete eleve sont normales, naturelles, je dirai mieux,
+elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon
+cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout
+dire. Ces memes conditions me paraissent tout a fait inadmissibles dans
+un cas normal et legitime... tel que la naissance de l'heritier legitime
+d'un trone.
+
+Ayant dit ces mots avec une conviction evidemment sincere, le Torero
+demeura un moment reveur.
+
+Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait
+de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-meme:
+
+"Pas si mal raisonne que cela."
+
+Cependant le Torero reprenait:
+
+--Et quand bien meme je serais le fils du roi, quand bien meme Mme
+Fausta etalerait a mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces
+fameuses preuves qu'elle detient, parait-il, eh bien, voulez-vous que
+je vous dise? Je refuserais de reconnaitre le roi pour mon pere, je
+m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaitrais, je fuirais
+l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.
+
+--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux petillaient.
+
+--Voyons, chevalier, si le roi, mon pere, me tendait les bras, s'il me
+reconnaissait, s'il s'efforcait de reparer le passe, ne serais-je pas en
+droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?
+
+--Si votre pere vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre
+devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il
+pourrait vous avoir fait.
+
+--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais.
+Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.
+
+--Diable! que vous offre-t-on?
+
+--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le
+concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection
+paternelle. En echange de ces millions et de ces concours, on me propose
+de me dresser contre mon pretendu pere. Mon premier acte de fils sera un
+acte de rebellion envers mon pere.
+
+--C'est a la tete d'une armee que je prendrai contact avec ce pere, et
+c'est les armes a la main que je lui adresserai mon premier mot. Et,
+quand je l'aurai humilie, bafoue, vaincu, je lui imposerai de me
+reconnaitre officiellement pour son heritier. Voila ce que l'on m'offre,
+ce que l'on me propose, chevalier.
+
+--Et vous avez accepte?
+
+--Chevalier, vous etes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous
+considere comme un frere aine que j'aime et que j'admire. Je ne veux
+avoir rien de cache pour vous. Or, vous qui m'avez temoigne estime et
+confiance, apprenez a me connaitre et sachez que j'ai commis cette
+mauvaise action de songer a accepter.
+
+--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne a
+prendre.
+
+--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait presente les
+choses de telle maniere, je crois. Dieu me pardonne, que la raison
+m'abandonnait: j'etais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition.
+J'etais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse a
+ce moment m'a fait une derniere proposition, ou, pour mieux dire, m'a
+pose une derniere condition.
+
+--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il
+retournait.
+
+--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes
+conquetes en devenant ma femme.
+
+--He! vous ne seriez pas si a plaindre, persifla Pardaillan. On vous
+offre la fortune, un trone, la gloire, des conquetes prodigieuses, et,
+comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de
+la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espere bien
+que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi
+merveilleuses.
+
+--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette derniere proposition qui m'a
+sauve. J'ai songe a ma petite Giralda qui m'a aime de tout son coeur
+alors que je n'etais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la
+menacait, oh! d'une maniere detournee. J'ai compris qu'en tout cas elle
+serait la premiere victime de ma lachete, et que, pour me hausser a ce
+trone, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre
+de l'innocente amoureuse sacrifiee. Et j'ai ete, je vous jure, bien
+honteux.
+
+"Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, apres celle-la, nier ta
+puissance!"
+
+Et tout haut, d'un air railleur:
+
+--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.
+
+--Je n'ai pas eu le temps de refuser.
+
+--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.
+
+--La princesse ne m'a pas laisse parler. Elle a exige que ma reponse fut
+renvoyee a apres-demain.
+
+--Pourquoi ce delai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.
+
+--Elle pretend que demain se passeront des evenements qui influeront sur
+ma decision.
+
+--Ah! quels evenements?
+
+--La princesse a formellement refuse de s'expliquer sur ce point.
+
+On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait
+l'attentat premedite sur sa personne, que lui avait annonce Fausta.
+Celle-ci avait parle d'une armee mise sur pied, d'emeute, de
+bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait
+considerablement exagere. Il croyait donc a une vulgaire tentative
+d'assassinat, et eut rougi de paraitre implorer un secours pour si peu.
+Il devait amerement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.
+
+Pardaillan de son cote cherchait a demeler la verite dans les reticences
+du jeune homme. Il n'eut pas de peine a la decouvrir, puisqu'il avait
+entendu Fausta adjurer les conjures de se rendre a la corrida pour y
+sauver le prince menace de mort. Il conclut en lui-meme:
+
+"Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me
+dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai la, moi aussi."
+
+Et tout haut, il dit:
+
+--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Apres-demain vous pourrez dire a
+la princesse que vous acceptez d'etre son heureux epoux.
+
+--Ni apres-demain ni jamais, dit energiquement le Torero. J'espere bien
+ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma
+conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun
+droit au trone qu'on veut me faire voler. Et, quand bien meme je serais
+fils du roi, quand bien meme j'aurais droit a ce trone, ma resolution
+est irrevocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour
+accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentit a me
+reconnaitre spontanement. Je suis bien tranquille sur ce point. Et,
+quant a l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me
+suffit.
+
+Les yeux de Pardaillan petillaient de joie. Il le sentait bien sincere,
+bien determine. Neanmoins, il tenta une derniere epreuve.
+
+--Bah! fit-il, vous reflechirez. Une couronne est une couronne. Je ne
+connais pas de mortel assez grand, assez desinteresse pour refuser la
+supreme puissance.
+
+--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare.
+N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas a me faire changer d'idee.
+Laissez-moi plutot vous demander un service.
+
+--Dix services, cent services, dit le chevalier tres emu.
+
+--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette reponse, je
+l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne
+nous vaut rien, a moi et a la Giralda.
+
+--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.
+
+--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous
+emmener avec vous dans votre beau pays de France?
+
+--Morbleu! c'est la ce que vous appelez demander un service! Mais,
+cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant a tenir
+compagnie a un vieux routier tel que moi!
+
+--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez a traiter ici
+seront terminees, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je
+pourrais me faire ma place au soleil, sans deroger a l'honneur.
+
+--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y
+perdrai mon nom.
+
+--Autre chose, dit le Torero avec une emotion contenue: s'il m'arrivait
+malheur...
+
+--Ah! fit Pardaillan herisse.
+
+--Il faut tout prevoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la,
+protegez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me
+promettre cela?
+
+--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancee sera ma
+soeur, et malheur a qui oserait lui manquer.
+
+--Me voici tout a fait rassure, chevalier. Je sais ce que vaut votre
+parole.
+
+--Eh bien, eclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez
+bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez eprouve un
+dechirement a renoncer a la couronne qu'on vous offrait, soyez console,
+car vous n'etes pas plus fils du roi Philippe que moi.
+
+--Ah! je le savais bien! s'ecria triomphalement le Torero. Mais,
+vous-meme, comment savez-vous?
+
+--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en
+donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'etes pas
+le fils du roi, vous n'aviez aucun droit a la couronne offerte.
+
+Et avec une gravite qui impressionna le Torero:
+
+--Mais vous n'avez pas le droit de hair le roi Philippe. Il vous faut
+renoncer a certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce
+serait un crime, vous m'entendez, un crime!
+
+--Chevalier, dit le Torero aussi emu que Pardaillan, si tout autre que
+vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A
+vous, je dis ceci: Des l'instant ou vous affirmez que mon projet serait
+criminel, j'y renonce.
+
+--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en feliciter. Vous viendrez
+en France, pays ou l'on respire la joie et la sante; vous y epouserez
+votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
+d'enfants.
+
+Et Pardaillan eclata de son bon rire sonore.
+
+Le Torero, entraine, lui repondit en riant aussi.
+
+--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.
+Je crois a ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous
+portez bonheur a vos amis.
+
+Pardaillan le considera un moment d'un air reveur.
+
+--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est
+restee gravee la--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on
+appelait la bohemienne Saizuma, et qui en realite portait un nom
+illustre qu'elle avait oublie elle-meme, une serie de malheurs
+terrifiants ayant trouble sa raison, Saizuma donc m'a dit la meme chose,
+a peu pres dans les memes termes. Seulement elle ajouta que je portais
+le malheur en moi, ce qui n'etait pas precisement pour m'etre agreable.
+
+Et il se replongea dans une reverie douloureuse, a en juger par
+l'expression de sa figure. Sans doute, il evoquait un passe, proche
+encore, passe de luttes epiques, de deuils et de malheurs.
+
+Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans
+le savoir, eveille en lui de penibles souvenirs, et pour le tirer de sa
+reverie il lui dit:
+
+--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?
+Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouve en presence d'un certain
+intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du "monseigneur"
+a tout propos et meme hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour
+donner aux mots leur veritable signification. Elle aussi m'a appele
+monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononce par l'intendant,
+place dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais
+jamais soupconnee. Elle serait arrivee a me persuader que j'etais un
+grand personnage.
+
+--Oui, elle possede au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez
+pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit a ce titre.
+
+--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur?
+fit en riant le Torero.
+
+--Je le devrais, dit serieusement le chevalier. Si je ne le fais pas,
+c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention
+d'ennemis tout-puissants.
+
+--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacee?
+
+--Je crois que vous ne serez reellement en surete que lorsque vous aurez
+quitte a tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition
+que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comble de joie.
+
+Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent emu:
+
+--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois a ma naissance
+mysterieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret
+n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et
+partout a des gens qui savent et qui semblent s'etre fait une loi de se
+taire?
+
+Vivement emu, Pardaillan dit avec douceur:
+
+--Tres peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard
+fortuit que j'ai connu la verite.
+
+--Ne me la ferez-vous pas connaitre?
+
+Pardaillan eut une seconde d'hesitation, et:
+
+--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop
+penible. Je vous dirai donc tout.
+
+--Quand? fit vivement le Torero.
+
+--Quand nous serons en France.
+
+Le Torero hocha douloureusement la tete.
+
+--Je retiens votre promesse, dit-il.
+
+Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air detache:
+
+--Vous prendrez part a la course de demain?
+
+--Sans doute.
+
+--Vous etes absolument decide?
+
+--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y
+paraitre. On ne se derobe pas a un ordre du roi. Puis il est une autre
+consideration qui me met dans l'obligation d'obeir. Je ne suis pas
+riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est
+instituee de jeter des dons dans l'arene quand j'y parais. Ce sont ces
+dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le
+seul pour qui le temoignage des spectateurs se traduise par des especes
+monnayees, je n'en suis pas humilie. Le roi d'ailleurs preche d'exemple.
+A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.
+
+--Bien, bien, j'irai donc voir de pres ce que c'est qu'une course de
+taureaux.
+
+Les deux amis passerent le reste de la journee a causer et ne sortirent
+pas de l'hotellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne
+heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces
+le lendemain.
+
+
+
+V
+
+DANS L'ARENE
+
+A l'epoque ou se deroulent les evenements que nous avons entrepris de
+narrer, _alancear en coso_, c'est-a-dire jouter de la lance en champ
+clos, etait une mode qui faisait fureur. Les tournois a la francaise
+etaient completement delaisses et, du grand seigneur au modeste
+gentilhomme, chacun tenait a honneur de descendre dans l'arene combattre
+le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'etait suivie que par la
+noblesse. Le peuple ne prenait pas part a la course et se contentait d'y
+assister en spectateur.
+
+Le sire qui descendait dans l'arene--roi, prince ou simple
+gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier role: le matador. En meme
+temps, il etait aussi le picador, puisque, comme ce dernier il etait
+monte, barde de fer et arme de la lance. Aucun reglement ne venait
+l'entraver et, pourvu qu'il sauvat sa peau, tous les moyens lui etaient
+bons.
+
+Les autres roles etaient tenus par les gens de la suite du combattant:
+gentilshommes, pages, ecuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant
+l'etat de fortune du maitre; ils avaient pour mission de l'aider, de
+detourner de lui l'attention du taureau, de le defendre en un mot. Le
+plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un
+bouquet. Le torero improvise pouvait cueillir du bout de la lance ou de
+l'epee ce trophee. Tres rares etaient les braves qui se risquaient a ce
+jeu terriblement dangereux.
+
+Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu
+ordinaire des rejouissances publiques, avait ete livree a de nombreuses
+equipes d'ouvriers charges de l'amenager selon sa nouvelle destination.
+
+La piste, le toril, les gradins destines aux seigneurs invites par
+le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de facon toute
+rudimentaire.
+
+C'est ainsi que les principaux materiaux utilises pour la construction
+de l'arene consistaient surtout en charrettes, tonneaux, treteaux,
+caisses, le tout habilement deguise et assujetti par des planches.
+
+La corrida etant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation
+du roi. Nous avons dit que des gradins avaient ete construits a cet
+effet. En dehors de ces gradins, les fenetres et les balcons des maisons
+bordant la place etaient reserves a de grands seigneurs. Le roi lui-meme
+prenait place au balcon du palais. Ce balcon, tres vaste, etait agrandi
+pour la circonstance, orne de tentures et de fleurs, et prenait toutes
+les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
+massaient derriere le roi.
+
+Le populaire s'entassait sur la place meme, en des espaces limites par
+des cordes et gardes par des hommes d'armes.
+
+Le seigneur qui prenait part a la course faisait generalement dresser sa
+tente richement pavoisee et ornee de ses armoiries. C'est la que, aide
+de ses serviteurs, il s'armait de toutes pieces, la qu'il se retirait
+apres la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il
+etait blesse. C'etait, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace
+etait reserve a son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle etait
+nombreuse.
+
+Pour ne pas deroger a l'usage, le Torero s'etait rendu de bonne heure
+sur les lieux, afin de surveiller lui-meme son installation tres
+modeste--nous savons qu'il n'etait pas riche. Une toute petite tente
+sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.
+
+En effet, a l'encontre des autres toreros qui, armes de pied en
+cap, etaient montes sur des chevaux solides et fougueux, revetus de
+caparacons de combat, don Cesar se presentait a pied. Il dedaignait
+l'armure pesante et massive et revetait un costume de cour d'une
+elegance sobre et discrete qui faisait valoir sa taille moyenne, mais
+admirablement proportionnee. Le seul luxe de ce costume residait dans la
+qualite des etoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.
+
+Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour
+de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bete en
+fureur, et une petite epee de parade en acier forge, qui etait une
+merveille de flexibilite et de resistance. L'epee ne devait lui servir
+qu'en cas de peril extreme. Jamais, jusqu'a ce jour, il ne s'en etait
+servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dexterite
+merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien a braver le taureau, a
+l'agacer jusqu'a la fureur, mais se refusait energiquement a le frapper.
+
+Sa suite se composait generalement de deux compagnons qui le secondaient
+de leur mieux, mais a qui don Cesar ne laissait pas souvent l'occasion
+d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
+prenaient jamais au depourvu, et l'on eut pu croire qu'il les devinait.
+En cas de peril, les deux compagnons s'efforcaient de detourner
+l'attention du taureau.
+
+En arrivant sur l'emplacement qui lui etait reserve, le Torero reconnut
+avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente a cote de
+laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait
+parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
+avait cherche a differentes reprises a s'emparer de la jeune fille. Il
+savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et
+que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On concoit que ce
+voisinage, peut-etre intentionnel, ne pouvait lui etre agreable.
+
+Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une
+grande discussion entre la Giralda et don Cesar. Sous l'empire de
+pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancee de s'abstenir de
+paraitre a la course et de rester prudemment cachee a l'auberge de la
+Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle
+que perdue dans la foule.
+
+Mais la Giralda voulait etre la. Elle savait bien que le jeu auquel
+allait se livrer son fiance pouvait lui etre fatal. Elle n'eut rien fait
+ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eut pu
+l'empecher de se rendre sur les lieux ou son amant risquait d'etre tue.
+
+La mort dans l'ame, le Torero dut se resigner a autoriser ce qu'il lui
+etait impossible d'empecher. Et la Giralda, paree de ses plus beaux
+atours, etait partie avec le Torero pour se meler au populaire.
+
+Naturellement, elle aurait prefere aller s'asseoir sur les gradins
+tendus de velours qu'elle apercevait la-bas. Mais il eut fallu etre
+invitee par le roi, et, pour etre invitee, il eut fallu qu'elle fut de
+noblesse. Elle n'etait qu'une humble bohemienne, elle le savait, et,
+sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort
+qui etait le sien.
+
+Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda etait aussi connue,
+aussi aimee que le Torero lui-meme. Or, parmi la foule ou elle se
+glissait a la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son
+nom, et, avec cette galanterie outree, particuliere aux Espagnols, avec
+force oeillades et madrigaux, les hommes s'effacaient, lui faisaient
+place.
+
+C'est ainsi qu'elle etait parvenue au premier rang. Et, chose bizarre,
+le hasard voulut qu'elle se trouvat seule a l'endroit ou elle aboutit.
+Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants,
+empresses, mais respectueux.
+
+Jusqu'aux deux soldats de garde a cet endroit qui lui temoignerent leur
+admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, a
+passer de l'autre cote de la corde, ou elle serait seule, ayant de l'air
+et de l'espace devant elle, delivree de l'atroce torture de se sentir
+pressee, de toutes parts, a en etouffer.
+
+Un escabeau, apporte la par elle ne savait qui, pousse de main en main
+jusqu'a elle, lui fut offert galamment et la voila assise en deca de
+l'enceinte reservee au populaire.
+
+En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec
+les deux soldats, raides comme a la parade, places a sa droite et a sa
+gauche, avec ce groupe compact de cavaliers places derriere elle, elle
+apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son eclatante beaute, sous
+la lumiere eblouissante d'un soleil a son zenith, comme la reine de la
+fete, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.
+
+Peut-etre se fut-elle inquietee du soin avec lequel tous, galants
+cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussee jusqu'a cette place
+d'honneur, peut-etre eut-elle eprouve quelque apprehension a la vue de
+ces mines patibulaires.
+
+Peut-etre, si elle avait regarde plus attentivement les malgre la
+chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes,
+deteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas
+de ces capes releve par des rapieres demesurement longues, les ceintures
+garnies de dagues de toutes les dimensions, son etonnement et son
+inquietude se fussent indubitablement changes en effroi.
+
+Mais la Giralda, toute a son bonheur de se voir si merveilleusement
+placee, ne remarqua rien.
+
+Pardaillan etait parti de l'hotellerie vers les deux heures. La course
+devant commencer a trois heures, il avait une heure devant lui pour
+franchir une distance qu'il eut pu facilement parcourir en un quart
+d'heure.
+
+Derriere lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du
+gentilhomme qui le precedait, trop occupe qu'il etait a egrener un
+enorme chapelet qu'il avait a la main. Seulement, de distance en
+distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait
+un signe imperceptible, tantot a quelque mendiant, tantot a un soldat,
+tantot a un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux,
+apres avoir repondu par un autre signe, s'elancait aussitot vers une
+destination inconnue.
+
+Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps,
+que diable! N'etait-il pas invite directement par le roi en personne?
+Il ferait beau voir qu'on ne trouvat pas une place convenable pour le
+representant de Sa Majeste le roi de France!
+
+Quand a se dire qu'apres son algarade de l'avant-veille, ou il avait si
+fort malmene, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous
+les yeux memes de Sa Majeste a qui, pour comble, il avait parle de facon
+plutot cavaliere; quant a se dire qu'il serait peut-etre prudent a lui
+de ne pas se montrer a de puissants personnages qui, surement, devaient
+lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.
+
+Pas davantage il ne pensa a Mme Fausta, qui, certainement, devait etre
+furieuse d'avoir vu s'ecrouler le joli projet qu'elle avait forme de
+le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu
+assommer a coups de banquette les estafiers qu'elle avait laches sur
+lui, et de le voir se retirer, libre, sans une ecorchure, desinvolte et
+narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit
+Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter
+Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce
+cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.
+
+Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque
+peu froisse a Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait completement
+l'arrivee a Seville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le
+duc et le cardinal, reconcilies dans leur haine commune de Pardaillan,
+attendaient impatiemment d'etre remis de leurs blessures qui, pour le
+moment, les tenaient cloues, pestant et sacrant, sur les lits que le
+grand inquisiteur avait mis a leur disposition.
+
+Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour
+lequel il s'etait pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui
+de son bras.
+
+Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avancant
+d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait aprement, il avait
+l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'epee.
+
+De temps en temps il se retournait d'un air indifferent. Mais le moine
+qui le suivait toujours, pas a pas, avait l'air si confit en devotion
+qu'il ne lui vint pas a l'esprit que ce pouvait etre un espion qui le
+serrait de pres.
+
+Il n'etait pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit a
+renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.
+
+"Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!"
+
+Du coup le moine suiveur fut completement dedaigne. Le souvenir des
+decisions prises par Fausta, dans la reunion nocturne qu'il avait
+surprise, lui revint a la memoire.
+
+"Diable! fit-il, devenu soudain serieux, je pensais qu'il s'agissait
+d'un simple coup de main. Je m'apercois que la chose est autrement grave
+que je n'imaginais."
+
+D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il
+assujettit son ceinturon et s'assura que l'epee jouait aisement dans le
+fourreau. Mais alors il s'arreta net au milieu de la rue.
+
+"Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?"
+
+Cela, c'etait sa rapiere.
+
+On se souvient qu'il avait perdu son epee en sautant dans la chambre au
+parquet truque. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion,
+laches sur lui par Fausta, il avait ramasse la rapiere echappee des
+mains d'un eclope et l'avait emportee.
+
+Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'epee a la
+main, il confiait litteralement son existence a la solidite de sa lame.
+L'adresse et la force se trouvaient annihilees si le fer venait a se
+briser. Les regles du combat etant loin d'etre aussi severes que celles
+d'a present, un homme desarme etait un homme mort, car son adversaire
+pouvait le frapper sans pitie, sans qu'il y eut forfaiture. On concoit
+des lors l'importance capitale qu'il y avait a ne se servir que d'armes
+eprouvees et le soin avec lequel ces armes etaient verifiees et
+entretenues par leur proprietaire.
+
+Pardaillan, expose plus que quiconque, apportait un soin meticuleux a
+l'entretien des siennes. De retour a l'auberge il avait mis de cote
+l'epee conquise, reservant a plus tard d'eprouver l'arme. Il avait
+incontinent choisi dans sa collection une autre rapiere pour remplacer
+celle perdue.
+
+Or, Pardaillan venait de s'apercevoir la, dans la rue, que la rapiere
+qu'il avait au cote etait precisement celle qu'il avait ramassee la
+veille et mise de cote.
+
+"C'est etrange, murmurait-il a part lui. Je suis pourtant sur de l'avoir
+prise a son clou. Comment ai-je pu etre distrait a ce point?"
+
+Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'epee du
+fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et
+finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.
+
+"Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ebahi, je jurerais que ce
+n'est pas la l'epee que j'ai ramassee chez Mme Fausta. Celle-ci me
+parait plus legere."
+
+Il reflechit un moment, cherchant a se souvenir:
+
+"Non, je ne vois pas. Personne n'a penetre dans ma chambre. Et
+pourtant... c'est inimaginable!..."
+
+Un moment il eut l'idee de retourner a l'auberge changer son arme. Une
+sorte de fausse honte le retint. Il se livra a un nouvel examen de la
+rapiere. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible resistante, bien
+en main quant a la garde, tres longue, comme il les preferait, il ne
+decouvrit aucun defaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.
+
+Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les epaules et en
+bougonnant:
+
+"Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traitres,
+d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maitre
+poltron. La rapiere est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas
+notre temps a l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment
+curieuses autour de moi."
+
+En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraitre
+naturelles a un etranger, mais qui ne pouvaient manquer d'eveiller
+l'attention d'un observateur comme Pardaillan.
+
+A l'heure qu'il etait, la plus grande partie de la population s'ecrasait
+sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure a peine separant
+l'instant ou la course commencerait. Les rues etaient a peu pres
+desertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes
+les boutiques etaient fermees. Les portes et les fenetres etaient
+cadenassees et verrouillees. On eut dit d'une ville abandonnee.
+
+Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place
+sur le lieu de la course s'etaient calfeutres chez eux. Pourquoi? Quel
+mot d'ordre mysterieux avait fait se fermer hermetiquement portes et
+fenetres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant
+la place?
+
+Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes
+d'armes occuper les rues etroites qui aboutissaient a cette place.
+Et, au bout des rues ainsi occupees, des cavaliers s'echelonnaient,
+etablissant un vaste cordon autour de cette place.
+
+Ces soldats laissaient passer sans difficultes tous ceux qui se
+rendaient a la course.
+
+Alors, que faisaient-ils la?
+
+Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du
+temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites
+rues qui y aboutissaient.
+
+Partout les memes dispositions etaient prises. C'etait d'abord des
+soldats qui s'engouffraient dans des maisons ou ils se tapissaient,
+invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue.
+Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-la, chose beaucoup plus
+grave, des canons.
+
+Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il etait evident
+que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait
+impossible a quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.
+
+Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme
+de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas a s'y meprendre. Il lui
+semblait que, en meme temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre,
+executee par des troupes adverses, il en eut jure, se dessinait
+nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en meme temps
+que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obeir a un
+mot d'ordre. En apparence, c'etait de paisibles citoyens qui voulaient,
+a toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exerce
+de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenes de
+corrida, des combattants.
+
+Des lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre
+des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des
+conjures achetes par Fausta.
+
+Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme,
+ce qui etait significatif, occupaient les memes rues, occupees par les
+troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
+fortune s'improvisaient a la hate. Treteaux, tables, escabeaux, caisses
+defoncees, charrettes renversees s'empilaient pele-mele, etaient
+instantanement occupes par des groupes de curieux.
+
+Et Pardaillan se disait:
+
+"De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la
+conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisement
+position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur reserve quelque joli
+coup de sa facon, dans lequel ils me paraissent donner tete baissee. Ou
+bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent
+bien exposees."
+
+Ayant ainsi envisage les choses, tout autre que Pardaillan s'en fut
+retourne tranquillement, puisque, en resume, il n'avait rien a voir dans
+la dispute qui se preparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan
+avait sa logique a lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le
+monde. Apres avoir bien peste, il prit son air le plus renfrogne, et,
+par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il penetra dans
+l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
+d'ambassadeur, invite personnellement par Sa Majeste. Et il se dirigea
+vers la place qui lui etait assignee.
+
+A ce moment, le roi parut sur son balcon, amenage en tribune. Un
+magnifique velum de velours rouge frange d'or, maintenu a ses extremites
+par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.
+
+Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui etait le sien. M.
+d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout,
+derriere le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent
+place sur l'estrade, chacun selon son rang.
+
+A cote d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis
+le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honore le
+page d'un gracieux sourire et le second le tolerait a son cote, alors
+qu'il eut du se tenir derriere. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un
+riche coussin de velours etait place a la gauche de l'inquisiteur, sur
+lequel le page s'etait assis le plus naturellement du monde. En sorte
+que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'a tourner la tete a droite ou
+a gauche pour s'entretenir a part, soit avec son ministre, soit avec ce
+page a qui on accordait cet honneur extraordinaire.
+
+Le mysterieux page n'etait autre que Fausta.
+
+Fausta, le matin meme, avait livre a Espinosa le fameux parchemin qui
+reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique heritier de la couronne de
+France. Le geste spontane de Fausta lui avait concilie la faveur du roi
+et les bonnes graces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonne
+la precieuse declaration du feu roi Henri III sans poser ses petites
+conditions.
+
+L'une de ces conditions etait qu'elle assisterait a la course dans la
+loge royale et qu'elle y serait placee de facon a pouvoir s'entretenir
+en particulier, a tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre
+condition, comme corollaire de la precedente, etait que tout messager
+qui se presenterait en prononcant le nom de Fausta serait immediatement
+admis en sa presence, quels que fussent le rang, la condition sociale;
+voire le costume de celui qui se presenterait ainsi.
+
+D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour etre certain qu'elle ne
+posait pas une telle condition par pure vanite. Elle devait avoir des
+raisons serieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce
+qu'elle demandait.
+
+Peut-etre tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?
+
+Or, le roi avait une dent feroce contre ce petit gentilhomme, cette
+maniere de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilie, lui, le roi,
+et qui, non content de malmener ses fideles, dans sa propre antichambre,
+avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence
+qui reclamait un chatiment exemplaire.
+
+Des que le roi parut au balcon, les ovations eclaterent, enthousiastes,
+aux fenetres et aux balcons de la place, occupes par les plus grands
+seigneurs du royaume. Les memes vivats eclaterent aussi, nourris et
+spontanes, dans les tribunes occupees par des seigneurs de moindre
+importance. De la, les acclamations s'etendirent au peuple masse debout
+sur la place. La verite nous oblige a dire qu'elles furent, la, moins
+nourries.
+
+Le roi remercia de la main et, aussitot, un silence solennel plana sur
+cette multitude.
+
+C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins,
+cherchant a gagner la place qui lui etait reservee. Car, d'Espinosa,
+conseille par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait
+escompte qu'il aurait l'audace de se presenter, et il avait pris ses
+dispositions en consequence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait
+ete reservee a l'envoye de S. M. le roi de Navarre.
+
+Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par consequent
+toutes les autres personnes assises, s'efforcait de regagner sa place.
+Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames,
+tous exagerement imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans
+quelque brouhaha.
+
+D'autant plus que, fort de son droit, desireux de pousser la bravade a
+ses limites extremes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie
+exquise vis-a-vis des dames, se redressait, la moustache herissee,
+l'oeil etincelant, devant les hommes et ne menageait pas les bravades
+quand on ne s'effacait pas de bonne grace.
+
+Bref, cela fit un tel tapage qu'a l'instant les yeux du roi, ceux de
+la cour et des milliers de personnes massees la se porterent sur le
+perturbateur qui, sans souci de l'etiquette, se dirigeait vers sa place,
+comme on monte a l'assaut.
+
+Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.
+
+Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre
+a temoin du scandale.
+
+Le grand inquisiteur repondit par un demi-sourire qui signifiait:
+
+"Laissez faire. Bientot, nous aurons notre tour."
+
+Philippe approuva d'un signe de tete et se retourna, de facon a tourner
+le dos a Pardaillan qui atteignait enfin sa place.
+
+Or, une chose que Pardaillan ignorait completement, attendu qu'il etait
+toujours le dernier renseigne sur tout ce qui le touchait et qu'il
+etait peut-etre le seul a trouver tres naturelles les actions qu'on
+s'accordait a trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba
+Roja avait produit, a la cour comme en ville, une sensation enorme. On
+ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'emerveillait de la
+force surhumaine de cet etranger qui avait, comme en se jouant, desarme
+une des premieres lames d'Espagne, mate et corrige comme un gamin
+turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'etonnait et on
+s'indignait quelque peu que l'insolent n'eut pas ete chatie comme il le
+meritait.
+
+Lorsque Pardaillan parvint a sa place, il jeta un coup d'oeil machinal
+autour de lui et demeura stupefait. Il ne voyait que regards haineux et
+attitudes menacantes.
+
+Et, comme notre chevalier n'etait pas homme a se laisser defier, meme du
+regard, sans repondre a la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta
+un moment debout a sa place, promenant autour de lui des regards
+fulgurants, ayant aux levres un sourire de mepris qui faisait verdir de
+rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'etiquette.
+
+A ce moment, les trompettes lancerent a toute volee, dans l'air
+lumineux, l'eclat aigu de leurs notes cuivrees.
+
+C'etait le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs.
+Mais, s'il eclatait a ce moment, c'etait par suite d'une meprise
+deplorable: un geste du roi mal interprete.
+
+Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment precis
+ou Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoye du roi de
+France.
+
+C'est ce que comprit le roi, qui, pale de fureur, se tourna vers
+Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en execution duquel l'officier;
+coupable d'avoir mal interprete les gestes du roi, et donne l'ordre aux
+trompettes de sonner, fut incontinent arrete et mis aux fers.
+
+Notre heros etait un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant
+de paraitre accepter comme un hommage rendu ce qui n'etait qu'un hasard
+fortuit.
+
+"Vive Dieu! dit-il a part soi, une politesse en vaut une autre."
+
+Et, avec son sourire le plus naivement ingenu, mais au fond de l'oeil
+l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un
+geste theatral qu'il etait seul a posseder, il adressa a la tribune
+royale un salut d'une ampleur demesuree.
+
+Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait a ce moment pour
+jeter l'ordre d'arreter l'officier qui avait fait sonner les trompettes,
+le roi recut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme
+c'etait un sire profondement dissimule, il dut, en se mordant les levres
+de depit, repondre par un gracieux sourire, a seule fin de ne pas
+contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et
+approuvait.
+
+C'etait plus que n'esperait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement,
+en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si
+un enchanteur avait passe par la, bouleversant de fond en comble les
+sentiments intimes de ses feroces voisins, il ne vit autour de lui que
+sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux levres, une
+moue de dedain, il songea que le sourire que le roi venait de lui
+accorder, moralement contraint et force, avait suffi pour changer la
+haine en adulation.
+
+
+
+VI
+
+LE PLAN DE FAUSTA
+
+Nous avons dit que le Torero s'etait trouve dans la desagreable
+obligation de dresser sa tente pres de celle de Barba Roja.
+
+Sans qu'il s'en doutat, ce voisinage deplaisant etait du a une
+intervention de Fausta. Voici comment:
+
+Le roi et son grand inquisiteur avaient resolu l'arrestation de don
+Cesar et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt
+ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt annees d'attente
+n'avaient pu attenuer, etait cependant surpassee par la haine recente
+qu'il venait de vouer a l'homme coupable d'avoir douloureusement blesse
+son incommensurable orgueil.
+
+Si le roi n'obeissait qu'a sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait
+sans passion et n'en etait que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni
+haine, ni colere. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et
+methodique, mais resolu, comme l'etait d'Espinosa, cette crainte etait
+autrement dangereuse et plus terrible que la haine.
+
+De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du
+roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne
+paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et
+le conseiller d'un prince qui fut demeure sans nom et peu redoutable
+sans ce concours inespere.
+
+L'erreur de d'Espinosa etait de s'obstiner a voir un ambitieux en
+Pardaillan. La nature chevaleresque et desinteressee au possible de cet
+homme, si peu semblable aux hommes de son epoque, lui avait completement
+echappe.
+
+S'il eut mieux compris le caractere de son adversaire, il se fut rendu
+compte que jamais Pardaillan n'eut consenti a la besogne qu'on le
+soupconnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero
+avait manifeste l'intention de revendiquer des droits inexistants, etant
+donne les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de
+pretendant, comme on s'efforcait de le lui faire faire, Pardaillan lui
+eut tourne dedaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul
+soupcon d'une action qu'il etait incapable de concevoir, d'Espinosa
+commettait donc lui-meme une mechante action.
+
+Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire generosite de
+Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa etait gentilhomme.
+Comme tel, il avait foi en la parole donnee et en la loyaute de son
+adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprecier.
+
+Donc, d'Espinosa et le roi, son maitre, etaient d'accord sur ces deux
+points: la prise et la mise a mort de Pardaillan et du Torero. La seule
+divergence de vues qui existat entre eux, concernant Pardaillan, etait
+dans la maniere dont ils entendaient mettre a execution leur projet. Le
+roi eut voulu qu'on arretat purement et simplement l'homme qui lui avait
+manque de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques
+hommes. Pris, l'homme etait juge, condamne, execute. Tout etait dit.
+
+D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer a la majeste royale
+etait, a ses yeux, un crime que les supplices les plus epouvantables
+etaient impuissants a faire expier comme il le meritait. Mais
+qu'etait-ce que quelques minutes de tortures, comparees a l'enormite
+du forfait? Bien peu de chose, en verite. Avec un homme d'une force
+physique extraordinaire, jointe a une force d'ame peu commune, on
+pouvait meme dire que ce n'etait rien. Il fallait trouver quelque chose
+d'inedit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
+prolongeat des jours et des jours en des transes, en des affres
+insupportables.
+
+C'est la que Fausta etait intervenue et lui avait souffle l'idee qu'il
+avait aussitot adoptee.
+
+Ce que devait etre le chatiment imagine par Fausta, c'est ce que nous
+verrons plus tard.
+
+Pour le moment, toutes les mesures etaient prises pour assurer
+l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-etre
+d'Espinosa, mieux renseigne qu'il ne voulait bien le laisser voir,
+avait-il pris d'autres dispositions mysterieuses concernant Fausta, et
+qui eussent donne a reflechir a celle-ci, si elle les avait connues.
+Peut-etre!
+
+Fausta etait d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait
+Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de
+mettre a execution etait, en grande partie, son oeuvre a elle.
+
+La s'arretait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce
+qu'elle se jugeait impuissante a le frapper elle-meme, mais elle voulait
+sauver don Cesar, indispensable a ses projets d'ambition.
+
+Or, Fausta se trompait dans son appreciation du caractere du Torero,
+comme d'Espinosa s'etait trompe dans la sienne, sur celui de Pardaillan.
+Comme d'Espinosa, sur une erreur elle batit un plan qui, meme s'il se
+fut realise, eut ete inutile.
+
+La Giralda etant, dans son idee, l'obstacle, sa suppression s'imposait.
+Fausta avait jete les yeux sur Barba Roja pour mener a bien cette partie
+de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la
+passion sauvage du colosse pour la jolie bohemienne.
+
+Admirablement renseignee sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait
+que Barba Roja etait une brute incapable de resister a ses passions. Son
+amour, violent, brutal, etait plutot du desir sensuel que de la passion
+veritable.
+
+En revanche, a la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait
+infligee. Barba Roja s'etait pris pour Pardaillan d'une haine feroce. Si
+le hasard voulait que le colosse se trouvat la quand on procederait a
+l'arrestation du chevalier, il etait homme a oublier momentanement son
+amour pour se ruer sur celui qu'il haissait.
+
+Or, la besogne de Barba Roja etait toute tracee. A lui incombait le soin
+de debarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il
+fallait, de toute necessite, qu'il s'en tint au role qu'elle lui avait
+assigne.
+
+Fausta n'avait pas hesite. L'intelligence de Barba Roja etait loin
+d'egaler sa force. Centurion, style par Fausta, etait arrive aisement a
+le persuader que Pardaillan etait epris de la bohemienne. Et, avec cette
+familiarite cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
+dogue du roi, il avait conclu en disant:
+
+--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous
+le lui renverrez... quelque peu endommage. Croyez-moi, c'est la une
+vengeance autrement interessante que le stupide coup de dague que vous
+revez.
+
+Barba Roja avait donne tete baissee dans le panneau.
+
+Par surcroit de precaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de
+prendre part a la course. Le roi s'etait fait tirer l'oreille. Il
+n'avait pas pardonne a son dogue une defaite qui lui paraissait trop
+facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait la une
+maniere de montrer que les coups de Pardaillan n'etaient pas, au
+demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empechaient pas celui qui les
+avait recus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures apres. Le
+roi s'etait laisse convaincre.
+
+Quant a Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgre que son
+bras le fit encore souffrir, il s'etait jure d'estoquer proprement son
+taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'etendait sur lui
+au moment ou, precisement, il avait lieu de se croire momentanement en
+disgrace.
+
+Par cette derniere precaution, Fausta s'etait sentie plus tranquille.
+Barba Roja, apres avoir couru son taureau, serait occupe avec la
+Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi evitee.
+Et, comme Fausta prevoyait tout, au cas ou Barba Roja, blesse par le
+taureau, ne pourrait participer a l'enlevement de la jolie bohemienne.
+Centurion et ses hommes opereraient sans lui, et a son lieu et place.
+
+Puisque nous faisons un expose de la situation des partis en presence,
+il nous parait juste, laissant pour un instant ces puissants personnages
+a leurs preparatifs, de voir un peu ce qu'on avait a leur opposer du
+cote adverse.
+
+D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, completement
+ignorante des dangers qu'elle court, naivement heureuse de ce qu'elle
+croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'elu de son
+coeur.
+
+D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des apprehensions,
+c'etait surtout au sujet de sa fiancee. Un secret instinct l'avertissait
+qu'elle etait menacee. Pour lui-meme, il etait bien tranquille. Ainsi
+qu'il l'avait dit a Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
+considerablement exagere les dangers auxquels il etait expose.
+
+Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait
+interet a sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver etait
+d'etre assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force a
+se defendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
+dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas
+non plus dans les coulisses de l'arene, coulisses a ciel ouvert, sous
+les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc,
+toutes les histoires de Mme Fausta n'etaient que... des histoires.
+
+S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il
+aurait perdu quelque peu de cette insouciante quietude.
+
+Enfin, il y avait Pardaillan.
+
+Pardaillan, sans partisans, sans allies, sans troupes, sans amis, seul,
+absolument seul.
+
+Pardaillan, malheureusement, s'etait ecarte de l'excavation par ou il
+entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle
+souterraine, ou se reunissaient les conjures, au moment ou Fausta
+parlait a Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
+fille fut menacee.
+
+En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero.
+Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait
+vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait la et la mort
+seule eut pu l'empecher de tenir sa promesse.
+
+Chose incroyable, l'idee ne lui vint pas que les formidables preparatifs
+qui s'etaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser,
+que le Torero.
+
+De ce qu'il ne se croyait pas directement menace, il ne s'ensuit pas
+qu'il s'estimait en parfaite securite au milieu de cette foule de
+seigneurs, dont il sentait la sourde hostilite.
+
+Et, comme il sentait autour de lui gronder la colere, comme il ne voyait
+que visages renfrognes ou menacants, il se herissa plus que jamais,
+toute son attitude devint une provocation qui s'adressait a une
+multitude.
+
+Comme on le voit, la partie etait loin d'etre egale, et, comme le
+pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'etre
+emporte par la tourmente.
+
+
+
+VII
+
+LA CORRIDA
+
+Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, a la place que
+d'Espinosa avait eu la precaution de lui faire garder, les trompettes
+sonnerent.
+
+C'etait le signal impatiemment attendu annoncant que le roi ordonnait de
+commencer.
+
+Barba Roja avait ete designe pour courir le premier taureau. Le deuxieme
+revenait a un seigneur quelconque dont nous n'avons pas a nous occuper;
+le troisieme, au Torero.
+
+Barba Roja, mure dans son armure, monte sur une superbe bete
+caparaconnee de fer comme le cavalier, se tenait donc a ce moment dans
+la piste, entoure d'une dizaine d'hommes a lui, charges de le seconder
+dans sa lutte.
+
+La piste etait, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y
+avaient que faire, mais eprouvaient l'imperieux besoin de venir parader
+la, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et
+les gradins.
+
+Necessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la
+selle, la lance au poing, les yeux obstinement fixes sur la porte du
+toril, par ou devait penetrer la bete qu'il allait combattre.
+
+En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de
+Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers charges de l'entretien
+de la piste, d'enlever les blesses ou les cadavres, de repandre du sable
+sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
+mille et un petits travaux accessoires, dont la necessite urgente se
+revelait a la derniere minute.
+
+Lorsque les trompettes sonnerent, ce fut une debandade generale, qui
+excita au plus haut point l'hilarite des milliers de spectateurs et eut
+l'insigne honneur d'arracher un mince sourire a Sa Majeste. On savait
+que l'entree du taureau suivait de tres pres la sonnerie et, dame! nul
+ne se souciait de se trouver soudain face a face avec la bete.
+
+Ce bref intermede, c'etait la comedie preludant au drame.
+
+Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barriere
+protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier
+choc du fauve, achevaient a peine de se masser prudemment derriere son
+cheval, que, deja, le taureau faisait son entree.
+
+C'etait une bete splendide: noire tachetee de blanc, sa robe etait
+luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou
+enorme; la tete puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes
+longues et effilees, etait fierement redressee, dans une attitude de
+force et de noblesse impressionnantes.
+
+En sortant du toril, ou depuis de longues heures il etait demeure dans
+l'obscurite, il s'arreta tout d'abord, comme ebloui par l'aveuglante
+lumiere d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se
+presentant noblement, les bravos saluerent son entree, ce qui parut le
+surprendre et le deconcerter.
+
+Bientot, il se ressaisit et il secoua sa tete entre les cornes de
+laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour
+etre proclame vainqueur; a moins qu'il ne preferat tuer le taureau,
+auquel cas le trophee lui revenait de droit, meme si la bete etait mise
+a mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.
+
+Le taureau secoua plusieurs fois sa tete, comme s'il eut voulu jeter bas
+la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut
+la piste. Tout de suite, a l'autre extremite, il decouvrit le cavalier
+immobile, attendant qu'il se decidat a prendre l'offensive.
+
+Des qu'il apercut cette statue de fer, il se rua en un galop effrene.
+
+C'etait ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit a fond de train, la
+lance en arret.
+
+Et, tandis que l'homme et la bete, rues en une course echevelee
+foncaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule
+angoissee.
+
+Le choc fut epouvantablement terrible.
+
+De toute la force des deux elans contraires, le fer de la lance penetra
+dans la partie superieure du cou.
+
+Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour
+obliger le taureau a passer a sa droite, en meme temps qu'il tournait
+son cheval a gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force
+prodigieuse, augmentee encore par la rage et la douleur, et le cheval,
+dresse droit sur ses sabots de derriere, agitait violemment dans le vide
+ses jambes de devant.
+
+Un instant, on put craindre qu'il ne tombat a la renverse, ecrasant son
+cavalier dans sa chute.
+
+Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derriere la bete,
+s'efforcaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques
+dont le fer, tres aiguise, affectait la forme d'un croissant. C'est ce
+que l'on appelait la _media-luna_.
+
+Tout a coup, sans qu'on put savoir par suite de quelle manoeuvre, le
+cheval, degage, retombe sur ses quatre pieds, fila ventre a terre, se
+dirigeant vers la barriere, comme s'il eut voulu la franchir, tandis que
+le taureau poursuivait sa course en sens contraire.
+
+Alors, ce fut la fuite eperdue chez les auxiliaires de Barba Roja,
+personne, on le concoit, ne se souciant de rester sur le chemin du
+taureau, qui courait droit devant lui.
+
+Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant
+elle, la bete s'arreta, se retourna et chercha de tous les cotes, en
+agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'etait pas grave; elle avait
+eu le don de l'exasperer. Sa colere etait a son paroxysme et il etait
+visible--toutes ses attitudes parlaient un langage tres clair, tres
+comprehensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui
+faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta a la place ou elle
+s'etait arretee et attendit, en jetant autour d'elle des regards
+sanglants.
+
+Etant donne les dispositions nouvelles de la bete, etant donne surtout
+qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il etait clair que la
+deuxieme passe serait plus terrible que la premiere.
+
+Barba Roja avait pousse jusqu'a la barriere. Arrive la, il s'arreta
+net et il fit face a l'ennemi. Il attendit un instant, tres court, et,
+voyant que le taureau semblait mediter quelque coup et ne paraissait pas
+dispose a l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut a sa rencontre
+en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eut ete a meme de le
+comprendre.
+
+--Taureau! criait-il a tue-tete, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lache!
+couard! chien couchant!...
+
+Le taureau, sournoisement, epiait les moindres gestes de l'homme qui
+avancait lentement, pret a saisir au bond l'occasion propice.
+
+Au fur et a mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accelerait son
+allure et redoublait d'injures vociferees d'une voix de stentor. C'etait
+d'ailleurs dans les moeurs de l'epoque.
+
+Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de repondre.
+
+Mais les spectateurs, qui se passionnaient a ce jeu terrible, se
+chargeaient de repondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour
+l'homme et criaient:
+
+"Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles!
+Donne-le a tes chiens!
+
+D'autres, au contraire, tenaient pour la bete et repondaient:
+
+"Viens-y! tu seras bien recu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu
+n'oseras pas y aller!"
+
+Et Barba Roja avancait toujours, s'efforcant de couvrir de sa voix
+les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux
+adversaire, accelerant toujours son allure.
+
+Quand le taureau vit l'homme a sa portee, il baissa brusquement la tete,
+visa un inappreciable instant, et, dans une detente foudroyante de ses
+jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.
+
+Contre toute attente, il n'y eut pas collision.
+
+Le taureau, ayant manque le but, passa tete baissee a une allure
+desordonnee. Le cavalier, qui avait dedaigne de frapper, poursuivit sa
+route ventre a terre du cote oppose.
+
+Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit
+bondir, il obligea son cheval a obliquer a gauche. La manoeuvre etait
+audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement etre un ecuyer
+consomme, doue d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout etre
+absolument sur de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture
+fut douee d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec
+une precision admirable, elle eut un succes complet.
+
+Si le taureau avait charge avec l'intention manifeste de tuer, il n'en
+etait pas de meme du cavalier, qui ne visait qu'a enlever le flot de
+rubans.
+
+Effectivement, soit adresse reelle, confinant au prodige,
+soit--plutot--chance extraordinaire, le colosse reussit pleinement
+et, en s'eloignant a toute bride, dresse droit sur les etriers,
+il brandissait fierement la lance, au bout de laquelle flottait
+triomphalement le trophee de soie, dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de cette course.
+
+Et la foule des spectateurs, electrisee par ce coup d'audace,
+magistralement reussi, salua la victoire de l'homme par des vivats
+joyeux, et c'etait toute justice, car ce coup etait extremement rare,
+et, pour se risquer a l'essayer, il fallait etre doue d'un courage a
+toute epreuve.
+
+Mais Barba Roja avait a faire oublier la lecon que lui avait infligee le
+chevalier de Pardaillan; il avait a se faire pardonner sa defaite et
+a consolider son credit ebranle pres du roi. Il n'avait pas hesite a
+s'exposer pour atteindre ce resultat, et son audace avait ete largement
+recompensee par le succes d'abord, ensuite par le roi lui-meme, qui
+daigna manifester sa satisfaction a voix haute.
+
+Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, apres en avoir fait hommage
+a la dame de son choix, se retirer de la lice. C'etait son droit. Mais,
+grise par son succes, enorgueilli par la royale approbation, il voulut
+faire plus et mieux, et, bien qu'il eut senti son bras faiblir lors de
+son contact avec la bete, il resolut incontinent de pousser la lutte
+jusqu'au bout et d'abattre son taureau.
+
+C'etait d'une temerite folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait
+etre considere comme jeu d'enfant a cote de ce qu'il entreprenait. Ce
+fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se
+disposait a poursuivre la course.
+
+En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commence par
+foncer au hasard, par instinct combatif. Des la premiere passe, il avait
+compris qu'il s'etait trompe. Chaque passe, denuee de succes, etait une
+lecon pour lui.
+
+Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et
+sa fureur restaient les memes, mais il acquerait la ruse qui lui avait
+fait defaut jusque-la.
+
+Le premier choc avait eu lieu non loin de la barriere, presque en
+face de Pardaillan. C'est la que le taureau avait eprouve sa premiere
+deception, la qu'il avait ete frappe par le fer de la lance, la qu'il
+revenait toujours. Le deloger du refuge qu'il s'etait choisi devenait
+terriblement dangereux.
+
+Afin de permettre a leur maitre de parader un moment en promenant le
+trophee conquis, les aides de Barba Roja s'efforcaient de detourner de
+lui l'attention de l'animal.
+
+Mais le taureau semblait avoir compris que, son veritable ennemi,
+c'etait cette enorme masse de fer a quatre pattes, comme lui, qui
+evoluait la-bas. C'etait de la qu'etait parti le coup qui l'avait
+meurtri. C'etait cela qu'il voulait meurtrir a son tour.
+
+Et, comme il se mefiait, maintenant, il ne bougeait pas du gite qu'il
+s'etait choisi. Il dedaignait les appels, les feintes, les attaques
+sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agace, il se ruait
+sur ceux qui le harcelaient de trop pres, mais il ne continuait pas la
+poursuite et revenait invariablement a son endroit favori, comme s'il
+eut voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici
+qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.
+
+Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment parade, il
+s'affermit sur les etriers, assura sa lance dans son poing enorme et,
+voyant que la bete refusait de quitter son refuge, il prit du champ et
+fonca sur elle a toute vitesse.
+
+Comme elle avait deja fait une fois, la bete le laissa approcher et,
+quand elle le jugea a la distance qui lui convenait, elle bondit de son
+cote.
+
+Maintenant, ecoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme
+faisait obliquer son cheval a gauche, de telle sorte que la lance portat
+sur le cote droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait execute cette
+manoeuvre. Deux fois le taureau avait donne dans le piege et avait passe
+par le chemin que l'homme lui indiquait.
+
+Or, le taureau avait appris la manoeuvre.
+
+Deux lecons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait
+plus la lui faire.
+
+Donc, le taureau fonca droit devant lui comme il avait toujours fait.
+Seulement, a l'instant precis ou le cavalier changeait la direction de
+son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il
+tourna a droite.
+
+Le resultat de cette manoeuvre imprevue de la bete fut epouvantable.
+
+Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut
+souleve, enleve, projete avec une violence, une force irresistibles.
+
+Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les etriers, portant tout le poids du
+corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter,
+le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'equilibre, la violence
+du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
+monture, passant par-dessus le taureau lui-meme, alla s'aplatir sur
+le sable de la piste, proche de la barriere, ou il demeura immobile,
+evanoui.
+
+Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs
+haletants.
+
+Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba
+Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'elancaient
+au secours du maitre, les autres s'efforcaient de detourner de lui
+l'attention de la bete ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par
+la vue du sang repandu. Car le cheval, malgre le caparacon de fer,
+frappe au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, beante.
+
+Relever un homme du poids de Barba Roja n'etait pas besogne si facile,
+d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.
+
+Il fallut donc renoncer a le relever et s'occuper incontinent de
+le transporter hors de la piste. La barriere n'etait pas loin,
+heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troubles
+par les evolutions du taureau, seraient parvenus a le faire passer de
+l'autre cote de l'abri, si le taureau n'avait eu une idee bien arretee
+et n'eut poursuivi l'execution de cette idee avec une tenacite
+deconcertante.
+
+Nous avons dit que la bete en voulait a cette masse de fer et surtout a
+celle qui l'avait frappe.
+
+Voici qui le prouve:
+
+Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait
+autour de lui, sans donner dans les pieges que lui tendaient les hommes
+du cavalier, ecrase sur le sol, cherchant a l'eloigner de la monture, il
+s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait
+donner une idee.
+
+Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait
+bafoue, c'est-a-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui
+l'avait blesse, c'est-a-dire l'homme etendu sur le sable.
+
+Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le
+lacha et se retourna vers l'endroit ou etait tombe l'homme.
+
+Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idee de vengeance et la mettait
+a execution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que
+toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le detourner
+echouerent piteusement.
+
+Le taureau, de temps en temps, se detournait de sa route pour courir sus
+aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait
+pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blesse, qu'il
+voulait, c'etait visible, atteindre a tout prix.
+
+Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que
+jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilite des efforts de leurs
+camarades, se sentant enfin menaces eux-memes, se resignerent a
+abandonner leur maitre et s'empresserent de courir a la barriere et de
+la franchir.
+
+Un immense cri de detresse jaillit de toutes les poitrines, etreintes
+par l'horreur et l'angoisse.
+
+La piste avait ete envahie par une foule de braves, courageux certes,
+animes des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans
+une confusion inexprimable, se tenant prudemment a distance du taureau
+et ne reussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation,
+qu'a l'exasperer davantage, si possible.
+
+A moins d'un miracle, c'en etait fait de Barba Roja, Tous le comprirent
+ainsi.
+
+Le roi, dans sa loge, se tourna legerement vers d'Espinosa et,
+froidement:
+
+--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quete d'un nouveau
+garde du corps pour mon service particulier.
+
+Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours etale sur le sol.
+La seule chance qui lui restait de s'en tirer residait maintenant
+dans la solidite de son armure et dans la versatilite de la bete qui
+chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait
+esperer en rechapper, fortement eclope sans doute, estropie peut-etre,
+mais enfin avec des chances de survivre a ses blessures. Si la bete
+montrait le meme acharnement qu'elle avait montre pour le cheval, il n'y
+avait pas d'armure assez puissante pour resister a la force des coups
+redoubles qu'elle lui porterait.
+
+Et, maintenant, quelques toises a peine la separaient de son ennemi
+inerte...
+
+A ce moment, un fremissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec
+le frisson de la terreur qui la secouait jusque-la, agita cette foule
+enervee par l'angoisse.
+
+Sur les gradins, aux fenetres, aux balcons, des hommes se dressaient,
+debout, hagards, congestionnes, cherchant a voir, a voir malgre tout,
+sans s'occuper de gener le voisin. Une immense acclamation retentit dans
+les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux
+voir, se repercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues
+adjacentes:
+
+"Noel! Noel! pour le brave gentilhomme!"
+
+Dans la tribune royale, le meme frisson de curiosite et d'espoir secoua
+tous les dignitaires qui oublierent momentanement la severe etiquette
+pour se bousculer derriere le roi, s'approcher de la rampe du balcon
+pour voir.
+
+Jusqu'au roi lui-meme qui, deposant son flegme et son impassibilite, se
+dressa tout droit, les deux mains crispees sur le velours de la rampe de
+fer, se penchant hors du balcon.
+
+Seule, au milieu de la fievre generale, Fausta demeura froide,
+impassible, un enigmatique sourire se jouant sur ses levres, qui
+tremblaient legerement.
+
+Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenetres,
+voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous,
+tous, ils voulaient voir.
+
+Voir quoi?
+
+Ceci:
+
+Un homme venait de bondir dans la piste et seul, a pied, sans armure,
+ayant a la main une longue dague, hardiment, posement, avec un
+sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer resolument entre la
+bete et Barba Roja.
+
+Et, tout a coup, apres le tumulte, le fremissement, l'acclamation
+spontanee, un silence prodigieux plana sur l'assemblee haletante.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et lui dit a voix basse, avec un sourire
+livide:
+
+"Monsieur de Pardaillan!"
+
+Il y avait, dans la maniere dont il prononca ces paroles, de la stupeur
+et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitot:
+
+"Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand
+inquisiteur, que nous voici debarrasses du bravache, sans que nous y
+soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de
+Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manque aux egards dus a son
+representant.
+
+--Je le crois aussi, sire, repondit d'Espinosa avec son calme accoutume.
+
+--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan
+va etre mis a mal par ce fauve? intervint deliberement Fausta.
+
+--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravedis de
+sa peau.
+
+Fausta secoua gravement la tete et, avec un accent prophetique qui
+impressionna fortement le roi et d'Espinosa:
+
+--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement
+cette brute.
+
+--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.
+
+--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus
+du commun des mortels, meme si ces mortels ont le front ceint de la
+couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne perira pas encore
+dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir
+au moyen que je vous ai indique.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et ne repondit pas, mais il demeura tout
+songeur.
+
+Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet
+adversaire inattendu, s'etait arrete comme s'il eut ete etonne.
+
+Apres cet instant de courte hesitation, il baissa la tete, visa son
+adversaire et, presque aussitot, il la redressa et porta un coup
+foudroyant de rapidite.
+
+Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans
+l'action. Il s'etait place de profil devant la bete, solidement campe
+sur les pieds bien unis en equerre, le coude leve, la garde de la dague,
+longue et flexible, devant la poitrine, la tete legerement penchee a
+droite, de facon a bien viser l'endroit ou il voulait Frapper.
+
+Le taureau, de son cote, ayant bien vise son but, fonca tete baissee, et
+vint s'enferrer lui-meme.
+
+Pardaillan s'etait contente de le recevoir a la pointe de la dague en
+effacant a peine sa poitrine.
+
+Enferre, le taureau ne bougea plus.
+
+Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables
+spectateurs de cette lutte extraordinaire.
+
+Que se passait-il donc? Le taureau etait-il blesse? Etait-il touche
+seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?
+
+Et le temeraire gentilhomme, qui semblait mue en statue! Que faisait-il
+donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le
+taureau se ressaisit et le mit en pieces?
+
+Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.
+
+A vrai dire, le chevalier n'etait guere plus fixe que les spectateurs.
+
+Il voyait bien que la dague s'etait enfoncee jusqu'a la garde. Il
+sentait bien tressaillir et flechir le taureau. Mais, diantre! avec un
+adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure etait-elle
+suffisamment grave? N'allait-il pas se reveiller de cette sorte de
+torpeur et lui faire payer par une mort epouvantable le coup qu'il
+venait de lui porter?
+
+C'est ce que se demandait Pardaillan...
+
+Mais il n'etait pas homme a rester longtemps indecis. Il resolut d'en
+avoir le coeur net, coute que coute. Brusquement, il retira l'arme, qui
+apparut rouge de sang, et s'ecarta, au cas, improbable, d'une supreme
+revolte de la bete.
+
+Brusquement, le taureau, foudroye, tomba comme une masse.
+
+Alors, ce fut une detente dans la foule. Les traits convulses reprirent
+leur expression naturelle, les gorges contractees se dilaterent, les
+nerfs se detendirent. On respira largement: on eut dit qu'on craignait
+de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
+violemment comprimes.
+
+Sous l'influence de la reaction, des femmes eclaterent en sanglots
+convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux eclats. Ce fut un
+soulagement universel d'abord, puis un etonnement prodigieux et puis,
+tout a coup, la joie eclata, bruyante, animee, et se fondit en une
+acclamation delirante a l'adresse de l'homme courageux qui venait
+d'accomplir cet exploit.
+
+Pardaillan, sa dague sanglante a la main, resta un bon moment a
+contempler d'un oeil reveur et attriste l'agonie du taureau que, par un
+coup de maitre prodigieux a l'epoque, il venait de mettre a mort.
+
+En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains
+gentilshommes qui l'avaient devisage d'un air provocant. Il oubliait
+Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient a une fenetre proche
+du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants
+l'eussent foudroye a distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et
+d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuees
+d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menacaient.
+
+Apres avoir longuement considere le taureau expirant, il murmura avec un
+accent de pitie inexprimable:
+
+"Pauvre bete!..."
+
+Ainsi, dans l'ingenuite de son ame, sa pitie allait a la bete qui l'eut
+infailliblement broye s'il n'eut pris les devants.
+
+En faisant ces reflexions plutot desabusees, ses yeux tomberent sur
+la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispe. Il la jeta
+violemment, loin de lui, dans un geste de repulsion et de degout.
+
+Il apercut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient
+leur maitre, toujours evanoui, et, machinalement, ses yeux allerent
+alternativement du colosse qu'on emportait a la bete, qu'on s'appretait
+deja a trainer hors de la piste.
+
+Ses traits reprirent leur premiere expression de reverie melancolique,
+tandis qu'il songeait:
+
+"Qui pourrait me dire lequel est le plus feroce, le plus brute, de
+l'homme qu'on emporte la-bas ou de la bete, que j'ai stupidement
+sacrifiee?"
+
+Et, comme, necessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le
+feliciter, il s'eloigna a grandes enjambees furieuses, sans vouloir
+rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur,
+tout deconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet
+intrepide gentilhomme francais, si fort et si brave, n'etait pas quelque
+peu dement.
+
+Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut
+retrouver le Torero, sous sa tente, ayant resolu de ne pas reoccuper le
+siege qu'on lui avait reserve, mais ne voulant pas cependant abandonner
+le prince au moment ou il aurait besoin de l'appui de son bras.
+
+Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec
+un interet passionne les phases du combat. Mais, alors que partout
+ailleurs--ou a peu pres--on souhaitait ardemment la victoire du
+gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
+sa mort. "On" s'applique specialement a Fausta, a Philippe II et a
+d'Espinosa.
+
+Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier,
+non arme pour une lutte inegale, devait infailliblement succomber,
+victime de sa temeraire generosite, sous l'empire de la superstition qui
+lui suggerait la pensee que Pardaillan etait invulnerable, Fausta, tout
+en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de
+la brute.
+
+Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, tres simplement, elle fit:
+
+--Eh bien, qu'avais-je dit?
+
+--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.
+
+--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois
+que vous avez raison: cet homme est invulnerable. Nous ne pouvons le
+frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indique. Je n'en
+vois pas d'autre. Je m'en tiendrai a celui-la, qui me parait bon.
+
+--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.
+
+Le roi etait l'homme des procedes lents et tortueux et des
+dissimulations patientes, autant qu'il etait tenace dans ses rancunes.
+
+--Peut-etre, dit-il, apres ce qui vient de se passer, serait-il opportun
+de remettre a plus tard la mise a execution de nos projets.
+
+D'Espinosa, a qui s'adressaient plus particulierement ces paroles,
+regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec
+un accent de froide resolution et un geste tranchant comme un coup de
+hache:
+
+--Trop tard! dit-il.
+
+Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur
+n'acquiescat a la demande du roi.
+
+Philippe considera a son tour, un moment, son grand inquisiteur en face,
+puis, il detourna negligemment la tete sans plus insister.
+
+Ce simple geste du roi, c'etait la condamnation de Pardaillan.
+
+
+
+VIII
+
+LE CHICO REJOINT PARDAILLAN
+
+La course qui suit ne se rattachant par aucun point a ce recit, nous
+laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succede a
+Barba Roja--serieusement endommage par sa chute, parait-il--et nous
+suivrons le chevalier de Pardaillan.
+
+Il penetra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption
+autour de la piste, comme de nos jours.
+
+Plus que de nos jours, ce couloir etait occupe par la suite des
+seigneurs qui devaient prendre part a une des courses et par une foule
+d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruee de tous ceux que
+l'intervention imprevue du Francais avait enthousiasmes et qui s'etaient
+precipites vers lui.
+
+La porte de la barriere franchie, la foule acclamant le vainqueur et
+s'ecartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva
+en face de celui qu'il cherchait, c'est-a-dire du Torero, a moitie
+deshabille, tenant sa cape d'une main, son epee de l'autre, et qui
+paraissait tout haletant comme a la suite d'un grand effort longtemps
+soutenu.
+
+Retire sous sa tente ou il procedait a sa toilette, avec tout le soin
+minutieux qu'on apportait a cette operation jugee alors tres importante,
+don Cesar avait ete un des derniers a avoir connaissance de l'accident
+survenu a Barba Roja.
+
+Bien qu'il eut de tres legitimes raisons de considerer le colosse comme
+un ennemi, le Torero avait une trop genereuse nature pour hesiter sur
+la conduite a tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps
+d'achever de se vetir, sauter sur sa cape et son epee, partir en
+courant, tel fut son premier mouvement.
+
+Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il esperait arriver
+a temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers
+lui.
+
+Mais il avait compte sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que
+lentement, trop lentement au gre de son impatiente generosite.
+
+Etroitement presse dans la cohue, qu'il s'efforcait vainement de
+traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme
+francais.
+
+On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper.
+Pardaillan, seul, etait capable d'un trait de bravoure et de generosite
+pareil.
+
+Presse de toutes parts, ecumant de rage et de colere, etreint par
+l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de desespoir, se
+contenter d'ecouter le recit du combat fait a voix haute par ceux
+qui voyaient, repete et commente de bouche en bouche par ceux qui ne
+voyaient pas.
+
+La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer
+d'inquietude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour
+ces luttes violentes, les spectateurs, electrises, acclamaient
+impartialement aussi bien la bete que l'homme, lorsqu'un coup excitait
+leur admiration.
+
+Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu
+d'espoir. Il n'eut qu'a preter l'oreille pour entendre les exclamations
+les plus diverses:
+
+"Le taureau s'est ecroule comme une masse!--Un coup, un seul coup lui
+a suffi, senor!--Et avec une mechante petite dague!--Splendide!
+Merveilleux!--Voila un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas
+Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le meme gentilhomme qui a,
+l'autre jour, administre la correction que vous savez a ce pauvre Barba
+Roja, qui joue de malheur decidement!--Quoi, le meme?--C'est comme j'ai
+l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrige Barba Roja,
+aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble,
+genereux!"
+
+En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits
+et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il
+le connaissait.
+
+Malgre tout, il n'etait pas encore rassure, lorsque le mouvement de la
+foule, s'ecartant pour faire place au triomphateur, le mit face a face
+avec celui qu'il s'etait vainement efforce de secourir.
+
+--He! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, ou courez-vous
+ainsi, demi nu?
+
+Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero
+s'ecria, en designant de la main la foule qui les entourait:
+
+--Je voulais penetrer dans la piste, mais j'ai ete pris au milieu de
+cette presse, et, malgre tous mes efforts, je n'ai pu me degager a
+temps.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient
+devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.
+
+--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'etait pas aisee au milieu
+d'une cohue pareille.
+
+Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit tres doucement:
+
+--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller
+plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas,
+ajouta-t-il en froncant legerement le sourcil, avoir autour de moi
+autant d'indiscrets personnages.
+
+Ceci dit a voix assez haute pour etre entendu de tous, sur ce ton froid
+qui lui etait particulier quand l'impatience commencait a le gagner,
+souligne par un coup d'oeil imperieux, fit s'ecarter vivement les plus
+pressants.
+
+Lorsqu'ils se trouverent sous la tente:
+
+--Ah! chevalier, s'ecria le Torero encore emu, quelle imprudence!...
+Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon
+existence!
+
+Le chevalier prit son expression la plus naivement etonnee.
+
+--Moi! s'ecria-t-il; et comment cela?
+
+--Comment? Mais en vous jetant temerairement, comme vous l'avez fait,
+au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du
+caractere du taureau, vous ne savez rien de sa maniere de combattre,
+vous soupconnez a peine la force prodigieuse dont la nature l'a dote, et
+vous allez deliberement vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme,
+une dague a la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous
+soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne
+pas en revenir?
+
+--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est precisement
+celle qui m'a tire d'affaire, tandis que la pauvre bete y a laisse sa
+vie. Et c'est grace a vous, du reste.
+
+--Comment, grace a moi! s'ecria le Torero qui ne savait plus si le
+chevalier parlait serieusement ou s'il etait en train de se moquer de
+lui.
+
+Mais Pardaillan reprit, sur un ton au serieux duquel il n'y avait pas a
+se meprendre:
+
+--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien depeint la
+bete, vous m'avez si bien devoile son caractere et ses manieres, vous
+m'avez si bien indique et ses ruses et la facilite avec laquelle on
+peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montre l'anatomie de
+son corps, enfin, vous m'avez indique de facon si nette et si exacte
+l'endroit precis ou il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'a me
+souvenir de vos lecons, qu'a suivre a la lettre vos indications pour la
+tuer avec une facilite dont je suis a la fois etonne et honteux. Tout
+l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne
+justice.
+
+Ecrase par la logique de ce raisonnement debite avec un serieux
+imperturbable et, qui pis est, avec une sincerite manifeste, le Torero
+leva les bras au ciel.
+
+--Vous avez une maniere de presenter les choses tout a fait
+particuliere.
+
+Ceci etait dit sur un ton tel que Pardaillan eclata franchement de rire.
+Et le Torero ne put s'empecher de partager son hilarite.
+
+--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarite fut calmee, je vous
+dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le
+triomphateur que vous vous refusez a etre, c'est precisement, d'avoir su
+garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
+maniere les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner.
+
+--Parlons serieusement. Savez-vous que vous etes en droit de me garder
+quelque rancune de ce coup qu'il vous plait de qualifier de merveilleux?
+
+--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?
+
+--Parce que, sans ce coup-la, a l'heure qu'il est, je crois bien que le
+seigneur Barba Roja aurait rendu son ame a Dieu.
+
+--Je ne vois pas...
+
+--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me
+souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main.
+
+En disant ces mots, Pardaillan etudiait de son oeil scrutateur le loyal
+visage de son jeune ami.
+
+--Je l'ai dit, en effet, repondit le Torero, et j'espere bien qu'il en
+sera ainsi que je desire.
+
+--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit
+froidement le chevalier.
+
+Le Torero secoua doucement la tete:
+
+--Quand je suis parti a peine vetu, comme vous le voyez, je courais au
+secours d'une creature humaine en peril. Je vous jure bien, chevalier,
+qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien reussi je n'ai pas
+pense un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi.
+
+L'oeil de Pardaillan petilla de joyeuse malice.
+
+--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-etre
+pour vous-meme qu'a la toute derniere extremite, si je ne vous avais
+prevenu, vous l'eussiez tente en faveur d'un ennemi?
+
+--Oui, certes, fit energiquement le Torero. Mais ne detestez-vous pas
+vous-meme Barba Roja?
+
+Pardaillan avait fait entendre ce leger sifflement qui pouvait exprimer
+aussi bien l'assentiment ou la denegation.
+
+Puis, il dit paisiblement:
+
+--Savez-vous a quoi je pense?
+
+--Non! dit le Torero surpris.
+
+--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami
+Cervantes ne soit pas ici present.
+
+De plus en plus ebahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il
+n'etait pas encore habitue, le Torero ouvrit des yeux enormes et demanda
+machinalement:
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, a vous entendre,
+une belle occasion de vous donner, a vous aussi, ce nom de don Quichotte
+dont il me rebat les oreilles a tout bout de champ.
+
+Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:
+
+--Mais, dites-moi, ou avez-vous pris que je deteste le Barba Roja?
+
+--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir ou j'etais si bien ecrase
+que je n'ai pu en sortir.
+
+--Voila comme on travestit toujours la verite, murmura le chevalier. Je
+n'ai pas de raisons d'en vouloir a Barba Roja. C'est bien plutot lui qui
+me veut la malemort.
+
+A ce moment, une main souleva la portiere qui masquait l'entree de la
+tente et un personnage entra deliberement.
+
+--He! c'est mon ami Chico! s'ecria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu
+es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don Cesar, ce magnifique
+pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pale, et ce
+haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie
+bleue, doublee de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos
+couleurs. Et cette dague au cote! Sais-tu que tu as tout a fait grand
+air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois la.
+
+Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.
+
+Le nain etait vraiment superbe.
+
+Habituellement il affectait un dedain superbe pour la toilette. Il ne
+pouvait en etre autrement, d'ailleurs, habitue qu'il etait a courir la
+campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charite des
+ames pieuses, il etait bien oblige d'endosser un costume qui inspirat
+la pitie. Car il ne faut pas oublier que le Chico etait un mendiant, un
+simple et vulgaire mendiant. Au reste, a l'epoque, la mendicite etait un
+metier comme un autre.
+
+Le Chico donc etait habituellement en haillons. Tres propres, il est
+vrai, depuis la lecon que lui avait infligee la petite Juana; mais des
+haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain
+n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
+beaux habits eux-memes n'etaient que de la friperie, en comparaison du
+magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-la.
+
+Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de
+renseigner le chevalier.
+
+--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la
+tete qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en realite c'est moi qui
+suis son oblige, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de
+m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
+aux couleurs de celui que j'endosse moi-meme, et du diable si je sais
+avec quel argent il a pu faire ces frais considerables! Je ne pouvais
+vraiment pas lui refuser, apres tant d'attentions delicates. Ce qui fait
+qu'on me verra dans l'arene avec un page portant mes couleurs.
+
+--Oui-da! fit Pardaillan, qui etudiait sans en avoir l'air le petit
+homme. Mais c'est tres bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en
+reponds.
+
+Le Chico etait heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait
+ingenument voir.
+
+--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur a mon noble maitre. Puisque
+vous le dites, j'y ai reussi.
+
+--Tout a fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maitre, en
+parlant de don Cesar? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-meme
+n'en sait rien!
+
+--Il l'est, dit le nain avec conviction.
+
+--C'est probable, c'est certain meme. Mais enfin il serait, je crois,
+bien en peine de montrer ses parchemins.
+
+Pardaillan avait sans doute une arriere-pensee en poussant ainsi le nain
+sur une question qui avait alors une tres grande importance. Peut-etre,
+connaissant sa fierte, s'amusait-il tout bonnement a le taquiner.
+
+Quoi qu'il en soit, le Chico repondit vivement:
+
+--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en regle, tiens!
+
+--Ah bah! fit Pardaillan, surpris a son tour.
+
+Irreverencieusement, le Chico haussa les epaules.
+
+--Parce que vous etes etranger, vous ne savez pas, dit-il. Don Cesar est
+un ganadero (eleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui
+anoblit.
+
+--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit la, don Cesar?
+
+--Sans doute! Ne le saviez-vous pas?
+
+--Ma foi non.
+
+--C'est a ce titre seul que je dois le tres grand honneur que veut bien
+me faire notre sire le roi, en m'admettant a courir devant lui.
+
+--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?
+
+--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je
+possede m'a ete leguee par celui qui m'a eleve et qui la tenait, sans
+nul doute, de mon pere ou de ma mere. Mais elle ne me rapporte rien.
+
+--Vous m'en direz tant...
+
+Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions
+aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa
+course:
+
+--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle
+mouche t'a pique de venir precisement aujourd'hui t'enroler dans la
+suite de don Cesar?
+
+Le Chico regarda fixement Pardaillan.
+
+--Vous le savez bien, dit-il.
+
+--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire!
+
+Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portiere, et baissant la
+voix:
+
+--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle
+souterraine, dit-il.
+
+--Quel rapport?...
+
+--Vous savez bien que don Cesar est en peril, puisque vous ne le quittez
+pas d'une semelle.
+
+--Quoi! fit Pardaillan, emu par la simplicite naive de ce devouement.
+Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le defendre
+que tu as pris cette dague qui te donne un air si crane?
+
+Et il considerait le petit homme avec une admiration attendrie.
+
+Le nain cependant se meprit sur la signification de ce coup d'oeil, et,
+hochant tristement la tete, il dit, sans amertume:
+
+--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite
+taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille.
+Peut-on savoir? La piqure d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour
+detourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis etre ce
+mosquito, tiens!
+
+--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensee
+de chercher a diminuer ton genereux devouement. Mais, mon petit, sais-tu
+que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?
+
+--Je le sais, tiens!
+
+--Sais-tu que tu risques ta peau?
+
+--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et
+puis, si vous croyez que je tiens a la vie, vous vous trompez, ajouta le
+nain d'un ton desabuse.
+
+--Chico, fit sincerement Pardaillan, tu es tout petit par la taille,
+mais tu as un grand coeur.
+
+--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le
+dites, et cela doit etre, puisque vous le dites. Depuis que je vous
+connais, j'ai comme cela des idees que je ne comprends pas tres bien.
+On m'eut fort etonne en me disant que je pourrais concevoir de telles
+idees. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous etes, ce que vous
+voulez, ou vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai
+vu, je ne suis plus le meme. Un mot de vous me bouleverse, et, pour
+meriter un compliment de vous, je passerais sans hesiter a travers un
+brasier!
+
+Pardaillan, tres emu par l'accent poignant du petit homme, murmura:
+
+"Pauvre petit bougre!"
+
+Et tout haut, avec une douceur inexprimable:
+
+--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je
+devine ce que tu ne dis pas.
+
+Et changeant de ton, avec une brusquerie affectee:
+
+--Ou t'etais-tu terre hier, Chico? On t'a cherche vainement de tous
+cotes.
+
+--Qui donc m'a cherche? Vous?
+
+--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hoteliere que tu
+connais bien.
+
+--Juana! dit le Chico qui rougit.
+
+--Tu l'as nommee.
+
+Le nain hocha la tete.
+
+--Qu'est-ce a dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?
+
+Le Chico eut une imperceptible hesitation.
+
+--Non! dit-il. Cependant...
+
+--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.
+
+--Elle m'avait chasse la veille... j'ai peine a croire...
+
+--Qu'elle t'ait envoye chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es
+qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.
+
+--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoye chercher? dit le nain devenu
+radieux.
+
+--Je me tue a te le dire, mort-diable!
+
+--Alors?...
+
+--Alors tu pourras aller la voir apres la course. Tu seras bien recu,
+j'en reponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.
+
+--Je les tirerai, tiens! s'ecria le nain rayonnant de joie.
+
+--A moins que tu ne preferes te retirer tout de suite..., hasarda le
+chevalier.
+
+--Comment cela? fit naivement le Chico.
+
+--En t'en allant avant la bataille.
+
+--Abandonner don Cesar dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive
+qu'arrive, je reste, tiens!
+
+--A la bonne heure! Silence, voici le Torero.
+
+--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant
+la portiere, sans entrer, le moment approche.
+
+--A vos ordres, don Cesar.
+
+
+
+IX
+
+L'ORAGE ECLATE
+
+Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la
+loge royale, un incident que nous devons relater ici.
+
+Fausta avait obtenu que toute personne qui se reclamerait de son nom
+serait admise seance tenante en sa presence.
+
+Au moment ou le Torero, accompagne de Pardaillan et de sa suite,
+laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le
+couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert
+de poussiere s'etait presente a la loge royale, demandant a parler a Mme
+la princesse Fausta.
+
+Admis seance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler,
+indique d'un coup d'oeil discret le roi, qui le devisageait avec son
+insistance accoutumee.
+
+Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement:
+
+--Parlez, comte, Sa Majeste le permet.
+
+Le courrier s'inclina profondement devant le roi et dit:
+
+--Madame, j'arrive de Rome a franc etrier.
+
+D'Espinosa et Philippe II dresserent l'oreille.
+
+--Quelles nouvelles? fit negligemment Fausta.
+
+--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier a qui
+Fausta venait de donner le titre de comte.
+
+Cette nouvelle, lancee a brule-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de
+foudre.
+
+Malgre son empire prodigieux sur elle-meme, Fausta tressaillit.
+
+Le roi sursauta et dit vivement:
+
+--Vous dites, monsieur?
+
+--Je dis que Sa Saintete le pape Sixte-Quint n'est plus, repeta le comte
+en s'inclinant.
+
+--Et je ne suis pas encore avise! gronda d'Espinosa.
+
+Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tete qui
+n'annoncait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fut.
+
+Fausta sourit imperceptiblement.
+
+--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police
+est mieux organisee que la mienne.
+
+--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumee, ma police n'est pas
+faite par des pretres.
+
+--Ce qui veut dire?... gronda Philippe.
+
+--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont superieurs en tout
+ce qui concerne l'elaboration d'un plan, la mise a execution d'une
+intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique
+que necessite un tel voyage accompli a franc etrier. En semblable
+occurrence, le plus savant et le plus intelligent des pretres ne vaudra
+pas un ecuyer consomme.
+
+--C'est juste, dit le roi radouci.
+
+--Votre Majeste, ajouta Fausta pour panser la blessure faite a
+l'amour-propre du roi, Votre Majeste verra que son messager aura fait
+toute la diligence qu'il etait permis d'attendre de lui. Dans quelques
+heures il sera ici.
+
+--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans repondre directement a Fausta,
+savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succeder au Saint-Pere?
+
+On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment etait mort
+Sixte-Quint. Sixte-Quint c'etait un ennemi qui s'en allait. Et quel
+ennemi!
+
+L'essentiel pour lui etait d'etre delivre du vieux et terrible jouteur.
+
+Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le
+pape defunt, ou serait-il un allie? Voila ce qui etait important.
+
+Le courrier de Fausta se tenait raide et tres pale. Il etait visible
+qu'il avait donne un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que
+par un prodige de volonte.
+
+A la question du roi, il repondit:
+
+--On parle de S. Em. le cardinal de Cremone, Nicolas Sfondrato.
+
+--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.
+
+--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.
+
+Le roi fit une moue significative.
+
+--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.
+
+La moue du roi s'accentua.
+
+--Mais l'election du nouveau pape dependra en grande partie du neveu du
+pape defunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra
+docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.
+
+--Ah! fit le roi d'un air reveur, en remerciant d'un signe de tete.
+
+--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez
+besoin.
+
+Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se
+la fit pas renouveler.
+
+--Ce cardinal de Montalte, de qui depend en partie l'election du pape
+futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier
+fut sorti.
+
+--Il l'est, fit Fausta avec un sourire enigmatique.
+
+--Ainsi que le neveu du cardinal de Cremone, ce Sfondrato, duc de
+Ponte-Maggiore?
+
+--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le
+sourire se fit plus aigu encore.
+
+--Ne vous ont-ils pas suivie ici?
+
+--Je crois que oui, sire.
+
+Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui
+d'Espinosa qui repondit par un imperceptible signe de tete.
+
+Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de
+l'autre. Elle comprit et elle pensa:
+
+"D'Espinosa va me debarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans
+le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commencaient a
+me gener plus que je n'aurais voulu."
+
+Et sa pensee se reportant sur Sixte-Quint qui n'etait plus:
+
+"Le vieil athlete est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas
+bien de retourner la-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre
+gigantesque? A present que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de
+force a me resister?"
+
+Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait reflechir
+profondement:
+
+"Non, dit-elle, fini le reve de la papesse Fausta. Fini! momentanement.
+Ce que j'entreprends ici ne le cede en rien en grandeur et en puissance
+a ce que j'avais reve. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus
+surement a la couronne pontificale? Puis il faut tout prevoir: si je
+parais renoncer a mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes
+biens, mes Etats, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me
+seront rendus. En cas d'adversite, je puis me retirer en Italie, j'y
+serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils
+de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans
+crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irreductible
+ennemi. Le tresor que j'avais prudemment cache, et dont Myrthis seule
+connait la retraite, echappera a la convoitise de celui qui n'est plus.
+Mon fils, du moins, sera riche."
+
+Et avec une sorte d'etonnement:
+
+"D'ou vient que je me sens prise de l'imperieux desir de revoir
+l'innocente petite creature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie
+de la savoir enfin a l'abri de tout danger?..."
+
+A l'instant precis ou elle se posait ces questions, d'Espinosa disait:
+
+--Et vous, madame, que comptez-vous faire?
+
+Si haut place que fut d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur
+d'Espagne, la desinvolture avec laquelle il se permettait de
+l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne
+voulant pas se facher en presence du roi, elle se fit glaciale pour
+demander a son tour:
+
+--A quel sujet?
+
+--Au sujet de la succession du pape Sixte V.
+
+--Eh! dit Fausta d'un air souverainement detache, en quoi cette
+succession peut-elle m'interesser?
+
+D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une
+insistance lourde de menaces:
+
+"N'avez-vous pas tente certaine entreprise, dont l'insucces vous a valu
+une condamnation a mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, ete la
+prisonniere de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
+annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne
+serez-vous pas tentee de reprendre vos projets momentanement abandonnes?
+
+--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent
+plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte,
+quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.
+
+--Ainsi, madame, cette mort ne change rien a nos conventions? Vous
+n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome?
+
+--Non, cardinal. J'entends rester ici.
+
+Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'interesser a
+la course, ne perdait pas un mot de cette conversation:
+
+--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.
+
+Philippe II la regarda d'un air etonne.
+
+Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa repondit pour
+lui:
+
+--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'etes-vous pas l'astre le plus
+resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majeste, j'ose vous l'assurer, vous
+gardera pres d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.
+
+L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace
+dans ces paroles d'une galanterie raffinee en apparence.
+
+Fausta ne s'y meprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la
+haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et
+s'effacait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux levres:
+
+"Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonniere a Seville
+jusqu'a ce que le pape de ton choix soit designe pour succeder a
+Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me
+debarrassant de Montai te et de Sfondrato."
+
+Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'ecria de son
+air le plus aimable:
+
+--He quoi! madame, vous songeriez a nous quitter?
+
+--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon
+sejour a la cour d'Espagne. A moins que Votre Majeste ne me chasse,
+ai-je ajoute.
+
+--Vous chasser, madame! Par la Trinite Sainte! vous n'y pensez pas! M.
+le cardinal vous le disait fort justement, a l'instant: nous ne saurions
+plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous etes
+notre prisonniere. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui
+dependra de nous pour que cette captivite ne vous soit pas trop penible.
+
+--Votre Majeste me comble! dit serieusement Fausta.
+
+En elle-meme, elle songeait:
+
+"Prisonniere, soit, o roi! Si tout marche au gre de mes desirs, bientot
+tu seras mon prisonnier a ton tour."
+
+Cependant la deuxieme course venait de s'achever sans incident
+remarquable, et les nombreux valets affectes a ce service s'activaient
+au nettoyage de la piste. C'etait comme un entracte en attendant la
+troisieme course, celle du Torero.
+
+Cette course, c'etait le clou de la fete.
+
+Dans le peuple, on trouvait deux categories de spectateurs: ceux pour
+qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les
+passionner au plus haut point.
+
+En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit
+qu'ils fussent affilies a la societe secrete dont le duc de Castrana
+etait le chef nominal, soit qu'ils eussent ete soudoyes avec l'or de
+Fausta. Ceux-la attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
+etaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-la, quand
+ils se mettraient en mouvement, entraineraient infailliblement ceux qui
+ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne
+permettraient pas, sans protester, qu'on touchat a leur heros.
+
+Dans la noblesse, a part un nombre infime de privilegies, fort avant
+dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient
+tout--tout ce que le roi avait consenti a avouer, bien entendu--tout le
+reste savait qu'il etait question de l'arrestation du Torero et que
+la cour craignait que cette arrestation ne provoquat un soulevement
+populaire.
+
+Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes
+massees par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues
+environnantes.
+
+Ces soldats, la longueur de l'attente commencait de les enerver, et,
+sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la
+meme impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur
+interminable faction.
+
+Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et
+ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur
+la multitude. C'etait le calme decevant qui precede l'orage.
+
+Philippe II etait loin d'etre un sentimental. La pitie, la clemence
+existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments.
+Et c'etait cela precisement qui faisait sa force et le rendait si
+redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincere. Et sa foi
+n'etait pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race,
+en la superiorite de sa dynastie.
+
+Eh bien, le silence qui pesa tout a coup sur cette foule, l'instant
+d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, etait si impressionnant
+qu'il impressionna le roi.
+
+Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenetres encadrant
+des tetes curieuses. La, c'etait l'insouciance, la securite absolue. La,
+nul danger a courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas,
+s'arreta aux tribunes.
+
+Et Philippe se posa la question:
+
+"Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves,
+vaillants, pleins de force et de vie, figes la dans l'angoisse de
+l'attente? Combien?..."
+
+Et son oeil s'attarda sur les tribunes.
+
+Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-dela les
+barrieres et les palissades et les cordes, et les gardes, et les
+arquebusiers, et les hommes d'armes.
+
+La, c'etait la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. La,
+point de retraite prudemment menagee; la, chaque spectateur pouvait
+devenir une victime, payer de sa vie la curiosite satisfaite.
+
+Et le roi Philippe, inaccessible a la pitie, ne put reprimer un long
+frisson, et dans le desarroi de son esprit fulgura cette autre question,
+plus terrible encore que la premiere:
+
+"Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit
+d'envoyer a la mort tant de braves gens?"
+
+Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se
+croyait si fort au-dessus de l'humanite, vint estomper l'eclat de son
+regard si froid l'instant d'avant.
+
+A cet instant precis, une voix murmura a son oreille.
+
+--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous
+echapper. Tout a l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir
+et tout sera dit.
+
+Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.
+
+Debout derriere lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la
+pourpre de son costume de cardinal, comme une enorme tache de sang qui
+s'etendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang reclamant
+du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnee que ce sang repandu
+se confondrait avec elle, disparaitrait en elle.
+
+Et, comme si la presence de cette ombre rouge planant sur lui eut suffi
+a faire vaciller ses resolutions, le roi qui, a l'instant meme, etait
+presque decide a faire grace, le roi redevint flottant et irresolu.
+
+--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'apres les nouvelles qui nous sont
+parvenues, on pourrait surseoir a nos projets? Tout bien pese, en
+quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on
+l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec defense de rentrer dans
+nos Etats, a peine de la vie?
+
+D'Espinosa etait loin de s'attendre a un pareil revirement. Neanmoins
+il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mecontentement. Il
+etait sans doute accoutume a lutter sourdement contre son orgueilleux
+maitre pour arriver a lui faire adopter comme siennes propres les
+decisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.
+
+--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en
+debarrasser a bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire
+de Pardaillan.
+
+Fausta fremit. Quel acces de generosite prenait donc le roi? Allait-il
+faire grace aussi a Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme
+si elle eut voulu aider, de toute sa volonte tenace, la volonte de
+d'Espinosa.
+
+Mais Philippe ne songeait pas a etendre sa mansuetude jusque sur le
+chevalier. Il repondit donc vivement:
+
+--Pour celui-la, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre a
+plus tard son execution.
+
+Rudement, d'Espinosa dit:
+
+--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le chatiment du a son
+insolence. Ce chatiment ne saurait etre differe plus longtemps. Il y va
+de la majeste royale, a laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter
+sans payer ce crime de sa vie.
+
+Le roi hocha la tete. Il ne paraissait pas tres convaincu. Alors
+d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta:
+
+--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que
+je n'invente ni n'exagere rien.
+
+--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon temoignage peut-il vous etre
+utile?
+
+--Vous allez le savoir, madame. Des traitres, des fous se sont trouves,
+qui ont fait ce reve insense de se revolter contre leur roi, de soulever
+le pays, de dechainer la guerre civile et de pousser sur le trone ce
+jeune homme precisement sur le sort duquel vous avez la faiblesse de
+vous apitoyer, sire.
+
+--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez
+votre tete, monsieur! dit le roi presque a voix haute.
+
+--Je le sais, dit froidement d'Espinosa.
+
+--Et vous dites? Repetez! grinca Philippe.
+
+--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a ete fomente contre la
+couronne, contre la vie peut-etre du roi. Je dis que ce complot doit
+eclater ici meme, dans un instant. Je dis que ceci merite un chatiment
+exemplaire, terrible, dont il soit parle longtemps. Je dis que toutes
+mes dispositions sont prises pour la repression. Et j'en appelle au
+temoignage de la princesse Fausta ici presente.
+
+Si maitresse d'elle-meme qu'elle fut, Fausta ne put s'empecher de jeter
+autour d'elle ce regard du noye qui cherche a quelle branche il pourra
+se raccrocher.
+
+"D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe.
+Il se sera trouve parmi les conjures quelque traitre qui, pour un titre,
+pour un peu d'or, n'a pas hesite a nous trahir tous. Je vais etre
+arretee. Je suis perdue, irremediablement. Que n'ai-je amene mes trois
+braves Francais!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!"
+
+Ces reflexions passerent dans son esprit avec l'instantaneite d'un
+eclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et
+comme le roi, soupconneux, se tournait vers elle et disait:
+
+--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez!
+Expliquez-vous!
+
+Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans
+les yeux:
+
+--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure verite.
+
+D'une voix dure, le roi demanda:
+
+--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru
+devoir nous aviser?
+
+Fausta allait pousser la bravade a un point qui pouvait lui etre fatal.
+Deja cette femme extraordinaire, dont le courage intrepide s'etait
+manifeste en mainte circonstance critique, tourmentait la poignee de la
+mignonne dague qu'elle avait au cote; deja son oeil d'aigle avait
+mesure la distance qui separait le balcon du sol et combine qu'un bond
+adroitement calcule pouvait la soustraire au danger d'une arrestation
+immediate; deja elle ouvrait la bouche pour la supreme bravade et
+ployait les jarrets pour le saut medite, lorsque le grand inquisiteur,
+d'une voix apaisee, declara:
+
+--J'en ai appele au temoignage de la princesse, assure que j'etais
+de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la
+suspectais, ni qu'elle fut melee en quoi que ce soit a une entreprise
+folle, vouee a un echec certain (et il insista sur ces mots). Si la
+princesse n'a pas parle, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
+a l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais
+tout et elle a du penser, a juste raison, que je saurais faire mon
+devoir.
+
+La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des levres de
+Fausta, ses jambes pretes a bondir se detendirent lentement, sa main
+cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait
+d'un signe de tete les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:
+
+"Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un
+avertissement? Il faut savoir. Je saurai."
+
+Apaise par la declaration du grand inquisiteur, le roi daignait
+s'excuser en ces termes:
+
+--Excusez ma vivacite, madame, mais ce que me dit M. le Grand
+Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais
+douter de tout et de tous.
+
+Fausta se contenta d'agreer les excuses royales d'un signe de tete
+d'une souveraine indifference. Quant a d'Espinosa il reprit d'une voix
+grondante:
+
+--Et maintenant, sire, que je vous ai devoile la verite, maintenant que
+je vous ai montre ce que complotent les braves gens sur le sort de qui
+il vous plait de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontes du
+roi, annuler les ordres que j'ai donnes, leur laisser le champ libre,
+leur donner toutes les facilites pour l'execution de leur forfait.
+
+Et, sans attendre de reponse, il se dirigea d'un pas rude et violent
+vers la sortie.
+
+--Arretez, cardinal! cria le roi.
+
+D'Espinosa attendait cet ordre; il etait sur que son maitre, le
+lancerait. Sans hate, sans joie, sans triompher, il se retourna
+posement, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hate ni trop de
+lenteur, et, tres calme, comme toujours, comme si rien ne s'etait passe,
+il revint se placer derriere le fauteuil du roi.
+
+--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que
+tout le monde l'entendit dans la loge, vous etes un bon serviteur, et
+nous n'oublierons pas le signale service que vous nous rendez en ce
+jour.
+
+D'Espinosa s'inclina profondement. Il avait obtenu la reparation qu'il
+esperait.
+
+--Faites commencer la joute de ce Torero tant repute, ajouta le roi. Je
+suis curieux de voir si le drole merite la reputation qu'on lui fait en
+Andalousie.
+
+
+
+X
+
+LE TRIOMPHE DU CHICO
+
+LE Torero etait sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de
+satin rouge; dans sa main droite il tenait son epee de parade.
+
+Cette cape etait une cape speciale, de dimensions tres reduites. Quant a
+l'epee, dont, jusqu'a ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgre
+les apparences, c'etait une arme merveilleuse, flexible et resistante,
+sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolede.
+
+Pres de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les
+quatre etaient pres de la porte d'entree, le Torero s'entretenant avec
+Pardaillan, lequel avait manifeste son intention d'assister a la course
+a cet endroit qui lui paraissait bien place pour intervenir, le cas
+echeant.
+
+Pres de cette porte d'entree, le couloir etait encombre par une foule de
+gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engage pour la
+circonstance.
+
+Ni Pardaillan ni le Torero ne preterent la moindre attention a ceux qui
+se trouvaient la et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y etre.
+
+Le moment etant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du
+chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face a la porte
+par ou devait sortir le taureau dont il aurait a soutenir le choc. Ses
+deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter a
+compter de cet instant, se placerent derriere lui.
+
+Des qu'il fut en place, comme la bete pouvait etre lachee brusquement,
+tous ceux qui encombraient la lice s'empresserent de lui laisser le
+champ libre en se dirigeant a toutes jambes vers les barrieres, qu'ils
+se haterent de franchir, sous les quolibets de la foule amusee.
+
+Les courtisans savaient que le Torero etait condamne. Lorsque sa
+silhouette elegante se detacha, seule, au milieu de l'arene, au lieu de
+l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter a bien
+combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions,
+un silence mortel s'etablit soudain.
+
+Le peuple, lui, ignorait que le Torero fut condamne ou non. Ceux qui
+savaient etaient des hommes a Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-la
+etaient bien resolus a le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme
+pour ceux qui ne savaient pas, le Torero etait une idole.
+
+Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse deconcerta tout
+d'abord les rangs serres du populaire. Puis l'amour du Torero fut le
+plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin
+le desir imperieux de le venger seance tenante de ce que plus d'un
+considerait comme un outrage dont il prenait sa part.
+
+Le Torero, immobile au milieu de la piste, percut cette sourde hostilite
+d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire
+dedaigneux, mais, quoi qu'il en eut, cet accueil, auquel il n'etait pas
+accoutume, lui fut tres penible.
+
+Comme s'il eut devine ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit
+et bientot une rumeur sourde s'eleva, timidement d'abord, puis se
+propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement eclata en
+un tonnerre d'acclamations delirantes. Ce fut la reponse populaire au
+silence dedaigneux des courtisans.
+
+Reconforte par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos
+aux gradins et a la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son
+epee, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans melange. Apres
+quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le
+roi qui, rigide et observateur des regles de la plus meticuleuse des
+etiquettes, se vit dans la necessite de rendre le salut a celui qui,
+peut-etre, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur
+qu'il avait ete plus sensible a l'affront du Torero saluant la vile
+populace avant de le saluer, lui, le roi.
+
+Ce geste du Torero, froidement premedite, qui denotait chez lui une
+audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans,
+lesquels firent entendre un murmure reprobateur. Il le fut aussi de la
+foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
+qui, trouvant la l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le
+secret, s'ecria au milieu de l'attention generale:
+
+--Bravo, don Cesar!
+
+Et le Torero repondit a cette approbation precieuse pour lui par un
+sourire significatif.
+
+Ces menus incidents, qui passeraient inapercus aujourd'hui, avaient
+alors une importance considerable. Rien n'est plus fier et plus
+ombrageux qu'un gentilhomme espagnol.
+
+Le roi etant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le
+roi, c'etait insulter toute la gentilhommerie. C'etait un crime
+insupportable, dont la repression devait etre immediate.
+
+Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait meme pas un nom, dont la
+noblesse tenait uniquement a sa profession de ganadero qui anoblissait
+alors, ce miserable aventurier s'etait permis de vouloir humilier le
+roi. Cette tourbe de vils manants, qui pietinaient, la-bas, sur
+la place, s'etait permis d'appuyer et de souligner de ses bravos
+l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier etranger, ce
+Francais, etait venu a la rescousse.
+
+Par la Vierge immaculee! par la Trinite sainte! par le sang du Christ!
+voici qui etait intolerable et reclamait du sang! Si une diversion
+puissante ne se produisait a l'instant meme, c'en etait fait: les
+courtisans se ruaient, le fer a la main, sur la populace, et la bataille
+s'engageait autrement que n'avait decide d'Espinosa.
+
+Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par
+sa seule presence.
+
+A defaut d'autre merite, sa taille minuscule suffisant a le signaler a
+l'attention de tous, le nain etait connu de tout Seville. Mais, si, sous
+ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes
+de miniature forcaient l'attention au point qu'une artiste raffinee
+comme Fausta avait pu declarer qu'il etait beau, on imagine aisement
+l'effet qu'il devait produire, ses charmes etant encore rehausses par
+l'eclat du somptueux costume qu'il portait avec cette elegance native
+et cette fiere aisance qui lui etaient particulieres. Il devait etre
+remarque. Il le fut.
+
+Il avait dit naivement qu'il esperait faire honneur a son noble maitre.
+Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblee les
+faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appreciait reellement
+que la force et la bravoure.
+
+Pour detourner l'orage pret a eclater, il suffit qu'une voix, partie
+on ne sait d'ou, criat: "Mais c'est El Chico!" Et tous les yeux
+se porterent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de
+s'entre-dechirer, oublierent leur ressentiment et, unis dans le
+sentiment du beau, se trouverent d'accord dans l'admiration.
+
+Le branle etant donne par la voix inconnue, le roi ayant daigne sourire
+a la gracieuse reduction d'homme, les exclamations admiratives fuserent
+de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'etaient pas les
+dernieres ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les
+levres feminines etait le meme:
+
+"Poupee! Mignonne poupee! Poupee adorable! Poupee!"
+
+Jamais le Chico n'avait ose rever un tel succes. Jamais il ne s'etait
+trouve a pareille fete. Car il etait assez glorieux le petit bout
+d'homme, et, sur ce point, il etait, malgre ses vingt ans, un peu
+enfant.
+
+Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crane il
+tourmentait la poignee de sa dague. Et cependant dans son esprit une
+seule pensee, toujours la meme, passait et repassait avec l'obstination
+d'une obsession:
+
+--Oh! si ma petite maitresse etait la! Si elle pouvait voir et
+entendre!...
+
+Elle etait la pourtant, la petite Juana; la, perdue dans la foule, et,
+si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait tres bien.
+
+Elle etait la et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait,
+tous les compliments qui tombaient dru comme grele sur son trop timide
+amoureux. Et elle voyait les jolies levres des nobles et hautes et si
+belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait meme tres bien ce que ne
+voyait pas le naif Chico, perdu qu'il etait dans son reve d'adoration,
+c'est-a-dire les coups d'oeil langoureux que ces memes belles dames ne
+craignaient pas de jeter effrontement sur son patiras.
+
+Paree comme une madone, elle avait rencontre le sire de Pardaillan,
+lequel, sans paraitre remarquer sa rougeur et sa confusion ni son
+emotion, pourtant tres visibles, l'avait doucement prise par la main,
+l'avait entrainee dans ce petit cabinet ou elle etait chez elle et s'y
+etait enferme seul a seule.
+
+Que dit Pardaillan a la petite Juana, qui paraissait si emue quand il
+l'entraina ainsi? C'est ce que la suite des evenements nous apprendra
+peut-etre. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que
+l'entretien fut plutot long et que la petite Juana avait les yeux
+singulierement rouges en sortant du cabinet.
+
+Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifie son intention
+d'assister a la course. Aussi, le moment venu, elle demanda a la vieille
+Barbara de l'accompagner. Aussitot, celle-ci d'eclater:
+
+--Aller a la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne
+patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi
+incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se
+respecte!
+
+Sans se facher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que,
+puisqu'elle n'avait pas droit aux places reservees, elle se contenterait
+de se meler a la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner,
+elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugreer:
+
+--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des
+serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur
+jeune maitresse et de la defendre au besoin!--Suis-je donc si vieille,
+si impotente que je ne puisse vous proteger! Jour de Dieu! j'irai avec
+vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir
+de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop
+vieille pour vous accompagner.
+
+C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles etaient allees se
+placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisee que la Giralda,
+n'avait pu penetrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siege
+pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui
+etait si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les peripeties
+des differentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour
+d'elle, mais elle etait la.
+
+C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la temeraire
+intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu a coups precipites.
+Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin meme, elle
+avait hoche douloureusement la tete comme pour dire:
+
+"N'y pensons plus."
+
+Lorsque la voix inconnue cria: "Mais c'est El Chico!" son petit coeur se
+remit a battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne
+savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands
+talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur
+place, elle ne parvenait pas a apercevoir le nain.
+
+Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au
+Chico. Au Chico! Qui lui eut dit cela quelques minutes plus tot l'eut
+bien surprise.
+
+Alors elle voulut voir le Chico a tout prix. Ce Chico qu'on trouvait
+si beau, si brave, si mignon, si crane dans son superbe et luxueux
+costume--du moins, ainsi le depeignaient tant de nobles dames--il lui
+semblait que ce n'etait pas son Chico a elle, sa poupee vivante qu'elle
+tournait et retournait au gre de son caprice. Il lui semblait que ce
+devait etre un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissee,
+colere, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire
+et de pleurer, elle cria:
+
+--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!...
+
+D'une voix tellement changee, sur un ton si violent, que la vieille
+Barbara, stupefaite, oublia pour la premiere fois de sa vie de
+ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on
+ne lui eut pas soupconnee, augmentee peut-etre par l'inquietude, car
+elle sentait confusement que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire
+se passait dans l'ame de son enfant, elle la souleva et la maintint
+au-dessus de la foule, assise sur sa robuste epaule.
+
+C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa
+splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eut
+jamais vu, comme si ce ne fut pas la le meme Chico avec qui elle avait,
+ete elevee, le meme Chico qu'elle s'etait plu, inconsciemment, a faire
+souffrir, le considerant comme sa chose, son jouet a l'egard de qui elle
+pouvait tout se permettre.
+
+C'etait cependant toujours le meme. Il n'avait rien de change, si
+ce n'est son costume et un petit air crane et decide qu'elle ne lui
+connaissait pas. Si le Chico etait toujours le meme, c'est donc
+que quelque chose qu'elle ne soupconnait pas etait change en elle.
+Peut-etre!...
+
+Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme a ce
+moment le mot poupee fleurissait sur les levres pourpres de tant de
+jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colere et
+de defi a l'adresse des nobles effrontees, elle cria rageusement:
+
+--C'est a moi, cette poupee! a moi seule!
+
+Et, comme elle avait l'habitude de trepigner dans ces moments de grandes
+coleres, ses petits pieds, si coquettement chausses, battant dans le
+vide, se mirent a tambouriner frenetiquement le ventre de la pauvre
+Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lacher prise
+toutefois, se mit a beugler:
+
+--Ho! ha! he la! notre maitresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous
+arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le
+ventre de votre vieille nourrice!
+
+Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crie
+brutalement: "Prends-moi dans tes bras!" elle cria de meme, en la
+bourrant de coups de talon furieux:
+
+"Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces ehontees! Elles me
+rendraient folle!
+
+Et la vieille, eberluee, ahurie, medusee, ne put qu'obeir machinalement,
+sans trouver un mot, tant son saisissement etait grand, et elle
+considera un moment avec une inquietude affreuse son enfant qui, en
+effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.
+
+Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait,
+Juana ne fut pas plutot a terre que, saisissant la matrone par la main,
+elle l'entraina violemment, en disant d'une voix coupee de sanglots:
+
+--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici!
+Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre!
+
+Et, avec une inconscience qui assomma litteralement la nourrice, elle
+ajouta:
+
+--Maudite soit l'idee que tu as eue de me conduire a cette course!
+
+C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas a la fin de la course.
+C'est ainsi que, sans s'en douter, elle echappa a la bagarre qui devait
+suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est
+ainsi qu'elle echappa a la mort qui planait sur cette multitude de
+curieux.
+
+
+
+XI
+
+VIVE LE ROI CARLOS!
+
+Cependant le taureau avait ete lache.
+
+Tout d'abord, comme presque toujours, ebloui par la lumiere eclatante,
+succedant sans transition a l'obscurite d'ou il sortait, il s'arreta,
+indecis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tete.
+
+Le Torero lui laissa le temps de se reconnaitre, puis il fit quelques
+pas a sa rencontre, l'excitant de la voix, lui presentant sa cape
+deployee.
+
+Le taureau ne se fit pas repeter l'invite. Ce morceau de satin ecarlate
+qu'on lui presentait lui tira l'oeii tout de suite, et il fonca droit
+sur lui, tete baissee.
+
+Ce fut un moment d'indicible emotion parmi ceux qui ne souhaitaient
+pas la mort du Torero. Pardaillan lui-meme, empoigne par la tragique
+grandeur de cette lutte inegale, suivait avec une attention passionnee
+les phases de la passe.
+
+Le Torero, qui paraissait cheville au sol, attendit le choc, sans
+bouger, sans faire un geste. Au moment ou le taureau allait donner son
+coup de corne, il deplaca la cape a droite. Prodige, le taureau suivit
+le morceau d'etoffe qu'il frappa. En passant; il frola le Torero.
+
+La seconde d'apres, les spectateurs haletants virent don Cesar qui,
+la cape jetee sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de
+tranquillite qu'il eut pu en montrer dans son interieur paisible.
+
+Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace execute avec un
+sang-froid et une maitrise incomparables. Meme les courtisans oublierent
+tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
+emerveille.
+
+Le taureau, stupefait de n'avoir frappe que le vide, se rua de nouveau
+sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les
+extremites du collet, et, tournant le dos a la bete, il se mit a marcher
+paisiblement devant elle.
+
+La bete frappa furieusement a droite. Elle ne rencontra que l'etoffe.
+Elle retourna a la charge et frappa a gauche. Le Torero, par une serie
+de balancements du corps, evitait les coups et lui presentait toujours
+l'etoffe. Puis il se mit a decrire des demi-cercles, et le taureau
+suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre
+chose que ce leurre qu'on lui presentait.
+
+Et les acclamations se firent delirantes.
+
+Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dedaigneux
+et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme,
+que les exploits que le dernier des capeadores execute sans sourciller
+aujourd'hui.
+
+Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme
+trois siecles avant que ne fussent creees et mises en pratique les
+regles de la tauromachie moderne.
+
+Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues a l'epoque,
+retrouvees plusieurs siecles plus tard, avaient tout le charme de la
+nouveaute et pouvaient, a juste raison, susciter l'enthousiasme de la
+foule.
+
+Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arreta
+un moment et parut reflechir. Puis il pointa ses oreilles, gratta
+rageusement la terre, frola le sol de son mufle et recula pour prendre
+son elan.
+
+Le Torero deploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de
+la ligne de son corps. En meme temps, il vint se placer droit devant le
+taureau, le plus pres possible, et, avancant un pied, il provoqua la
+bete.
+
+Au moment ou le taureau, apres avoir vise en baissant la tete, se
+disposait a porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui
+faisant decrire un arc de cercle. En meme temps, il se mettait hors
+d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste,
+sans bouger les pieds.
+
+Et le taureau passa, en le frolant, lance sur la cape trompeuse. Le
+Torero fit alors un demi-tour complet et se presenta de nouveau devant
+la bete.
+
+Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son epee le flot de
+rubans qu'il avait lestement cueilli au passage.
+
+Alors, la foule, jusque-la haletante et muette de terreur et d'angoisse,
+laissa eclater sa joie, et, a la considerer, hurlante et gesticulante,
+on eut pu croire qu'elle venait soudain d'etre prise de folie. Les uns
+criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des eclats de rire,
+la des sanglots convulsifs.
+
+Toutes ces manifestations diverses et violentes etaient le resultat de
+la reaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps ou le
+Torero, apres avoir provoque sa fureur, attendait l'assaut de la
+bete sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse
+etreignait les spectateurs a un degre tel qu'on pouvait croire que la
+vie etait suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards,
+stries de sang, qui suivaient passionnement les mouvements violents de
+la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se
+soustrayait a ses coups, a l'ultime seconde ou ils etaient portes.
+
+Dans la loge royale, si puissante que fut sa haine contre celui qui
+lui rappelait son deshonneur d'epoux, le roi, pendant tout ce temps,
+trahissait son emotion par la contraction de ses machoires et par une
+paleur inaccoutumee.
+
+Fausta, sous son impassibilite apparente, ne pouvait s'empecher de
+fremir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde
+d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui
+reposait l'espoir de ses reves d'ambition.
+
+Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne
+pas dire que, pendant les instants mortellement longs ou l'homme,
+impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la
+noblesse, qui savaient cependant qu'il etait condamne, faisaient des
+voeux pour qu'il echappat aux coups qui lui etaient portes.
+
+Puis, cette espece d'acces de folie, qui s'etait empare de la foule,
+se transforma en admiration frenetique, et l'enthousiasme deborda,
+delirant, indescriptible. Mais ce n'etait pas fini.
+
+Le Torero avait cueilli le trophee. Il etait vainqueur. Il pouvait se
+retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bete, il s'imposait
+a lui-meme de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.
+
+Tout n'etait pas dit encore. Par des jeux multiples et varies,
+semblables a ceux qu'il venait d'executer avec tant de succes, il lui
+fallait acculer la bete a la porte de sortie. Pour cela, lui-meme devait
+se placer devant cette porte et amener le taureau a foncer une derniere
+fois sur lui.
+
+Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurree
+par la cape, il etait au milieu de la piste. Il avait l'espoir derriere
+lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui etait
+impossible. Il ne pouvait que s'effacer a droite ou a gauche.
+
+Que le comparse charge d'ouvrir la porte par laquelle, emporte par
+son elan, devait passer le taureau, hesitat seulement un centieme de
+seconde, et c'en etait fait de lui. C'etait l'instant le plus critique
+de sa course.
+
+La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des
+forces, en vue de supporter les emotions violentes de la fin de cette
+course.
+
+Lorsque le taureau serait chasse de la piste, le Torero aurait le droit
+de deposer son trophee aux pieds de la dame de son choix; pas avant.
+Ainsi en avait-il decide lui-meme.
+
+Cette satisfaction, bien gagnee, on en conviendra, devait cependant lui
+etre refusee, car c'etait l'instant qui avait ete choisi precisement
+pour son arrestation.
+
+Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure,
+uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tache qu'il
+s'etait imposee de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps
+les troupes de d'Espinosa prenaient les dernieres dispositions en vue de
+l'evenement qui allait se produire.
+
+Le couloir circulaire etait envahi. Non plus, cette fois, par la foule
+des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats,
+armes de bonnes arquebuses, destinees a tenir en respect les mutins, si
+mutinerie il y avait.
+
+Toutes ces troupes se massaient du cote oppose aux gradins, c'est-a-dire
+qu'elles prenaient position du cote ou etait masse le populaire. Et cela
+se concoit, les gradins etant occupes par les invites de la noblesse,
+soigneusement tries, et sur lesquels, par consequent, le grand
+inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle necessite de
+garder ce cote de la place. Il etait naturellement garde par ceux qui
+l'occupaient en ce moment et qui etaient destines a devenir, le cas
+echeant, des combattants.
+
+Tout l'effort se portait logiquement du cote ou pouvait eclater la
+revolte, et, la, officiers et soldats s'entassaient a s'ecraser,
+attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fut
+fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.
+
+S'il y avait revolte, le peuple se heurterait a des masses compactes
+d'hommes d'armes casques et cuirasses, sans compter ceux qui occupaient
+les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place,
+charges de le prendre par-derriere. Par ce dispositif, la foule se
+trouvait prise entre deux feux.
+
+Les hommes charges de proceder a l'arrestation n'auraient donc qu'a
+entrainer le condamne du cote des gradins ou ils n'avaient que des
+allies.
+
+Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire,
+pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en detournant
+l'attention des spectateurs, concentree sur les passes audacieuses qu'il
+executait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie.
+
+Pardaillan se trouvait du cote des gradins, c'est-a-dire qu'il etait du
+cote oppose a celui que les troupes occupaient peu a peu. Il vit fort
+bien le mouvement se dessiner et ebaucha un sourire railleur.
+
+Au debut de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre
+plutot restreint d'ouvriers, d'aides, d'employes aux basses besognes,
+qui avaient quitte precipitamment la piste au moment de l'entree du
+taureau et s'etaient postes la pour jouir du spectacle en attendant de
+retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.
+
+Tout d'abord, il n'avait prete qu'une mediocre attention a ces modestes
+travailleurs. Mais, au fur et a mesure que la course allait sur sa fin,
+il fut frappe de la metamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces
+ouvriers.
+
+Ils etaient une quinzaine en tout. Jusque-la, ils s'etaient tenus, comme
+il convenait, modestement a l'ecart, armes de leurs outils, prets,
+semblait-il, a reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se
+redressaient et montraient des visages energiques, resolus, et se
+campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition superieure a
+celle qu'ils affichaient quelques instants plus tot.
+
+Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'ou, envahissaient
+peu a peu cette partie du couloir, se massaient pres de la porte ou il
+se tenait, se melaient a ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils
+semblaient s'entendre a merveille.
+
+Bientot, la porte se trouva gardee par une cinquantaine d'hommes qui
+semblaient obeir a un mot d'ordre occulte.
+
+Et, tout a coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutre de
+plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces etranges ouvriers
+s'occupaient a scier les poteaux de la barriere.
+
+Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop etroite, pratiquaient
+une breche dans la palissade, tandis que les autres s'efforcaient de
+masquer cette bizarre occupation.
+
+Il devisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette
+memoire merveilleuse dont il etait doue, il reconnut quelques visages
+entrevus l'avant-veille a la reunion presidee par Fausta. Et il comprit
+tout.
+
+"Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta
+destine a son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon
+petit prince sera bien garde, et je crois decidement qu'il se tirera
+sain et sauf du guepier ou il s'est jete inconsiderement. Ces gens-la,
+le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et,
+au meme instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver.
+Tout va bien."
+
+Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-etre du se
+demander si tout allait aussi bien pour lui-meme. Il n'y pensa pas.
+
+A l'inverse de bien des gens, toujours disposes a s'accorder une
+importance qu'ils n'ont pas, notre heros etait peut-etre le seul a ne
+pas connaitre sa valeur reelle. Il etait ainsi fait, nous n'y pouvons
+rien.
+
+"Tout va bien!" avait-il dit en songeant au Torero. Ayant juge que tout
+allait bien, il se desinteressa en partie de ce qui se passait autour de
+lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de
+don Cesar, arrive a l'instant critique de sa course, c'est-a-dire adosse
+a la porte de sortie ou il avait fini par attirer le taureau qui, dans
+un instant, foncerait pour la derniere fois sur lui et irait s'enfermer
+lui-meme dans l'etroit boyau menage a cet effet.
+
+A moins que le Torero ne put eviter le coup et ne payat de sa vie, au
+moment supreme d'en finir, sa trop persistante temerite.
+
+C'etait, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit.
+L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappe a
+mort.
+
+Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour
+lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.
+
+Et, tout a coup, averti par quelque mysterieuse intuition, il se
+retourna et apercut a quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un
+sourire mauvais, le regardait comme une proie couvee.
+
+"Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les
+yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de
+moi! je tomberais foudroye."
+
+Mais les evenements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux
+yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforcait de degager la
+cause seance tenante.
+
+"Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitte la fenetre ou
+il se prelassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique
+intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche
+apres laquelle il court infructueusement depuis si longtemps?
+
+Ayant ainsi monologue, de ce coup d'oeil sur et prompt qui n'etait qu'a,
+lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup
+d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit.
+
+"Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave
+Bussi-Leclerc vient a la tete d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est
+ce qui lui donne cette assurance imprevue."
+
+Presque aussitot, il eut un leger froncement de sourcils et il ajouta en
+lui-meme:
+
+"Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il a la tete d'une compagnie de
+soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arreter?"
+
+En meme temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, degageait
+sa rapiere, se tenait pret a tout evenement.
+
+Comme on le voit, il avait ete long a s'apercevoir qu'il etait en cause
+autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il
+s'attendait a tout.
+
+A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations eclata, saluant
+la victoire du Torero.
+
+Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une derniere fois
+par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis
+si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il etait alle
+s'enfermer lui-meme dans le box amenage a cet effet, et la porte, se
+refermant derriere lui, lui interdisait de revenir dans la piste.
+
+Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
+delirantes, la salua de son epee et se dirigea vers l'endroit ou il
+avait, des le debut de la course, apercu la Giralda, avec l'intention de
+lui faire publiquement hommage de son trophee.
+
+Au meme instant, la barriere, pres de Pardaillan, tombait sous une
+poussee violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux
+ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste,
+entourerent de toutes parts le Torero, comme s'ils etaient pousses par
+l'enthousiasme de sa victoire, mais en realite pour lui faire un rempart
+de leurs corps.
+
+A ce moment aussi, les soldats, masses dans le couloir circulaire,
+quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en
+colonnes profondes, la meche de leurs arquebuses allumee, prets a faire
+feu devant les rangs serres du populaire surpris de cette manoeuvre
+imprevue.
+
+En meme temps, un officier, a la tete de vingt soldats, se dirigeait a
+la rencontre du Torero.
+
+Mais celui-ci etait deborde par ceux qui avaient jete bas la barriere et
+qui, malgre sa resistance acharnee, car il ne comprenait pas encore ce
+qui lui arrivait, l'entrainaient dans la direction opposee a celle ou il
+voulait aller.
+
+En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul,
+qu'il avait mission d'arreter, l'officier, qui avait trouve quelque peu
+ridicule qu'on l'obligeat a prendre vingt hommes avec lui, commenca de
+comprendre que sa mission n'etait pas aussi aisee qu'il l'avait cru tout
+d'abord et se trouva ridicule maintenant d'etre oblige de courir apres
+un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui
+tournait le dos avec les allures decidees de gens qui ne paraissent pas
+disposes a se laisser faire.
+
+Voyant que celui qu'il avait mission d'arreter allait lui glisser entre
+les doigta, l'officier, pale de fureur, ne sachant a quel expedient se
+resoudre pour mener a bien sa mission, persuade que tout le monde
+devait avoir, comme lui, le respect de l'autorite dont il etait le
+representant, l'officier se mit a crier d'une voix de stentor:
+
+"Au nom du roi!... Arretez!"
+
+Ayant dit, il crut naivement qu'on allait obtemperer et qu'il n'aurait
+qu'a etendre la main pour cueillir son prisonnier.
+
+Malheureusement pour lui, les gens qui se devouaient ainsi qu'ils
+le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorite. Ils ne
+s'arreterent donc pas.
+
+Bien mieux, a l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de
+desespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils repondirent par un
+cri imprevu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui
+assistait, impassible, a cette scene:
+
+"Vive don Carlos!"
+
+Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de
+masse qui les effara.
+
+Et, comme si ce cri n'eut ete qu'un signal, au meme instant des milliers
+de voix vocifererent en precisant plus explicitement:
+
+"Vive le roi Carlos! Vive notre roi!"
+
+Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effares et surpris
+que les gens de noblesse, comme une trainee de poudre, volant de bouche
+en bouche, le bruit se repandit qu'on voulait arreter le Torero. Mais
+Carlos, qu'etait-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait:
+Carlos, c'etait le Torero lui-meme.
+
+Oui, le Torero, l'idole des Andalous, etait le propre fils du roi
+Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait
+enfin un roi humain, un roi qui, ayant vecu et souffert dans les rangs
+du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaitrait ses miseres et
+saurait y compatir; mieux, y remedier.
+
+Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un
+moment inappreciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de
+ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on
+voulait arreter le Torero, leur dieu!
+
+Qu'il fut fils de roi, qu'on voulut faire de lui un autre roi, peu leur
+importait. Pour eux, c'etait le Torero.
+
+Ah! on voulait l'arreter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir
+si les Andalous etaient gens a se laisser enlever benevolement leur
+idole!
+
+Les previsions du duc de Castrana se realisaient. Tous ces hommes,
+bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants
+de ce qui se tramait, devinrent litteralement furieux, se changerent en
+combattants prets a repandre leur sang pour la defense du Torero.
+
+Comme par enchantement--apportees par qui? distribuees par qui? est-ce
+qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulerent, et
+ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'etait fait, se
+virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui
+un pistolet charge.
+
+Et, au meme instant, tel un cyclone foudroyant, la ruee en masse sur les
+barrieres brisees, arrachees, eparpillees, la prise de contact immediate
+avec les troupes impassibles.
+
+Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un
+eclair de pitie devant la lutte inegale qui s'appretait.
+
+--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu!
+
+Une voix resolue, devant l'inappreciable instant d'hesitation de la
+foule, cria, en reponse:
+
+"Faites! Et apres vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!
+
+Une autre voix entrainante hurla:
+
+"En avant!"
+
+Et ils allerent de l'avant.
+
+Et le vieil officier mit a execution sa menace.
+
+Une decharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses
+de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une
+gerbe de coquelicots rouges.
+
+Si les officiers qui commandaient la avaient pris la precaution
+elementaire d'echelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de
+recharger les arquebuses--operation assez longue--pendant que d'autres
+auraient fait feu, le massacre eut tourne aussitot a la boucherie, et
+etant donne surtout les rangs serres de la foule qui n'avait que des
+poitrines et non des cuirasses a opposer aux balles.
+
+Les officiers ne songerent pas a cela. Ou, s'ils y songerent, les
+soldats ne comprirent pas et n'executerent pas l'ordre. La decharge fut
+generale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait predit se
+realisa: ayant decharge leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le
+choc a l'arme blanche.
+
+La partie devenait presque egale en ce sens que, si les soldats casques
+et cuirasses de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de
+leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la superiorite du nombre.
+
+Et le corps a corps se produisit, opiniatre et acharne de part et
+d'autre.
+
+Pendant ce temps, le Torero etait entraine par ses partisans, entraine
+malgre ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgre sa
+defense desesperee.
+
+Ils etaient cinquante qui l'avaient entoure et enleve. En moins d'une
+minute, ils furent cinq cents. De tous les cotes, il en surgissait.
+
+C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux
+vingt soldats charges de l'apprehender n'etait rien. Il fallait passer
+sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer
+la route.
+
+Fausta, eclairee par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement
+le champ de bataille sur lequel il devait evoluer, Fausta avait
+minutieusement et merveilleusement organise l'enlevement. Car, c'etait,
+en somme, un veritable enlevement qui se pratiquait la.
+
+L'itineraire a suivre etait trace d'avance. Il devait etre, et il etait,
+en effet, rigoureusement suivi.
+
+Il s'agissait d'entrainer le Torero non pas vers une sortie ou l'on se
+fut heurte a des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les
+coulisses de l'arene. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit,
+dans l'enceinte meme de la plazza, c'est-a-dire sur la place meme.
+
+D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prevoir que le Torero
+serait entraine la, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues
+etaient barrees par ses soldats. Il avait donc neglige d'occuper ces
+coulisses. C'etait precisement sur quoi comptait Fausta.
+
+Ces coulisses, elle les avait occupees, elle. Partout, des groupes
+d'hommes a elle etaient postes. On se passa le Torero de main en main
+jusqu'a ce qu'il fut amene devant une maison qui appartenait a l'un des
+conjures.
+
+Malgre lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il
+se trouva dehors, dans une rue etroite, derriere des troupes nombreuses
+qui gardaient cette rue, avec mission d'empecher de passer quiconque
+tenterait de sortir de la place.
+
+Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient
+scrupuleusement ce qui etait devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui
+se passait sur leurs derrieres.
+
+L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant a Fausta se
+trouvaient echelonnes de distance en distance, dans des abris surs, et
+le Torero, ecumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville
+et enferme, pour plus de surete, dans une chambre qui prenait toutes les
+apparences d'une prison.
+
+Pourquoi le Torero s'etait-il efforce d'echapper aux mains de ceux qui
+le sauvaient ainsi malgre lui et malgre sa resistance desesperee?
+
+C'est qu'il pensait a la Giralda.
+
+Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songe qu'a
+elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existe pour lui. Et, en
+se debattant entre les mains de ceux qui l'entrainaient, dans son esprit
+exaspere, cette clameur retentissait sans cesse:
+
+"Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel
+sort sera le sien?"
+
+Ce qui etait arrive a la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:
+
+Lorsque les troupes royales s'etaient massees devant la foule, qu'elles
+tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier
+rang, se trouvait une des plus exposees, et, a moins d'un hasard
+providentiel, elle devait infailliblement tomber a la premiere decharge.
+
+Tres etonnee, mais non effrayee, parce qu'elle ne soupconnait pas
+la gravite des evenements, elle s'etait dressee instinctivement en
+s'ecriant:
+
+"Que se passe-t-il donc?"
+
+Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussee a cette place
+privilegiee, repondit, obeissant a des instructions prealables:
+
+--On veut arreter le Torero. C'est une operation qui rencontrera
+quelques difficultes, car ils sont la des milliers d'admirateurs resolus
+a l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous
+ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont
+beaucoup seront mortels.
+
+De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arreter
+le Torero.
+
+--Arreter Cesar! s'ecria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?
+
+Et, n'ecoutant que son coeur amoureux, sans reflechir, elle avait voulu
+s'elancer, courir au secours de l'aime, lui faire un rempart de son
+corps, partager son sort quel qu'il fut.
+
+Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en
+sentinelle a cet endroit, etaient places la uniquement a son intention a
+elle.
+
+Tous ces hommes etaient les acolytes de Centurion, renforces pour la
+circonstance.
+
+La Giralda ne put meme pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se
+jeterent en meme temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre
+part, le meme cavalier empresse la saisit au poignet d'une main robuste,
+et, disant sur un ton qu'il s'efforcait de rendre courtois:
+
+--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.
+
+--Laissez-moi! cria la Giralda en se debattant.
+
+Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit a crier de toutes ses
+forces:
+
+--A moi! On violente la Giralda... la fiancee du Torero!
+
+Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission
+de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du
+Torero, la Giralda, se reclamant de son titre de fiancee en semblable
+occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de
+Centurion, qui n'etaient pas precisement en odeur de saintete aux yeux
+du populaire.
+
+Le galant cavalier, qui etait le sergent de Centurion et comme tel
+commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, a son tour, une
+inspiration, et, la lachant aussitot, il dit en faisant des graces qu'il
+croyait irresistibles:
+
+--Loin de moi la pensee de violenter l'incomparable Giralda, la perle de
+l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que
+don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort
+aussi certaine qu'inutile en courant par la. Montez sur cet escabeau.
+Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlevent au nez et a la barbe
+des soldats charges de l'arreter?
+
+--Sauve! s'ecria la Giralda, qui avait obei machinalement a don Gaspar
+Barrigon, puisque tel etait son nom.
+
+Et, sautant lestement a terre, elle ajouta:
+
+--Il faut que je le rejoigne a l'instant.
+
+--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne
+passerez jamais a travers cette multitude!
+
+La Giralda eut un geste d'impatience a l'adresse de l'importun. Mais,
+voyant ses efforts se briser devant l'impassibilite des compagnons qui
+l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de
+deception douloureuse.
+
+--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous
+n'avez rien a craindre de moi. Je suis un admirateur passionne du Torero
+et suis trop heureux de preter l'appui de mon bras a celle qu'il aime.
+
+Il paraissait sincere; devant les bourrades qu'il ne menageait pas a ses
+hommes, ceux-ci se hataient de lui livrer passage. La jeune fille n'en
+chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se
+rapprocher de son fiance.
+
+Quelques instants plus tard, elle etait hors de la foule dans une des
+petites rues qui bordaient la place. Sans songer a remercier celui qui
+lui avait fraye son chemin et dont l'aspect rebarbatif ne lui disait
+rien, elle voulut s'elancer.
+
+Alors, elle se vit entouree d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de
+lui faire place, se serrerent autour d'elle Alors, elle voulut
+crier, appeler a l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de
+l'arquebusade qui eclata comme un tonnerre a cet instant precis.
+
+Avant d'avoir pu se ressaisir, elle etait saisie, enlevee, jetee sur
+l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la
+maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier
+murmurait:
+
+--Inutile de resister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien,
+et tu ne m'echapperas pas!
+
+Elle leva son oeil ou se lisait une detresse qui eut apitoye tout autre
+et considera celui qui lui parlait sur ce ton a la fois grossier et
+menacant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue.
+
+Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement execute, lui apparut
+dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, helas! comment
+elle avait pu etre aveugle au point de n'avoir eu aucun soupcon a la vue
+de ces mufles de fauves qui suaient le crime.
+
+Il est vrai que, toute a la joie du triomphe escompte de son bien-aime
+Cesar, elle n'avait pas meme songe a les regarder a ce moment-la, et
+Dieu sait si elle regrettait maintenant.
+
+Alors, comme un pauvre petit oiseau blesse qui replie ses ailes
+et s'abandonne en tremblant a la main cruelle qui s'abat sur lui,
+frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'evanouit.
+
+La voyant immobile et pale, les bras ballants, comme un corps sans vie,
+le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda:
+
+--En route, vous autres!
+
+Il se placa, avec son precieux fardeau, au centre du peloton, qui
+s'ebranla et partit a toute bride.
+
+
+
+XII
+
+L'EPEE DE PARDAILLAN
+
+Nous avons raconte, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait
+echoue dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de
+Pardaillan. Nous avons explique a la suite de quels combats et quels
+dechirements interieurs Bussi, qui etait brave; s'etait abaisse a cette
+besogne que lui-meme, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence
+de langage qu'il n'eut, certes, pas toleree chez un autre.
+
+Apres avoir vainement essaye de reprendre sa revanche en desarmant a son
+tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en etait venu
+a se dire que sa mort, a lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait
+seule laver son deshonneur. Et, par une subtilite au moins bizarre, ne
+pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'etait resigne a l'assassinat.
+On a vu comment l'aventure s'etait terminee.
+
+Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains
+de la maison des Cypres, toute cette nuit Bussi la passa a tourner et
+retourner comme un ours dans sa chambre, a ressasser sans treve son
+humiliante aventure, a se gratifier soi-meme des injures les plus
+violentes et les plus variees.
+
+Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une resolution qu'il
+traduisit a haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien
+d'humain:
+
+"Par le ventre de ma mere! puisque le maudit Pardaillan, protege
+par tous les suppots d'enfer, d'ou il est certainement issu, est
+insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et
+resterai, tant qu'il vivra, deshonore, a telle enseigne que je n'aurais
+pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non
+autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de
+laver mon honneur: c'est de mourir moi-meme. Et, puisque l'infernal
+Pardaillan me fait grace, comme il dit, je n'ai plus qu'a me tuer!"
+
+Ayant pris cette supreme resolution, il retrouva tout son calme et son
+sang-froid. Il trempa son front brulant dans l'eau fraiche, et, tres
+resolu, tres maitre de lui, il se mit a ecrire une sorte de testament
+dans lequel, apres avoir dispose de ses biens en faveur de quelques
+amis, il expliquait son suicide de la maniere qui lui parut la plus
+propre a rehabiliter sa memoire.
+
+La redaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en apercut jusque vers
+une heure de l'apres-midi.
+
+Ayant ainsi regle ses affaires, sur de n'avoir rien oublie,
+Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une epee qui lui parut la
+meilleure, placa la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe
+sur la poitrine, a la place du coeur, et prit son elan pour s'enferrer
+convenablement.
+
+Au moment precis ou il allait accomplir l'irreparable geste, on frappa
+violemment a sa porte.
+
+"Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis.
+C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai places chez Fausta!"
+
+Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria a travers la
+porte:
+
+--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la
+princesse Fausta!
+
+"Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de
+Chalabre, ni celle de Sainte-Maline."
+
+Et, tout reveur, mais sans bouger encore:
+
+"Fausta!..."
+
+L'inconnu se mit a tambouriner la porte et a faire un vacarme
+etourdissant en criant a tue-tete:
+
+"Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de premiere importance."
+
+"Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expedie
+a la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient
+d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta."
+
+Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.
+
+Que venait faire la Centurion? Quelle proposition fit-il a
+Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?
+
+Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin etait de
+nature a changer ses resolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain,
+Bussi-Leclerc a la corrida royale.
+
+Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les
+conseils de Centurion devaient etre particulierement louches, puisque
+Bussi-Leclerc, qui avait glisse jusqu'a l'assassinat, commenca par se
+facher tout rouge, allant jusqu'a menacer Centurion de le jeter par
+la fenetre pour le chatier de l'audace qu'il avait de lui faire des
+propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme.
+
+Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots
+qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la
+Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils
+finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.
+
+Donc, sans doute comme suite a l'entretien mysterieux que nous venons de
+signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de
+la plazza, semblant guetter Pardaillan, a la tete d'une compagnie de
+soldats espagnols.
+
+Lorsque la barriere tomba sous la poussee des hommes a la solde de
+Fausta, Pardaillan, sans hate inutile, puisque le danger ne lui
+paraissait pas immediat, se disposa a les suivre, tout en surveillant
+l'ancien maitre d'armes du coin de l'oeil.
+
+Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait a entrer dans la
+piste, fit rapidement quelques pas a sa rencontre, dans l'intention
+manifeste de lui barrer la route.
+
+Il faut dire qu'il etait suivi pas a pas par les soldats qui semblaient
+se guider sur lui, comme s'il eut ete reellement leur chef.
+
+En toute autre circonstance et en presence de tout autre, Pardaillan eut
+probablement continue son chemin sans hesitation, d'autant plus que
+les forces qui se presentaient a lui etaient assez considerables pour
+conseiller la prudence, meme a Pardaillan.
+
+Mais, en l'occurrence, il se trouvait en presence d'un ennemi a qui il
+avait inflige plusieurs defaites, qu'il savait etre tres douloureuses
+pour l'amour-propre du bretteur repute.
+
+Dans sa logique toute speciale, Pardaillan estimait que cet ennemi
+avait, jusqu'a un certain point, le droit de chercher a prendre sa
+revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser
+cette satisfaction.
+
+Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait
+d'un ton provocant:
+
+--He! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots a
+vous dire.
+
+Cela seul eut suffi a immobiliser le chevalier.
+
+Mais il y avait une autre consideration qui avait a elle seule plus
+d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement
+anime de mauvaises intentions, se presentait a la tete d'une troupe
+d'une centaine de soldats. Se derober dans de telles conditions lui
+apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lachete--le mot etait
+dans son esprit--dont il etait incapable.
+
+Ajoutons que, si bas que fut tombe Bussi-Leclerc dans l'esprit de
+Pardaillan, a la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la
+naivete de le croire incapable d'une felonie.
+
+Toutes ces raisons reunies firent qu'au lieu de suivre les defenseurs
+du Torero il s'immobilisa aussitot, et, glacial, herisse, d'autant plus
+furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie,
+surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre
+cote de la barriere. Par cette manoeuvre imprevue, il se trouvait pris
+entre deux troupes d'egale force.
+
+Pardaillan eut l'intuition instantanee qu'il etait tombe dans un
+traquenard d'ou il ne lui semblait pas possible de se tirer, a moins
+d'un miracle.
+
+Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait,
+il se fut fait tuer sur place plutot que de paraitre reculer devant la
+provocation qu'il devinait imminente.
+
+A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix eclatante qui domina le tumulte
+dechaine et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez
+lui, denotait une puissante emotion, il repondit:
+
+--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se
+pretend un maitre en fait d'armes et qui est moins qu'un mechant
+prevot... un ecolier mediocre! Leclerc qui profite bravement de ce que
+Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le deshonorer en
+l'accolant a celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la
+bastonnade, bien meritee, que ne manquerait pas de lui faire infliger
+par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il etait encore de ce monde!
+
+En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, apres sa
+tentative d'assassinat si recente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc
+s'attendait certes a etre accueilli par une bordee d'injures comme on
+savait les prodiguer a une epoque ou tout se faisait avec une outrance
+sans bornes. Tout de meme, il ne s'attendait pas a etre touche aussi
+profondement. Ce demon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces
+officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
+cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de
+plus sensible en lui: sa vanite de maitre invincible!
+
+Fidele a la promesse qu'il s'etait faite a lui-meme, il accueillit les
+paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dedaigneux et qui
+n'etait qu'une grimace. Il souriait, mais il etait livide.
+
+Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une reponse du tac au
+tac, et Bussi, egare par la rage, ne trouvait rien qui lui parut assez
+violent. Il se contenta de grincer:
+
+--C'est moi, oui!
+
+--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue
+rapiere qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que
+vous avez jetee vous-meme lorsque vous tentates de m'assassiner?
+
+Les bonnes resolutions de Bussi-Leclerc commencaient a chavirer sous les
+sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eut voulu poignarder a l'instant
+meme. Il tira la longue rapiere dont on venait de lui parler, et, la
+faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite:
+
+--Miserable fanfaron!
+
+Avec un supreme dedain, Pardaillan haussa les epaules et continua:
+
+--Vous m'avez demande, je crois, ou je courais tout a l'heure... Ma foi,
+Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand
+vous avez fui devant mon epee, il m'aurait fallu, non pas courir, mais
+voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un
+maitre et vous l'etes en effet: un maitre fuyard!
+
+Tout ceci n'empechait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le
+mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.
+
+En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforcait de faire bonne
+contenance sous les douloureux coups d'epingle que lui prodiguait
+Pardaillan, comme s'il n'etait venu la que pour detourner son attention
+en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.
+
+Il en sortait de partout. C'etait a-se demander ou ils s'etaient terres
+jusque-la.
+
+Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une
+toise. Il avait a sa gauche la barriere qui avait ete jetee bas, en
+partie. Par-dela la barriere, c'etait la piste. En face de lui, c'etait
+le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.
+
+En allant par la, droit devant lui, il eut abouti a l'endroit reserve
+au populaire. Derriere lui, c'etait toujours le meme couloir, ayant
+en bordure les gradins occupes par les gens de noblesse. Enfin, a sa
+droite, il y avait un large couloir aboutissant a l'endroit ou se
+dressaient les tentes des champions.
+
+Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste,
+a sa gauche, une deuxieme, puis une troisieme compagnie etaient venues
+se joindre a la premiere et s'etaient placees la en masses profondes.
+
+Environ quatre cents hommes se trouvaient la.
+
+Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les
+soldats paraissaient, au contraire, etre en nombre plus considerable.
+Cela tenait a ce que les troupes, manquant de front pour se deployer,
+s'etendaient en profondeur.
+
+Essayer de se frayer un chemin, a travers les vingt ou trente rangs de
+profondeur, eut ete une entreprise chimerique, au-dessus des forces
+humaines, qui ne pouvait etre tentee, meme par un Pardaillan.
+
+Enfin, a sa droite, ou il eut pu, comme sur la piste, trouver assez
+d'espace pour non pas tenter une defense impossible, mais essayer de
+battre en retraite en se defilant parmi les tentes, les barrieres, mille
+objets heteroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
+cote-la, on n'eut pas trouve un espace long d'une toise qui ne fut
+occupe.
+
+En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
+l'encerclement etait complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre
+de ce cercle de fer, compose de pres d'un millier de soldats.
+
+Il avait fort bien observe le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'etait
+place d'un air provocant sur sa route, il est a presumer qu'il ne se fut
+pas laisse acculer ainsi. Il eut tente quelque coup de folie, comme
+il en avait reussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la
+manoeuvre fut achevee et que la retraite lui eut ete coupee.
+
+Pardaillan, donc, des l'instant ou Bussi l'interpella, resolut de lui
+tenir tete, quoi qu'il dut en resulter. Il ne se croyait pas, nous
+l'avons dit, directement menace, L'eut-il cru que sa resolution
+n'eut pas varie. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il
+surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas
+longtemps a comprendre que c'etait a lui qu'on en voulait.
+
+Jamais, il ne s'etait trouve en une passe aussi critique, et, en se
+redressant, herisse, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle
+qu'elle etait, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgre qu'il
+sentit le sang battre ses tempes a coups redoubles, et il songeait:
+
+"Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes
+os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arreter pour
+repondre a ce spadassin que j'eusse toujours retrouve! Je pouvais
+encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'a vendre ma vie le plus
+cherement possible, car, pour me tirer de la, le diable lui-meme ne m'en
+tirerait pas.
+
+Pendant ce temps, l'orage eclatait du cote du populaire. Les soldats,
+apres avoir decharge leurs arquebuses, avaient recu le choc terrible du
+peuple exaspere. La piste etait envahie, le sang coulait a torrents.
+
+De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnes
+d'injures, de vociferations, d'imprecations, de jurons intraduisibles.
+Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable
+boucherie, etait enleve par les hommes de Fausta.
+
+Bussi-Leclerc avait degaine et s'etait campe devant Pardaillan. Autour
+de celui-ci, le cercle de fer s'etait retreci, et, maintenant, il
+n'avait plus qu'un tout petit espace de libre.
+
+Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitot dit avec un accent
+grave:
+
+--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir echapper? Regarde autour de toi.
+Vois ces centaines d'hommes armes qui te serrent de pres. Tout cela,
+c'est mon oeuvre a moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien.
+Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher a mon etreinte!
+
+--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontre celui-ci--d'un
+geste de mepris ecrasant il designait Bussi, livide de fureur--j'ai vu
+celui-ci que j'ai connu geolier autrefois, qui s'est fait assassin et,
+ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau;
+j'ai vu ceux-la--il designait les officiers et les soldats qui fremirent
+sous l'affront--ceux-la qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se
+fussent pas mis a mille pour meurtrir ou arreter un seul homme. J'ai
+vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les
+reptiles, les chacals, toutes les betes puantes et immondes s'avancer
+en rampant, pretes a la curee, et me suis dit que, pour completer la
+collection, il ne manquait plus qu'une hyene. Et, aussitot, vous etes
+apparue!
+
+Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne
+daigna pas discuter. A quoi bon?
+
+Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache,
+honteux qu'il etait du role qu'on lui faisait jouer, sur un ton de
+supreme autorite, en designant Pardaillan de la main:
+
+--Arretez cet homme!
+
+L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'ecria:
+
+--Un instant, mort-diable!
+
+Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'etait pas concertee
+avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le
+mecontentement qu'elle eprouvait:
+
+--Perdez-vous la tete, monsieur?
+
+--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectee, le sire de
+Pardaillan, qui se vante de m'avoir desarme et mis en fuite, me doit
+bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!
+
+Fausta le considera une seconde avec un etonnement qui n'avait rien de
+simule. Tres sincerement, elle le crut soudainement frappe de demence.
+Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement
+apitoye:
+
+--Vous voulez donc vous faire tuer?
+
+Bussi-Leclerc secoua la tete avec un entetement farouche, et, sur un ton
+d'assurance qui frappa Fausta:
+
+--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas.
+Je vous en donne l'assurance formelle.
+
+Fausta crut qu'il avait invente ou achete quelque botte secrete, comme
+on en trouvait tous les jours, et que, sur de triompher, il tenait a le
+faire devant tous ces soldats qui seraient les temoins de sa victoire et
+retabliraient sa reputation ebranlee de maitre invincible. Il paraissait
+tellement sur de lui qu'une autre apprehension vint l'assaillir, qu'elle
+traduisit en grondant:
+
+--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?
+
+--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le
+soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez
+tranquille.
+
+Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et,
+avec une insouciance affectee:
+
+--Je me contenterai de le desarmer.
+
+Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait
+le laisser faire. C'est qu'elle etait payee pour savoir qu'avec le
+chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.
+
+Elle allait donc donner l'ordre de proceder a l'instant a la prise de
+corps de celui qu'on pouvait considerer comme prisonnier.
+
+Bussi-Leclerc lut sa resolution dans ses yeux.
+
+--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colere contenue, j'ai fait vos
+petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coute. De
+grace, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes a ma guise... ou
+je ne reponds de rien.
+
+Ceci etait dit sur un ton gros de sous-entendus menacants. Fausta
+comprit que le contrarier ouvertement pouvait etre dangereux.
+
+--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc a votre guise.
+
+Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:
+
+--Ecartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'echappera pas au
+sort qui l'attend.
+
+Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dedaigneux aux levres,
+avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:
+
+--Hola! monsieur de Pardaillan, fit-il a haute voix, ne pensez-vous pas
+que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais ecolier que je suis
+une de ces prestigieuses lecons dont vous seul avez le secret? Voyez
+l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Ou trouver temoins
+plus nombreux et mieux qualifies de la defaite humiliante que vous ne
+manquerez pas de m'infliger?
+
+Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eut dit, que Bussi-Leclerc etait
+brave. Mais d'ou venait donc qu'il osat l'appeler en combat singulier
+devant cette multitude de soldats, lesquels seraient temoins de son
+humiliation? Car il ne pouvait se leurrer a ce point de croire qu'il
+serait vainqueur.
+
+Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de
+traitrise.
+
+Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer
+qu'on n'allait pas le charger a l'improviste, par-derriere.
+
+Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur
+donnat des ordres, et les officiers, de leur cote, semblaient se
+guider sur Bussi. Il secoua la tete pour chasser les pensees qui
+l'importunaient, et, de sa voix mordante:
+
+--Et, si je vous disais que, dans les conditions ou il se produit, il ne
+me convient pas d'accepter votre defi?
+
+--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous etes vante en pretendant
+m'avoir desarme. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de
+Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hableur, un menteur. Et,
+s'il le faut absolument, pour l'amener a se battre, j'aurai recours
+au supreme moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les laches, et je le
+souffletterai de mon epee, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous
+regardez!
+
+Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapiere
+comme pour en cingler le visage du chevalier.
+
+Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouie, adressee a
+un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre
+qui amena un murmure de reprobation sur les levres de quelques
+officiers.
+
+Mais Bussi-Leclerc, emporte par la colere, ne remarqua pas cette
+reprobation.
+
+Quant a Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste
+suffit pour que le maitre d'armes n'achevat pas le sien. D'une voix
+blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:
+
+--Je tiens le coup pour recu, dit froidement Pardaillan.
+
+Et, faisant deux pas en avant, placant le bout de son index sur la
+poitrine de Bussi:
+
+--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et
+miserable, je ne vous savais pas lache. Vous etes complet maintenant.
+Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang.
+Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer!
+
+Alors, ses yeux tomberent sur le fer qu'il avait a la main. C'etait
+cette epee qui n'etait pas a lui, cette epee qu'il avait ramassee au
+cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette epee qui lui avait
+paru suspecte au point qu'il avait discute un moment avec lui-meme pour
+savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer.
+
+Et voila qu'en se voyant ce fer a la main ses soupcons lui revenaient
+en foule, et une vague inquietude l'envahissait. Et il lui semblait que
+Bussi-Leclerc le considerait d'un air narquois, comme s'il avait su a
+quoi s'en tenir.
+
+Tour a tour, il regarda sa rapiere et Bussi-Leclerc comme s'il eut voulu
+le fouiller jusqu'au fond de l'ame Et la mine inquiete du spadassin ne
+lui dit sans doute rien de bon, car il revint a son epee.
+
+Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer.
+Il avait deja fait ce geste dans la rue et n'avait rien decouvert
+d'anormal. Cette fois encore, l'epee lui parut a la fois souple et
+resistante. Il ne decouvrit aucune tare.
+
+Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait la,
+dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas a decouvrir, faute du temps
+necessaire a l'etudier minutieusement, comme il eut fallu.
+
+Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une maniere etrangement fausse a
+ses oreilles, peut-etre prevenues, bougonna d'une voix railleuse:
+
+--Que de preparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas.
+
+Et aussitot il tomba en garde en disant d'un air detache:
+
+--Quand vous voudrez, monsieur!
+
+Autant il s'etait montre emporte jusque-la, autant il paraissait
+maintenant froid, merveilleusement maitre de lui, campe dans une
+attitude irreprochable.
+
+Pardaillan secoua la tete, comme pour dire:
+
+--Le sort en est jete!
+
+Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrees, il
+croisa le fer en murmurant:
+
+--Allons!
+
+Et il lui sembla, peut-etre se trompait-il, qu'en le voyant tomber en
+garde, Bussi-Leclerc avait pousse un soupir de soulagement et qu'une
+lueur triomphante avait eclaire furtivement son regard.
+
+"Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour
+savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scelerat!"
+
+Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumee,
+il tata prudemment le fer de son adversaire.
+
+L'engagement ne fut pas long.
+
+Tout de suite, Pardaillan laissa de cote sa prudente reserve et se mit a
+charger furieusement.
+
+Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une
+voix eclatante:
+
+--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te desarmer!
+
+A peine avait-il acheve de parler qu'il porta successivement plusieurs
+coups secs sur la lame, comme s'il eut voulu la briser et non la lier.
+Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, esperant qu'il
+finirait par se trahir et decouvrir son jeu.
+
+Des qu'il eut porte ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec
+l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son epee sous la lame de
+Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il
+redressa son epee de toute sa force.
+
+Alors, Fausta, stupefaite, les officiers et les soldats, emerveilles,
+virent ceci:
+
+La lame de Pardaillan, arrachee, frappee par une force irresistible,
+suivit l'impulsion que lui donnait l'epee de Bussi, s'eleva dans les
+airs, decrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.
+
+--Desarme! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.
+
+Au meme instant, fidele a la promesse faite a Fausta de le laisser
+vivant pour le bourreau, il se fendit a fond, visant la main de
+Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et,
+comme s'il eut craint que, meme desarme, il ne revint sur lui, il fit un
+bond en arriere et se mit hors de sa portee.
+
+Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute
+la ligne. La, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats,
+spectateurs attentifs de cet etrange duel, il avait eu la gloire de
+desarmer et de toucher l'invincible Pardaillan.
+
+Nous avons dit a dessein que la lame de Pardaillan etait allee tomber
+sur la piste.
+
+En effet, on se tromperait etrangement si on croyait sur parole
+Bussi-Leclerc criant qu'il a desarme son Adversaire.
+
+La lame avait saute, la lame, prealablement limee, habilement maquillee,
+mais la poignee etait restee dans la main du chevalier.
+
+En resume, Bussi-Leclerc n'avait nullement desarme son adversaire et la
+piteuse comedie qu'il venait de jouer etait de l'invention de Centurion,
+qui avait vu la le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait charge
+de lui demander, et de se venger en meme temps par une humiliation
+publique de celui qui l'avait corrige vertement en public.
+
+Bussi-Leclerc pouvait triompher a son aise, car, de loin, on ne pouvait
+voir la poignee restee dans la main crispee de Pardaillan, et, comme
+tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart
+des spectateurs le doute n'etait pas possible: l'invincible, le terrible
+Francais avait trouve son maitre.
+
+Pour completer la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son epee,
+alors qu'il s'etait fendu sur son adversaire desarme par un coup de
+traitrise, son epee avait erafle un doigt assez serieusement pour que
+quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la
+main de Pardaillan.
+
+Ce n'etait qu'une piqure insignifiante. Mais, de loin, ce sang
+permettait de croire a une blessure plus serieuse.
+
+Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect
+vis-a-vis de ceux qui, places aux premiers rangs, purent voir de pres,
+dans tous ses details, la scene qui venait de se derouler et celle qui
+suivit.
+
+Ceux-la distinguerent le troncon d'epee reste dans la main du chevalier.
+Ils comprirent que, s'il etait desarme, ce n'etait pas du fait de
+l'adresse de Bussi, mais par suite d'un facheux accident. Et meme, a la
+reflexion, cet accident lui-meme leur parut quelque peu suspect.
+
+Quant a Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien
+comprehensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il
+avait cru naivement a un accident.
+
+Jamais, l'idee ne lui serait venue que la frenesie haineuse put
+obliterer le sens de l'honneur et meme le simple bon sens d'un homme
+repute brave et intelligent, jusqu'a ce jour, au point de l'abaisser
+jusqu'a ourdir une machination aussi lache, aussi compliquee et aussi
+niaise, car, en resume, qui esperait-il abuser avec cette grossiere
+comedie?
+
+Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait ete d'admettre
+qu'une perfidie semblable etait possible. Et cela lui avait paru si
+pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgre lui, oubliant tout, il
+etait parti d'un eclat de rire formidable, furieux, inextinguible.
+
+Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fut, sentit un frisson le parcourir de
+la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs presses
+des soldats espagnols, comme s'il ne se fut pas senti en surete, il
+commenca de regretter amerement d'avoir suivi si scrupuleusement les
+perfides conseils de Centurion.
+
+C'est que, au fur et a mesure que le rire se dechainait
+irresistiblement, le chevalier sentait une colere violente, furieuse,
+comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier,
+au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les
+passes les plus critiques, il etait tout a fait hors de lui, et
+se sentait incapable de se moderer, encore moins de raisonner ses
+impressions.
+
+--Eh quoi! se peut-il que, pour une miserable blessure faite a son
+amour-propre, un homme s'avilisse a ce point! Par Pilate! je ne
+connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce
+scelerat soit chatie sur l'heure, et je vais l'etrangler de mes propres
+mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutot non; puisque les blessures
+d'amour-propre sont les seules qui aient reellement prise sur ce
+sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont
+il gardera a jamais le cuisant souvenir!
+
+Livide, herisse, exorbite, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne
+paraissait plus pouvoir refrener, avec des gestes brusques, saccades,
+inconscients, un inappreciable instant il eut toutes les apparences d'un
+fou furieux.
+
+Cette impression ne fut pas eprouvee que par les comparses de cette
+scene, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et
+la joie faisaient trembler:
+
+--Oh! serait-il devenu fou? Deja!...
+
+Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--repondit:
+
+--Notre besogne serait terminee, avant que d'avoir ete entreprise.
+
+Dans sa crise nerveuse poussee jusqu'a la frenesie, Pardaillan ne les
+voyait pas. Ils etaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et,
+pourtant, il percut nettement toutes ces paroles. En lui-meme, en
+faisant des efforts desesperes pour retrouver un peu de calme, il
+grommelait:
+
+"Or ca, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-etre le suis-je en effet. Je sens
+ma tete qui semble vouloir eclater. Il me parait que ma folie, si elle
+persistait, serait singulierement agreable a la douce Fausta et a son
+digne ami d'Espinosa!"
+
+Et, par un effort de volonte surhumain, il reussit a se maitriser, a
+retrouver, en partie, sa lucidite.
+
+En meme temps, il se mit en marche, allant droit a Bussi-Leclerc,
+imperieusement pousse par cette idee qui dominait en lui: chatier seance
+tenante le scelerat.
+
+Et, chose singuliere, des l'instant ou il s'ebranla pour une action
+determinee, tout le reste disparut et son calme lui revint peu a peu.
+
+D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers
+Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun
+doute sur ses intentions, eut un soupcon de sourire, et:
+
+--Je crois, dit-il froidement, que, tout desarme qu'il est, le chevalier
+de Pardaillan va faire passer un moment penible a ce pauvre M. de
+Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre
+nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait ete a nous!
+
+Fausta approuva gravement de la tete, avec un geste qui signifiait: ce
+n'est pas notre faute s'il n'est pas a nous. Puis, curieusement,
+elle porta ses yeux sur Pardaillan avancant, l'air menacant, sur
+Bussi-Leclerc qui reculait au fur et a mesure en jetant a Fausta des
+regards qui criaient:
+
+"Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?"
+
+Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers
+d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le
+sien:
+
+--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de
+Bussi-Leclerc, dit-elle.
+
+--Si vous le desirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de
+Pardaillan sans lui laisser le temps d'executer ce qu'il medite.
+
+--Pourquoi? dit Fausta avec une indifference dedaigneuse. C'est pour son
+propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a
+machine de longue main son coup de traitrise. Qu'il se debrouille tout
+seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage
+merite a sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il
+est digne de notre respect.
+
+D'Espinosa eut un geste d'indifference qui signifiait que, lui aussi, il
+se desinteressait completement du sort de Bussi.
+
+Cependant, a force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il
+arriva un moment ou Bussi se trouva dans l'impossibilite d'aller
+plus loin, arrete qu'il etait par la masse compacte des troupes qui
+assistaient a cette scene. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
+celui qu'il redoutait.
+
+Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.
+
+S'il se fut agi d'echanger des coups mortels, quitte a rester lui-meme
+sur le carreau, il n'eut eprouve ni crainte ni hesitation. Il etait
+brave, c'etait indeniable:
+
+Mais Bussi-Leclerc n'etait pas non plus l'homme fourbe et tortueux que
+son dernier geste semblait denoncer, Pour l'amener a accomplir ce geste
+qui le deshonorait a ses propres yeux, il avait fallu un concours
+de circonstances special. Il avait fallu que le tentateur apparut a
+l'instant precis ou il se trouvait dans un etat d'esprit voisin de la
+demence, pour lui faire agreer une proposition infamante. Or, il ne faut
+pas oublier que Bussi allait se suicider au moment ou Centurion etait
+intervenu.
+
+Maintenant que l'irreparable etait accompli, Bussi avait, honte de ce
+qu'il avait fait. Bussi croyait lire la reprobation sur tous les visages
+qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'etait degrade et
+meritait d'etre traite comme tel.
+
+Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme,
+resolu neanmoins a le chatier. Que meditait-il? Quelle sanglante insulte
+allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassembles? Voila ce qui
+le preoccupait le plus.
+
+Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards
+sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se
+terrer, ne voulant pas se laisser chatier ignominieusement--ah! cela
+surtout, jamais!--et ne pouvant se resoudre a faire usage de son fer
+pour se soustraire a la poigne de celui qu'il avait exaspere.
+
+Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'etait arrete a deux
+pas de lui. Il etait maintenant aussi froid qu'il s'etait montre hors de
+lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main.
+Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix
+etrangement calme, qui cingla le spadassin:
+
+--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de
+coquin!
+
+Et, avec la meme lenteur souverainement meprisante, avec des gestes
+mesures, comme s'il eut eu tout le temps devant lui, comme s'il eut ete
+sur que nulle puissance ne saurait soustraire au chatiment merite le
+miserable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
+passes a la ceinture, et se ganta froidement, posement.
+
+Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eut
+saisi a la gorge, il se fut sans doute laisse etrangler sans porter la
+main a la garde de son epee. C'eut ete pour lui une maniere comme une
+autre d'echapper au deshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable
+que la mort meme, non, non, il ne pouvait le tolerer.
+
+Il eut une supreme revolte, et, degainant dans un geste foudroyant, il
+hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:
+
+--Creve donc comme un chien! puisque tu le veux!...
+
+En meme temps, il levait le bras pour frapper.
+
+Mais il etait dit qu'il n'echapperait pas a son sort.
+
+Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit
+son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis
+qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme
+des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
+engourdis du spadassin.
+
+Ceci fut rapide comme un eclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour
+le dire, les roles se trouverent renverses, et c'etait Pardaillan qui,
+maintenant, se dressait, l'epee a la main, devant Bussi desarme.
+
+Tout autre que le chevalier eut profite de l'inappreciable force que lui
+donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guepier ou, tout
+au moins, de vendre cherement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait,
+n'avait pas les idees de tout le monde. Il avait decide d'infliger a
+Bussi la lecon qu'il meritait, il s'etait trace une ligne de conduite
+sur ce point special, et il la suivait imperturbablement, sans se
+soucier du reste.
+
+Se voyant desarme une fois de plus, mais pas de la meme maniere que les
+fois precedentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et,
+retrouvant sa bravoure accoutumee, d'une voix qu'il s'efforcait de
+rendre railleuse, il grinca:
+
+--Tue-moi! Tue-moi donc!
+
+De la tete, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix
+claironnante:
+
+--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener a cette supreme lachete
+de tirer le fer contre un homme desarme. Et tu y es venu, parce que
+tu as l'ame d'un faquin. Cette epee, avec laquelle tu menacais de me
+souffleter, tu es indigne de la porter.
+
+Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en
+jetait les troncons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, ecumant.
+
+Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa
+murmura:
+
+--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!
+
+--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne
+raisonne pas ses impulsions.
+
+Ils se trompaient tous les deux.
+
+Pardaillan reprenait, de sa voix toujours eclatante:
+
+--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour recu. Je pourrais
+t'etrangler, tu ne peses pas lourd dans mes mains. Je te fais grace de
+la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans
+ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu
+l'intention de me donner, je te le rends!...
+
+En disant ces mots, il happait Bussi a la ceinture, le tirait a lui
+malgre sa resistance desesperee, et sa main gantee, largement ouverte,
+s'abattit a toute volee sur la joue du miserable, qui alla rouler a
+quelques pas, etourdi par la violence du coup, a moitie evanoui de honte
+et de rage, plus encore que par la douleur.
+
+Cette execution sommaire achevee, Pardaillan s'ebroua comme quelqu'un
+qui vient d'achever sa tache, et, du bout des doigts, avec des airs
+profondement degoutes, il enleva ses gants et les jeta, comme il eut
+jete une ordure repugnante.
+
+Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitte durant
+toute cette scene, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son
+sourire le plus ingenu aux levres, il se dirigea droit sur eux.
+
+Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage tres explicite, car
+d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable a celle
+de Bussi qu'on emportait hurlant de desespoir, se hata de faire le signe
+attendu par les officiers qui commandaient les troupes.
+
+A ce signal, les soldats s'ebranlerent en meme temps, dans toutes les
+directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier
+qui l'emprisonnait.
+
+Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient
+Fausta et le grand inquisiteur. Il renonca a les poursuivre pour faire
+face a ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
+se prolongeait, il lui serait bientot impossible de faire un mouvement,
+et, si la poussee formidable persistait aussi methodique et obstinee, il
+risquait fort d'etre presse, etouffe, sans avoir pu esquisser un geste
+de defense. Il grommela, s'en prenant a lui-meme de ce qui arrivait,
+comme il avait l'habitude de faire:
+
+"Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetee apres avoir
+estoque ce taureau!"
+
+Il eut aussi bien pu regretter l'epee de Bussi qu'il venait de briser a
+l'instant meme. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il etait
+logique avec lui-meme. En effet, cette epee, il ne l'avait conquise que
+pour se donner la satisfaction d'en jeter les troncons a la face du
+maitre d'armes.
+
+Cependant, malgre ses regrets et les invectives qu'il se dispensait
+genereusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette
+froide lucidite qui engendrait chez lui les promptes resolutions.
+
+Se voyant serre de trop pres, il resolut de se donner un peu d'air. Pour
+ce faire, il projeta ses poings en avant avec une regularite d'automate,
+une precision pour ainsi dire mecanique, une force decuplee par le
+desespoir de se voir irremediablement perdu, pivotant lentement sur
+lui-meme, de facon a frapper alternativement chacune des unites les plus
+rapprochees du cercle qui se resserrait de plus en plus.
+
+Et chacun de ses coups etait suivi du bruit mat de la chair violemment
+heurtee, d'une plainte sourde, d'un gemissement, parfois d'un juron,
+parfois d'un cri etouffe.
+
+Et, a chacun de ses coups, un homme s'affaissait, etait enleve par ceux
+qui venaient derriere, passe de main en main, porte sur les derrieres du
+cercle infernal ou on s'efforcait de le ranimer.
+
+Et, pendant ce temps, l'emeute dechainee se deroulait comme un torrent
+impetueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pave de la
+place, dans les rues adjacentes, c'etait des soldats aux prises avec le
+peuple excite, conduit, guide par les hommes du duc de Castrana.
+
+Partout, c'etait le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le
+haletement rauque des corps a corps, les plaintes des blesses, et,
+par-ci par-la, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur
+eclatait, a la fois cris de ralliement et acclamation:
+
+"Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!"
+
+Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses
+forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc a Fausta
+lui revinrent a la memoire, et, en continuant son horrible besogne, il
+songea:
+
+"Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allie,
+d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures
+qu'ils ont resolu de m'infliger!"
+
+Et, comme ses bras, a force de servir de massues, sans arret ni repos,
+commencaient a eprouver une raideur inquietante, il ajouta:
+
+"Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'a
+ce que je sois a bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se decident a
+rendre coup pour coup."
+
+Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui
+apparaissait que, le mieux qu'il put lui advenir, c'etait de recevoir
+quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui reservait.
+
+Il ne se trompait pas dans ses deductions. Les soldats, en effet,
+commencaient a s'enerver. Aux coups methodiquement assenes par
+Pardaillan, ils repondirent par des horions decoches au petit bonheur.
+Il eut, sans nul doute, recu le coup mortel qu'il souhaitait, si une
+voix imperieuse n'avait arrete net ces tentatives timides, en ordonnant:
+
+"Bas les armes, droles!... Prenez-le vivant!"
+
+En maugreant, les hommes obeirent. Mais, comme il fallait enfin en
+finir, comme la patience a des limites et que la leur etait a bout, sans
+attendre des ordres qui tardaient trop, ils executerent la derniere
+manoeuvre: c'est-a-dire que les plus rapproches sauterent, tous
+ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accable par
+le nombre.
+
+Il essaya une supreme resistance, esperant peut-etre trouver la brute
+excitee qui, oubliant les instructions recues, lui passerait sa dague au
+travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de
+leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de
+poing ne lui furent pas menages, pas plus qu'il ne menageait les siens.
+
+Un long moment, il tint tete a la meute, en tout pareil au sanglier
+accule et coiffe par les chiens. Ses vetements etaient en lambeaux, du
+sang coulait sur ses mains et son visage etait effrayant a voir. Mais ce
+n'etait que des ecorchures insignifiantes. A differentes reprises, on le
+vit soulever des grappes entieres de soldats pendus a ses bras, a ses
+jambes, a sa ceinture. Puis, a bout de souffle et de force, ecrase par
+le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur
+ses jambes et tomba a terre.
+
+...C'etait fini. Il etait pris.
+
+Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait
+encore si terrible, si etincelant que, malgre qu'il fut impossible
+d'esquisser un geste, tant on avait multiplie les liens autour de son
+corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
+surcroit, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.
+
+Il etait debout, cependant. Et son oeil froid et acere se posait avec
+une fixite insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, a
+cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de
+combattants.
+
+Quand elle vit qu'il etait bien pris, bien et dument ficele des pieds
+jusqu'aux epaules, reduit enfin a l'impuissance, elle s'approcha
+lentement de lui, ecarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient a sa
+vue, et, s'arretant devant lui, si pres qu'elle le touchait presque,
+elle le considera un long moment en silence.
+
+Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait a sa merci!
+
+En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir
+de son triomphe. Malgre les liens qui lui meurtrissaient la chair et
+comprimaient sa poitrine au point de gener la respiration, malgre la
+pesee, violente de ceux qui le maintenaient, il s'etait redresse en
+songeant:
+
+--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie
+victoire!... Un abominable guet-apens, une felonie, une armee lachement
+mise sur pied pour s'emparer d'un homme!...
+
+En secouant frenetiquement la grappe humaine pendue a ses epaules, il
+s'etait redresse, avait leve la tete, l'avait fixee avec une insistance
+agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant
+de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnat l'occasion de lui
+decocher quelqu'une de ces mordantes repliques dont il avait le secret.
+
+Fausta se taisait toujours.
+
+Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il
+s'attendait a trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait a
+voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, deconcerte, ne lut
+qu'indecision et tristesse.
+
+Il fallait que Fausta fut extraordinairement troublee pour s'oublier
+au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui
+n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de
+montrer.
+
+C'est que ce qui lui arrivait la depassait toutes ses previsions.
+
+Sincerement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tue l'amour.
+Et voici que, au moment ou elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait
+hair, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle
+avait pris pour de la haine, c'etait encore de l'amour. Et, dans son
+esprit eperdu, elle ralait:
+
+"Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'etait que le depit de
+me voir dedaignee... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!...
+Et, maintenant que je l'ai livre moi-meme, maintenant que j'ai prepare
+pour lui le plus effroyable des supplices, je m'apercois que, s'il
+disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard
+qui ne soit pas indifferent, je poignarderais de mes mains ce grand
+inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le
+delivrer. Que faire? Que faire?
+
+Et, longtemps, elle resta ainsi, desemparee, reculant, pour la premiere
+fois de sa vie, devant la decision a prendre.
+
+Peu a peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de
+deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait a son sort, et, d'une
+voix extremement douce, comme lointaine et voilee, elle dit seulement:
+
+--Adieu, Pardaillan!
+
+Et ce fut encore un etonnement chez lui, qui s'attendait a d'autres
+paroles.
+
+Mais il n'etait pas homme a se laisser demonter pour si peu.
+
+--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.
+
+Elle secoua la tete negativement et, avec la meme intonation de douceur
+inexprimable, elle repeta:
+
+--Adieu!
+
+--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisement.
+Vous devez en savoir quelque chose!
+
+Avec obstination, elle fit doucement non, de la tete, et repeta encore:
+
+--Adieu! Tu ne me verras plus.
+
+Une idee affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.
+
+"Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: "Tu ne me verras plus."
+Ne pouvant parvenir a me tuer, l'abominable creature aurait-elle concu
+l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce
+serait trop hideux!"
+
+De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait:
+
+--Ou plutot, je m'exprime mal, tu me verras peut-etre, Pardaillan, mais
+tu ne me reconnaitras pas.
+
+"Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle enigme? Je
+la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas etre
+aveugle, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti
+que je ne pensais. Mais je ne la reconnaitrai pas. Que veut dire ce
+"Tu ne me reconnaitras pas"? Quelle menace se cache sous ces paroles,
+insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien."
+
+Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:
+
+--Il faudra donc que vous soyez bien meconnaissable! Peut-etre
+serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de
+coeur et de bonte. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez
+si bien changee qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas.
+
+Fausta le considera une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le
+regard avec cette ingenuite narquoise qui lui etait particuliere.
+Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle
+lasse du violent combat qui s'etait livre dans son esprit? Toujours
+est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tete et revint se placer
+aupres de d'Espinosa, qui avait assiste, muet et impassible, a cette
+scene.
+
+--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand
+inquisiteur.
+
+--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entrainait.
+
+
+
+XIII
+
+LES AMOURS DU CHICO
+
+Le couvent de San Pablo etait situe si pres de la place San Francisco
+qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place meme.
+
+En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent ete pour ainsi
+dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur
+la place, et un homme froid et methodique comme d'Espinosa ne pouvait
+commettre l'imprudence de faire traverser cette place a son prisonnier
+en pareil moment.
+
+Pardaillan etait encadre de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que
+le chevalier, ligote comme il l'etait, inspirat des craintes au grand
+inquisiteur. Mais, precisement, ces precautions, qui eussent pu paraitre
+ridicules en temps normal, devenaient necessaires, si l'on songe que
+le prisonnier et son escorte pouvaient avoir a passer au milieu des
+combattants. Dans la melee, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup
+mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement a le garder
+vivant. Il pouvait encore--ce qui eut ete plus facheux encore--etre
+delivre par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs.
+La necessite d'une imposante escorte se trouvait donc amplement
+justifiee.
+
+Par surcroit de precautions, le chef de l'escorte fit faire a sa troupe
+une infinite de detours par les petites rues qui avoisinaient la place,
+evitant avec soin toutes celles ou il percevait les bruits de la
+bagarre. En outre, comme le chevalier, entrave par des liens tres
+serres, ne pouvait avancer qu'a tous petits pas, il se trouva qu'il
+fallut une grande heure pour arriver a ce couvent San Pablo, qu'on eut
+pu atteindre en quelques minutes.
+
+En ce qui concerne l'emeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en
+lamentable echauffouree et qu'elle fut reprimee avec cette impitoyable
+cruaute que Philippe II savait montrer quand il etait sur d'avoir le
+dessus.
+
+Et ce fut la une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de
+cette vaste entreprise qui echoua piteusement et fut noyee dans le sang.
+
+Devant les hesitations du Torero, de celui qui, pour elle, etait le
+prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son
+plan.
+
+Elle se croyait sure de voir le prince venir a elle, resolu a lui donner
+son nom, et a partager avec elle le trone, pourvu qu'elle le hissat sur
+ce trone. Elle se croyait sure de cela. Elle n'en eut pas jure cependant
+C'est alors qu'elle eut cette idee malheureuse, qui devait consommer la
+ruine de ses ambitions, de modifier ses idees premieres.
+
+Que lui servirait-il de pousser son succes a fond et de consommer la
+ruine de Philippe II si le prince dedaignait ses propositions? Elle
+pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-la. C'etait
+possible, apres tout. Qu'arriverait-il alors?
+
+Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager a fond, il fallait montrer
+a ce prince de quoi elle etait capable et de quelles forces elle
+disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revint
+humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute
+assurance l'action definitive.
+
+Ce plan ainsi modifie fut execute a la lettre. Le Torero fut enleve
+par ses partisans sans qu'il fut possible aux troupes royales de
+l'approcher. Et l'emeute se dechaina dans toute son horreur.
+
+Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du
+mouvement, qui etaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la
+retraite et s'eclipserent, bientot poursuivis de leurs hommes.
+
+Alors, il ne resta plus en presence des troupes royales que le bon
+populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire.
+
+Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux
+n'avaient, pour la plupart, que quelques mechants couteaux a opposer aux
+armes a feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.
+
+Neanmoins, ils tinrent bon et se laisserent massacrer bravement.
+C'etaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel etait
+ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on
+voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifie, cela ne se
+ferait pas.
+
+Tout a une fin, cependant. Bientot, ceux-la aussi apprirent que le
+Torero etait sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait
+voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent,
+et, des lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.
+
+Et ce fut la debandade generale, il ne resta plus sur la place et dans
+les rues que des soldats triomphants... et aussi, helas! les cadavres
+qui jonchaient le sol et les blesses, plus nombreux encore, qu'on
+enlevait a la hate.
+
+Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San
+Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il
+apercut la, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.
+
+Mais dans quel etat, grand Dieu!
+
+Ah! il etait joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures
+plus tot, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait
+valu aupres des nobles dames de la cour ce mirifique succes, qui avait
+paru si fort contrarier la gentille Juana!
+
+D'abord, plus de toque empanachee, et plus de manteau. Ensuite, fripes,
+dechires, macules, les soies et les satins de ce qui avait ete
+un pourpoint. Des accrocs larges comme la main a ces chausses
+resplendissantes. Et, par-ci par-la, des taches rouges qui ressemblaient
+singulierement a du sang.
+
+La verite nous oblige a confesser que le Chico ne paraissait nullement
+se soucier des details de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il
+savait tout porter avec la meme desinvolte fierte. Il se redressait
+tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
+bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa
+taille, d'homoncule.
+
+Et puis, tiens! s'il etait mal arrange, lui, le Chico, le seigneur
+francais, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu,
+n'etait guere mieux arrange que lui.
+
+Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-la? Evidemment, sa
+petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi etait-il la? Pour
+Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant.
+
+Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rive sur les yeux
+du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si
+sincere, une affection si ardente, un devouement si absolu, une si naive
+admiration a le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
+diriger, que ce grand sentimental qu'etait le chevalier de Pardaillan
+se sentit doucement emu, delicieusement reconforte, et qu'il eut a
+l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur
+qui avaient le don de bouleverser le petit paria.
+
+Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain.
+Mais il reflechit que, dans les circonstances presentes, il risquait
+fort de le compromettre.
+
+Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux
+autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'etait devenu son autre ami,
+don Cesar, sur qui il s'etait promis de veiller et pour qui il s'etait
+si imprudemment expose qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en
+passant, un regard d'une muette eloquence au nain attentif.
+
+Le Chico n'etait pas un sot. Il s'etait senti largement recompense par
+le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris a quel mobile
+il obeissait en paraissant ne pas le connaitre.
+
+Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de
+Pardaillan qui criait:
+
+"Don Cesar est-il sauf?"
+
+Dans le meme langage muet, il repondit a l'instant et il fut compris
+comme il avait compris lui-meme.
+
+La tete etait la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer a son
+aise, attendu qu'il n'avait pas ete possible de l'enchainer comme le
+reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible
+signe de tete, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui
+imposaient ses entraves.
+
+Il s'apercut alors que le Chico, favorise par l'exiguite de sa taille,
+se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifferents, s'attachait
+obstinement a ses pas et trouvait moyen de marcher a sa hauteur, comme
+s'il avait eu quelque chose a lui communiquer.
+
+Il remarqua egalement que le nain serrait dans son poing crispe le
+manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son
+escorte des regards charges de colere qui les eussent infailliblement
+jetes bas s'ils avaient ete des pistolets. Il ne put s'empecher de
+penser, a part lui:
+
+"Ah! le brave petit homme! Si sa force egalait sa bravoure et sa
+volonte, comme il chargerait ces soldats a qui l'on fait jouer un si
+triste role!"
+
+Et il souriait doucement, chaudement reconforte par cette amitie sincere
+qui se manifestait en un moment si critique pour lui.
+
+Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent.
+Porte monumentale, massive, rebarbative, pesante, sournoise par les
+guichets visibles ou dissimules, arrogante et menacante par les clous et
+les innombrables serrures.
+
+On dut attendre que les verrous enormes fussent tires avec des
+grincements sinistres, que les serrures geantes fussent ouvertes a
+l'aide de clefs que le nain Chico eut eu bien de la peine a soulever. Il
+y eut forcement un temps d'arret assez long.
+
+Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-etre prevu, pour se
+livrer a une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de
+vue comprit aisement et qui eut la bonne fortune de passer inapercue,
+les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux.
+
+"Je viendrai ici tous les jours", disaient les gestes du petit homme.
+
+Et les yeux de Pardaillan repondaient:
+
+"Pour quoi faire?"
+
+Un haussement d'epaules, des yeux leves au ciel, des mains remontant
+jusqu'a la tete et retombant mollement, signifiaient:
+
+"Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-etre bien aise de
+communiquer avec le dehors."
+
+Et Pardaillan de repondre:
+
+"Soit. J'accepte ton devouement."
+
+Et, d'un sourire, il remerciait.
+
+Maintenant, la, porte etait ouverte. Avant qu'elle se fermat lourdement
+sur lui--peut-etre pour toujours--il tourna une derniere fois la tete et
+adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et
+mobile semblait lui crier:
+
+"Ne desesperez pas. Soyez pret a tout. Je ne vous abandonnerai pas!"
+
+Pardaillan disparut sous la voute sombre; les soldats ressortirent
+et s'eloignerent allegrement, et le Chico demeura seul, dans la rue
+deserte, ne pouvant se decider a s'eloigner de cette porte qui venait
+de se fermer sur le seul homme qui lui eut temoigne un peu d'amitie, et
+dont la parole chaude et coloree avait eveille en lui tout un monde de
+sensations inconnues.
+
+Le soleil s'eteignait lentement a l'horizon; bientot son orbe rouge
+disparaitrait completement, la nuit succederait au jour; il n'y avait
+plus rien a esperer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'eloigna
+lentement, tristement, a regret.
+
+Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait ecraser la ville. Il
+ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues,
+il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animees
+a cette heure.
+
+Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermees, les portes
+verrouillees, les volets hermetiquement clos. Il ne remarqua rien. Il
+allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un
+parchemin qu'il considerait attentivement, et le remettait vivement dans
+sa poitrine, comme s'il eut craint qu'on ne le lui volat.
+
+Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait
+attacher un grand prix, n'etait autre que ce blanc-seing que Centurion
+avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu a Fausta.
+
+On se souvient peut-etre que Fausta etait descendue dans le caveau
+truque de la maison des Cypres pour y bruler la capsule destinee a
+empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'etui
+contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laisse
+tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.
+
+Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouve ce papier, et, ne
+pouvant le lire dans l'obscurite, il l'avait passe a sa ceinture. Or,
+en rampant sur les dalles pour epier El Chico, le chevalier, sans s'en
+apercevoir, avait a son tour laisse tomber ce papier.
+
+De retour a l'auberge de la Tour, il n'avait plus pense a ce chiffon de
+papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, a son tour, trouve,
+et, comme il savait lire, comme, dans son reduit, il avait de la
+lumiere, il s'etait rendu compte de la valeur de sa trouvaille et
+l'avait soigneusement mise de cote. Son intention etait de remettre ce
+parchemin au seigneur francais, a qui il appartenait sans doute, et qui,
+en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les
+evenements qui s'etaient precipites l'avaient empeche de realiser son
+intention.
+
+C'etait donc ce blanc-seing que nous l'avons vu etudier dans la rue. Que
+voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait.
+Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-etre s'en servir en faveur
+de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforcait de trouver.
+
+Une chose l'inquietait: c'est qu'il n'etait pas tres sur que sa
+trouvaille eut reellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit
+qu'il savait lire et meme ecrire.
+
+Il faut entendre par la qu'il pouvait enoncer peniblement et griffonner,
+encore plus peniblement, les mots les plus usuels; c'est tout.
+
+Donc, se mefiant de ses capacites, il n'etait pas tres sur de la valeur
+du document trouve. Ah! s'il savait ete aussi savant que la petite
+Juana! Il resolut soudain d'aller soumettre le precieux parchemin a la
+competence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en
+etait au juste. Ayant decide, il prit aussitot le chemin de l'auberge de
+la Tour.
+
+Notez que Juana l'avait chasse et que son splendide costume etait
+en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre
+circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se
+presenter devant elle sans avoir ete mande? Quel accueil, surtout, s'il
+se presentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.
+
+Il trouva l'auberge a peu pres vide de clients, et cela n'etait pas fait
+pour le surprendre apres les evenements sanglants de l'apres-midi.
+Les quelques personnes attablees etaient des militaires qui, pour la
+plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraichir et s'en allaient aussitot.
+
+La petite Juana tronait dans ce petit reduit attenant a la cuisine, et
+qui etait comme le bureau de l'hotellerie. Elle avait, naturellement,
+garde la superbe toilette qu'elle avait endossee pour aller a la
+corrida, et, ainsi paree, elle etait seduisante au possible, jolie a
+damner un saint, fraiche comme une rose a peine eclose, et dans son
+riche et elegant costume qui lui seyait a ravir on eut dit une marquise
+deguisee.
+
+En la voyant si jolie dans ses atours des fetes carillonnees, le Chico
+sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillerent de plaisir et
+une bouffee de sang lui monta au visage.
+
+Mais, resolu a ne s'occuper que de choses graves, a ne songer qu'a
+son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prevu: c'est qu'il se
+presenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue.
+
+Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompte un
+peu cette visite de son timide amoureux.
+
+Elle avait du penser que, la course terminee, il ne resisterait pas au
+desir de venir se faire admirer, et elle avait du arranger d'avance la
+reception qu'elle lui ferait.
+
+On concoit combien l'attitude si nouvelle et si imprevue du petit homme
+la piqua au vif.
+
+Cependant, comme elle etait femme et coquette, elle sut cacher ses
+impressions, si bien qu'il ne soupconna rien de ce qui se passait en
+elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus
+grondeur qu'elle lanca:
+
+--Comment oses-tu reparaitre ici quand je t'ai chasse? Et dans quel etat
+encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te presenter ainsi devant
+moi?
+
+Pour la premiere fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente
+sortie avec une indifference qui accrut son indignation. Il ne rougit
+pas, il ne baissa pas la tete, il ne s'excusa pas. Il la regarda
+tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit
+simplement et tres doucement:
+
+--J'ai besoin de t'entretenir de choses serieuses.
+
+La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait change sa poupee.
+Ou prenait-il cette tranquille audace? La verite est que le Chico
+n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'a Pardaillan et
+tout s'effacait devant cette pensee. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
+n'etait que de la distraction.
+
+Juana, etourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du
+premier coup d'oeii, et s'ecria:
+
+--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?
+
+--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?
+
+--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rebellion, tout est
+a feu et a sang, il y a des morts par milliers...
+
+Et son inquietude percant malgre elle, avec une inflexion de voix dont
+il ne percut pas la tendresse:
+
+--Tu es donc blesse?
+
+--Non. J'ai ete eclabousse dans la bagarre. Peut-etre ai-je bien quelque
+ecorchure par-ci par-la, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien.
+C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi.
+
+Des l'instant qu'il n'etait pas blesse, elle reprit son air grondeur et
+dit:
+
+--C'est la que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin,
+mecreant, de te meler a la bagarre?
+
+--Il le fallait bien.
+
+--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allee a cette
+course et que je serais peut-etre morte a l'heure qu'il est si j'etais
+restee jusqu'a la fin!
+
+Ce fut a son tour de palir de crainte:
+
+--Tu es allee a la course?
+
+--He oui! Heureusement la Vierge me protegeait sans doute, car une
+subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter
+la plazza apres que le sire de Pardaillan eut si brillamment dague le
+taureau. Aussi demain irai-je faire bruler un cierge a la chapelle de
+Notre-Dame la Vierge!
+
+Elle mentait effrontement, on le sait. Mais pour rien au monde elle
+n'eut voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu
+dans son triomphe et que c'etait ce qui l'avait fait quitter sa place.
+
+Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner
+paisiblement sa demeure sans se trouver dans la melee, ou elle eut pu,
+en effet, recevoir quelque coup mortel.
+
+--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystere. On voulait assassiner
+le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans
+l'ont enleve, et maintenant, bien cache, il est hors de l'atteinte de
+ses ennemis.
+
+--Sainte Vierge! que me dis-tu la? fit-elle, vivement interessee.
+
+--Ce n'est pas tout. La rebellion dont tu as entendu parler, c'etait en
+faveur de don Cesar. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est,
+parait-il, le legitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le
+trone a la place de son pere, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
+le nom de roi Carlos.
+
+Il paraissait tres fier de savoir tout cela, fier surtout de connaitre
+personnellement un homme qu'on pretendait fils du roi.
+
+Elle, du coup, en oublia et sa feinte colere et son reel depit, et
+joignant ses petites mains:
+
+--Don Cesar, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, a dire vrai, cela
+ne m'etonne pas. J'ai toujours pense qu'il devait etre de tres haute
+naissance. Et tu dis qu'il est l'infant legitime? Qui donc osait
+attenter a sa vie?
+
+--Le roi... son pere, dit Chico en baissant la voix.
+
+--Son pere! Est-ce possible? fit-elle incredule. Il ne savait pas, sans
+doute.
+
+--Il savait, au contraire. C'est meme pour cela qu'il voulait le faire
+meurtrir. Tout le monde ne sait pas ca, mais moi je le sais. Il y a bien
+des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute.
+
+--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un pere veuille faire tuer son
+fils!
+
+--Ah! voila! Ceci, c'est ce qu'on appelle "la raison d'Etat". Je sais
+cela aussi.
+
+Malgre elle, elle eut un coup d'oeil admiratif a l'adresse du petit
+homme. C'est vrai, tout de meme, qu'il savait des choses que nul ne
+soupconnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir?
+
+Il reprit tres serieux:
+
+--Je servais de page a don Cesar dans sa course. Tu n'as pas pu savoir,
+puisque tu etais partie quand nous sommes entres sur la piste.
+
+Elle savait tres bien. Elle l'avait tres bien vu. N'importe, elle
+feignit d'etre surprise. Lui continua:
+
+--Tu comprends que je devais savoir ou on le conduisait. Je l'ai suivi.
+C'est la que j'ai ete si mal arrange.
+
+Et avec un soupir de regret:
+
+--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde
+donc dans quel etat on l'a mis.
+
+Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus etre
+question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maitre, le
+petit homme; c'etait bien.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une
+nouvelle a t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana.
+
+--Parle... Tu me fais fremir.
+
+--On a arrete le sire de Pardaillan.
+
+Il etait persuade qu'elle allait s'effondrer a cette nouvelle. Pas du
+tout, elle recut le coup avec un calme qui le deconcerta. Voyant qu'elle
+se taisait, il dit doucement:
+
+--Tu as du chagrin?
+
+--Oui, dit-elle simplement.
+
+--Tu l'aimes toujours?
+
+Elle le considera avec un etonnement qui n'etait pas joue.
+
+--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.
+
+--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...
+
+--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave
+gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frere aine, mais pas plus.
+N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais.
+
+--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...
+
+--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il
+donc te dire les choses pour que tu les comprennes?
+
+Il se mit a rire de bon coeur. Il eut ete completement heureux s'il
+avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:
+
+--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan
+comme un frere, tu voudras bien m'aider a le tirer de sa prison.
+
+--De tout mon coeur, fit-elle spontanement.
+
+--Bon! c'est l'essentiel.
+
+--Mais pourquoi l'a-t-on arrete? Comment?
+
+--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'etais la, j'ai
+tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'a sa prison. On l'a enferme au
+couvent San Pablo.
+
+Tu l'as suivi! Pour quoi faire?
+
+--Pour savoir ou on l'enfermait, tiens! Pour tacher de le delivrer.
+
+--Tu veux le delivrer? Toi? Tu l'aimes donc?
+
+--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le
+seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte a goutte pour le tirer des
+griffes qui l'ont frappe. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
+c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour
+l'arreter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et
+ils etaient tous la pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse
+etrangere aussi, que j'ai bien reconnue, malgre qu'elle eut pris des
+habits d'homme. Ils etaient mille peut-etre pour l'arreter, lui tout
+seul. Et il etait desarme. Et il en a assomme a coups de poing. Si tu
+avais vu!...
+
+Voila maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait,
+parlait sans s'arreter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'etait
+pas a son sujet, a elle, qui. Jusqu'a ce jour, avait ete l'unique et
+constante preoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
+petite Juana allait de surprise en surprise.
+
+C'etait a croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'etait
+l'abomination, la desolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui
+se fier, bonne Vierge! apres pareille trahison!
+
+Pour l'amener a se departir de cette inconcevable froideur, elle avait
+mis en oeuvre tout l'arsenal complique et redoutable de ses petites
+ruses pueriles de coquette ingenue, elle avait eu recours aux mille et
+un stratagemes qui d'ordinaire, lui reussissaient si bien.
+
+D'un geste machinal, elle avait enleve la fleur posee dans ses cheveux.
+Elle avait joue distraitement avec, l'avait portee, a differentes
+reprises, a ses levres, comme pour en respirer le parfum, et finalement
+l'avait laissee tomber... par megarde. Il n'avait pas bronche.
+Naivement, elle pensa qu'il ne voyait peut-etre pas la fleur qu'elle lui
+jetait.
+
+Sans en avoir l'air, elle l'avait poussee du bout du pied jusqu'a ce
+qu'elle fut bien en evidence. Et lui qui, autrefois, n'eut pas manque
+d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eut sournoisement
+ramassee et cachee precieusement dans son sein, il l'avait laissee
+ou elle l'avait poussee. Assurement, c'est qu'il ne voulait pas la
+ramasser, le mecreant! Quelle humiliation!
+
+Il avait un culte special pour le pied d'enfant de sa petite maitresse.
+Il aimait a s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il placait
+ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il ecoutait
+gravement, les caressant doucement, en des gestes froleurs, avec
+l'apprehension vague de les abimer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'a
+poser devotement ses levres dessus, au hasard de la rencontre.
+
+Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle
+stimulait sa timidite naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air,
+a ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir reel, quoique dissimule,
+tres sensible qu'elle etait, sous son apparence indifferente, a cette
+adoration speciale.
+
+C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'etait elle-meme qui
+avait jete en lui le germe de cette preference, peut-etre bizarre,
+trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultive au point d'en faire
+une passion.
+
+En effet, elle avait toutes les coquetteries innees. Mais elle n'eut
+pas ete l'Andalouse de pure race qu'elle etait, si elle n'avait pas eu
+par-dessus tout la coquetterie, la fierte, pourrait-on dire, de son
+pied, reellement tres petit, tres joli.
+
+Ayant vu echouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au
+supreme moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses
+jambes fines et nerveuses, moulees dans des bas de soie brodee, comme en
+portaient les grandes dames, ses petits pieds a l'aise dans de mignons
+et minuscules souliers de satin, s'etaient mis a s'agiter et se
+tremousser, s'efforcant d'attirer a eux l'attention du recalcitrant. Et,
+comme il ne paraissait pas voir, elle s'etait decidee a repousser petit
+a petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.
+
+Il etait bien grand et bien lourd, en chene massif, ce diable de
+tabouret. N'importe, elle avait reussi a le pousser si bien que, toute
+petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientot les jambes
+pendantes sans un point d'appui ou poser ses extremites. Elle esperait
+ainsi amener le Chico a remplacer le tabouret.
+
+En toute autre circonstance, le nain se fut empresse de profiter de
+l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus serieux en tete, et il sut
+resister heroiquement a la tentation.
+
+Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'emerveiller
+sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il
+delaissait et paraissait dedaigner celle qui, jusqu'a ce jour, avait
+seule existe pour lui.
+
+Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus
+si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle
+devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le
+feliciter ou l'accabler de reproches et d'injures.
+
+En effet, malgre le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la
+nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait ete moins
+preoccupe, il aurait remarque sa paleur soudaine et l'eclat trop
+brillant de ses yeux.
+
+Est-ce a dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-etre, tout au fond de son
+coeur, gardait-elle encore un sentiment tres tendre pour lui. Peut-etre!
+Ce qu'il y a de certain, c'est que, apres l'entretien mysterieux qu'elle
+avait eu avec le chevalier, elle avait sincerement renonce a cet amour
+romanesque.
+
+Tres sincerement encore, sous l'influence des conseils fraternels de
+Pardaillan, elle s'etait tournee vers le Chico, avec l'espoir de trouver
+en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec
+l'autre.
+
+Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment
+amoureux de cote, elle ne pouvait pas rester indifferente au sort de
+Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico
+qu'elle aimait Pardaillan comme un frere aine.
+
+Dans ces conditions, comme le nain, elle devait etre disposee a tenter
+l'impossible, meme a sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir.
+
+Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient
+completement dissipe cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le
+complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite
+amie pour le chevalier. S'il avait garde le moindre doute a cet egard,
+les paroles de Juana lui disant qu'elle considerait Pardaillan comme un
+frere eussent fait tomber ce doute.
+
+Malheureusement pour lui, influence sans doute par ce qu'il avait
+accoutume d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude,
+il s'exagerait outre mesure son inferiorite physique.
+
+Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'etait pas
+parvenu a l'ebranler. Il restait immuablement convaincu que jamais
+aucune femme, fut-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de
+lui pour epoux.
+
+Ayant cette idee bien ancree dans la tete, pour qu'il osat avouer son
+amour, il eut fallu qu'il fut sur le point d'expirer; ou bien que
+Juana elle-meme, renversant les roles, parlat la premiere. Mais ceci
+n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait
+que comme un frere. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dit, c'etait
+Pardaillan.
+
+De meme que lui savait que Juana ne serait jamais a lui, elle devait
+savoir, elle, qu'elle ne serait jamais a Pardaillan. Ce n'etait pas au
+moment ou il pensait qu'elle devait eprouver une peine affreuse qu'il
+trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais ose dire jusqu'a
+ce jour. De la, cette reserve excessive que Juana prenait pour de la
+froideur et de l'indifference.
+
+D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de temoigner son amour
+etait de ne paraitre s'occuper que de Pardaillan, a qui, sans nul doute,
+elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il etait en outre
+pousse par son amitie ardente, il n'avait pas beaucoup de peine a rester
+dans le role qu'il s'etait dicte.
+
+Quant a Juana, consciente de la distance qui la separait de Pardaillan,
+ramenee au sens de la realite par des paroles douces, mais fermes,
+eclairee par la logique d'un raisonnement serre, elle avait compris
+qu'il lui fallait renoncer a un reve chimerique. Son amour pour
+Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne put
+l'extirper sans trop de douleur. Elle s'etait resignee.
+
+Forcement, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant
+plus que Pardaillan, qu'elle admirait deja, par quelques confidences
+discretes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonte de son coeur,
+avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.
+
+Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus
+grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas
+un compliment qui ne fut pleinement merite. De ceci, il etait resulte
+que, si Pardaillan avait gagne son respect, les affaires amoureuses du
+nain, grace a lui, avaient fait un progres considerable.
+
+En realite, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son
+amour n'etait pas encore assez violent pour l'amener a fouler aux pieds
+la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la premiere.
+
+Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre
+alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du
+chemin, s'il l'avait bercee de mots doux comme il en trouvait parfois,
+s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent
+neanmoins, peut-etre il eut pu l'affoler au point de lui faire oublier
+sa retenue.
+
+Mais voila que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal a propos, de
+resister a toutes ses avances et de se tenir sur une reserve qui pouvait
+lui paraitre de la froideur. Alors qu'elle eut voulu ne parler que
+d'eux-memes, voila qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'etait
+desesperant; elle l'eut battu si elle ne se fut retenue.
+
+Au bout du compte, naivement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte,
+peut-etre le Chico avait-il trouve, sans le chercher, le meilleur
+moyen de forcer le coeur de celle qui, de son cote, sans s'en douter
+assurement, l'aimait peut-etre autant qu'elle en etait aimee.
+
+Ayant vu ses petites ruses echouer les unes apres les autres, Juana se
+resigna a ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico
+de lui imposer, esperant bien se rattraper apres et reprendre, avec
+succes, elle l'esperait, ses efforts interrompus pour l'amener a se
+declarer.
+
+Pour etre juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait
+qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe a la volonte bien
+arretee de le sauver, si c'etait possible, aiderent puissamment a la
+faire patienter.
+
+--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en
+parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devoue?
+
+--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais
+dites, repondit enigmatiquement le nain. Mais, toi-meme, Juana, n'es-tu
+pas resolue a le soustraire au supplice qui l'attend?
+
+--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.
+
+--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans
+les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'etre
+pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions prealablement
+connaissance avec la torture.
+
+Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il?
+Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il etait bien resolu a
+se passer d'elle et a ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer
+sa vie et meme la torture pour son ami. Mais l'imposer a elle, la voir
+mourir! Allons donc! Est-ce que c'etait possible, cela!
+
+Tout ce qu'il voulait d'elle, c'etait d'etre renseigne sur la valeur de
+sa trouvaille.
+
+Et puis, apres tout, il lui paraissait juste et legitime qu'elle connut
+la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans,
+il avait bien quelques raisons de tenir a la vie. Et, s'il faisait
+l'abandon de cette vie, il tenait a ce qu'elle n'ignorat pas qu'il
+l'avait fait a bon escient.
+
+Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout
+d'abord reprimer un long frisson.
+
+Mais peut-etre, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une ame
+vaillante? Peut-etre le romanesque releve par un danger mortel avait-il
+un attrait particulier pour elle?
+
+Peut-etre aussi l'aventure perilleuse a tenter se presentait-elle a une
+heure ou elle etait dans l'etat d'esprit qu'il fallait pour la lui faire
+accepter? Nous pencherions plutot pour cette raison.
+
+En realite, l'amour etait apparu a son coeur vierge sous les apparences
+de deux hommes qui etaient deux antitheses vivantes: Pardaillan qui, au
+moral sinon au physique, lui apparaissait comme un geant, et le Chico
+qui, au physique comme au moral, etait une reduction d'homme infiniment
+gracieuse.
+
+Longtemps, elle avait hesite entre ces deux hommes, attiree par la force
+de l'un presque autant que sollicitee par la faiblesse de l'autre.
+Brusquement, raisonnee par l'un au profit de l'autre, elle s'etait
+decidee a choisir. Et voici que, maintenant que son choix etait fait en
+faveur du plus faible, elle se trouvait menacee de les perdre tous les
+deux a la fois.
+
+Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamne par un pouvoir redoutable
+entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepte, ne pouvant avoir
+l'autre, se devouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers
+pour elle se resumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle
+dans la vie?
+
+Le Chico s'ignorait lui-meme, comment aurait-elle pu le deviner? Il
+avait fallu pour cela l'oeil penetrant de Pardaillan.
+
+Le petit homme ne s'etait pas rendu compte de la froide intrepidite avec
+laquelle il avait envisage le sort qui pouvait etre le sien s'il se
+lancait dans l'aventure qu'il meditait.
+
+Comme il n'etait pas sot, il raisonnait avec une logique serree que lui
+eussent enviee bien des hommes reputes habiles. D'ailleurs, dans cette
+existence de solitaire qu'il menait depuis de longues annees, il avait
+contracte l'habitude de reflechir longtemps et de ne parler et d'agir
+qu'a bon escient.
+
+Pour lui, la question etait tres simple: il l'avait assez meditee...
+Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui
+existat. Evidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence
+mediocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune
+ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
+lui, c'etait sa tete qui tombait. Tiens! ce n'etait pas difficile a
+comprendre, cela!
+
+Tout se resumait donc a ceci: fallait-il risquer sa tete pour une chance
+infime? Oui ou non? Il avait decide que ce serait oui.
+
+Si le Chico n'avait pas conscience de son heroisme, Juana, en revanche,
+s'en rendait fort bien compte. Il se revelait a elle sous un jour qui
+lui etait completement meconnu.
+
+Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutume de tourner au
+gre de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se
+plaisait a couvrir de sa protection. C'etait un vrai homme qui pouvait
+devenir son maitre.
+
+Elle ne doutait pas qu'il ne reussit a sauver une fois encore celui
+qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son
+esprit, plus elle sentait l'apprehension l'envahir. Elle qui, jusqu'a
+ce jour, s'etait crue bien superieure a lui, elle qui l'avait toujours
+domine, elle courbait la tete, et, dans une humilite sincere, etreinte
+par les affres du doute, elle se demandait si elle etait digne de lui.
+
+C'etait elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les
+yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se
+montrait douce, soumise et resignee; lui qui, en apparence, se montrait
+indifferent, tres calme, tres maitre de soi et qui donnait la une preuve
+d'energie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait a
+se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter a
+ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui
+semblaient appeler ses levres.
+
+Aussi, a l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadee,
+d'ailleurs, qu'il etait de force a surmonter tous les obstacles, avec
+un regard voile de tendresse, avec un sourire a la fois soumis et
+provocant, elle repondit, sans hesiter:
+
+--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.
+
+Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idee, il lui semblait qu'on ne
+pouvait pas dire plus clairement:
+
+--Je t'aime assez pour braver meme la torture, si c'est avec toi.
+
+Malheureusement, il etait dit que le malentendu se prolongerait entre
+eux et les separerait implacablement. Le Chico traduisit: "J'aime le
+sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui." Il sentit
+son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
+qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensee:
+
+"Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi
+qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du
+diable si je n'y laisse ma peau.
+
+Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur
+et reprenant ses propres paroles:
+
+--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devouee?
+
+Et l'horrible malentendu s'accentua encore.
+
+Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico etait
+jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'etait fait tant de mauvais
+sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener a se declarer
+enfin, elle minauda:
+
+"Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites
+avant lui."
+
+A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les
+disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa
+jalousie.
+
+Le nain comprit autre chose.
+
+Pardaillan lui avait dit et repete:
+
+"Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y
+a longtemps."
+
+Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles
+avaient ete dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression
+de la verite. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sur lui
+assurait que le seigneur francais etait la loyaute meme. Pardaillan
+avait ajoute:
+
+"Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aime."
+
+Et, la, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de
+lui-meme, il pouvait s'en rapporter a lui et le croire sur parole. Mais,
+lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'apres les paroles
+de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait du lui parler, la
+moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien a esperer de lui.
+Cependant, Juana ne reculait pas devant l'evocation terrifiante de la
+torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit a participer
+au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgre tout. Pour lui,
+c'etait clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'a la mort,
+le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'a la mort
+et sans espoir. Des lors, a quoi bon vivre? Sa resolution devint
+irrevocable. Il se condamnait lui-meme.
+
+Jamais Juana n'appartiendrait physiquement a Pardaillan, puisqu'il n'en
+voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle preferait la
+mort. Alors, lui, il eut considere comme une bassesse de chercher a
+l'attendrir.
+
+Et le malentendu qui s'etait eleve entre eux acheva de les separer.
+
+Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tete a ce qu'elle venait
+de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouve, il dit avec
+une froideur sous laquelle il s'efforcait de cacher ses veritables
+sentiments:
+
+--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce
+qu'il vaut.
+
+La petite Juana sentit une larme monter a ses yeux. Elle avait espere le
+faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il
+n'avait ete depuis le debut de cet entretien.
+
+Elle se raidit pour refouler la larme prete a jaillir, elle prit
+tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'etudia en s'efforcant
+d'imiter son attitude glaciale.
+
+--Mais, fit-elle, apres un rapide examen, je ne vois rien la que deux
+cachets et deux signatures, sous des formules inachevees.
+
+--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?
+
+--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de
+monseigneur le grand inquisiteur.
+
+--En es-tu bien sure?
+
+--Sans doute! Je sais lire, je pense: "Nous, Philippe, par la grace de
+Dieu, roi... mandons et ordonnons... a tous representants de l'autorite
+religieuse, civile, militaire..." Et plus bas: "Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archeveque, grand inquisiteur d'Etat." N'as-tu pas vu ces
+cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les memes. Nul doute n'est
+possible.
+
+--C'est bien ce que j'avais pense. Ceci, c'est ce qu'on appelle un
+blanc-seing. On remplit les blancs a sa guise et on se trouve couvert
+par la signature du roi... et tout le monde doit obeir aux ordres donnes
+en vertu de ce parchemin.
+
+--Ou t'es-tu procure cela?
+
+--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais
+savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire a ame qui vive que tu m'as
+vu en possession de ce parchemin.
+
+--Pourquoi? Que veux-tu en faire?
+
+--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, a
+force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que
+je compte me servir de ce blanc-seing pour delivrer le seigneur
+de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
+m'appartient pas et qu'il a ete rempli arbitrairement, ce serait ma mort
+certaine, ce qui ne tirerait pas a bien grande consequence, je le sais.
+Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus
+important. Voila pourquoi je te prie de me garder le secret le plus
+absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.
+
+Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se
+taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait
+donne la meilleure de toutes les raisons en disant: "Ce serait ma mort
+certaine", et qu'il eut pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.
+
+Juana avait fremi. La gorge serree par l'emotion qui la peignait, elle
+murmura en joignant les mains dans un geste implorant:
+
+--Tu peux etre tranquille... on me tuera plutot que de m'arracher une
+parole sur ce sujet.
+
+Doucement, sans depit, avec un pale sourire:
+
+--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.
+
+Et, tres las, ecrase par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il
+s'inclina devant elle et murmura:
+
+--Adieu, Juana!
+
+Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.
+
+Alors, son coeur, a elle, eclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans
+un mot d'amitie, apres un adieu sec et froid, un adieu sinistre
+qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pale et
+defaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de
+bois, et, l'esprit chavire, un seul mot, un nom jaillit de ses levres
+fremissantes, comme un appel eperdu:
+
+--Chico!
+
+Ce nom ainsi lance, c'etait un aveu.
+
+Remue jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un
+geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait a peu pres
+perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'etait jete sur ses mains
+pour les baiser, elle l'eut certainement saisi dans ses bras, l'eut
+souleve et presse sur son coeur, et c'eut ete enfin le denouement
+radieux de cette fantastique idylle.
+
+Mais, sous son apparence frele, il faut croire que le nain cachait une
+volonte de fer; a son appel, il s'arreta et fit deux pas vers elle. Mais
+il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et,
+impassible, il attendit qu'elle s'expliquat.
+
+Elle passa sa main sur son front brulant, comme si elle eut senti
+sa raison l'abandonner, et, les yeux noyes de larmes, elle balbutia
+machinalement:
+
+--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre a me
+dire?
+
+Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait etre
+aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre.
+Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
+a coup.
+
+--Et la Giralda? s'ecria-t-il.
+
+Du coup, elle sentit la colere l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un
+geste? Toujours la meme indifference glaciale? Il pensait a tout le
+monde, hormis a elle. C'en etait trop. Ses bras, qu'elle tendait
+vaguement vers lui, s'abaisserent lentement, son oeil se fit dur, un pli
+amer arqua sa levre pourpre, et elle gronda, agressive:
+
+--Tu t'interesses bien a elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que
+nulle ne t'a dites?
+
+Il la regarda d'un air etonne et, gravement:
+
+--C'est la fiancee de don Cesar! dit-il. Ne suis-je pas le page du
+Torero?
+
+Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son acces de
+jalousie, et elle baissa la tete en rougissant.
+
+--C'est vrai, balbutia-t-elle.
+
+--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle etait a la
+corrida. Don Cesar a ete enleve au moment ou il se dirigeait vers elle
+pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a
+du se trouver prise dans la melee. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrive
+malheur!
+
+--Peut-etre a-t-elle pu se sauver a temps. Je la verrai sans doute avant
+la nuit. C'est ici qu'elle viendra surement s'enquerir de son fiance.
+
+Le nain hocha la tete d'un air pensif.
+
+--Elle ne viendra pas, dit-il.
+
+--Qu'en sais-tu?
+
+--Elle etait entouree de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai
+cru reconnaitre dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don
+Gaspar Barrigon.
+
+--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?
+
+--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains,
+a du etre victime'de quelque tentative d'enlevement comme celle que
+j'avais deja surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du
+Barba Roja la-dessous!
+
+--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux etre
+tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme
+une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!
+
+Des l'instant ou sa jalousie n'etait pas en cause, elle savait rendre a
+chacun la justice qui lui etait due.
+
+Le Chico approuva gravement de la tete, et:
+
+--Je sais ou est enferme M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu ou l'on a
+conduit don Cesar. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la
+Giralda; et, si elle a ete enlevee, comme je le crois, il faut que je
+decouvre ou on l'a enfermee. Demain, peut-etre, don Cesar quittera sa
+retraite, et je veux etre a meme de le renseigner. Je n'ai donc pas un
+instant a perdre. Est-ce tout ce que tu avais a me dire, Juana?
+
+Elle eut une seconde d'hesitation et murmura faiblement:
+
+--Oui!
+
+--En ce cas, adieu, Juana!
+
+--Pourquoi adieu? s'ecria-t-elle, emportee malgre elle. C'est la
+deuxieme fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi
+pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?
+
+--Si fait bien.
+
+Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque
+chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux.
+
+--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.
+
+Evasivement, il repondit:
+
+--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-etre demain, peut-etre dans
+quelques Jours. Cela dependra des evenements.
+
+Alors, comme il paraissait uniquement preoccupe des autres et non
+d'elle, elle crut bien faire en disant:
+
+--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la delivrance du
+chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment
+sera venu, en quoi je pourrai t'etre utile.
+
+Et, lui, il comprit que c'etait surtout cela: la delivrance de
+Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il etait bien resolu a se
+passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eut voulu la meler a une
+aventure qu'il devinait devoir lui etre fatale. Il se fut plutot
+poignarde sur l'heure.
+
+Neanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupconner ses
+intentions, il repondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:
+
+--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras
+m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je
+te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
+Giralda a retrouver. Tout cela sera peut-etre long. Des que mon plan
+sera etabli, je te le ferai connaitre. C'est promis.
+
+Comme il parlait avec assurance! Qui lui eut dit que ce petit etre si
+faible avait une tete si bien organisee et savait agir avec tant de
+decision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait ete de l'avoir si
+longtemps meconnu!
+
+Tres doucement, avec un regard charge de tendresse, elle dit:
+
+--Va donc. Luis, et que Dieu te garde!
+
+Il se sentit doucement emu. Luis, c'etait son prenom. Tres
+rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appele par son petit nom.
+Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce
+mot! C'etait tout son coeur qu'elle avait mis la, la pauvre petite
+Juana.
+
+Vaguement, un inappreciable instant, il eut l'intuition que tous deux
+ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait
+dissiper le malentendu qui les separait.
+
+Elle, cependant, le devisageait de son oeil limpide, et toute son
+attitude etait un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien.
+Comme il avait deja fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant
+sur les mots:
+
+--Au revoir, Juana!
+
+Et, comme il ebauchait un mouvement de retraite:
+
+--Tu ne m'embrasses pas avant de partir?
+
+Le cri lui avait echappe. C'avait ete plus fort qu'elle. Et elle lui
+tendait les mains en disant ces mots.
+
+Cette fois-ci, il n'y avait plus a douter ni a reculer.
+
+Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui
+tendait et s'enfuit precipitamment.
+
+Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porte par ou il
+venait de sortir. Et elle songeait:
+
+"Il m'a a peine effleuree du bout des levres. Autrefois, il se fut
+prosterne, eut couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de
+baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incline comme un galant qui sait les
+usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors."
+
+Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tete dans ses deux mains
+et se mit a pleurer doucement, longuement, secouee de petits sanglots
+convulsifs, comme un tout-petit a qui on vient de faire une grosse
+peine.
+
+
+
+XIV
+
+FAUSTA
+
+Pardaillan s'attendait a etre jete dans quelque cul-de-basse-fosse, Il
+se trompait.
+
+La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, charges
+de sa surveillance, etait claire, propre, spacieuse, confortablement
+meublee d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre a habits, d'une
+table, et munie de tous les objets necessaires a une toilette complete.
+
+Sans les epais barreaux croises qui garnissaient la fenetre, sans les
+doubles verrous exterieurs qui fermaient la porte massive, avec son
+judas tres large perce au milieu, il eut pu se croire encore dans sa
+chambre de l'hotellerie de la Tour.
+
+Les moines geoliers l'avaient debarrasse de ses liens et s'etaient
+retires en annoncant que sous peu le souper lui serait servi.
+
+Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait ete de se rendre
+compte de la disposition des lieux, et il s'etait vite persuade de
+l'inutilite d'une tentative de fuite par la porte ou la croisee. Alors,
+comme il etait couvert de sang et de poussiere, il avait renvoye a plus
+tard de rechercher les moyens de se tirer de la et s'etait empresse de
+proceder a un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit
+d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des
+ecorchures insignifiantes.
+
+Le souper qui lui fut servi etait aussi plantureux que delicat et les
+vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurerent avec une
+profusion royale.
+
+En fin gourmet qu'il etait, il y fit honneur avec ce robuste appetit qui
+ne lui faisait jamais defaut, meme dans les passes les plus critiques.
+Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades,
+avec une conscience ou il entrait certes plus de prevoyant calcul que
+d'appetit reel, il reflechissait profondement.
+
+Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressee,
+les mets, servis dans des plats d'argent massif, etaient prealablement
+decoupes, et il n'avait a sa disposition, pour les porter a sa bouche,
+qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une
+fourchette, rien qui put, a la rigueur, devenir une arme.
+
+Cette precaution extreme, les soins dont on paraissait vouloir
+l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait,
+lui paraissaient etrangement suspects. Il sentait une indefinissable
+inquietude l'envahir sournoisement.
+
+Tout de suite apres ce succulent souper, il se sentit la tete lourde et
+il fut pris d'une irresistible envie de dormir.
+
+Il se jeta tout habille sur le lit en murmurant dans un baillement:
+
+"C'est bizarre! D'ou me vient cet imperieux besoin de sommeil? Mordieu!
+je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute..."
+
+Lorsqu'il se reveilla, le lendemain matin, la tete plus lourde encore
+que lorsqu'il s'etait couche, les membres brises, il constata avec
+stupeur qu'il etait completement deshabille et couche entre les draps.
+
+"Oh! fit-il, me serais-je grise a ce point! Je suis sur pourtant de ne
+pas m'etre deshabille!"
+
+Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se derober sous lui. Il
+eprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais eprouve de pareille,
+meme apres ses plus rudes journees.
+
+Il se traina, plutot qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destine a
+sa toilette, vida l'aiguiere dedans et plongea sa figure dans l'eau
+fraiche. Apres quoi, il alla a la fenetre qu'il ouvrit toute grande. Il
+sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idees lui revinrent
+plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vetements pour
+s'habiller.
+
+"Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume
+en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!"
+
+Il examina et palpa les differentes pieces du costume en connaisseur.
+
+"Drap fin, beau velours nuance foncee, simple et solide. On connait mes
+gouts apparemment", murmurait-il en faisant cette inspection.
+
+Instinctivement, il chercha ses bottes et les apercut a terre, au pied
+du lit. Il s'en empara aussitot et les examina comme il avait fait du
+costume.
+
+"Ah! Ah! voila la clef du mystere! fit-il en eclatant de rire. C'est
+pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique."
+
+C'etaient bien ses bottes qu'on avait jugees en assez bon etat pour ne
+pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyees.
+Seulement, on avait enleve les eperons. Ces eperons consistaient en une
+tige d'acier longue et aceree, maintenue sur le cou-de-pied par des
+courroies.
+
+En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse,
+alors qu'il etait enferme avec son pere dans une sorte de pressoir de
+fer ou ils devaient etre broyes, le chevalier avait detache des eperons
+semblables, en avait donne un a son pere, et, tous deux, pour se
+soustraire a l'horrible supplice, avaient froidement resolu de se
+poignarder avec cette arme improvisee. Depuis lors, en souvenir de cette
+heure de cauchemar, il avait continue a dedaigner l'eperon a mollette.
+Or, c'etait ces eperons, qui pouvaient constituer a la rigueur un
+poignard passable, qu'on avait eu la precaution de lui enlever pendant
+son sommeil.
+
+Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:
+
+"Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces eperons
+pour frapper mes geoliers enfroques? N'a-t-on pas voulu plutot me
+mettre dans l'impossibilite de me soustraire par une mort volontaire au
+supplice qui m'est reserve?... Quel supplice?..."
+
+Et, avec un sourire terrible:
+
+"Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons a regler... si je
+sors vivant d'ici!"
+
+Et, tout a coup:
+
+"Et ma bourse?... Ils l'ont emportee avec mon costume dechire... Peste!
+M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!"
+
+Au meme instant, il apercut sa bourse posee ostensiblement sur la table.
+Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulee.
+
+"Allons, murmura-t-il, je me suis trop hate de mal juger... Mais,
+mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte
+qu'on ne melange encore quelque drogue endormante a ma pitance."
+
+Il reflechit un instant, et:
+
+"Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est a
+presumer qu'ils ne chercheront pas a m'endormir de nouveau. Attendons.
+Nous verrons bien."
+
+Comme il l'avait prevu, il put boire et manger sans eprouver aucun
+malaise, sans qu'aucune drogue fut melee a ses aliments.
+
+Pendant trois jours, il vecut ainsi, sans voir d'autres personnes que
+les moines qui le servaient et le gardaient en meme temps, sans jamais
+se departir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.
+
+Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux
+s'etaient contentes de le saluer gravement et profondement, et s'etaient
+retires sans repondre a ses questions.
+
+Le matin de ce troisieme jour, il allait et venait dans sa prison,
+marchant d'un pas nerveux et saccade pour se derouiller, cherchant et
+combinant dans sa tete une foule de projets qu'il rejetait au fur et a
+mesure qu'ils naissaient. Il avait laisse sa fenetre grande ouverte,
+comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait
+devant cette fenetre.
+
+Tout a coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et
+apercut une balle grosse comme le poing qui venait d'etre projetee,
+par la croisee ouverte. Avant meme que de ramasser cette balle, il se
+precipita a la fenetre et il apercut une silhouette connue qui lui fit
+un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait
+vue.
+
+"Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit
+homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?"
+
+Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au prealable qu'il n'etait
+pas epie par le judas perce au milieu de sa porte. Le judas etait
+ferme... ou du moins il paraissait l'etre.
+
+Il alla se placer a la fenetre, tournant ainsi le dos a la porte, et
+contempla l'objet qui venait de lui etre jete.
+
+C'etait un assez gros paquet de laine enroule autour d'un corp dur. Il
+le defit rapidement et trouva un feuillet enroule autour d'une pierre.
+Il deplia le feuillet et lut:
+
+"Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous
+empoisonner. Avant trois jours, j'aurai reussi a vous faire evader. Si
+j'echoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous
+foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir."
+
+"Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la
+grimace, diable! A ce compte-la, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux
+me resigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico reussit?...
+Hum!... Que veut-il faire?... Bah! apres tout, je ne mourrai pas pour
+trois jours de jeune, tandis que je mourrai fort proprement du poison...
+d'autant que ces trois jours se reduisent a deux, attendu qu'il me reste
+de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mange
+de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout
+lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnees. En consequence, je
+puis encore en manger."
+
+Ayant ainsi decide, il prit les provisions qui lui restaient, en fit
+deux parts, et attaqua bravement la premiere. Quand il ne resta plus
+miette de la ration qu'il s'etait accordee, il prit la deuxieme part et
+alla l'enfermer dans le coffre a habits. Et il attendit.
+
+Il paraissait tres calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait
+pour se maitriser, il sentait la sueur perler a son front. En effet,
+savait-il si on n'avait pas profite de son sommeil pour meler a ces
+restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico.
+
+Entre-temps, on lui avait apporte son dejeuner. Les moines qui le
+servaient avaient paru s'etonner de la disparition des restes du souper
+de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refuse de toucher au
+dejeuner qu'ils apportaient, ils avaient du penser que, pris d'une
+fringale subite, il avait prefere se contenter de ces restes et que,
+maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laisse la table
+servie et s'etaient retires, toujours sans ouvrir la bouche.
+
+Certain maintenant de ne pas etre empoisonne--pour le moment, du
+moins--il se mit a reflechir.
+
+A vrai dire, il s'etonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent
+pas trouve quelque supplice plus long, plus raffine. Mais, somme toute,
+savait-il quel genre de poison lui serait administre? Savait-il si ce
+poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
+plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas a
+douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement
+le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet etait bien du
+nain, donc son avis devait etre exact, donc il avait bien fait de le
+suivre.
+
+Il fut interrompu dans ses reflexions par l'arrivee soudaine du grand
+inquisiteur.
+
+"Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose."
+
+D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifferent, pourrait-on
+dire. Dans son attitude aisee, correcte, pas l'ombre de defi, pas la
+moindre manifestation de satisfaction de son succes. On eut dit d'un
+gentilhomme venant faire une visite courtoise a un autre gentilhomme.
+
+Des que Pardaillan avait ete emmene par ses hommes, d'Espinosa s'etait
+rendu directement a la Tour de l'Or. C'est la, si on ne l'a pas oublie,
+que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, reconcilies dans
+leur haine commune de Pardaillan, etaient soignes, sur l'ordre de
+d'Espinosa, par un moine medecin.
+
+D'Espinosa avait decide de les faire partir pour Rome et de se servir
+de leur influence reelle pour peser sur les decisions du conclave, a
+l'effet de faire elire un pape de son choix. Sans doute avait-il des
+moyens a lui d'imposer ses volontes, car, apres une resistance serieuse,
+le cardinal et le duc, vaincus, durent se resigner a obeir. Cependant,
+Ponte-Maggiore qui, n'etant pas pretre, n'avait rien a esperer
+personnellement dans cette election, s'etait montre plus rebelle que
+Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, etait eligible et pouvait esperer
+succeder a son oncle Sixte-Quint.
+
+D'Espinosa sentit que, pour vaincre definitivement la resistance de
+ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur
+prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien a redouter de
+Pardaillan. Il n'avait pas hesite un seul instant.
+
+Tres faibles encore, leurs blessures a peine cicatrisees, il les avait
+conduits au couvent San Pablo, les avait fait penetrer dans la chambre
+de Pardaillan et le leur avait montre, profondement endormi, sous
+l'influence du narcotique puissant qui avait ete verse dans son vin. Et
+il leur avait dit ce qu'il comptait en faire.
+
+Et ils etaient partis, surs que, desormais, Pardaillan n'existait plus.
+Quant a Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver
+et, en attendant, delivres du cauchemar de Pardaillan, ils se
+surveillaient mutuellement tres etroitement, repris par leur haine
+jalouse, l'un contre l'autre.
+
+--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fut
+excuse, vous me voyez desespere de la violence que j'ai ete contraint de
+vous faire.
+
+--Monsieur le cardinal, repondit poliment Pardaillan, votre desespoir me
+touche a un point que je ne saurais dire.
+
+--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous eviter cette
+facheuse extremite.
+
+--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique,
+a vrai dire, je cherche vainement cette meme loyaute dans la maniere
+speciale dont vous vous etes empare de ma personne.
+
+--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que
+j'attachais a m'assurer de votre personne et la haute estime que je
+professe pour votre force et votre vaillance.
+
+--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son
+plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer
+pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maitre ne regnera chez
+nous. Il lui faut renoncer a ce reve.
+
+--Pourquoi cela, monsieur?
+
+--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingenu, s'il faut mille
+Espagnols pour arreter un Francais, convenez que je peux etre bien
+tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour
+s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!
+
+--Il vous plait d'oublier, monsieur, que tous les Francais ne valent pas
+M. de Pardaillan.
+
+--Paroles precieuses, venant d'un homme tel que vous, repondit
+Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles
+paroles, vous allez m'inciter a pecher par orgueil!
+
+--S'il en est ainsi, je suis pretre, vous le savez, et ne vous refuserai
+pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de
+rien et si, durant cette longue semaine de detention, on a bien eu pour
+vous tous les egards auxquels vous avez droit.
+
+--Mille graces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traite. C'est a tel
+point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que
+je m'en aille--j'eprouverai un veritable dechirement. Mais, puisque
+vous etes si bien dispose a mon egard, tirez-moi, je vous prie, de
+l'incertitude ou je suis plonge par suite de vos paroles.
+
+--Parlez, monsieur de Pardaillan.
+
+--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passe une longue semaine de
+detention. Quel jour sommes-nous donc?
+
+--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise.
+
+--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous etes bien sur que c'est
+aujourd'hui samedi?
+
+D'Espinosa le considera une seconde avec une surprise grandissante et
+une inquietude qu'il ne cherchait pas a dissimuler. Pour toute reponse,
+il porta a ses levres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
+modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitot.
+
+--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.
+
+--Samedi, monseigneur, repondirent les moines d'une meme voix.
+
+D'Espinosa fit un geste imperieux. Les deux moines sortirent sans
+ajouter un mot de plus.
+
+--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui
+songeait:
+
+"Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits.
+Bizarre! Ou veut-il en venir et quel sort me reserve-t-il?"
+
+Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que
+trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le devisageait:
+
+--Se peut-il que vous ayez ete impressionne a ce point que vous avez
+perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous etre ici?
+
+--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son
+clair regard.
+
+--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait tres sincere.
+
+Et remarquant alors le dejeuner encore intact:
+
+--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touche a votre repas. Ce menu ne
+vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre gout? Commandez
+ce qui vous plaira le mieux. Les reverends peres qui vous gardent ont
+l'ordre formel de contenter tous vos desirs, quels qu'ils soient...
+
+--De grace, monsieur, quittez tout souci a mon sujet.
+
+Vous me voyez vraiment confus des soins et des prevenances dont vous
+m'accablez.
+
+S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle etait si bien voilee que
+d'Espinosa ne la percut pas.
+
+--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez
+d'exercice. Oui. Evidemment, un homme d'action comme vous s'accommode
+mal a ce regime sedentaire. Une promenade au grand air vous fera du
+bien. Vous serait-il agreable de faire, avec moi, un tour dans les
+jardins du couvent?
+
+--Cela me sera d'autant plus agreable, monsieur, que le plaisir de la
+promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie.
+
+--Venez donc, en ce cas.
+
+De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De
+nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.
+
+--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en ecartant les moines d'un
+geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.
+
+--Faites, monsieur.
+
+Et il passa devant les moines qui ne sourcillerent pas. Seulement, des
+que Pardaillan et d'Espinosa se furent engages dans le couloir, les deux
+moines rejoignirent deux autres moines qui etaient restes dehors et tous
+les quatre ils se mirent a suivre silencieusement leur prisonnier, se
+maintenant toujours a quelques pas derriere lui, s'arretant quand il
+s'arretait, reprenant leur marche des qu'il se remettait a marcher.
+
+En sorte que Pardaillan, qui avait accepte cette promenade avec le vague
+espoir qu'une occasion inesperee se presenterait peut-etre de fausser
+compagnie a son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
+folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.
+
+Et, quand bien meme il serait parvenu a se defaire du grand inquisiteur,
+comment fut-il sorti de ce dedale de couloirs larges et clairs, etroits
+et obscurs, sans cesse sillonnes en tous sens par des groupes de
+religieux? Comment enfin eut-il pu franchir les hautes murailles qui
+ceinturaient cours et jardins de tous cotes?
+
+Il estima que le mieux etait de ne rien tenter pour le moment. Mais,
+tout en marchant posement a cote d'Espinosa, tout en paraissant ecouter
+avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait
+complaisamment sur les occupations variees des membres de la communaute,
+il se tenait sur ses gardes, pret a saisir la moindre occasion propice
+qui se presenterait.
+
+Pardaillan se disait que d'Espinosa n'etait pas homme a lui faire faire
+une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par
+humanite. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait
+une idee bien arretee qu'il finirait par exprimer.
+
+Mais d'Espinosa continuait a parler de choses indifferentes.
+
+Toujours accompagne de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et
+s'engagea dans une large galerie.
+
+Cette galerie s'etendait sur toute la longueur du corps de batiment ou
+ils se trouvaient. Tout un cote etait occupe par de minces colonnettes
+dans le style mauresque, reliees entre elles par un garde-fou qui etait
+une merveille de mosaique et de sculpture.
+
+Cela constituait une longue suite de larges baies par ou la lumiere
+entrait a flots. Le cote oppose etait perce, de distance en distance, de
+portes massives: cellules sans doute.
+
+Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient
+les attendre, les entourerent silencieusement. Pardaillan remarqua la
+manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines etaient tailles en athletes.
+
+"Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du denouement.
+Mais diantre! il parait que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse
+pas que de l'inquieter, puisqu'il me fait garder de pres par ces dignes
+reverends qui me paraissent tailles pour porter la cuirasse plutot que
+le froc!"
+
+La galerie, comme l'avait remarque Pardaillan, etait sillonnee, en tous
+sens, par une infinite de moines qui paraissaient surtout garder les
+baies.
+
+D'Espinosa s'arreta devant la premiere porte qu'il rencontra.
+
+--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai
+personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?
+
+--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur
+de me le dire, je ne saurais en douter.
+
+D'Espinosa opina gravement de la tete et reprit:
+
+--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand
+je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis
+doit s'effacer, ceder completement la place au grand inquisiteur,
+c'est-a-dire a un etre exceptionnel, inaccessible a tout sentiment de
+pitie, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa
+charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle.
+
+--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez a dire est donc si difficile!
+Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, a votre merci. Grand
+inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.
+
+--Vous avez insulte a la majeste royale. Vous etes condamne. Vous devez
+mourir.
+
+--A la bonne heure! Voila qui est franc, net, categorique. Que ne le
+disiez-vous tout de suite? Je suis condamne, je dois mourir. Reste a
+savoir comment vous comptez m'assassiner.
+
+Avec la meme impassibilite, d'Espinosa expliqua:
+
+--Le chatiment doit etre toujours proportionne au crime. Le crime que
+vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le chatiment
+doit etre terrible. Il faut aussi que le chatiment soit proportionne a
+la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous etes une
+nature exceptionnelle. Vous ne vous etonnerez donc pas que le chatiment
+qui vous sera inflige soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
+rien, en elle-meme.
+
+--C'est la maniere de la donner. Ce qui revient a dire que vous avez
+invente a mon intention quelque supplice sans nom.
+
+Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses
+emotions lorsqu'elles etaient, comme en ce moment, a leur paroxysme
+et qu'il meditait quelque coup de folie comme il en avait tente
+quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur
+qu'il fut, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il
+admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupconna pas ce qu'elle cachait
+de menacant pour lui. Il repondit donc, sans ironie aucune:
+
+--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne
+suis donc pas etonne de la facilite avec laquelle vous savez comprendre
+a demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez,
+je dois a la verite de dire que j'ai ete puissamment aide par les
+conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous
+veut la malemort.
+
+--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espere bien
+avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai a
+lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous etes un dangereux
+reptile? Savez-vous que l'envie me demange furieusement de vous
+etrangler, pendant que je vous tiens?
+
+Il avait abattu sa main sur l'epaule d'Espinosa, et d'une voix basse il
+lui jetait ces paroles menacantes dans la figure.
+
+Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se
+soustraire a son etreinte. Ses yeux ne se baisserent pas devant le
+regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilite,
+comme s'il n'eut pas ete en cause:
+
+--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez
+bien penser que je ne suis pas homme a m'exposer a votre fureur sans
+avoir pris mes precautions.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le
+cercle des moines s'etait resserre autour de lui. Il comprit qu'en effet
+il n'aurait pas le temps de mettre sa menace a execution. Une fois
+encore il serait ecrase par le nombre. Il secoua furieusement la tete
+et, sans lacher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'epaule de
+son ennemi:
+
+--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur
+moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si...
+
+--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous
+esperez ne se realisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous
+serez saisi par les reverends peres.
+
+--Savez-vous ce que vous gagnerez a la tentative desesperee que vous
+meditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchainer.
+
+Par un effort surhumain, Pardaillan reussit a maitriser la colere qui
+grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un
+geste. Les yeux fixes sur le grand inquisiteur, ils attendaient,
+immobiles et muets, qu'il leur donnat, d'un signe, l'ordre d'agir.
+
+En un eclair de lucidite Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les
+consequences irreparables que son geste pourrait avoir et qu'il etait
+a la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait
+encore esperer. Couvert de chaines, c'en etait fait de lui.
+
+Il lui fallait donc conserver a tout prix la liberte de ses mouvements,
+puisque cela seul lui permettrait de mettre a profit la chance si elle
+se presentait. Lentement, comme a regret, il desserra son etreinte et
+gronda:
+
+--Soit, vous avez raison.
+
+Comme s'il eut juge l'incident definitivement clos, d'Espinosa se tourna
+vers la porte devant laquelle il s'etait arrete, et cette porte s'ouvrit
+a l'instant meme.
+
+A l'instant meme aussi, les moines se reculerent, agrandirent leur
+cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait
+inutile. Mais, de loin comme de pres, ils surveillaient attentivement
+les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela
+leur prisonnier.
+
+La porte qui venait de s'ouvrir donnait acces sur une etroite cellule.
+Il n'y avait la aucun meuble et la petite piece ne recevait le jour que
+par la porte qui venait de s'ouvrir.
+
+Les murs de la cellule etaient blanchis a la chaux, le sol etait
+recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles
+destinees a l'ecoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y
+avait rien la-dedans?
+
+Par-ci par-la, sur les murs, des taches brunatres, suspectes. Sur les
+dalles, des petites flaques de meme teinte et de meme apparence. C'etait
+froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'etait-ce donc que cette cellule?
+Un cachot? Une tombe? Quoi?...
+
+Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur etait habite. Et voici ce
+que les yeux exorbites de Pardaillan virent:
+
+Au milieu de la piece, face a la porte qui venait de s'ouvrir toute
+grande, un homme--une loque humaine etait solidement attache sur une
+sorte de chaise de bois dont les pieds etaient rives au sol par de
+solides crampons de fer.
+
+Les jambes de l'homme etaient enchainees aux pieds de la chaise; son
+buste etait maintenu droit contre le dossier de bois par une infinite de
+cordes; la tete, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un
+mouvement; presque sous le menton, une epaisse traverse de bois, percee
+de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous,
+ses mains emprisonnees pendaient mollement.
+
+A cote du patient, un moine robuste, le froc releve jusqu'a la ceinture,
+les larges manches retroussees laissant a nu des biceps puissants,
+maniait, de ses pattes enormes, de minuscules et bizarres instruments
+qu'il examinait attentivement sans paraitre se soucier le moins du monde
+de la victime qui, les traits contractes par l'horreur et l'angoisse, le
+regardait faire avec des yeux ou luisait une epouvante qui confinait a
+la folie.
+
+Le moine obeissait sans doute a des ordres prealablement donnes,
+car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scene
+fantastique, il se mit a l'oeuvre des qu'il eut termine l'inspection de
+ses instruments.
+
+Il saisit le pouce du condamne dans une petite pince qu'il avait prise.
+Aussitot, malgre les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme
+eut une secousse terrible, a faire croire qu'il allait briser ses
+cordes; en meme temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'echappa
+de ses levres contractees.
+
+Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de
+rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait
+de lacher, une petite pluie rouge tombait goutte a goutte sur le sol
+et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posement,
+methodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit
+l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicie se tordit comme
+un ver, une expression de souffrance atroce s'etendit sur sa face
+convulsee; le meme hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
+entendre a nouveau, suivi de la meme petite pluie sanglante, du meme
+geste indifferent du bourreau jetant negligemment a terre l'ongle auquel
+adheraient des lambeaux de chair.
+
+Au troisieme doigt, l'homme s'evanouit. Alors, le bourreau s'arreta. Il
+prit, dans une trousse posee a terre, differents ingredients, apportes
+pour ce cas prevu, et se mit, non pas a panser les plaies affreuses
+qu'il venait de faire, mais a rappeler l'homme a lui avec le meme soin,
+la meme froide impassibilite qu'il avait mis a le torturer.
+
+Quand le malheureux, sous l'action des remedes energiques qui lui
+etaient administres, reprit ses sens, le moine replaca soigneusement ses
+ingredients a leur place, reprit ses outils et recommenca son horrible
+besogne.
+
+Pardaillan, livide, les ongles incrustes dans la paume des mains pour
+ne pas crier son horreur et son degout, Pardaillan, se demandant s'il
+n'etait pas en proie a quelque hideux cauchemar, remue d'une pitie
+immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
+impuissant, a cette scene atroce.
+
+Lorsque le cinquieme ongle tomba, les hurlements du patient s'etaient
+changes en rales etouffes, et le bourreau, toujours effroyablement
+insensible et methodique, se disposait a passer a la deuxieme main.
+
+--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgre lui, sans savoir ce
+qu'il disait, peut-etre.
+
+Froidement, d'Espinosa formula:
+
+--Ceci n'est rien!... Passons!
+
+Et ils passerent, en effet. Et Pardaillan s'eloigna en fremissant de la
+sombre porte qui venait de se refermer.
+
+--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est
+rien, compare a celui que vous avez ose commettre.
+
+Pardaillan comprit le sens deguise de ces paroles, qui signifiaient
+evidemment que le supplice qui lui serait inflige a lui, Pardaillan,
+depasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre
+l'epouvante qui se glissait sournoisement en lui.
+
+Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette epouvante
+provenait surtout de l'ebranlement nerveux qu'il venait d'eprouver, et
+il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de
+le faire assister coup sur coup a des spectacles de ce genre, cela
+amenerait chez lui une depression morale qu'il n'etait pas sur de
+pouvoir surmonter.
+
+Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques metres, pendant
+lesquels Pardaillan s'efforca de maitriser ses nerfs mis a une si rude
+epreuve.
+
+Au bout d'une vingtaine de pas, deuxieme porte: deuxieme arret.
+Pardaillan fremit.
+
+Comme la premiere, cette porte s'ouvrit d'elle-meme. Comme la premiere,
+elle demasqua une cellule en tous points semblable a la precedente,
+occupee par un moine-bourreau et par un condamne. Celui-ci, comme le
+premier, etait maintenu assis sur un siege de bois. Seulement, celui-ci
+avait les bras attaches en croix et le torse, nu, bien a decouvert, ne
+supportait aucune entrave qui eut probablement gene le tortionnaire.
+Comme le premier, ce moine-bourreau commenca son effroyable besogne, des
+que la porte se fut ouverte.
+
+Muni d'un instrument a lame fine et aceree, il pratiqua une incision sur
+toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le
+depouiller tout vif. Comme precedemment, des hurlements affreux se
+firent entendre, suivis de plaintes et de rales etouffes, au fur et a
+mesure que, l'horrible besogne s'avancant, le patient perdait de plus en
+plus ses forces.
+
+Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de delicatesse
+epouvantable, tirait sur la peau, qui se detachait, la rabattait,
+fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait a nu les
+veines, les arteres, les nerfs.
+
+Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifference, il
+prenait une poignee de sel pile et retendait doucement sur ces pauvres
+chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, percaient le
+cerveau de Pardaillan comme des lames rougies a blanc.
+
+Et, de cet amas sans nom, qui avait ete une poitrine humaine, des
+filets de sang s'ecoulaient lentement, tombaient sur iles dalles qui
+rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons
+signalees et dont Pardaillan, affole, comprenait maintenant l'utilite.
+
+--Passons, dit d'Espinosa sur le meme ton bref et indifferent.
+
+Et, comme il l'avait deja fait, d'Espinosa repeta avec une insistance
+grosse de menaces sous-entendues:
+
+--Le crime de cet homme n'est rien, compare a celui que vous avez
+commis.
+
+Et ils passerent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son
+sinistre laconisme. Seulement, cette deuxieme porte ne se referma pas
+comme la premiere, en sorte que, Pardaillan, en s'eloignant d'un pas
+qu'il allongeait inconsciemment, delivre de l'horrifiante vision,
+continua d'etre poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les
+hurlements de douleur, qui s'echappaient de cette porte restee ouverte
+et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons.
+
+"Mordieu! s'ecria-t-il avec fureur, vais-je etre oblige de contempler
+longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce miserable a donc
+jure de me rendre fou!"
+
+Or, voici que ce mot eclata dans sa tete comme un coup de tonnerre.
+
+Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eut
+dechire le voile qui obscurcissait sa memoire, tout a coup, il se
+rappela les paroles echangees entre Fausta et d'Espinosa lors de son
+algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mysterieux de
+l'adieu de Fausta: "Tu me reverras peut-etre, mais tu ne me reconnaitras
+pas." Et il clama dans sa pensee:
+
+"Oh! ces deux miserables ont-ils donc reellement premedite de me faire
+sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a invente cela! Eh! je me
+souviens maintenant, c'est moi-meme qui, en raillant, lui ai conseille
+de me frapper dans mon intelligence. La diabolique creature m'a pris au
+mot... Je croyais la connaitre et je suis force de m'avouer que je ne
+l'eusse jamais supposee capable d'une telle sceleratesse!"
+
+Ayant devine, ou ayant cru deviner a quoi tendait l'epouvantable
+spectacle que lui presentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme
+quelqu'un qui se trouve decharge du lourd fardeau qui l'oppressait,
+cuirassa son coeur pour le rendre momentanement insensible, commanda a
+ses nerfs de se maitriser et, tres calme en apparence, il suivit son
+sinistre guide, resolu a tout voir et tout entendre.
+
+A la troisieme porte, troisieme arret. La, c'etait un malheureux qu'on
+tenaillait avec des fers rougis a blanc. Et le moine tortionnaire, avec
+une insensibilite egale a celle des deux autres, se penchait sur un
+recipient place sur un rechaud, y puisait une cuilleree d'un liquide
+blanchatre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le
+trou beant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il
+versait ainsi sur les plaies, c'etait un melange d'huile bouillante, de
+plomb et d'etain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
+supplice, effrayant a voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus
+rien d'humain, et, d'une voix de dement--peut-etre devenu subitement
+fou--rugissait: "Encore!... Encore!..."
+
+Et ses clameurs se melaient aux plaintes de l'ecorche vivant que le
+moine-bourreau continuait de travailler.
+
+Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se
+raidissait pour ne rien laisser paraitre de ses impressions. Et, aux
+yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour tres calme, parfaitement
+maitre de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eut bien connu, la fixite
+etrange du regard, la teinte terreuse repandue sur ses joues, une
+imperceptible crispation des levres, tres pales ou trop rouges, parce
+qu'il venait de les mordre, eussent ete autant d'indices visibles de
+l'emotion qui l'etreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour
+la surmonter.
+
+Une fois encore, d'Espinosa prononca son glacial: "Passons!" Une fois
+encore il ajouta que le crime du miserable qui ralait et hurlait tour a
+tour n'etait rien, compare au crime de Pardaillan.
+
+Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit a travers
+l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes,
+des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphemes des
+malheureux que le delire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait a des
+supplices que nous avons peine a concevoir aujourd'hui.
+
+Apres l'homme tenaille vivant, ce fut l'homme a qui l'on brisa les
+membres a coups de masse de fer, puis celui a qui l'on creva les yeux,
+et celui a qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du
+chevalet, celui de l'eau, sans compter celui a qui l'on enferma les
+mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait secher en
+les exposant a la flamme d'un rechaud.
+
+La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un
+guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus
+hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entierement
+nu et le mettre en pieces a coups de leurs griffes acerees.
+
+Tout ce que l'imagination la plus dereglee peut concevoir de supplices
+infames, de raffinements de torture inouis, passa la, sous ses yeux, et,
+de toutes ces portes demeurees ouvertes, jaillissaient des gemissements
+qui eussent attendri un tigre.
+
+Et, a chaque porte, d'Espinosa repetait son immuable: "Passons!"
+toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et
+qui n'etait toujours rien, compare au crime de Pardaillan.
+
+Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut
+delivre de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgre
+ses effort, malgre son stoicisme, il sentait sa raison chanceler. Et la
+pitie qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
+le crime, etait telle qu'il oubliait que cette effrayante serie de
+supplices sans nom qu'on faisait defiler sous ses yeux n'avait qu'un
+but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait la d'horrible et d'affreux
+n'etait rien, compare a ce qui l'attendait, lui.
+
+
+
+XV
+
+LE REPAS DE TANTALE
+
+A l'extremite de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques
+marches, et, sur la droite, un mur, tres haut, continuait cette galerie.
+L'escalier aboutissait a un jardinet. Le mur separait ce jardinet du
+grand jardin.
+
+En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'eclatant
+soleil, Pardaillan respira a pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un
+lieu prive d'air et de lumiere. Et, en faisant peser sur d'Espinosa,
+toujours impassible a son cote, un regard lourd de menaces, il pensa:
+
+"Je ne sais ce que machine contre moi ce pretre scelerat, mais, mordieu!
+il etait temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prit
+fin."
+
+Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut
+les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec
+delices. Alors, il tressaillit et murmura:
+
+"Ah! quel diable de jardin est-ce la!"
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la disposition speciale du
+jardinet. Voici:
+
+De l'escalier, par ou il venait de descendre, jusqu'a un corps de
+batiment compose d'un rez-de-chaussee seulement, et en mauvais etat, ce
+jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix a douze metres environ.
+
+Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la
+galerie et le separait du grand jardin, jusqu'a un autre corps de
+batiment compose aussi d'un seul rez-de-chaussee, il mesurait environ
+une trentaine de metres. De sorte que ce jardinet se trouvait enferme
+entre trois batisses (en y comprenant le batiment plus important ou se
+trouvait la galerie) et une haute muraille.
+
+Mais ce n'etait pas la ce qui etonnait Pardaillan. Ce qui l'etonnait,
+c'est que ce jardinet etait coupe, au milieu et dans toute sa longueur,
+par un parapet surmonte d'une haute grille dont les barreaux etaient
+tres forts et tres rapproches.
+
+En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapproches, partaient
+du toit d'un de ces corps de batiment, et venaient s'encastrer sur la
+grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse.
+
+Des plantes grimpantes, s'enlacant aux barreaux, montaient jusqu'au
+faite de cette etrange cage, y formaient un dome de verdure et
+masquaient en partie ce qui s'y passait.
+
+Conduisant Pardaillan, toujours surveille de pres par son escorte de
+moines-geoliers, d'Espinosa tourna a gauche, se dirigeant tout droit
+vers le batiment qui occupait la largeur du jardinet.
+
+Or, chose etrange, et qui glaca Pardaillan, des que le bruit de leurs
+pas se fit entendre sur le gravier de l'allee, il percut comme une
+galopade furieuse de l'autre cote du rideau de verdure qui masquait
+la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
+froissees, des faces humaines haves, decharnees, des yeux luisants ou
+mornes, se montrerent de-ci de-la entre les barreaux, et une plainte
+dechirante, monotone, s'eleva soudain:
+
+"Faim!... Faim!... Manger!... Manger!..."
+
+Et, presque aussitot, une voix rude cria:
+
+--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner a la niche!
+
+Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une laniere
+cinglant un corps, suivi a son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite,
+une fuite eperdue et la meme voix rude accompagnant chaque coup de fouet
+de ce cri, toujours le meme:
+
+"A la niche! A la niche!"
+
+Voila ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un eclair.
+Et, en jetant un coup d'oeil angoisse sur la cage fantastique, il
+songea:
+
+"Quelle abominable surprise me reserve encore ce maitre-bourreau?
+
+D'Espinosa s'arreta devant le corps de batiment. Un moine se detacha du
+groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient exterieurement un fort
+volet de bois. Le volet ouvert tout grand demasqua une ouverture garnie
+d'epais barreaux croises.
+
+Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de
+cette fosse, au milieu d'immondices innommables, a moitie nu, un homme
+etait accroupi.
+
+Aveugle par le flot de lumiere succedant sans transition a l'obscurite
+profonde dans laquelle il etait plonge, il demeura un instant immobile,
+les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, dechira l'air d'un
+hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant a agripper ceux
+qui le regardaient du dehors.
+
+Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit a mordre les barreaux de
+fer, sans arreter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une
+trombe d'eau s'abattit sur le forcene. Il lacha les barreaux, se rejeta
+dans sa fosse et se mit a courir dans tous les sens, cherchant a se
+soustraire a l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.
+
+Bientot, les hurlements se changerent en plaintes confuses, puis le
+malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse,
+pendant que l'eau tombait, implacablement et a torrents, sur lui.
+
+Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un
+moine, arme d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme,
+a moitie suffoque, reprit ses sens.
+
+Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, ii apercut le moine qui
+l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant meme
+que le moine eut fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit a
+tourner autour de la fosse, sans s'arreter de hurler. Froidement, sans
+hate, en relevant d'une main sa robe qui eut pu trainer dans la boue, le
+moine se mit aussi en marche. Seulement, a chaque pas qu'il faisait, il
+levait la discipline et la laissait tomber a toute volee sur les epaules
+de l'homme qui bondissait a tort et a travers, mais ne cherchait pas a
+entrer en lutte avec le terrible moine.
+
+On eut dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menacant, mais
+n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son
+bourreau.
+
+Tres rapidement, la victime, epuisee deja par les jets d'eau recus,
+tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la
+fustiger jusqu'a ce qu'il vit qu'elle etait evanouie. Alors, il attacha
+sa discipline a sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquieter de
+l'homme, il sortit posement, comme il etait entre.
+
+Tandis que le moine, qui avait deja ouvert le volet, s'occupait a le
+refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifference:
+
+--Ceci est un supplice plus terrible peut-etre que tous ceux que vous
+venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, etait duc et
+grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis meritait un chatiment special.
+L'homme a ete discretement enleve et conduit ici... comme vous. On lui
+a fait boire d'une certaine potion preparee par un reverend pere de ce
+couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un
+certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante
+sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamne a
+un regime special.
+
+--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire
+voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupe en ce moment. Au bout de
+quelques jours, le condamne est a peu pres fou. Quelques-uns sortent de
+la completement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois
+encore des eclairs de lucidite et sont dangereux. Alors, nous les
+mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi
+durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini.
+Ils sont irremediablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que
+leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans
+crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au
+grand air, dans la cage que vous voyez.
+
+Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme,
+qui lui etait habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoue
+d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid
+et intrepide, vers la cage de fer.
+
+Les moines firent une trouee dans le feuillage et Pardaillan put voir.
+Il y avait la une vingtaine de malheureux a peine couverts de loques
+ignobles, maigres comme des squelettes, pales, avec des barbes et des
+chevelures embroussaillees. Les uns se tenaient accroupis a terre, en
+plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en
+cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient.
+
+Des qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruerent sur
+les barreaux. Non point menacants, comme le duc, mais suppliants, les
+mains jointes, et, de leurs pauvres levres crispees, tombaient ces mots
+terribles que Pardaillan avait entendus: "Faim! Manger!" Un des moines
+prit dans un coin un panier prepare d'avance, et en vida le contenu a
+travers les barreaux.
+
+Et, Pardaillan, le coeur souleve de degout et d'horreur, vit que ce que
+l'execrable moine venait de vider ainsi etait tout simplement un panier
+d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on
+laissait lentement mourir de faim, se jeterent a corps perdu sur ces
+immondes ordures, se les disputerent en grondant et que chacun, des
+qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa
+proie, de peur qu'on ne vint la lui arracher.
+
+"Horrible! repeta encore une fois Pardaillan, qui eut voulu s'enfuir et
+ne pouvait detacher ses yeux de cet ecoeurant spectacle.
+
+--Tous les hommes que vous voyez ici etaient jeunes, beaux, riches,
+braves et intelligents. Tous, ils etaient de la plus haute noblesse.
+Voyez ce qu'en ont fait le breuvage invente par un de nos peres et
+le regime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-la,
+chevalier?
+
+Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait
+sa physionomie, Pardaillan lui lanca, sur un ton detache qui emerveilla
+le grand inquisiteur:
+
+--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, a quoi
+riment ces ecoeurantes exhibitions?
+
+Quelque chose comme un pale sourire vint effleurer les levres
+d'Espinosa.
+
+--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien penetre de cette
+pensee qu'irremissiblement condamne, tout ce que vous venez de voir
+n'est rien aupres de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je
+n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais a
+votre caractere intrepide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le
+bien.
+
+--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dument averti. Et, maintenant,
+faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous
+n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez
+de me montrer.
+
+--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.
+
+Et, se tournant vers les moines:
+
+--Puisqu'il le desire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan a sa
+chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traite avec tous les
+egards qui lui sont dus.
+
+Et, revenant a Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:
+
+--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et
+buvez... Ne faites pas comme ce matin, ou vous n'avez rien pris. La
+diete est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas
+de votre gout, commandez vous-meme ce que vous desirez. Rien ne vous
+sera refuse. Mais, pour Dieu, mangez!
+
+--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'etonnement
+que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux.
+Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis
+bien oblige de lui obeir.
+
+--Esperons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera
+mieux dispose que ce matin.
+
+--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'eloignant au milieu de
+son escorte de moines-geoliers.
+
+Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre,
+Pardaillan se mit a marcher de long en large avec agitation.
+
+"Pouah! songeait-il, la venimeuse bete! Comment ai-je pu resister a la
+tentation de l'etrangler de mes mains?
+
+Et, avec un sourire qui eut donne le frisson au grand inquisiteur, s'il
+l'avait vu:
+
+"Bah! il l'a bien dit: il etait garde de pres. Je n'aurais pas eu le
+temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagne de me voir enchainer. Mes
+mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se presentera pas?
+Alors...
+
+Et son sourire se fit plus aigu.
+
+Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit a reflechir
+profondement, repassant dans son esprit les scenes qui venaient de se
+derouler, jusque dans leurs plus petits details, evoquant les moindres
+gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
+plus insignifiantes en apparence, et s'efforcant de tirer la verite de
+ses observations et de ses deductions.
+
+Deux moines lui apporterent son diner. Avec des yeux luisants de
+convoitise, ils etalerent amoureusement les provisions sur la table,
+alignerent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au
+lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils resterent en
+contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fit
+honneur a ce repas soigne. Voyant qu'il ne se decidait pas, un des deux
+moines demanda:
+
+--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?
+
+Surmontant la repulsion que lui inspiraient ses deux gardiens,
+Pardaillan repondit doucement:
+
+--Tout a l'heure, peut-etre... Pour le moment, je n'ai pas faim.
+
+Les deux moines echangerent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit
+au passage.
+
+--Monsieur le chevalier desire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista
+le moine.
+
+--Non, mon reverend, je ne desire rien qu'une chose...
+
+--Laquelle? fit le moine avec empressement.
+
+--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.
+
+Les deux moines echangerent encore le meme coup d'oeil furtif que
+Pardaillan surprit encore, puis ils contemplerent une derniere fois les
+mets appetissants dont la table etait chargee, et sortirent enfin en
+etouffant un gros soupir.
+
+Des qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le
+judas de la porte etait bien ferme. Il s'approcha alors de la table et
+contempla les plats, nombreux et varies, qui la garnissaient. Il en
+prit quelques-uns au hasard et se mit a les sentir avec une attention
+soutenue.
+
+"Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats a leur place.
+En revanche, mordieu! je sens que j'etrangle de faim et de soif!...
+
+Il prit un flacon.
+
+"Hermetiquement bouche! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!"
+
+Il le deboucha et le flaira comme il avait flaire les mets.
+
+"Rien! je ne sens rien!"
+
+Et lentement, a regret, il reposa le flacon sur la table.
+
+"Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du
+Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter.
+
+Il tourna le dos a la table pour s'arracher a la tentation et s'en fut
+vers le coffre ou il avait enferme le reste de ses provisions de la
+veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:
+
+--C'est maigre!
+
+Resolument, il prit une tranche de pate et la porta a sa bouche. Mais il
+n'acheva pas le geste.
+
+--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas penetre ici pendant la
+promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre ecrase!...
+Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels
+maintenant?
+
+Il replaca la tranche ou il l'avait prise et referma le coffre. Il
+traina le fauteuil devant la fenetre et s'assit, le dos tourne a la
+table tentatrice. En meme temps, pour se donner la force de resister, il
+murmura:
+
+"Je n'ai plus guere que deux jours et demi a patienter. Que diable! deux
+jours sont bientot passes!
+
+Et, par un puissant effort de volonte, il reussit a se soustraire
+a cette obsession et se mit a repasser tout ce que lui avait dit
+d'Espinosa.
+
+Des bribes de phrases lui revenaient plus particulierement: "On lui fait
+boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit...
+Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore
+la folie."
+
+Et un detail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinement
+a la memoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, a ce
+meme repas ou il avait absorbe un narcotique qui devait le tenir endormi
+plusieurs jours, il avait tout de suite remarque sur la table une
+bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et
+l'avait mise de cote, la reservant pour la bonne bouche. Or, a la fin
+de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'etait
+senti pris d'un subit malaise. C'etait le narcotique qui faisait son
+effet.
+
+Cela avait ete tres passager. Mais il n'en fallait pas plus pour
+eveiller ses soupcons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir,
+il le porta a ses narines et le flaira longuement.
+
+Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le
+verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide leger et mousseux
+sur sa langue et se mit a le deguster avec tout le soin d'un parfait
+connaisseur qu'il etait. Le resultat de cette degustation avait ete
+qu'il avait depose le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son
+repas etait acheve. Il n'avait plus ni faim ni soif.
+
+Tout a coup, une inspiration soudaine lui etait venue. Il s'etait leve
+et etait alle vider le verre et tout le contenu de la bouteille de
+ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui
+contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissee
+apres s'etre convenablement debarbouille. Puis, il etait revenu
+s'asseoir a table, reposant la bouteille et le verre a leur place.
+Quelques instants plus tard, la tete lourde, pris d'un sommeil
+irresistible, il s'etait endormi aussitot.
+
+Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce detail
+qu'il avait presque oublie lui revenait-il maintenant obstinement a la
+memoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcees
+par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
+parlant de sa folie, ce dialogue qui lui etait tout a coup revenu a
+la memoire, dans ce qu'il appelait deja la "galerie des supplices",
+pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau a la memoire?
+
+Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de
+Saumur videe dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des
+paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous
+ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu a peu il s'assoupit dans
+son fauteuil et que, dans son sommeil agite, il avait aux levres un
+sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans
+suite, parmi lesquels revenait frequemment celui-ci: FOLIE.
+
+Le soir venu, les moines, consternes de voir qu'il n'avait pas touche
+au diner, non plus qu'au dejeuner, lui servirent un souper plus soigne
+encore que les precedents repas. Malgre leur insistance, Pardaillan
+refusa de manger.
+
+Les moines durent se retirer sans etre parvenus a le decider et, des
+qu'il se vit seul, il se hata de se mettre au lit pour se soustraire
+a la tentation de la table etincelante. Et il faut convenir qu'il
+lui fallut une force de volonte peu commune, car la faim se faisait
+cruellement sentir. Peut-etre l'eut-il moins sentie s'il avait pu
+detacher completement son esprit de cette pensee.
+
+Mais les moines revenaient obstinement avec leur table chargee de mets
+appetissants. Et, sous pretexte que, peut-etre plus tard, il voudrait
+faire honneur a ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout
+ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan reussissait, a
+force de volonte, a chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la
+table suffisait a reveiller son estomac qui se mettait aussitot a hurler
+famine.
+
+Le lendemain, le meme supplice se renouvela, avec aggravation de repas
+augmentes. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et
+un grand dejeuner, un diner, une collation et un souper.
+
+Cinq fois dans la meme journee, il eut a resister a l'abominable
+tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchee, de plus
+en plus abondante et delicate, de plus en plus chargee des crus les plus
+rares et les plus renommes.
+
+Le troisieme jour, Pardaillan, la gorge seche, la tete en feu, sentant
+ses jambes se derober sous lui, se disait pour se donner du courage:
+
+"Plus que ce jour a passer. Par Pilate! il se passera comme les deux
+autres! Et apres?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive.
+
+Il cherchait toujours un moyen de s'evader. Il ne trouvait rien. Et
+maintenant, peut-etre par suite de la faiblesse qu'il eprouvait et qui
+le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait a
+compter sur le Chico, a esperer que, peut-etre, il reussirait a le tirer
+de la, et il passait la plus grande partie de son temps a guetter par la
+fenetre, esperant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme,
+esperant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra
+pas, ne donna pas signe de vie.
+
+Ce jour-la, ses deux gardiens se montrerent particulierement affectes de
+son obstination a refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite
+de d'Espinosa, ces deux moines avaient garde un silence si scrupuleux
+qu'il eut pu les croire muets.
+
+A dater de la visite de leur chef supreme, ils se montrerent aussi
+bavards qu'ils avaient ete muets jusque-la. Et, comme leur grande
+preoccupation etait de voir que le prisonnier confie a leurs soins ne
+voulait rien prendre, les dignes reverends n'ouvraient la bouche que
+pour parler mangeaille et beuverie.
+
+L'un recommandait particulierement tel plat, dont il donnait la recette,
+l'autre pronait tel entremets sucre, delicieux, disait-il, a s'en lecher
+les doigts; l'un sommait le chevalier de gouter au mets qu'il vantait,
+l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous
+les saints que gouter a cette pitance c'etait s'exposer benevolement a
+un empoisonnement certain.
+
+Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim,
+avaient quelque chose de hideux et grotesque a la fois.
+
+Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enrages bavards et les
+prier de le laisser tranquille. Ils eussent obei. Mais Pardaillan etait
+persuade que les deux moines jouaient une abominable comedie, pour
+l'amener a absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison
+destine a le foudroyer.
+
+Il etait persuade que, s'il avait voulu les chasser, les moines
+n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstines a
+le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'a se
+resigner.
+
+Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la
+comedie. Ils etaient bien sinceres. C'etait deux pauvres diables de
+moines, d'esprit plutot borne, qui ne devaient la mission de confiance
+dont ils etaient charges qu'a leur force herculeenne.
+
+On leur avait confie la garde de Pardaillan, on leur avait ordonne
+d'acceder a tous ses desirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le
+laisser aller, d'obeir a ses ordres.
+
+On leur avait surtout recommande de faire tous leurs efforts pour
+l'amener a prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient tres
+consciencieusement de leur tache et n'en cherchaient pas plus long.
+
+Comme on les savait quelque peu gourmands et ne detestant nullement
+de vider une bonne bouteille, on leur avait defendu, sous menace des
+chatiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fut de leur
+prisonnier, fut-ce une simple goutte d'eau.
+
+Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et
+savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur
+avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier a gouter a un seul des
+innombrables plats dont la table etait garnie, a avaler, ne fut-ce
+qu'une gorgee de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur
+reviendraient integralement et qu'ils pourraient boire et manger tout
+leur soul et se griser a en rouler par terre, ayant d'avance absolution
+pleine et entiere.
+
+Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, a differentes
+reprises, et pour avoir le coeur net il avait place devant les moines un
+des plats pris au hasard, il avait lui-meme rempli a ras bord un verre
+d'un vin genereux et:
+
+--Tenez, mon reverend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir
+manger, dites-vous... Eh bien, goutez une bouchee seulement de ce plat,
+et je vous jure que j'en mangerai apres vous; goutez une seule gorgee
+de ce vin au fumet delicat et je vous promets de vider la bouteille
+ensuite.
+
+--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navre un des moines.
+
+--Pourquoi? demandait Pardaillan.
+
+--Helas! mon frere, on nous a formellement interdit d'accepter rien de
+vous.
+
+--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.
+
+--La discipline et autres chatiments corporels, et l'_in pace_, et la
+diete forcee et...
+
+--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.
+
+Et, en lui-meme, il ajoutait:
+
+"Pardieu! ils n'auraient garde d'y gouter: les sacripants savent que ces
+mets sont empoisonnes."
+
+Dans ce troisieme jour, frere Bautista et frere Zacarias (pourquoi
+ne ferions-nous pas connaitre les noms des deux moines gardiens?) se
+montrerent plus affectes que jamais, affectes et furieux; navres, parce
+qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce
+qu'ils n'etaient pas eloignes de croire que leur prisonnier s'obstinait
+ainsi uniquement pour leur faire piece. Or, voici qu'a l'heure du diner
+les deux moines se presenterent devant Pardaillan comme d'habitude.
+Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frere
+Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias,
+annonca d'une superbe voix de basse:
+
+--Si monsieur le chevalier veut bien passer au refectoire, nous aurons
+l'honneur de lui servir le diner.
+
+Pardaillan fut ebahi de cette annonce: Que signifiait cette fantaisie et
+quelle surprise douloureuse ou quel piege dissimulait-elle?
+
+A voir les mines beates et radieuses de ses deux gardiens, a leurs
+sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils echangeaient, il
+crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il
+repondit donc sechement:
+
+"Mon reverend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais
+point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le diner,
+attendu que je suis resolu a ne point bouger d'ici.
+
+Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.
+
+Les deux moines se regarderent consternes.
+
+Cependant, frere Bautista, qui etait le plus inconscient des deux,
+partant le plus dispose a se mettre en avant, fit une tentative
+desesperee, et, sur un ton qui n'admettait pas de replique:
+
+--Il faut venir cependant, trancha-t-il.
+
+Pardaillan, frappe de ce ton, presque menacant, se redressa aussitot,
+et, avec un sourire narquois, il goguenarda:
+
+--Il faut?... Pourquoi?
+
+--C'est l'ordre, dit plus doucement frere Zacarias.
+
+--Et si je refuse d'obeir a l'ordre? railla Pardaillan.
+
+--Nous serons forces de vous porter.
+
+Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis
+bientot trois jours, mais il sentait bien qu'il etait encore de force
+a mettre facilement a la raison les deux insolents frocards. Il allait
+donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une reflexion subite
+arreta le geste ebauche.
+
+"Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas
+l'occasion cherchee de fausser compagnie a tous ces moines, que l'enfer
+engloutisse!"
+
+Le resultat de cette reflexion fut qu'au lieu de frapper comme il en
+avait eu l'intention il repondit paisiblement, avec son plus gracieux
+sourire:
+
+--Soit! j'irai donc de plein gre, a seule fin de vous eviter la peine de
+me porter.
+
+Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.
+
+--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frere Bautista,
+vous voila raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon venere patron,
+vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le
+refectoire ou nous vous conduisons!
+
+--Allons donc, mon reverend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme
+dit si elegamment votre digne frere. Mais je vous previens: cette
+fois-ci, pas plus que les autres, vous ne reussirez a me faire absorber
+la moindre nourriture.
+
+Les deux moines firent la grimace. Ils echangerent un coup d'oeil
+inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
+
+--Bah! fit frere Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous
+aurez l'affreux courage de vous derober devant les delices de la table
+qui vous attend.
+
+Dans le couloir, ils trouverent une escorte de six moines robustes
+qui entourerent le chevalier et le conduisirent jusqu'a la porte du
+refectoire, situee dans le meme couloir.
+
+L'escorte resta dehors, et Pardaillan penetra avec ses deux gardiens
+ordinaires. Derriere lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour
+de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux
+moindres details et demeura tout emerveille devant le spectacle
+rejouissant qui s'offrait a ses yeux.
+
+La salle elle-meme etait carree, haute de plafond, vaste de dimensions.
+Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entierement,
+des essences les plus rares, etaient de veritables merveilles de
+mosaique et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux
+cotes de la salle et representaient les quatre saisons. Mais, si le
+decor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il
+representait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet
+etait le meme partout.
+
+C'etait une profusion de fruits, de victuailles variees, de flacons, que
+des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.
+
+Une cheminee monumentale occupait a elle seule les deux tiers d'un cote.
+L'interieur de cette cheminee etait garni d'arbustes, de plantes rares,
+de fleurs aux parfums tres doux, ranges en corbeille autour d'une vasque
+de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure
+caresseur, et rafraichissant l'air, sature de parfums. Deux fenetres
+aux rideaux de velours hermetiquement clos; dix fauteuils de dimensions
+colossales s'espacaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
+vis-a-vis. Bien qu'il fit grand jour au-dehors, aux quatre angles,
+quatre torcheres enormes, chargees de cire rose et parfumee, qui se
+consumaient lentement et dont les volutes de fumee bleuatre repandaient
+dans la salle ce parfum special qu'on y respirait.
+
+Voila ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.
+
+Tout, dans cette salle, semblait avoir ete amenage en vue de la
+glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir ete concu en vue
+de l'inciter a faire comme les personnages des tableaux et tapisseries,
+c'est-a-dire a bafrer sans retenue.
+
+Au centre de la salle, une table etait dressee, autour de laquelle vingt
+personnes eussent pu s'asseoir a l'aise. Une nappe d'une blancheur
+eblouissante et d'une finesse arachneenne; des chemins de table en
+dentelles precieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux
+enchasses de metal precieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
+flambeaux aux cires allumees et des jonchees de fleurs. Tel etait le
+decor prestigieux destine a encadrer dignement les innombrables plats,
+les fruits savoureux, les entremets, les patisseries, les compotes et
+les gelees et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
+dimensions, ranges en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues,
+venerablement poussiereuses.
+
+Au milieu de cette table, surchargee de provisions qui eussent suffi a
+rassasier vingt personnes douees du plus solide appetit, un couvert,
+un seul, etait mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil
+semblait tendre ses bras rigides a l'heureux gourmet a l'intention
+duquel on avait fait cette debauche de richesses gastronomiques.
+
+Voila ce que designaient de la main les freres Zacarias et Bautista. Et
+leurs yeux clignotants, leur enorme bouche qui s'arrondissait en cul de
+poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums repandus
+dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie,
+tout dans leur attitude semblait dire que tout cela etait leur oeuvre a
+eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.
+
+--Admirable! dit-il simplement, d'un air tres convaincu.
+
+--N'est-ce pas? rayonna frere Bautista. Et que direz-vous, mon frere,
+quand vous aurez goute aux delicieuses choses qui figurent sur cette
+table!
+
+Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.
+
+Helas! leur joie fut de courte duree, car Pardaillan ajouta aussitot:
+
+--Merveilleux! Mais vous vous etes donne beaucoup de peine bien
+inutilement, car je ne toucherai a rien des merveilles entassees la.
+
+La consternation des moines confina au desespoir. Pour un peu, ils
+l'eussent battu.
+
+--Ne blasphemez pas, dit severement frere Bautista. Asseyez-vous plutot
+dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.
+
+--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien,
+entendez-vous?
+
+--C'est l'ordre! dit doucement frere Zacarias.
+
+Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de cote.
+
+--Vous l'avez deja dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas
+souvent vos formules.
+
+--Puisque c'est l'ordre! repeta naivement frere Zacarias.
+
+--Asseyez-vous, mon frere, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de
+nous... Nous sommes deshonores si vous resistez a tous nos efforts.
+
+Pardaillan eut-il pitie de leur desespoir tres sincere? Comprit-il
+que la resistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la
+consigne recue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun repit, tant
+qu'il ne se serait pas assis a cette table somptueuse? Nous ne saurions
+dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit:
+
+--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir la... Mais
+vous serez bien fins si vous reussissez a me faire ingurgiter la moindre
+des choses.
+
+Et il s'assit brusquement, avec un air qui eut donne fort a reflechir
+aux dignes moines s'ils avaient ete plus physionomistes ou s'ils avaient
+mieux connu leur prisonnier.
+
+--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colere le gagner, allons,
+faites en conscience votre metier de bourreau.
+
+Les deux moines le regarderent avec stupefaction. Ils ne comprenaient
+pas.
+
+Des que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui
+semblait etre dissimule derriere la cheminee, se mit a jouer des airs
+tour a tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons
+des instruments a cordes, auxquels se melaient les sons plus aigus des
+flutes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voiles,
+mysterieux, comme tres lointains, evocateurs de reves melancoliques ou
+joyeux.
+
+Cette mise en scene savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces
+parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats,
+l'arome capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes
+dans des coupes de pur cristal, au long pied de metal precieux,
+chefs-d'oeuvre d'orfevrerie, il y avait la plus qu'il n'en fallait pour
+affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgre sa force de
+caractere peu commune, Pardaillan etait pale de l'effort surhumain qu'il
+faisait pour se maitriser.
+
+Avait-il donc reellement peur du poison dont il etait menace?
+
+Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menace a mots couverts des
+supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une
+torture savamment dosee pour la faire durer des heures et des jours,
+peut-etre, et un poison foudroyant, le choix etait tout fait. N'importe
+qui, a sa place, n'eut pas hesite et eut pris le poison.
+
+Ce n'etait pas la mort elle-meme, non plus, qui l'effrayait. En
+descendant au fond de sa conscience, on eut peut-etre trouve que la
+mort eut ete accueillie par lui comme une delivrance. Depuis que mortes
+etaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne
+pouvait plus guere tenir a la vie.
+
+Alors?
+
+Alors, il y avait ceci: avec ses idees speciales, Pardaillan se disait
+qu'ayant accepte du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le
+droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fut accomplie.
+
+On voit qu'il etait rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en
+pratique une logique de ce genre, il fallait etre doue d'une energie peu
+commune, d'une dose de volonte, d'un courage et d'un sang-froid qu'il
+etait peut-etre seul capable d'avoir.
+
+Tout ceci avait ete longuement et murement pese, calcule et finalement
+resolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives
+desesperees de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
+une inebranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'etait tracee.
+
+Une chose qu'il avait aussi decidee, et que nous devons faire connaitre,
+c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la
+nourriture qu'on lui presenterait, le quatrieme jour a partir de la
+reception du billet du Chico.
+
+Pourquoi ce quatrieme jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur
+le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui.
+
+Le Chico, a ses yeux, etait une carte dans ses mains. Pour le moment,
+cette carte n'etait pas a dedaigner plus qu'une autre. Elle pouvait
+etre bonne, elle pouvait etre mauvaise, il ne savait pas encore. Cela
+dependrait du jeu qu'abattrait son adversaire.
+
+Il s'etait fixe ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se
+disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait etre
+en etat de profiter des evenements favorables qui pouvaient toujours
+se produire, il lui fallait, de toute necessite, reparer ses forces
+affaiblies par un long jeune..
+
+Evidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tete.
+Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une maniere ou d'une
+autre. C'etait un risque a courir, il le savait bien: il le courrait,
+voila tout.
+
+Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne
+renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.
+
+Lorsqu'ils eurent enfin amene leur prisonnier a s'asseoir devant son
+couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort etait fait
+et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, resister aux
+tentations accumulees sur cette table.
+
+Avec des precautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et
+verserent, l'un d'un certain vin de Beaune que les annees de bouteille
+avaient pali a tel point que, du rouge initial, il etait passe au rose
+efface; l'autre, d'un certain xeres qui, dans le cristal limpide,
+ressemblait a de l'or en fusion. Et, en faisant cette operation avec
+toute la devotion desirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens
+alteres. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent
+doucement par le pied, les souleverent beatement, devotieusement, comme
+ils eussent souleve l'hostie consacree, et tendirent chacun le sien.
+
+--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux.
+
+--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins penetre.
+
+--Mes dignes reverends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le
+mieux est de cesser cette lamentable comedie.
+
+--Comedie! protesta Bautista; mais, mon frere, ce n'est point une
+comedie.
+
+--C'est l'ordre, comme dit si bien frere Zacarias. Oui?... En ce cas,
+allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prevenus: je ne toucherai a
+rien de ce que vous m'offrirez.
+
+--Qu'a cela ne tienne! s'ecria vivement Bautista qui, tout borne qu'il
+fut, ne manquait pas d'a-propos. Choisissez vous-meme.
+
+En disant ces mots, il posait delicatement le verre sur la table, et,
+d'un geste large, il designait les flacons ranges en bon ordre.
+
+Les deux moines faillirent se trouver mal.
+
+De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit
+vainqueur, mais aneanti, brise, et, des qu'il eut reintegre sa cellule,
+il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journee de fatigues
+physiques les plus dures l'eut moins fatigue que l'effort moral enorme
+qu'il venait de faire.
+
+Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait
+pris de nourriture, et il se trouvait dans un etat de faiblesse
+comprehensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquieter.
+
+La fievre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa
+gorge en feu et tumefiait ses levres dessechees, le faisait cruellement
+souffrir.
+
+Il avait des bourdonnements qui, a la longue, devenaient exasperants,
+et, ce qui etait plus grave, des eblouissements frequents, qui le
+laissaient dans un etat de prostration qui ressemblait singulierement a
+l'evanouissement. Enfonce dans son fauteuil, il grondait en songeant aux
+deux moines:
+
+"Les scelerats, m'ont-ils assez assassine!... Vit-on jamais acharnement
+pareil?... Ils ne m'ont pas fait grace du plus petit plat. Comment ai-je
+pu resister a la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage
+de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!
+
+Arrive qu'arrive, demain je mangerai.
+
+Le lendemain, l'heure du petit dejeuner arriva, et les moines ne
+parurent pas.
+
+"Diable! songea Pardaillan decu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa
+aurait-il change d'idee et, renoncant au poison, voudrait-il me prendre
+par la faim?
+
+Il attendit sans trop de regret, ce petit dejeuner etant un repas
+frugal, tres leger, qui n'eut pu le satisfaire apres le long jeune qu'il
+venait d'endurer.
+
+L'heure du grand dejeuner arriva a son tour. Et les moines ne parurent
+toujours pas.
+
+Cette fois, Pardaillan commenca de s'inquieter pour de bon.
+
+"Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant
+nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?...
+D'Espinosa aurait-il devine qu'aujourd'hui j'etais resolu a affronter
+son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
+Se serait-il laisse prendre?... Si je m'informais?..."
+
+Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il
+s'arreta, indecis.
+
+"Non, fit-il en s'eloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir
+que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, a tout prendre...
+Patientons encore."
+
+L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du diner vint a son tour.
+Les moines demeurerent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et
+passa sans amener les moines.
+
+"Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir a quoi m'en tenir!"
+
+Resolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitot.
+
+--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'etait
+pas celle de ses gardiens ordinaires.
+
+--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez
+resolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le
+faire savoir.
+
+--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et
+qui vous en empeche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre
+chambre?
+
+--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous
+demande de me dire si vous avez resolu de me laisser perir de faim!
+
+--Vous laisser mourir de faim, bonte divine! Y pensez-vous? Les freres
+Zacarias et Bautista ont du garnir votre table, je presume.
+
+--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on
+ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une
+goutte d'eau.
+
+--Ah! mon Dieu!... les deux etourdis vous ont oublie!
+
+La voix paraissait sincerement navree. Quant a etudier la physionomie
+pour se rendre compte si on ne jouait pas la comedie, il ne fallait
+guere y songer. A travers les etroites lamelles de cuivre et dans la
+demi-obscurite d'un couloir eclaire par quelques veilleuses, l'oeil
+percant de Pardaillan lui-meme ne percevait guere que des contours
+indecis.
+
+--Enfin, s'ecria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus
+aujourd'hui?
+
+--Ils ont demande et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour
+la journee seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la precaution
+de vous fournir les provisions necessaires a la journee avant de
+s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle negligence ils se sont
+rendus coupables... je ne voudrais pas etre a leur place... Mais vous,
+monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas
+prevenu des le dejeuner? On vous aurait servi a l'instant... Tandis que,
+a present...
+
+--A present? fit Pardaillan.
+
+--A present, tout dort au couvent, le pere pitancier comme les autres.
+Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!
+
+--Bah! fit Pardaillan, qui commencait a se rassurer, un jour
+d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais
+seulement un peu d'eau pour humecter mes levres. Enfin, n'en parlons
+plus. J'attendrai jusqu'a demain... si toutefois il est bien vrai qu'on
+n'ait pas decide de me laisser mourir de faim.
+
+Le lendemain, a l'heure du petit dejeuner, toujours pas de moines. Et
+Pardaillan se demanda si, apres l'avoir assomme de prevenances, apres
+l'avoir accable d'une profusion de mets delicats, alors qu'il etait
+resolu a ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
+indefiniment tirer la langue. Enfin, a l'heure du grand dejeuner, les
+deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncerent que
+"les viandes de monsieur le chevalier etaient servies".
+
+Pardaillan commencait a si bien desesperer qu'il leur fit repeter
+l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait,
+et qu'avec ce repas son sort serait definitivement regle, il retrouva
+son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines
+qui, pensait-il, avaient du etre vertement tances, il bougonna:
+
+--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journee, vous
+n'ayez pas eu la precaution de me munir des aliments necessaires?
+
+--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'ecria
+naivement Bautista.
+
+--Est-ce une raison?... Hier, precisement, j'etais dispose a manger.
+
+--Est-ce possible!...
+
+--Puisque je vous le dis.
+
+--Et aujourd'hui? haleta Zacarias.
+
+--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!...
+
+--Seigneur Dieu! s'ecria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous
+faites!... Venez vite, monsieur.
+
+Et ils entrainerent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec
+complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement
+garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'ecria, en designant d'un
+clignement d'oeil significatif l'enorme profusion de plats charges de
+victuailles:
+
+--Je vous defie bien de la mettre a sec!
+
+--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a la de quoi satisfaire
+plusieurs appetits robustes.
+
+Et il s'assit resolument devant l'unique couvert. Et, comme
+l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mysterieux et
+lointain, tandis que les moines s'empressaient a le servir, pleins
+de prevenances et d'attentions, les yeux luisants, la face epanouie,
+heureux de penser qu'enfin, ils allaient realiser leur reve de
+gourmands.
+
+Pardaillan, tres froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, a le voir si
+calme, si admirablement maitre de lui, on n'eut, certes, pu soupconner
+le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
+
+En effet, a chaque bouchee qu'il avalait, quoi qu'il en eut, cette
+question revenait sans cesse a son esprit:
+
+--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?
+
+Et, chaque fois qu'il passait a un autre plat, il se disait:
+
+"Ce n'etait pas celui qu'on enleve... ce sera peut-etre pour celui-ci."
+
+Au commencement du repas, il avait goute avec circonspection chaque
+bouchee, chaque gorgee, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le
+liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette
+lenteur l'avait impatiente, son naturel insouciant avait repris le
+dessus, et il s'etait mis a boire et a manger comme s'il avait ete sur
+de n'avoir rien a redouter. Bref, il mangea comme quatre et but
+comme six, non par gourmandise, comme il eut pu faire en toute autre
+circonstance, mais parce qu'il estimait que c'etait necessaire.
+
+Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'etait qu'il goutat a l'un
+quelconque de ces plats, a seule fin que le reste put leur revenir,
+comme on le leur avait promis.
+
+Ce repas, qui ne fut peut-etre pas apprecie comme il le meritait, bien
+que Pardaillan fut un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa
+chambre ou il se jeta dans son fauteuil.
+
+"Ouf! fit-il, me voila rassasie... et vivant encore. Voyons, le billet
+disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir change d'idee...
+on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien."
+
+Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il
+paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il
+attendait et, en meme temps, il reflechissait. Au bout de ce temps, il
+se leva et se mit a se promener lentement, un sourire au levres.
+
+"Je commence a croire que, decidement, il n'y avait pas le moindre
+poison dans les aliments que j'ai absorbes. D'Espinosa aurait-il change
+d'idee, comme je le prevoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une
+comedie admirablement machinee, et dont j'ai ete sottement dupe?...
+Peut-etre! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est
+passee et je n'ai pas encore apercu mes dignes gardiens."
+
+En effet, les moines ne reparurent pas, ni a l'heure du diner, ni a
+l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement dejeune,
+a une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idee
+qu'il avait resolu d'elucider. Il se dirigea donc vers le judas et
+appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frere
+Zacarias qui lui repondit.
+
+--Eh! mon digne reverend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du
+diner est passee, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de
+ces mirifiques festins?...
+
+--Finis, les mirifiques festins, mon frere, fit le moine d'une voix
+pateuse et infiniment triste. Finis... helas!
+
+--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. Mais, dites-moi, pourquoi
+cet "helas!"... Vous vous interessez donc a moi?...
+
+Avec une franchise qui eut ete du cynisme si elle n'eut ete de
+l'inconscience, le moine repondit:
+
+--Non, mon frere. Seulement, il parait que vous avez commis je ne sais
+quelle faute, en punition de laquelle nos superieurs ont decide de vous
+priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frere Bautista et
+moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons
+plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous etes
+frappe nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous.
+
+--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que
+vous vous etes regale des reliefs de mon succulent dejeuner?
+
+--Sans doute!... Et il etait meme si succulent que notre regret de voir
+supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes
+choses perdues, pour nous, et dont se regalaient nos venerables freres.
+
+--Pourquoi vos freres et pas vous? Ceci ne me parait pas juste!
+
+--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement a ce que vous fussiez traite
+magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnes a
+votre intention. Pour nous punir de vos refus obstines, dont nous etions
+tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires,
+qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti a en gouter
+tant soit peu.
+
+--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me
+fusse laisse faire, pour vous etre agreable.
+
+--Helas! on l'avait prevu. Aussi nous avait-on formellement interdit de
+vous prevenir.
+
+--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tire du moine ce
+qu'il en voulait, le quitta sans facon.
+
+Quand il vit que le judas s'etait referme, il eclata d'un rire
+silencieux et murmura:
+
+"Bien joue, ma foi! Je me suis laisse berner comme un sot!... La lecon
+ne sera pas perdue."
+
+
+
+XVI
+
+LE PLANCHER MOUVANT
+
+Le lendemain, il se leva a son heure habituelle. Il avait adopte une
+embrasure de sa fenetre. Il y poussait le fauteuil, et, la, abrite par
+le renfoncement de la fenetre, cache par le large et haut dossier du
+fauteuil, il etait a peu pres certain d'echapper a la surveillance
+occulte qu'il sentait peser sur lui.
+
+Ce fut la qu'il se refugia et qu'il resta de longues heures, immobile,
+paraissant sommeiller et reflechissant profondement. Et, sans doute
+croyait-il avoir perce le but mysterieux poursuivi par le grand
+inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
+prunelles, un sourire narquois errait sur ses levres. Il savait qu'il
+etait condamne a jeuner durant quelque temps, puisque le frere Zacarias
+l'avait prevenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne
+penetreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinee se
+passa sans qu'on lui apportat la moindre nourriture. Vers une heure de
+l'apres-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre a habits,
+d'ou il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa
+soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis
+quelque temps, et, peniblement, car il se sentait tres faible, il
+regagna son fauteuil ou il disparut.
+
+Que fit-il la? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les
+machoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-etre avait-il
+imagine ce moyen de tromper la faim.
+
+Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter
+un morceau de pain, un verre d'eau. Il etait devenu d'une faiblesse
+extreme, il paraissait avoir une grande peine a se tenir debout, et
+il lui fallait de longs et penibles efforts pour arriver a trainer le
+fauteuil dans son coin favori.
+
+Car, chose bizarre, il s'obstinait a se refugier la. Il y avait
+exactement treize jours qu'il etait enferme dans ce couvent-prison,
+et il n'etait plus reconnaissable. Have, les traits tires, une barbe
+naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un
+eclat fievreux, il n'etait plus que l'ombre de lui-meme. Il passait la
+plus grande partie de son temps dans le fauteuil ou il restait prostre
+de longues heures.
+
+Le quatrieme jour, au matin, ses gardiens lui apporterent une boule de
+pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de menager
+ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que
+dans deux jours.
+
+C'est a peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire,
+cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard,
+le pain etait diminue de moitie et l'alcarazas s'etait vide dans les
+memes proportions. Il faut croire aussi qu'il etait surveille de pres,
+car, peu de temps apres, les moines reparurent et le prierent de les
+suivre.
+
+Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces,
+car il se leva sans trop de difficultes. Mais, ce qui etonna les deux
+gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas tres bien comprendre ce qu'ils
+disaient.
+
+Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils
+l'entrainerent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et
+descendre deux etages. Une porte s'ouvrit, les moines le pousserent, et
+il obeit docilement au geste et penetra dans le nouveau local qui lui
+etait assigne. Les moines poserent par terre ce qui restait de pain et
+d'eau, qu'ils avaient eu la precaution d'emporter, et se retirerent
+silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le superieur du
+couvent.
+
+--Eh bien? fit laconiquement ce personnage.
+
+--C'est fait, repondit non moins laconiquement le frere Bautista.
+
+--Il n'a pas fait de difficultes?
+
+--Aucune, reverendissime pere. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet
+du jeune prolonge, mais il ne parait pas avoir toute sa conscience. Ah!
+ce n'est plus le fringant cavalier qu'il etait lorsqu'il est entre ici!
+
+--Est-il reellement si bas? Faites attention, mon frere, que ceci est
+d'une importance capitale.
+
+--Reverendissime pere, je crois sincerement que, si on le soumet encore
+quelques jours a un regime aussi dur, il perdra la raison... a moins
+qu'il ne tombe d'inanition.
+
+--Nous enverrons le pere medecin verifier sans qu'il puisse s'en douter.
+Vous etes bien sur qu'il avait avale le contenu de la bouteille de
+Saumur que nous vous avions recommande de placer bien en evidence le
+jour de son entree au couvent?
+
+--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la
+bouteille. Frere Zacarias et moi nous nous en sommes assures.
+
+Le prieur eut un sourire sinistre:
+
+--S'il en est ainsi, il doit etre, en effet, a point. N'importe, pour
+plus de surete, j'enverrai le medecin. Allez, mon frere!
+
+La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir
+environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle etait parfaitement
+obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siege, pas meme une botte de
+paille, et le chevalier, qui, decidement, n'avait plus de forces, dut
+s'accroupir sur le plancher, le dos appuye a une des cloisons de son
+cachot.
+
+Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes?
+Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'etat
+miserable dans lequel il se trouvait.
+
+Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il
+eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida
+presque entierement la provision d'eau.
+
+A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur
+allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son
+cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
+en plus rare, et sa respiration devenait plus penible.
+
+Il etait ruisselant de sueur et il haletait. Par la-dessus, un silence
+de tombe, une obscurite compacte a tel point que, si la cruche, a
+laquelle il se desalterait de temps en temps, n'avait pas ete sous sa
+main, il n'aurait pu la retrouver.
+
+Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait etre
+le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumiere inonda le cachot et vint
+l'aveugler de son eclat insoutenable.
+
+C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tete,
+un soleil dont les eclats fulgurants lui brulaient les yeux. Et, en meme
+temps, par un phenomene inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
+fraicheur lui succedait. Mais cette fraicheur ne fit que s'accentuer et
+se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, apres avoir ete
+en nage, il grelottait dans son coin.
+
+Avec le froid intense succedant a la chaleur torride, un autre phenomene
+se produisit: des emanations deleteres envahirent son cachot, une
+puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal
+soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'epingle
+atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait a ouvrir les
+paupieres.
+
+Pardaillan, asphyxie, a demi terrasse peut-etre par la congestion, avait
+roule sur le sol. Le delire s'etait empare de lui, un rale etouffe
+coulait sans interruption de ses levres glacees, et, parfois, un
+gemissement plaintif alternait avec le rale. Et les heures s'ecoulerent,
+douloureuses, mortelles, sans qu'il en eut conscience.
+
+Brusquement, l'eclat du soleil s'attenua. Le cachot fut encore vivement
+eclaire, mais cette lumiere, du moins, etait tres supportable. En meme
+temps, un deplacement d'air violent, tel que le produit un puissant
+ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
+et l'air redevint respirable. Puis, aussitot, des bouffees de chaleur
+attiedirent l'atmosphere, pendant que des bouffees de parfums tres doux
+achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes epars dans l'air.
+
+Rapidement, ce cachot, ou il avait failli etre terrasse tour a tour par
+la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot,
+ou il avait failli etre aveugle par les eclats puissants d'un soleil
+factice, redevint habitable. Il eprouva aussitot les bienfaisants
+effets de cet heureux changement. Le delire fit place a une sorte
+d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les rales
+cesserent, la respiration redevint normale. Peu a peu, cette sorte
+d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable
+intelligence qui le faisait superieur a ceux qui l'entouraient, mais un
+vague embryon de conscience.
+
+C'etait peu. C'etait cependant une amelioration notable, comparee a
+l'etat ou il se trouvait avant.
+
+Nous avons dit qu'il avait roule par terre. C'est sur son manteau que
+nous aurions du dire.
+
+En effet, malgre la chaleur--on etait au gros de l'ete--par suite d'on
+ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout a coup, il s'etait enveloppe
+dans son manteau et n'avait plus voulu s'en separer. Cette fantaisie
+remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans
+cette merveilleuse salle a manger, amenagee a son intention.
+
+Pendant ce repas, il avait garde son manteau, et, depuis, il ne l'avait
+plus quitte, ni jour ni nuit.
+
+Les dignes freres Bautista et Zacarias avaient fort bien remarque cette
+bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs.
+
+Donc, Pardaillan avait roule a terre dans son manteau. Il se redressa
+lentement. Sa manie etant passee, sans doute, il enleva ce manteau, le
+plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siege, il s'assit dessus
+et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'etait plus ce
+regard si vif d'autrefois, mais ou ne luisait plus cette lueur de folie
+qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit pres de lui un pain entier et
+une cruche pleine d'eau.
+
+Ceci fait supposer que le supplice avait dure un jour, deux jours
+peut-etre, puisqu'on avait renouvele ses provisions sans qu'il s'en fut
+apercu. Il prit le pain sec et dur et le devora presque en entier. De
+meme, il vida aux trois quarts la cruche.
+
+Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenerent une
+nouvelle amelioration dans son etat mental. Il eut plus nettement
+conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodement qu'il
+put et se remit a regarder attentivement autour de lui, avec ce regard
+etonne d'un homme qui ne reconnait pas les lieux ou il se trouve.
+
+A ce moment, a son cote gauche, il percut un bruit sec, semblable a un
+ressort qui se detend. Il y regarda. Une lame large comme une main,
+longue de pres de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
+une aiguille, ressemblant assez exactement a une faux, venait de surgir
+de la muraille, la, a son cote, a la hauteur du sein. Le tranchant,
+place horizontalement et tourne de son cote, l'avait frole en passant;
+quelques lignes de plus a droite, et c'en etait fait de lui: la lame le
+percait de part en part.
+
+Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il etait, il y avait quelques jours
+a peine, eut considere cette dangereuse apparition avec etonnement,
+peut-etre--et encore, n'est-ce pas bien sur--en tout cas, sans
+manifester le moindre emoi. Helas! ce Pardaillan n'etait plus. Les
+intolerables tortures qu'il endurait depuis bientot deux semaines,
+quelque drogue infernale qu'on avait reussi a lui faire absorber,
+avaient fait de lui une loque humaine. Il n'etait peut-etre pas tout a
+fait fou, il etait bien pres de le devenir.
+
+De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il etait, la faim, la soif, les
+abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un etre
+faible, sans energie, sans volonte. Et ceci n'etait rien. Ce qui etait
+le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente
+de devorer cette intelligence si lumineuse qui etait la sienne, de
+l'aventurier hardi, entreprenant, intrepide et vaillant, avait fait
+un etre pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait a un
+poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lache!... Quel
+triomphe pour Fausta!
+
+En voyant cette faux qui l'avait frole de si pres que c'etait un miracle
+qu'elle ne l'eut pas transperce, le nouveau Pardaillan fut secoue d'un
+tremblement nerveux; il tremble, sans songer a s'ecarter. Au meme
+instant, du cote oppose, il percut le meme bruit, precurseur d'une
+apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de
+terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil a celui d'un
+chien hurlant a la mort, jaillit de ses levres crispees. Une nouvelle
+lame venait de jaillir a son cote droit; et, comme la premiere, il s'en
+fallait d'un fil qu'elle ne l'eut atteint.
+
+Un inappreciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui
+debordaient des deux cotes de sa poitrine, pareils aux deux branches
+enormes de quelque fantastique et menacante cisaille prete a se refermer
+et a le broyer. Et, aussitot, juste au-dessus de sa tete. Une troisieme
+faux parut, dont le tranchant place dans le sens vertical paraissait
+vouloir le couper en deux, de haut en bas.
+
+Par quel miracle cette troisieme faux l'avait-elle manque de quelques
+lignes? L'ancien Pardaillan n'eut pas manque de se poser cette question
+des la premiere apparition.
+
+Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en meme
+temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guide sans doute par
+l'instinct de la conservation, il s'ecarta precipitamment de l'infernale
+muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si etroitement
+que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut
+pourtant cette supreme chance de ne pas dechirer ses chairs en meme
+temps.
+
+Sorti de la dangereuse position ou il se trouvait, il se hata de se
+mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant
+d'emettre des gemissements, comme fascine, il regardait les trois faux
+d'un air stupide.
+
+Alors, les deux faux horizontales, placees exactement sur la meme ligne,
+se mirent automatiquement en branle, se refermant a fond l'une sur
+l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles
+s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
+relever des que les autres se rapprochaient pour se croiser.
+
+Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu regulier de trois
+monstrueux hachoirs, alternant, avec une precision mecanique, a coups
+carrement rythmes, malgre leur rapidite. Et chaque fois qu'une des faux
+se fermait a fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur
+la cloison, un bruit sec qui eclatait comme le bruit d'une baguette
+frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidite acquise, ces bruits,
+d'abord espaces, se changerent en un roulement continu qui remplit le
+cachot d'un bourdonnement sonore.
+
+Lorsque le mouvement de ces trois faux fut regulierement etabli, a
+cote, une deuxieme serie de trois faux fit son apparition, et, comme
+la premiere, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement
+devint plus fort. Enfin une troisieme, une quatrieme et une cinquieme
+serie apparurent et se mirent en branle.
+
+Alors, d'une extremite a l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne
+vit plus que l'eclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec
+une rapidite prodigieuse. Il etait interdit de s'approcher de cette
+cloison, sous peine d'etre happe par les faux et hache menu comme chair
+a pate. Et le roulement devint assourdissant.
+
+Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait detacher ses yeux
+exorbites de ce spectacle fantastique. Et la meme plainte lugubre fusait
+de ses levres, sans repit.
+
+Tout a coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'ecrouler
+sous lui. Tout d'abord, il crut s'etre trompe.
+
+La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir hache par ces
+horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc,
+lui donnait une lueur de lucidite qui lui permettait d'observer et de
+raisonner.
+
+Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit
+bientot qu'il ne s'etait pas malheureusement trompe. En effet, il n'y
+avait pas a en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la
+machine a hacher.
+
+C'etait le nom que, d'instinct, il avait spontanement donne, dans son
+esprit, a cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, meme,
+que sous chacun de ces groupes, qui etait comme une piece dont le tout
+constituait la machine, une quatrieme faux venait d'apparaitre.
+
+La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi,
+le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement,
+tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpetuel
+mouvement de hachoir, la quatrieme restait immobile, paraissant attendre
+et guetter, sournoise et menacante. Et le mouvement d'inclinaison du
+plancher se poursuivait lentement, avec une regularite terrifiante.
+
+Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarque
+jusque-la: que le plancher de son cachot paraissait etre une enorme
+plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans
+la moindre protuberance a quoi il eut pu s'accrocher. Il se sentit
+doucement, mais irresistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
+qu'il allait rouler infailliblement jusqu'a l'un de ces cinq hachoirs
+qui le mettrait en pieces.
+
+Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui
+lui rongeait le cerveau acheverent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec
+une tenacite feroce durant quinze jours de tortures variees, longuement
+et froidement premeditees, accumulees avec un art diabolique et
+destinees a faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.
+
+Le but vise par Fausta et d'Espinosa etait atteint: Pardaillan n'etait
+plus.
+
+C'etait un pauvre fou qui, maintenant, hagard, echevele, ecumant,
+hurlait son desespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui
+s'efforcait de couvrir le tonitruant roulement de la machine a hacher,
+criait de toutes ses forces, deja epuisees:
+
+--Arretez!... Arretez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!...
+
+Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-etre l'implacable volonte
+de l'inquisiteur avait-elle decide de pousser l'experience jusqu'au
+bout.
+
+Car le plancher continuait de s'abaisser avec une regularite
+desesperante. Maintenant ce n'etait plus cinq losanges, mais dix qui
+fonctionnaient simultanement, avec la meme rapidite, avec le meme
+roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.
+
+L'instinct de la conservation, si puissant, a defaut du raisonnement, a
+jamais aboli, peut-etre, fit que Pardaillan decouvrit l'unique
+chance qui lui restait de sauver cette vie a laquelle il tenait tant
+maintenant. Voici quelle etait cette chance:
+
+Ce plancher mobile etait maintenu d'un cote par des charnieres
+puissantes. Ces charnieres n'etaient pas placees contre le mur qui
+soutenait le plancher. Elles etaient sous le plancher meme. C'est-a-dire
+que, du cote oppose a la pente, on avait pose une forte traverse de
+metal.
+
+C'est sur cette traverse qu'etaient vissees les charnieres. Si cette
+traverse avait eu quelques centimetres de plus dans sa largeur,
+Pardaillan eut pu a la rigueur se poser la-dessus et attendre aussi
+longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la
+traverse etait trop etroite. Mais, s'il n'etait pas possible de se poser
+la-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se
+couchant a plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne
+voyons pas d'autre nom a lui donner--avait vu cela.
+
+C'etait, tout bonnement, une maniere de prolonger son supplice de
+quelques secondes. Il etait evident qu'il ne pourrait se maintenir
+longtemps dans cette position et meme, en admettant que le mouvement de
+descente s'arretat, la pente etait deja assez raide pour rendre la chute
+inevitable.
+
+Le fou ne raisonna pas tant. Il vit la une chance de prolonger son
+agonie, et, desesperement, il s'accrocha a ce rebord sauveur. Il y gagna
+du moins qu'il ne vit plus les epouvantables hachoirs qui avaient le don
+de l'affoler.
+
+Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison etait
+tapissee du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui
+continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient
+appeler la proie convoitee.
+
+Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de
+plus en plus; ses doigts, gonfles par l'effort, s'engourdissaient; la
+tete lui tournait et, malgre son etat, il comprenait que, bientot, dans
+un instant, il lacherait prise, et ce serait fini: il roulerait la-bas
+se faire hacher par la hideuse machine.
+
+Il ralait, et, cependant, son desir de vivre etait si prodigieusement
+tenace qu'il trouvait encore, et malgre tout, la force de crier presque
+sans discontinuer:
+
+"Arretez! Arretez!..."
+
+Bientot, il fut a bout de force. Sa main gauche glissa, lacha prise.
+Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette
+main, a leur tour, le trahirent un a un. Deux doigts seuls resterent
+desesperement incrustes dans le metal et supporterent le poids de son
+corps un inappreciable instant.
+
+Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri
+terrible, un cri de bete qu'on egorge, jaillit de ses levres tumefiees,
+et il roula, roula la-bas sur les hachoirs qui le saisirent.
+
+
+
+XVII
+
+LE PHILTRE DU MOINE
+
+Or, Pardaillan n'etait pas mort.
+
+La machine a hacher etait une sinistre comedie imaginee par Fausta, de
+concert avec d'Espinosa.
+
+Fausta avait indique au grand inquisiteur un moyen qui, dans son
+infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopte et
+perfectionne dans les details. On serait venu lui en indiquer un autre
+qui lui eut paru superieur, il aurait renonce a celui de Fausta pour
+adopter celui-la.
+
+Il poursuivait la mise a execution de son plan avec une rigueur d'autant
+plus inexorable qu'elle etait froidement raisonnee. Il agissait pour un
+principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non
+pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti
+lorsqu'il l'avait dit a Pardaillan.
+
+Cette incroyable et abominable invention de la machine a hacher etait
+donc destinee non a broyer le chevalier, mais a achever de porter
+l'epouvante dans son esprit deprime par les tortures de la faim et de la
+soif.
+
+Et cette epouvante, amenee a son paroxysme par une graduation dosee avec
+un art infernal, avait ete initialement preparee par un stupefiant, et
+en meme temps devait completer l'oeuvre devastatrice de ce poison.
+
+En consequence, les premieres faux apparues etaient reellement de bel et
+de bon acier; elles etaient parfaitement tranchantes et acerees. Mais,
+les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que,
+etendu a plat ventre sur le plancher, cramponne a la traverse, il leur
+tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grace a la declivite
+du plancher, son corps devait rouler, etaient places la comme un leurre
+et s'etaient replies comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
+auraient du hacher.
+
+Pardaillan, lorsqu'il avait lache prise, etait a moitie evanoui.
+Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura
+etendu a terre, sans connaissance.
+
+Longtemps, il resta ainsi prive de sentiment. Petit a petit, il revint a
+lui et jeta autour de lui un regard, sans vie.
+
+Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement egales a celles
+de la chambre d'ou il venait d'etre precipite. Le plancher d'acier
+etait remonte automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle
+cellule.
+
+Ici, comme a l'etage superieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues
+visibles autres qu'une porte de fer dument verrouillee. Seulement, ici
+le sol etait en terre battue, les murs etaient epais et couverts d'une
+couche de moisissure et de salpetre, l'air chaud et fetide.
+
+Pardaillan regarda tous ces details d'un oeil sans expression et ne vit
+rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roule avec lui, il se mit
+a le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse a fabriquer
+une poupee, et il eclata de rire.
+
+Longtemps, avec cette gravite particuliere aux tout-petits et aux grands
+dont l'intelligence s'est eteinte, il s'occupa a cette distraction
+enfantine.
+
+Comme un enfant, il parlait a la poupee, que ses doigts tortillaient
+inlassablement; il lui disait des choses pueriles qui n'avaient aucun
+sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec
+des airs courrouces, puis la reprenait, la bercait, la consolait et,
+frequemment, sans motif apparent, il laissait echapper le meme eclat de
+rire sans expression.
+
+Ce jeu dura des heures sans qu'il parut se lasser; il n'avait plus
+conscience du temps.
+
+La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche
+d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise
+de revolte et de fureur, car ce moine, solidement bati, tenait un fouet
+a la main.
+
+Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut meme pas regarder le
+prisonnier. Sa presence seule suffit. Des qu'il apercut ce moine,
+Pardaillan poussa un cri de detresse, se blottit dans un coin et,
+cachant son visage dans son bras replie--le geste d'un enfant qui veut
+se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante:
+
+"Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!"
+
+Le moine posa tranquillement a terre le pain et la cruche et le regarda
+un instant curieusement. Lentement, il leva le bras arme du fouet.
+
+"Grace!" gemit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs a eviter le coup.
+
+Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tete en le
+regardant, toujours avec la meme attention curieuse, et murmura:
+
+"Il est inutile de le prevenir que je lui apporte sa pitance d'un jour:
+il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant
+inoffensif."
+
+Et il sortit.
+
+Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin ou il s'etait
+refugie. Peu a peu, il se risqua, ecarta son bras, et, ne voyant plus
+personne, rassure, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.
+
+Deux fois, le moine se presenta ainsi pour renouveler ses provisions.
+Chaque fois, la meme scene se produisit. La troisieme fois, le moine
+etait accompagne d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la
+meme terreur enfantine.
+
+"Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de
+Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux.
+De toutes les secousses qu'il a recues, et aussi grace a mon philtre, il
+ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
+remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: detruite. Regardez-le!
+Il ne peut meme pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit
+encore vivant.
+
+--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance
+devastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il
+ne produisit pas tout l'effet desirable. C'est que le sujet sur
+lequel nous avions a l'appliquer etait doue d'une constitution
+exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouve la quelque chose de
+vraiment remarquable.
+
+Pendant cet entretien, Pardaillan, refugie dans son coin, le visage
+enfoui dans son bras, secoue de tremblements convulsifs, gemissait
+doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et
+agissaient devant lui comme s'il n'eut pas existe.
+
+--Pour ce que j'ai a lui dire, reprit d'Espinosa, apres un silence passe
+a considerer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin
+qu'il retrouve un moment l'intelligence necessaire pour me comprendre.
+
+--J'etais prevenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai
+apporte ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans
+ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais,
+monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guere plus d'une
+demi-heure.
+
+--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai a lui dire.
+
+Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui
+redoubla de gemissements, mais ne fit pas un geste pour eviter
+l'approche de celui qui l'effrayait a ce point.
+
+Avec autorite, le moine saisit le coude, ecarta le bras, mit le visage
+de Pardaillan a decouvert, sans que celui-ci opposat la moindre
+resistance, fit autre chose que de continuer a gemir doucement. Le moine
+ecarta les levres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur,
+prealablement dosee, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa
+l'arreta en disant:
+
+--Faites attention, mon reverend pere, que je vais rester en tete-a-tete
+avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur,
+dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois expose...
+
+--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le
+prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais
+son intelligence sera a peine galvanisee. L'idee ne lui viendra pas de
+faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
+un enfant craintif. J'en reponds.
+
+Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule
+flacon entre les levres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune
+resistance, et, se redressant:
+
+--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en etat de vous
+comprendre... a peu pres, dit-il.
+
+--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte a
+l'exterieur et remontez sans m'attendre.
+
+--Et monseigneur? dit-il respectueusement.
+
+--Ne vous inquietez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir
+de ce cachot sans passer par cette porte.
+
+Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef supreme et obeit
+passivement a l'ordre recu. D'Espinosa, sans manifester ni inquietude ni
+emotion, entendit les verrous grincer a l'exterieur, avec ce calme qui
+ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, a la lueur
+blafarde d'une lampe que le moine avait posee a terre, il se mit a
+etudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait
+absorber. Galvanise par le remede violent, le prisonnier parut retrouver
+une vie nouvelle.
+
+Tout d'abord, il fut secoue d'un long frisson, puis son torse affaisse
+se redressa lentement. Comme s'il avait ete, jusque-la, oppresse jusqu'a
+la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua a ses
+pommettes livides, l'oeil morne, eteint, retrouva une partie de son
+eclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se
+redressa, se mit sur ses pieds, s'etira longuement, avec un sourire de
+satisfaction.
+
+Il regarda autour de lui avec un etonnement visible et apercut
+d'Espinosa. Alors, comme un effraye, il se recula vivement jusqu'au mur,
+qui l'arreta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne
+gemit pas. Cependant, il considerait d'Espinosa avec une inquietude
+manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son
+regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta
+autour de lui ce regard de la bete menacee qui cherche le trou ou elle
+pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il
+effectua le seul mouvement possible: il s'ecarta. Et, en executant ce
+mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne
+paraissait pas reconnaitre.
+
+D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassure. Non qu'il eut peur,
+il etait brave, la mort ne l'effrayait pas.
+
+Mais il avait une tache a accomplir et il ne voulait pas partir en
+laissant son oeuvre inachevee.
+
+Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix tres
+calme, presque douce:
+
+--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...
+
+--Pardaillan? repeta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de
+memoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom evoquait
+dans son esprit.
+
+--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en
+le fixant.
+
+Pardaillan se mit a rire doucement et murmura:
+
+--Je ne connais pas ce nom-la.
+
+Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une
+inquietude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main
+sur l'epaule. Pardaillan se mit a trembler, et d'Espinosa, sous son
+etreinte, le sentit chanceler, pret a s'abattre. Pour la deuxieme fois,
+il eut ce meme sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit:
+
+--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.
+
+--Vrai? fit anxieusement le fou.
+
+--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.
+
+Pardaillan le considera longuement avec une mefiance visible et, peu
+a peu, convaincu sans doute, il se rasserena et, finalement, se mit a
+sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout a fait rassure,
+d'Espinosa reprit:
+
+--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan.
+
+--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amuse. Alors, je veux bien etre
+Par...dail...lan... Et vous, qui etes-vous?
+
+--Je suis d'Espinosa.
+
+--D'Espinosa? repeta le fou qui cherchait a se souvenir. D'Espinosa!...
+je connais ce nom-la...
+
+Et, tout a coup, il parut avoir trouve.
+
+--Oh! s'ecria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur...
+Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un mechant... prenez
+garde... il va nous battre!
+
+--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences a te souvenir. Oui, je suis
+d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta.
+
+--Fausta! dit le fou sans hesitation; j'ai connu une femme qui
+s'appelait ainsi. C'est une mechante femme!...
+
+--C'est bien celle-la, sourit d'Espinosa. La memoire te revient tout a
+fait.
+
+Mais le dement avait une idee fixe et il la suivait sans defaillir. Il
+se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:
+
+--Vous me plaisez, dit-il. Ecoutez, je vais vous dire, il ne faut pas
+jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des mechants... Ils nous feront
+du mal.
+
+--Miserable fou! grinca d'Espinosa, impatiente. Je te dis que d'Espinosa
+c'est moi. Rappelle-toi!
+
+Il l'avait pris par les deux mains et, penche sur lui, a deux pouces de
+son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espere
+lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'etait acharne
+a abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eut reussi a lui imposer sa
+volonte, le fou poussa un grand cri, se degagea d'une brusque secousse,
+se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il
+rala:
+
+--Je vous reconnais... Vous etes d'Espinosa... Oui... Je me souviens...
+Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif...
+et cette galerie abominable ou l'on suppliciait tant de pauvres
+malheureux!...
+
+--Enfin! tu te souviens!
+
+--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'epouvante. Je vous
+reconnais... Que voulez-vous?
+
+--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu etais un homme fort et
+vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien epouvante.
+Et c'est moi qui t'ai mis dans cet etat. Tu me comprends un peu,
+Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton
+cerveau. Mais tout a l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu
+redeviendras ce que tu etais a l'instant: un pauvre fou.
+
+--Et sais-tu qui m'a donne l'idee de t'infliger les tortures qui
+devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est
+elle qui a eu cette idee que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu
+l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer
+d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu
+mourras lentement, dans la nuit, mure dans une tombe. Tu acheveras de
+mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout a l'heure.
+Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionne quelque
+invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une
+des parois du cachot.
+
+D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le
+saisit de l'autre, et, sans qu'il opposat la moindre resistance, car, le
+malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gemir, il
+le traina jusqu'a cette ouverture, et, elevant sa lampe pour qu'il put
+mieux voir:
+
+--Regarde, Pardaillan! repeta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici,
+pas de lumiere, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une veritable
+tombe ou tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connait
+ce tombeau; nul que moi.
+
+--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire a seule fin que ton
+supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce
+tombeau qui tout a l'heure sera le tien, il a une issue secrete que,
+seul, je connais.
+
+--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation
+qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir
+maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la
+trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y
+revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser la et toi, en posant
+le pied sur cette dalle que tu vois la, devant toi, tu actionneras
+toi-meme le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant
+la-dedans.
+
+--Grace! gemit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir!
+Grace!...
+
+--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et,
+cependant, tout a l'heure, tu entreras la, et, a compter de cet instant,
+tu n'existeras plus.
+
+--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches
+pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les
+hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas a nous, s'ils ne sont pas
+avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses etabli par
+notre sainte mere l'Eglise. Parce que tu as insulte a la majeste royale
+de mon souverain. Parce que tu t'es dresse menacant devant lui et que tu
+as voulu faire avorter ses vastes projets.
+
+--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas
+mourir, il faut que tu meures desespere de savoir que tu as echoue dans
+toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu
+es venu chercher de si loin, il est en ma possession!
+
+--Le parchemin!... begaya Pardaillan.
+
+--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens,
+regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la declaration du feu
+roi Henri troisieme qui legue le royaume de France a mon souverain.
+Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grace a lui que ton pays deviendra
+espagnol.
+
+Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il
+avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air
+hebete, sans comprendre, il haussa doucement les epaules, replia le
+precieux document, le remit ou il l'avait pris, et, abattant sa main
+robuste sur l'epaule de Pardaillan, il le tira facilement a lui, car
+l'autre n'opposait qu'une faible resistance, et, sur un ton imperatif:
+
+--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais a te dire, entre dans la
+mort.
+
+Et il abattit son autre main sur l'epaule de Pardaillan et le poussa
+rudement jusqu'au seuil de l'ouverture beante, en ajoutant:
+
+--Voici ta tombe.
+
+Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit
+fremir de la nuque aux talons, tonna soudain:
+
+--Mordieu! mourons ensemble!
+
+Et, avant qu'il eut pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait
+a la gorge et l'etranglait.
+
+D'Espinosa lacha l'epaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la
+dague dont il avait eu la precaution de s'armer. Il n'eut pas la force
+d'achever le geste. La main de fer resserra son etreinte et le grand
+inquisiteur fit entendre un rale etouffe. Alors, Pardaillan lacha la
+gorge, et, le saisissant a bras le corps, il le souleva, l'arracha de
+terre, le tint un instant suspendu a bout de bras et le lanca a toute
+volee dans ce qui devait etre sa tombe.
+
+Posement, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposee a
+terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait
+plus se separer et avec lequel il s'etait amuse a fabriquer des embryons
+de poupee--et, sa lampe a la main, il franchit le seuil de l'ouverture
+mysterieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui
+actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire,
+bien remarquee lorsque d'Espinosa la lui avait montree.
+
+En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur
+avait repris sa place. Il n'y avait plus la d'ouverture visible.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer lui-meme dans ce trou noir qui, comme
+l'avait dit d'Espinosa, etendu sans connaissance sur le sol, ressemblait
+assez a une tombe.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait
+d'abord jete son puissant et implacable adversaire.
+
+
+
+XVIII
+
+CHANGEMENT DE ROLES
+
+Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme
+dans les deux precedents cachots ou il venait de sejourner, il n'y avait
+aucun meuble; pas de fenetre, pas de porte. Il lui eut ete difficile
+de retrouver l'emplacement de la porte secrete, qui s'etait refermee
+d'elle-meme.
+
+Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La
+facilite avec laquelle il avait a demi etrangle son ennemi et l'avait
+projete dans ce trou prouvait que ses forces lui etaient revenues.
+
+Ce n'etait d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne.
+En meme temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui etre
+revenue.
+
+Il n'avait plus cet air morne, hebete, peureux qu'il avait quelques
+instants plus tot. Il avait ce visage impenetrable, froidement resolu,
+et cependant nuance d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se
+disposait a accomplir quelque coup de folie.
+
+Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hate, prit le parchemin,
+qu'il etudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'etait pas
+une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia
+soigneusement et, a son tour, il le mit dans son sein.
+
+Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa a sa ceinture, et s'assura que
+d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachee, ni aucun papier susceptible
+de lui etre utile, le cas echeant et, n'ayant rien trouve, il s'assit
+paisiblement a terre, pres de la lampe et du manteau, et attendit avec
+un sourire indechiffrable aux levres.
+
+Assez promptement, le grand inquisiteur revint a lui. Ses yeux se
+porterent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait
+retrouve son expression d'audace etincelante, il hocha gravement la
+tete, sans dire un mot.
+
+Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui etait le sien.
+Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assure que
+s'il avait ete dans le palais, entoure de gardes et de serviteurs. Il ne
+montra ni etonnement, ni crainte, ni gene. Seulement, son oeil de feu ne
+cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnee.
+
+Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remede,
+grace a quoi son prisonnier avait retrouve assez de lucidite pour
+essayer de l'entrainer dans la mort avec lui, perdrait toute sa force
+stimulante au bout d'une demi-heure.
+
+Il s'agissait donc de se derober a une nouvelle attaque du prisonnier
+jusqu'a ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevint ce qu'il
+etait avant, ce qu'il resterait jusqu'a sa mort: un enfant inoffensif et
+peureux.
+
+En somme, lui, d'Espinosa, etait vigoureux et adroit. Il ne chercherait
+pas a lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient a
+eviter un corps a corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu.
+Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se resumait a
+cela.
+
+Coute que coute donc, il gagnerait les quelques minutes necessaires. Et,
+si le prisonnier devenait trop menacant, il s'en debarrasserait d'un
+coup de dague.
+
+Voila ce que se disait le grand inquisiteur en etudiant Pardaillan,
+cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il
+avait cachee. Alors seulement il s'apercut qu'il n'avait plus cette arme
+sur laquelle il comptait en cas de supreme peril.
+
+Il sentit la sueur de l'angoisse perler a la racine de ses cheveux. Mais
+il montra le meme visage impassible, le meme regard aigu qui n'avait
+rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que
+Pardaillan, en le saisissant a la gorge, avait obei a un mouvement tout
+impulsif, non raisonne, il pensa que dans sa chute la dague s'etait
+peut-etre detachee de sa ceinture et qu'elle gisait a terre, peut-etre
+tout pres de lui. Il fallait la retrouver a l'instant. Et du regard il
+se mit a fureter partout.
+
+--Alors, avec cet air d'ingenuite aigue, sur un ton narquois, le
+prisonnier lui dit:
+
+--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.
+
+Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignee de la dague
+passee a sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:
+
+--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer a
+m'apporter une arme...
+
+D'Espinosa ne sourcilla pas. C'etait un lutteur digne de se mesurer avec
+le redoutable adversaire qu'il avait devant lui.
+
+Au meme instant, une idee lui traversa le cerveau comme un eclair et,
+d'un geste instinctif, il porta les mains a son sein ou il avait cache
+le fameux parchemin.
+
+Une teinte terreuse, a peine perceptible, se repandit sur son visage. Le
+coup lui etait, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait
+le sauver.
+
+Alors, seulement, il commenca de soupconner la verite et qu'il avait ete
+joue de main de maitre par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait
+su dejouer la surveillance d'une nuee d'espions invisibles; cet homme
+qui avait su tromper les moines medecins qui avaient passe de longues
+heures a l'etudier et a l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si
+bien jouer le role qu'il s'etait donne qu'il en avait ete dupe, lui
+d'Espinosa.
+
+Il jeta sur celui dont il etait le prisonnier--par un renversement de
+roles inoui d'audace--un regard d'admiration sincere en meme temps qu'un
+soupir douloureux trahissait le desespoir que lui causait sa defaite.
+
+Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle
+raillerie, avec une pointe de commiseration que l'oreille subtile
+d'Espinosa percut nettement et qui l'humilia profondement:
+
+--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre
+dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulte que j'ai rencontree
+dans l'accomplissement de la mission qui m'etait confiee.
+
+--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une
+etourderie sans egale. A force de vouloir pousser les choses a l'exces,
+a force de presomption, vous avez fini par perdre la partie que vous
+aviez si belle. Convenez qu'elle n'etait pourtant pas egale, cette
+partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez
+aussi que je ne vous ai pas pris en traitre, et vous ne sauriez en dire
+autant... soit dit sans vous offenser.
+
+D'Espinosa avait ecoute jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne
+manifestait ni depit, ni crainte, ni colere.
+
+--Ainsi, fit-il, vous avez pu resister a la puissance du stupefiant
+qu'on vous a fait boire?
+
+Pardaillan se mit a rire doucement, du bout des dents.
+
+--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingenument etonne, quand on veut
+faire prendre un stupefiant pareil a celui dont vous parlez, encore
+faut-il s'arranger de maniere que ce stupefiant ne trahisse pas sa
+presence par un gout particulier. Voyons, c'est elementaire, cela.
+
+--Cependant, vous avez absorbe le narcotique.
+
+--Eh! precisement, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un
+homme comme moi se sentira terrasse par un sommeil invincible pour une
+ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura videes, sans que ce sommeil
+suspect eveille sa mefiance? Cette mefiance a suffi pour me faire
+remarquer que votre stupefiant avait change--oh! d'une maniere
+imperceptible--le gout du Saumur que je connais fort bien.
+
+Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allat se
+melanger aux eaux sales de mes ablutions.
+
+--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, a ce que, me mefiant de votre
+vigueur exceptionnelle, j'avais recommande de forcer un peu la dose du
+poison. N'importe, je rends hommage a la delicatesse de votre odorat et
+de votre palais, qui vous a permis d'eventer le piege auquel d'autres,
+reputes delicats, s'etaient laisse prendre.
+
+Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il etait flatte du compliment.
+D'Espinosa reprit:
+
+--En ce qui concerne le poison, la question est elucidee. Mais comment
+avez-vous pu deviner que mon dessein etait de vous acculer a la folie?
+
+--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les epaules, il ne
+fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous
+avez prononcees et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochees
+incontinent. Fausta elle-meme n'aurait pas du me dire certaines autres
+paroles qui ont eveille mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant
+commis ces ecarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance
+cette jolie invention de la cage ou vous enfermez ceux que vous
+avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si
+complaisamment, que vous obteniez ce resultat en leur faisant absorber
+une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous
+acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant a un regime de terreur
+continu, en les frappant a coups d'epouvante, si je puis ainsi dire.
+
+--Oui, fit d'Espinosa, d'un air reveur, vous avez raison; a force
+d'outrance, j'ai depasse le but. J'aurais du me souvenir qu'avec un
+observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans
+une juste mesure. C'est une lecon; je ne l'oublierai pas.
+
+Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naif et narquois qu'il
+avait quand il etait satisfait:
+
+--Est-ce tout ce que vous desiriez savoir? dit-il. Ne vous genez pas, je
+vous prie... Nous avons du temps devant nous.
+
+--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment,
+et je vous dirai que je reste confondu de la force de resistance que
+vous possedez.
+
+Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous
+n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait:
+il etait mesure pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non
+pour vous sustenter.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et
+encore une fois, Pardaillan dechiffra sa pensee dans ses yeux, car il
+repondit en souriant:
+
+Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de
+resistance exceptionnelle qui me permet de resister aux affres de la
+faim et, la ou d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma
+lucidite. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur
+mon etat de faiblesse, je juge preferable de vous faire connaitre la
+verite.
+
+Et allongeant la main, sans se deranger, il attira a lui ce fameux
+manteau dont il ne pouvait plus se separer, et aux yeux etonnes de
+d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon
+rempli d'eau et quelques fruits.
+
+--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que
+me firent faire mes deux moines geoliers, je mangeai et bus assez
+sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'etat de delabrement
+dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeune. Mais si je mangeai
+peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les
+provisions accumulees sur ma table et je fis disparaitre quelques-unes
+de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
+menues patisseries.
+
+--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grace a elles que
+vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides,
+j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas tres fraiche,
+qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me
+priverait pas completement de nourriture et de boisson.
+
+--Or, je tenais a prolonger mon existence autant qu'il serait en mon
+pouvoir de le faire. J'esperais, pour ne point vous le celer, que vous
+commettriez cette supreme faute de vous enfermer en tete a tete avec
+moi. L'evenement a justifie mes previsions et bien m'en a pris d'avoir
+agi en consequence.
+
+--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez a peu pres tout prevu,
+tout devine? Cependant, les differentes epreuves auxquelles vous avez
+ete soumis etaient de nature a ebranler une raison aussi solide que la
+votre.
+
+--J'avoue que cette invention de la machine a hacher, avec les
+differents incidents qui l'agrementent, est une assez hideuse invention.
+Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne
+vous avais pas revu, et au surplus, tel n'etait pas votre but. Je pensai
+donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie,
+tout cela disparaitrait successivement en temps voulu. C'etait un moment
+fort desagreable a passer. Je me resignai a le supporter de mon mieux.
+
+D'Espinosa le considera longuement sans mot dire, puis, avec un long
+soupir:
+
+--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas a nous!
+
+Et voyant que Pardaillan se herissait:
+
+--Rassurez-vous, reprit-il, je ne pretends pas essayer de vous soudoyer.
+Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe
+se devouent a une cause qui leur parait belle et juste... mais ne se
+vendent pas.
+
+Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui
+l'observait sans en avoir l'air et respectait sa meditation. Enfin il
+redressa la tete, et regardant son adversaire en face, sans trouble
+apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:
+
+--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre
+prisonnier--que comptez-vous faire?
+
+--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naif et comme s'il disait la
+chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette
+fameuse porte secrete, et que vous etes seul au monde a connaitre, et
+qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant.
+
+--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.
+
+--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide resolution.
+
+--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de resolution, mourons ensemble.
+Au bout du compte le supplice sera egal pour tous les deux, et si la vie
+merite un regret, vous aurez ce regret au meme degre que moi.
+
+--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera
+pas egal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui
+dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair
+que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tate de ce genre de
+supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne
+serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abreger
+mon agonie.
+
+Si fort, si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un
+frisson.
+
+--Nous n'aurons pas les memes regrets en face de la mort, continua
+Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que
+j'eprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots
+a Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
+l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai
+donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli,
+avant, jusqu'au bout, la mission que je m'etais donnee: arracher au
+roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous,
+monsieur, etes-vous sur qu'il en soit de meme pour vous?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il
+avait ete pique par un fer rouge.
+
+--Ceci que je vous ai entendu dire a vous-meme: le grand inquisiteur ne
+saurait mourir avant d'avoir mene a bien la tache qu'il s'est imposee
+pour le plus grand profit de notre sainte mere l'Eglise.
+
+--Demon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui
+tenait le plus au coeur.
+
+--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne
+sommes nullement loges a la meme enseigne. Je m'en irai sans regret.
+Vous, monsieur, vous mourrez desespere de laisser votre oeuvre
+inachevee. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-meme
+sur ce sujet. Quant a moi, je suis resolu a ne plus vous en parler.
+Quand vous serez decide, vous me le direz. Bonsoir!
+
+Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le
+mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir.
+
+D'Espinosa le considera longuement, sans faire un mouvement. La pensee
+de sauter sur lui a l'improviste, de lui arracher la dague, de le
+poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsedait. Mais il se dit qu'un
+homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisement.
+
+Il renonca donc a cette idee, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en
+ecartant cette idee il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il
+pas du sommeil apparent ou reel de Pardaillan pour ouvrir la
+porte secrete et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y
+reflechissant bien, ceci lui parut peut-etre realisable. C'etait une
+chance a courir. Que risquait-il? Rien. S'il reussissait, c'etait sa
+delivrance et la mort certaine de Pardaillan.
+
+Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposee
+precisement a celle ou se trouvait Pardaillan.
+
+Ayant decide de tenter l'aventure, avec des precautions infinies, il se
+mit en marche. Il avait avance de quelques pieds et commencait a esperer
+qu'il pourrait mener a bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans
+bouger de sa place, lui dit tranquillement:
+
+--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la
+sortie... quand vous aurez cesse de vivre. Mais, monsieur, votre
+compagnie m'est si precieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez
+donc venir vous asseoir ici pres de moi.
+
+Et sur un ton rude:
+
+--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre
+part, je serai oblige, a mon grand regret, de vous plonger ce fer dans
+la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grace de la
+vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'a votre mort!
+
+D'Espinosa se mordit les levres jusqu'au sang. Une fois de plus, il
+venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot,
+sans essayer une resistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir pres
+de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonne, et muet, farouche, il
+se plongea dans ses pensees.
+
+La situation etait terrible. Mourir pour lui n'etait rien, et il etait
+resolu a accepter la mort plutot que delivrer Pardaillan. Mais ce qui
+lui broyait le coeur, c'etait la pensee de laisser son oeuvre inachevee.
+
+Par un incroyable et fabuleux renversement des roles, lui, le chef
+supreme, dans ce couvent ou tout etait a lui: choses et gens, ou tout
+lui obeissait au geste, il etait le prisonnier de cet aventurier qu'il
+croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un
+geste detruire, avec sa vie, tout ce qu'il representait de puissance, de
+richesse, d'autorite, d'ambition.
+
+Oui, ceci etait lamentable et grotesque. Quel effarement dans le
+monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archeveque de Tolede, grand inquisiteur, avait mysterieusement
+disparu au moment ou, un nouveau pape devant etre elu, tous les yeux
+etaient tournes vers lui, attendant qu'il designat le successeur de
+Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition
+coincidait avec une visite faite a un prisonnier, dans un des cachots de
+ce couvent San Pablo ou tout lui appartenait!
+
+Telles etaient les pensees que ressassait d'Espinosa dans son coin.
+
+Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait
+qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait
+se dresser devant lui.
+
+Il n'avait d'ailleurs aucune velleite de resistance. Il commencait a
+apprecier son adversaire a sa juste valeur et sentait confusement que
+le mieux qu'il eut a faire etait de s'abandonner a sa generosite; il en
+tirerait certes plus d'avantages qu'a tenter de se soustraire par la
+force ou par la ruse.
+
+Apres s'etre dit qu'il consentait a la mort pourvu que Pardaillan
+mourut avec lui, il avait fait le compte de ce que lui couterait cette
+satisfaction, et en ressassant les pensees que nous avons essaye de
+traduire plus haut, il avait trouve que, tout compte fait, la mort
+de Pardaillan lui couterait cher. C'etait un petit pas vers la
+capitulation.
+
+Il n'etait pas eloigne de partager l'avis de Fausta, qui pretendait que
+Pardaillan etait invulnerable. Il se disait que cet etre exceptionnel
+etait de force a attendre patiemment qu'il fut mort de faim, lui
+Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menace, apres quoi il chercherait et
+trouverait la porte secrete.
+
+Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes,
+la decouverte du ressort cache n'etait pas besogne facile. Elle
+n'etait cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet
+aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.
+
+Evidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il
+croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait
+libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant
+a Henri de Navarre ce precieux parchemin qu'il avait conquis de haute
+lutte.
+
+Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-meme par la main et le
+conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une
+escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour
+sa securite, l'accompagner lui-meme, mais rester vivant et continuer
+l'oeuvre entreprise. Sa resolution prise, il ne differa pas un instant
+la mise a execution et, s'adressant a Pardaillan:
+
+--Monsieur, dit-il, j'ai reflechi longuement, et s'il vous convient
+d'accepter certaines conditions, je suis tout pret a vous tirer d'ici.
+
+--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise,
+je ne suis pas presse, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi
+aussi, j'ai mes petites conditions a poser. Nous allons donc, s'il vous
+plait, les discuter, avant les votres... que je devine, au surplus.
+
+--Voyons vos conditions?
+
+--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, etant accomplie, je quitterai
+l'Espagne... aussitot que j'aurai termine certaines petites affaires
+que j'ai a regler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux
+conditions que vous vouliez m'imposer.
+
+Si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un geste de
+surprise. Pardaillan eut un leger sourire et continua avec cet air
+glacial qui denotait une inebranlable resolution:
+
+--Pareillement, je souscris a votre seconde condition et je vous engage
+ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur
+d'Espagne a ma merci et que je lui ai fait grace de la vie.
+
+Pour le coup d'Espinosa fut assomme par cette penetration qui tenait du
+prodige et il le laissa voir.
+
+--Quoi! balbutia-t-il, vous avez devine!
+
+Encore une fois, Pardaillan eut un sourire enigmatique et reprit:
+
+--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions a me poser. Si je me
+suis trompe, dites-le.
+
+--Vous ne vous etes pas trompe, fit d'Espinosa qui s'etait ressaisi.
+
+--Et maintenant voici mes petites conditions a moi. Premierement, je ne
+serai pas inquiete pendant le court sejour que j'ai a faire ici et je
+quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au representant de Sa
+Majeste le roi de France.
+
+--Accorde! fit d'Espinosa sans hesiter.
+
+--Secondement, nul ne pourra etre inquiete du fait d'avoir montre
+quelque sympathie a l'adversaire que j'ai ete pour vous.
+
+--Accorde, accorde!
+
+--Troisiemement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don
+Carlos, connu sous le nom de don Cesar el Torero.
+
+--Vous savez?...
+
+--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il
+ne sera rien entrepris contre don Cesar et sa fiancee, connue sous le
+nom de la Giralda.
+
+Il pourra, avec sa fiancee, quitter librement l'Espagne sous la
+sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne
+que le petit-fils d'un monarque puissant vecut pauvre et miserable
+a l'etranger, il lui sera remis une somme--que je laisse a votre
+generosite le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'etablir en
+France et y faire honorable figure. En echange de quoi j'engage ma
+parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et
+ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance.
+
+A cette proposition, evidemment inattendue, d'Espinosa reflechit un
+instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le
+trone, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume?
+
+--J'ai engage ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense.
+
+--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-etre avez-vous
+trouve la meilleure solution de cette grave affaire.
+
+--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est
+humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire.
+
+--Eh bien, ceci est accorde comme le reste.
+
+--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'a
+quitter au plus tot ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas precisement
+agreable.
+
+--D'Espinosa se leva a son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrete:
+
+--Quelles garanties exigez-vous de la loyale execution du pacte qui nous
+unit? dit-il.
+
+Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec
+une certaine deference.
+
+--Votre parole, monseigneur, dit-il tres simplement, votre parole de
+gentilhomme.
+
+Pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, d'Espinosa se sentit
+violemment emu. Qu'un tel homme, apres tout ce qu'il avait tente
+contre lui, lui donnat une telle marque d'estime et de confiance, cela
+l'etonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idees.
+
+D'Espinosa, sous le coup de l'emotion, soutint le regard de Pardaillan
+avec une loyaute egale a celle de son ancien ennemi et, aussi simplement
+que lui, il dit gravement:
+
+--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.
+
+Et aussitot, pour temoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il
+ouvrit la porte secrete sans chercher a cacher ou se trouvait le ressort
+qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
+indefinissable.
+
+Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se
+trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver
+la, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secretes. Et toujours
+d'Espinosa avait devoile sans hesiter le secret de ces ouvertures, alors
+qu'il lui eut ete facile de le dissimuler.
+
+Remontant a la lumiere, ils avaient traverse des galeries, des cours,
+des jardins, de vastes pieces, croisant a tout instant des moines qui
+circulaient affaires.
+
+Aucun de ces moines ne s'etait permis le moindre geste de surprise a
+la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant
+familierement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient
+continuel, a d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
+montra le meme visage calme et confiant, la meme liberte d'esprit.
+Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il
+poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer.
+
+Au moment ou Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda:
+
+--Vous comptez continuer a loger a l'auberge de la Tour jusqu'a votre
+depart?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Bien, monsieur.
+
+Il eut une imperceptible hesitation, et brusquement:
+
+--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif interet a cette jeune
+fille... la Giralda.
+
+--C'est la fiancee de don Cesar pour qui je me sens une vive affection,
+expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.
+
+--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous
+importe peut-etre de savoir ou la trouver.
+
+--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant
+davantage d'Espinosa, a moins qu'on ne l'ait arretee... avec le Torero,
+peut-etre?
+
+--Non, fit d'Espinosa avec une evidente sincerite. Le Torero n'a pas ete
+arrete. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous
+voila libre, ceux qui le sequestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien
+a esperer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince
+avec vous, en France. En consequence, ils ne feront pas de difficulte
+a lui rendre la liberte. Si vous tenez a le delivrer, orientez vos
+recherches du cote de la maison des Cypres.
+
+--Fausta! s'exclama Pardaillan.
+
+--Je ne l'ai pas nommee, sourit doucement d'Espinosa.
+
+Et, sur un ton indifferent, il ajouta:
+
+--Ce vous sera une occasion toute trouvee de lui dire ces deux mots que
+vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre depart
+pour l'eternel voyage. Mais je reviens a cette jeune fille. Elle, aussi,
+elle est sequestree. Si vous voulez la retrouver, allez donc du cote de
+la porte de Bib-Alzar, passez le cimetiere, faites une petite lieue,
+vous trouverez un chateau fort, le premier que vous rencontrerez. C'est
+une residence d'ete de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, a
+cause de sa proximite de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant
+onze heures, devant le pont-levis du chateau. Attendez la, vous ne
+tarderez pas a voir paraitre celle que vous cherchez. Un dernier mot a
+ce sujet: il ne serait peut-etre pas mauvais que vous fussiez accompagne
+de quelques solides lames, et souvenez-vous que passe onze heures vous
+arriverez trop tard.
+
+Pardaillan avait ecoute avec une attention soutenue. Quand le grand
+inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait
+etrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-la:
+
+--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachete bien des choses.
+
+D'Espinosa eut un geste detache, et, avec un mince sourire, il dit:
+
+--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez a
+la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place,
+detournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entree
+du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera
+bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient la
+passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.
+
+Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et
+poussa la porte derriere lui.
+
+
+
+XIX
+
+LIBRE!
+
+Tant qu'il s'etait trouve avec d'Espinosa, Pardaillan etait reste
+impassible.
+
+Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle deserte, sous les rayons obliques
+d'un soleil brulant--il etait environ cinq heures de l'apres-midi--il
+aspira l'air chaud avec delice, et en s'eloignant a grandes enjambees
+dans la direction que lui avait indiquee d'Espinosa, il laissait eclater
+sa joie interieurement.
+
+Et levant la tete, contemplant avec des yeux emerveilles l'air eclatant
+d'un ciel sans nuages:
+
+"Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fetide d'un
+cachot: il fait bon contempler cette voute azuree et non une voute
+de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!...
+Salut!... soleil, soutien et reconfort des vieux routiers tels que moi!"
+
+Puis changeant d'idee, avec un sourire terrible:
+
+"Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de regler nos
+comptes!"
+
+En songeant de la sorte, il etait arrive sur la place San Francisco.
+
+"Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri.
+Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitte la porte
+de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne
+volonte qui lui a manque... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton
+humble devouement me rechauffe le coeur!..."
+
+Il etait maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il
+approchait de la porte de cette extraordinaire prison ou il venait de
+passer quinze jours qui eussent aneanti tout autre que lui. Il cherchait
+des yeux le Chico et ne parvenait pas a le decouvrir. Il commencait a
+se demander si d'Espinosa ne s'etait pas trompee ou si, entre-temps,
+le nain ne s'etait pas eloigne, lorsqu'il entendit une voix, qu'il
+reconnut aussitot, lui dire mysterieusement:
+
+--Suivez-moi!
+
+Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui
+qui fut surpris. Il se retourna et apercut le Chico qui, d'un air
+indifferent, s'eloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit
+cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien
+avoir d'agir de la sorte.
+
+Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et leger, contourna le mur
+du couvent et s'engagea dans un dedale de ruelles etroites et
+caillouteuses. La, il s'arreta enfin, et saisissant la main de
+Pardaillan etonne, il la porta a ses levres en s'ecriant avec un accent
+de conviction touchant dans sa naivete:
+
+--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous!
+Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite,
+maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!
+
+Pardaillan, doucement emu, le considerait avec un inexprimable
+attendrissement.
+
+--Ou diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.
+
+Le Chico se mit a rire:
+
+--Je veux vous cacher, tiens! Je vous reponds qu'ils ne vous trouveront
+pas la ou je vous conduirai.
+
+--Me cacher!... Pour quoi faire?
+
+--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!
+
+A son tour, Pardaillan se mit a rire de bon coeur.
+
+--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me
+reprendront pas.
+
+Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne temoigna ni
+surprise ni inquietude.
+
+Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on
+ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur
+debordait de joie, il saisit une deuxieme fois la main de Pardaillan,
+et il allait la porter a ses levres, lorsque celui-ci, se penchant,
+l'enleva dans ses bras, en disant:
+
+--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...
+
+Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraiches et veloutees
+du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'etreinte de toute la
+force de ses petits bras.
+
+En le reposant a terre, il dit, avec une brusquerie destinee a cacher
+son emotion.
+
+--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire
+quelque part, conduis-moi vers certaine hotellerie de la Tour, ou nous
+serons tous deux, je le crois du moins, admirablement recus par la plus
+jeune, la plus fraiche et la plus gente des hotesses d'Espagne.
+
+Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entree dans le patio de
+l'auberge de la Tour, a peu pres desert en ce moment, et ou Pardaillan
+commenca de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se
+produisit: c'est-a-dire que la petite Juana se montra pour voir qui
+etait ce client qui faisait un tel vacarme.
+
+Elle etait bien changee, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente,
+languissante, indifferente. On eut dit qu'elle relevait de maladie. Et
+pourtant malgre cet etat inquietant, malgre un air visiblement decourage
+et comme detache de tout, Pardaillan, qui la detaillait d'un coup d'oeil
+prompt et sur, remarqua qu'elle etait restee aussi coquette, plus
+coquette que jamais, meme.
+
+En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux
+languissants, une bouffee de sang rosa ses joues si pales, et,
+joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait a un
+gemissement, elle fit:
+
+--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...
+
+Et apres ce petit cri d'oiseau blesse, elle chancela et serait tombee
+si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose
+curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait
+crie: "Monsieur le chevalier!" et c'est sur le Chico que ses yeux
+s'etaient portes, c'est en regardant le Chico qu'elle s'etait evanouie.
+
+Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant delicatement sur un
+siege, il lui tapota doucement les mains en disant:
+
+--La, la, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux.
+
+Et au Chico petrifie, plus pale, certes, que la gracieuse creature
+evanouie:
+
+--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.
+
+Et avec un redoublement de malice:
+
+--Elle ne s'attendait pas a me revoir aussi brusquement, apres ma
+soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eut tant
+d'affection pour moi...
+
+L'evanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque
+aussitot les yeux, et, se degageant doucement, confuse et rougissante,
+elle dit avec un delicieux sourire:
+
+--Ce n'est rien... C'est la joie...
+
+Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant
+ces mots, ses yeux etaient braques sur le Chico, son sourire s'adressait
+a lui.
+
+--C'est bien ce que je disais a l'instant meme: c'est la joie, fit
+Pardaillan, de son air le plus naif.
+
+Et aussitot il ajouta:
+
+--Or ca, ma mignonne, puisque vous revoila solide et vaillante, sachez
+que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze
+jours, que je n'ai ni mange, ni bu, ni dormi.
+
+--Quinze jours! s'ecria Juana, terrifiee. Est-ce possible?
+
+Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde:
+
+--Ils vous ont inflige le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui
+tremblait. Oh! les miserables!...
+
+--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je
+vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de
+soigner surtout le lit dans lequel je compte m'etendre aussitot apres.
+Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai
+besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent etre
+surprises par nulle oreille humaine--a part les votres, si petites et si
+roses--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit ou je sois
+sur de ne pas etre entendu.
+
+--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai
+moi-meme, s'ecria gaiement Juana, qui paraissait renaitre a la vie.
+
+Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui etait personnel,
+elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arreta et,
+avec une gravite comique:
+
+--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur
+penetrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi.
+N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frere et soeur
+s'embrassent apres une longue separation?
+
+--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.
+
+Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles
+Pardaillan deposa deux baisers fraternels. Apres quoi, avec un naturel,
+une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le designant a
+Juana:
+
+--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frere pour
+vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?
+
+Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingenument
+tendu ses joues appetissantes, la petite Juana, a la proposition
+d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles.
+
+Et le Chico, qui avait rougi aussi, etait, en voyant cet embarras subit,
+devenu pale comme une cire, crispait son poing sur la table a laquelle
+il s'appuyait, ses jambes se derobant sous lui, et la regardait
+anxieusement avec des yeux embues de larmes.
+
+Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baisses,
+l'air embarrasse, tortillant nerveusement le coin de son tablier;
+comme le Chico, de son cote, plus embarrasse peut-etre que sa petite
+maitresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courrouce
+et gronda:
+
+--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouches? Ce baiser vous
+serait-il si penible?
+
+Et, poussant le Chico par les epaules:
+
+--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement!
+
+Pousse malgre lui, le nain n'osa pas encore s'executer.
+
+--Juana! fit-il dans un murmure.
+
+Et cela signifiait: tu permets?
+
+Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et
+gazouilla avec une tendresse infinie;
+
+--Luis!
+
+Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna:
+
+--Morbleu! que de manieres pour un pauvre petit baiser!
+
+Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de
+l'autre.
+
+Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les levres du Chico effleurerent
+a peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait
+respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux
+mains, et se mit a pleurer doucement.
+
+--Juana! cria le nain bouleverse.
+
+Juana s'etait laissee aller dans ce vaste fauteuil de chene qui etait
+son siege prefere. Le Chico s'etait agenouille sur le tabouret de bois,
+haut et large comme une petite estrade. Presse contre ses genoux, il
+tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
+fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui,
+aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur.
+
+--Mechant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis
+d'un oiseau. Mechant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu!
+
+Il baissa la tete comme un coupable et balbutia:
+
+--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...
+
+--Dis-moi plutot que tu n'as pas voulu!... N'etait-il pas convenu
+que nous devions agir de concert... le delivrer ensemble, ou mourir
+ensemble, avec lui?
+
+--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermetique qu'il avait
+dans ses moments d'emotion violente, voici du nouveau, par exemple!
+
+Et, avec un fremissement:
+
+--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eut ete la
+condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais
+pas qu'en travaillant a sauver ma peau, je travaillais en meme temps
+pour le salut de ces deux innocentes creatures...
+
+Le Chico avoua dans un souffle:
+
+--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela...
+non, je ne le pouvais pas.
+
+--Tu preferais mourir seul?... Et moi, mechant, que serais-je
+devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...
+
+Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tete, a
+nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalite qu'elle n'eut
+pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considera un
+moment avec une ineffable tendresse, hochant la tete d'un air apitoye,
+acheva ainsi la phrase: "Je serais morte aussi... s'il etait mort." Et,
+le regard douloureux et cependant toujours affectueusement devoue qu'il
+jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement
+cette pensee que celui-ci, emporte malgre lui, lui cria:
+
+--Imbecile!...
+
+Le Chico le regarda d'un air effare, ne comprenant rien a cette
+exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami
+paraissait si fort en colere contre Lui.
+
+
+
+XX
+
+BIB-ALZAR
+
+Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
+indefiniment sans amener le denouement qu'il voulait. Il renonca donc,
+momentanement, a son projet au sujet des deux naifs amoureux, et, de sa
+voix bougonne, coupa court en s'ecriant:
+
+--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez decidement que j'enrage de
+faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ca, vivement, deux couverts
+ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne menagez ni les victuailles ni les
+bons vins!
+
+--Ah! mon Dieu! s'ecria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que,
+depuis quinze jours, vous n'avez rien pris!
+
+Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit
+crier: "Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le
+couvert de grande ceremonie. Laura, a la cave, ma fille, et montez les
+plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques
+bouteilles de vouvray, montez-en deux!...
+
+Et, a son pere, qui tronait, de blanc vetu, dans la cuisine reluisante,
+entoure de ses marmitons, gate-sauce, aides et apprentis:
+
+--Vite, padre, aux fourneaux, et preparez un de ces repas comme vous en
+feriez pour Mgr d'Espinosa lui-meme!
+
+Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui repondait:
+
+--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc a
+satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?
+
+--Mieux que cela, mon pere: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de
+retour!
+
+Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle
+prononcait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long
+des discours. Et il faut croire qu'elle n'etait pas seule a partager
+cet enthousiasme, car le digne Manuel lacha aussitot ses fourneaux pour
+aller faire son compliment a cet hote illustre.
+
+C'est que Pardaillan ignorait que son intervention a la corrida et la
+maniere magistrale dont il avait estoque le taureau l'avaient rendu
+populaire.
+
+On savait qu'il avait risque sa vie pour sauver celle de Barba
+Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui
+avait inflige une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un
+homme et dont la cour et la ville s'etaient entretenues plusieurs jours
+durant. On connaissait son arrestation et la maniere prodigieusement
+inusitee qu'il avait fallu employer pour la mener a bien.
+
+Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'etait
+attire l'inimitie du roi en prenant energiquement la defense du Torero
+menace. Or, le Torero etait la coqueluche, l'adoration des Sevillans en
+particulier et de tous les Andalous en general.
+
+Tout ceci faisait que Pardaillan etait egalement admire et de la
+noblesse et du peuple.
+
+Enfin, le couvert fut dresse, les premiers plats furent poses a cote des
+hors-d'oeuvre, ranges en bon ordre: Le diner de Manuel n'etait peut-etre
+pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annonce, mais
+les vins etaient authentiques, d'age respectable, onctueux et veloutes a
+souhait, les patisseries fines et delicates, les fruits delicieux. Et le
+gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan,
+qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des diners
+plantureux et delicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.
+
+Mais, tout en mangeant de son robuste appetit, tout en veillant a ce que
+le Chico fut copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait
+encore a faire et n'arretait pas de poser question sur question au petit
+homme.
+
+De cette sorte d'interrogatoire serre, il resulta que: le Chico ayant
+trouve un blanc-seing--qu'il remit a Pardaillan en assurant que c'etait
+lui qui l'avait perdu--avait eu l'idee de remplir ce blanc-seing, de
+facon a penetrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
+ete le possesseur, a le faire elargir immediatement.
+
+Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-meme le role du personnage
+qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pense a don
+Cesar. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu
+faire, c'etait de surprendre qu'on l'avait tire de la maison ou il etait
+garde pour le transporter de nuit a la maison des Cypres. Il avait
+immediatement concu le projet de delivrer le Torero, a seule fin qu'il
+put a son tour delivrer le chevalier.
+
+En le transportant dans cette maison, dont il connaissait a merveille
+toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulierement la
+besogne.
+
+Mais il avait vainement fouille les sous-sols de la maison sans y
+decouvrir celui qu'il cherchait.
+
+Il avait pense que le prisonnier devait etre garde en haut, dans les
+appartements. Il savait bien comment penetrer la, ce n'etait pas
+cela qui l'eut embarrasse; mais en haut, au milieu de gardes et de
+serviteurs, il ne pouvait plus etre question d'une surprise.
+
+L'aventure tournait au coup de main et ce n'etait pas lui, faible et
+chetif, qui pouvait le tenter. Il avait essaye cependant. Il avait
+failli se faire surprendre et n'avait rien trouve. Alors, en desespoir
+de cause, il avait pense a don Cervantes.
+
+Par fatalite, le poete, employe au gouvernement des Indes, avait ete
+envoye en mission a Cadix et il avait du se morfondre.
+
+En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantot
+Centurion, tantot son sergent, decouvrir le lieu de sa retraite.
+
+Elle etait enfermee au chateau de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle,
+c'est que Barba Roja, qui avait ete assez serieusement blesse par le
+taureau. Barba Roja etait maintenant sur pied, completement remis, et
+certainement il ne tarderait pas a l'aller chercher pour l'emmener chez
+lui.
+
+Tels etaient, resumes, les renseignements que le nain fournit a
+Pardaillan, attentif.
+
+Au reste, il n'etait pas seul a ecouter le petit homme.
+
+Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une
+evidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il
+remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singuliere
+indifference vis-a-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
+n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une
+douceur deferente a laquelle il ne paraissait pas preter attention, bien
+qu'elle fut toute nouvelle pour lui et dut lui paraitre tres douce.
+
+--Sais-tu, dit Pardaillan tres serieusement, lorsque le nain eut termine
+son recit, sais-tu que tu es un hardi et delie compagnon?
+
+Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite
+Juana en devinrent ecarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors
+que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une
+mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire:
+ne vous moquez pas de moi.
+
+Devant son geste, Pardaillan insista:
+
+--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel
+dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chetif! Mais j'y
+songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement reparable... et
+je veux le reparer... Comment n'y ai-je pas songe plus tot?... Je veux
+t'apprendre a manier une epee...
+
+A cette offre inesperee, quoique secretement desiree sans doute, le nain
+bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il
+s'ecria:
+
+--Quoi!... Vous consentiriez?...
+
+--Par Pilate! comme disait monsieur mon pere, je ne me dedis jamais, tu
+sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta
+premiere lecon... a l'instant meme.
+
+Le nain se mit a sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit
+des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au
+soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air tres detache:
+
+--D'autant que pour l'expedition que nous allons entreprendre ce soir et
+celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une lecon te
+sera peut-etre utile...
+
+Et, sans paraitre remarquer la soudaine paleur de la jeune fille, ni le
+regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta:
+
+--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux
+epees... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche
+d'habit pendu au mur.
+
+Et, tandis que la triste Juana, courbant la tete, sortait pour chercher
+les epees demandees, s'adressant au nain qui, dans sa joie exuberante,
+gambadait comme un fou:
+
+--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.
+
+--Peur?... fit le Chico etonne, peur de quoi?...
+
+--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingenu, il va y avoir des
+horions a donner et a recevoir!
+
+--On tachera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en
+riant. Et puis, vous serez la, tiens?
+
+--Tu ne me demandes pas ou je veux te conduire?
+
+--Tiens! comme c'est difficile a deviner! fit le Chico en haussant les
+epaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, a la
+maison des Cypres, et demain matin au chateau de Bib-Alzar!
+
+Juana avait apporte les epees et les boutons, que le chevalier ajusta a
+la pointe des lames, et, la table poussee dans un coin, dans le petit
+cabinet meme, la lecon commenca, sous l'oeil apeure de Juana.
+
+Les epees de Pardaillan etaient de longues et lourdes rapieres.
+
+Tout d'abord le Chico eprouva quelque peine a les manier. Mais il etait
+nerveux et souple; peu a peu, le poignet s'entraina et il ne sentit plus
+le poids de la rapiere, plus longue que lui de pres d'un pied.
+
+La lecon se poursuivit jusqu'a ce que la nuit fut tombee tout a fait,
+avec une patience inalterable de la part du maitre, une bonne volonte
+que rien ne rebutait de la part de l'eleve.
+
+Lorsque Pardaillan jugea que la soiree etait assez avancee et que
+l'heure etait venue, il arreta la lecon et declara gravement qu'il etait
+content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur
+passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir a
+Juana, qui avait assiste a la lecon.
+
+Le moment etant venu, Pardaillan ceignit son epee, choisit dans sa
+collection une dague assez longue, legere et resistante, quoique
+flexible, et la ceignit lui-meme a la taille du nain, tres fier de
+voir cette epee--car, pour sa taille, c'etait une longue epee--qui lui
+battait les mollets.
+
+Quand Juana vit qu'ils se disposaient a sortir, elle fit une tentative
+desesperee et demanda timidement:
+
+--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?...
+Je vous ai fait preparer un lit douillet a faire envie a un moine!
+
+--Misere de moi! gemit Pardaillan, voila bien ma malchance... Mais, ma
+mignonne, j'utiliserai ce lit douillet a mon retour et ferai de mon
+mieux pour rattraper le temps perdu.
+
+--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.
+
+--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'etonna Pardaillan.
+
+--Puisque vous dites que... l'expedition est... dangereuse... vous
+pourriez... etre... blesse...
+
+--Impossible! assura Pardaillan.
+
+--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaitre en elle.
+
+--Parce qu'une expedition--autrement dangereuse, celle-la--m'attend
+demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener a bien, il
+est clair que je reviendrai pour l'accomplir.
+
+Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana ecrasee par
+cette bizarre logique et plus inquiete qu'avant.
+
+Pardaillan, guide par le Chico, penetra dans les sous-sols de la
+mysterieuse maison des Cypres. Au bout de deux heures environ,
+Pardaillan et le nain sortirent, comme ils etaient entres, sans avoir
+ete decouverts, sans qu'il leur fut arrive la moindre mesaventure. Mais
+ils sortaient a deux comme ils etaient entres.
+
+Pardaillan avait-il reussi ou echoue dans ce qu'il etait venu tenter?
+C'est ce que nous ne saurions dire.
+
+Il etait un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrerent a
+l'hotellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les
+attendait sur le seuil de la porte.
+
+La jeune fille avait passe tout le temps qu'avait dure leur absence a
+guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil,
+elle avait constate qu'ils etaient, tous les deux, en parfait etat. Un
+long soupir de soulagement avait gonfle son sein et ses beaux yeux noirs
+avaient aussitot retrouve leur eclat joyeux.
+
+Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressee
+et chargee de victuailles appetissantes. Mais Pardaillan avait declare
+qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au
+Chico, lequel, repondant par un signe de tete affirmatif, declara que,
+lui aussi, tombait de sommeil.
+
+Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire a sa chambre, se glissa entre
+les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, prepare
+expressement a son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'a six
+heures du matin.
+
+
+
+XXI
+
+BARBA ROJA
+
+Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit
+aussitot et s'en fut droit chez un armurier ou il choisit une mignonne
+petite epee qui avait les apparences d'un jouet, mais qui etait une arme
+parfaite, flexible et resistante, en dur acier forge et non trempe.
+C'etait le present qu'il voulait faire au Chico.
+
+Son acquisition faite, il revint a l'hotellerie. Son absence n'avait pas
+dure une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'etant pas encore
+arrive, il fit preparer un dejeuner substantiel pour lui et son
+compagnon.
+
+Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels
+Centurion et Barrigon. Ils vont la-bas... je les ai suivis un moment
+pour etre sur.
+
+--Tout va bien! s'ecria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit
+compere... C'est un plaisir de travailler avec toi!
+
+Le nain rougit de plaisir.
+
+Il etait a ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan
+calcula qu'il avait du temps devant lui et resolut, pour tuer une heure,
+de donner une deuxieme lecon a son petit ami.
+
+Le nain accepta avec un empressement et une joie qui temoignaient du vif
+plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver a un
+resultat appreciable. Mais sa joie devint du delire et il se montra emu
+jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite epee que Pardaillan
+etait alle acheter a son intention.
+
+Pour couper court a son emotion et a ses remerciements, Pardaillan
+expliqua:
+
+--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te
+faut donc compenser par une habilete, une adresse et une vivacite
+superieures l'inegalite des armes. En consequence, il te faut, des
+maintenant, t'habituer a lutter avec cette petite aiguille contre ma
+rapiere du double plus longue.
+
+La lecon se prolongea le temps fixe par Pardaillan. Comme la veille, le
+professeur se declara satisfait et assura que l'eleve deviendrait un
+escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire
+redoutable.
+
+Apres la lecon, ils expedierent rapidement le dejeuner qui les attendait
+et, sans s'occuper des mines desesperees de Juana, Pardaillan et le
+Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.
+
+Tres triste, agitee de pressentiments sinistres, la petite Juana se
+remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put
+les apercevoir. Apres quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit a
+pleurer doucement. Mais, c'etait une fille de tete que la petite Juana.
+Obligee par les circonstances de diriger une maison a un age ou l'on n'a
+guere d'autre souci que se livrer a des jeux plus ou moins bruyants,
+elle avait appris a prendre de promptes resolutions.
+
+Le resultat de ses reflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un
+de ses domestiques nomme Jose, lequel Jose detenait les importantes
+fonctions de chef palefrenier de l'hotellerie, et lui donna ses ordres.
+
+Un petit quart d'heure plus tard, Jose sortit de l'auberge conduisant
+par la bride un vigoureux cheval attele a une petite charrette. Dans la
+charrette, etendues sur des bottes de paille, bien enveloppees dans de
+grandes mantes noires dont les capuchons etaient rabattus sur la figure,
+etaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier,
+marchant d'un bon pas a cote du cheval, prit le chemin de la porte de
+Bib-Alzar...
+
+Le meme chemin que venait de prendre Pardaillan.
+
+Le chateau fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, veritable
+nid de vautours, remontait a l'epoque des grandes luttes contre les
+Maures envahisseurs.
+
+Suivant les regles du temps, concernant l'art de la fortification, il
+etait bati sur une emmenee. Ses tours crenelees, dressees menacantes
+vers le ciel, etaient dominees par la masse centrale du donjon, lequel
+etait surmonte, au nord et au midi, de deux echauguettes en poivriere:
+yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une
+vigilance de tous les instants.
+
+Comme dans toute residence royale, il y avait la une petite garnison
+et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec
+empressement toutes les occasions de se rendre a la ville proche.
+
+En ce moment, grace a la presence du roi a Seville, l'ennui pesait plus
+que jamais sur la garnison, attendu qu'il etait interdit, sous peine de
+mort, de sortir du chateau, sous quelque pretexte que ce fut, a moins
+d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.
+
+Cette defense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats,
+et non les serviteurs.
+
+La grand-route passait au pied de l'eminence que dominait le chateau.
+La, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre
+a la litiere royale de passer. C'etait le seul chemin visible qui
+permettait d'aboutir du chateau a la route.
+
+Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui
+permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, a
+part le gouverneur, et encore n'etait-ce pas bien sur.
+
+Telles etaient les explications que le Chico avait donnees a Pardaillan.
+Lorsqu'ils arriverent au pied de l'eminence, il etait un peu plus de dix
+heures.
+
+Pardaillan etait donc en avance de pres d'une heure sur l'heure que lui
+avait indiquee d'Espinosa.
+
+D'un coup d'oeil expert, il eut tot fait de se rendre compte de la
+disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait
+de la forteresse devait passer forcement devant lui. Donc, il etait
+impossible qu'on emmenat la Giralda sans qu'on la vit.
+
+En attendant, il placa le Chico en sentinelle, derriere un quartier de
+roche, dans un endroit assez eloigne de la porte d'entree.
+
+Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il
+tenait a ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait
+lui etre d'aucune utilite, ne se trouvat pas expose inutilement.
+
+Apres quoi, tranquille de ce cote, il vint se poster a quelques toises
+du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait,
+haute et drue, sur les cotes, bordant les fosses de la petite esplanade
+qui s'etendait devant l'entree du chateau fort. Et il attendit.
+
+Il entendit enfin le bruit des chaines qui se deroulaient et vit le
+pont-levis s'abaisser lentement.
+
+Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'epee a
+la main.
+
+En effet, c'etait bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda
+endormie ou evanouie.
+
+Mais le colosse etait entoure d'une troupe d'hommes d'armes dont les
+sinistres physionomies etaient, a elles seules, un epouvantail capable
+de mettre en fuite le plus resolu des chercheurs d'aventures. Et, en
+tete de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
+sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement tries sur
+le volet, immediatement derriere Barba Roja venaient l'ex-bachelier
+Centurion et son sergent Barrigon.
+
+Pardaillan ne preta qu'une mediocre attention a cette bande de
+malandrins armes de formidables rapieres, sans compter la dague qu'ils
+avaient tous, pendue au cote droit.
+
+Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans
+ses bras. Il laissa la troupe, tout entiere sortir de la voute et
+s'engager sur la petite esplanade.
+
+Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la
+bande etait sortie, il se redressa doucement et, sans hate, il alla se
+camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible a force de calme
+et de froide resolution, il cria, comme un officier commandant une
+manoeuvre:
+
+--Halte... On ne passe pas!
+
+Barba Roja crut que, derriere cet extravagant audacieux, devait se
+trouver une troupe au moins egale a la sienne, et il s'arreta net,
+immobilisant ses hommes derriere lui.
+
+Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il etait seul,
+parfaitement seul, au milieu du chemin.
+
+Il eut un sourire terrible.
+
+Par Dieu! la partie etait belle!
+
+Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficele,
+l'obliger a assister au deshonneur de la donzelle qu'il aimait, apres
+quoi un coup de poignard bien applique le debarrasserait a tout jamais
+du Francais maudit.
+
+Tel fut le plan qui germa instantanement dans la cervelle du colosse, et
+de la reussite duquel il ne douta pas un instant.
+
+Peut-etre eut-il montre moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se
+passait dans l'esprit de ses diables a quatre. En effet, en exceptant
+Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui
+rester fideles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
+entrain qui decide de la victoire... surtout quand on a pour soi le
+nombre.
+
+C'est que ces treize-la avaient deja eu affaire a Pardaillan; ces
+treize-la etaient ceux qui avaient ete si fort malmenes dans la fameuse
+grotte de la maison des Cypres.
+
+Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet
+etat d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de
+Pardaillan.
+
+Il se crut sincerement le plus fort, assure de la victoire, et resolut
+de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de
+l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie
+et de mepris dans sa voix pour s'ecrier:
+
+--Ca, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il
+prenne garde de trouver les etrivieres... en attendant une bonne corde!
+
+--Fi donc! repliqua la voix tres calme de Pardaillan. Votre bourse, mon
+petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour ou
+je dus, pour sauver votre carcasse, mettre a mal une pauvre bete,
+assurement moins brute que vous!
+
+Barba Roja avait espere s'amuser aux depens de Pardaillan. Il aurait du
+cependant se souvenir de la scene de l'antichambre royale et savoir qu'a
+ce jeu-la, comme aux autres, il n'etait pas de force a se mesurer avec
+lui.
+
+Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui
+rappeler que, somme toute, il lui avait sauve la vie, il etrangla de
+honte et de fureur. Il ne chercha plus a railler et a s'amuser, et il
+grinca:
+
+--Miserable mecreant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est
+encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible...
+
+--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux etrivieres, on les
+applique aux petits garcons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui
+me retient de vous les appliquer seance tenante... ne fut-ce que pour
+voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon
+petit?
+
+Barba Roja ecumait. Il acheva de perdre la tete et, sans trop savoir ce
+qu'il disait, cria:
+
+--Ca, que veux-tu?
+
+--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naif. Je veux simplement te
+debarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est
+trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!
+
+--Place! par le Christ! hurla le colosse.
+
+--On ne passe pas! repeta Pardaillan en lui presentant la pointe de sa
+rapiere.
+
+A ce moment-la, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne
+s'obstinat a garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eut fort
+embarrasse.
+
+Heureusement, l'intelligence du colosse etait loin d'egaler sa force.
+Exaspere par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille
+a terre et se rua tete baisse, l'epee haute.
+
+En meme temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquerent.
+Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes
+parts a l'atteindre. Il dedaigna de s'en occuper.
+
+Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison,
+que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup
+droit, foudroyant, presque au juge, il se fendit a fond.
+
+Barba Roja, traverse de part en part, leva les bras, laissa tomber son
+epee et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang.
+
+Un instant, il talonna le sol a coups furieux, puis il se tint immobile:
+il etait mort.
+
+Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-la,
+comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-la avait
+aussi une haine a satisfaire.
+
+Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion a
+l'epaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de
+Barrigon, qui le serrait de trop pres.
+
+Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan
+n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement
+pour gagner honnetement l'argent qu'on leur donnait, etaient loin de
+montrer la meme ardeur que les trois chefs qui venaient d'etre mis hors
+de combat.
+
+--A qui le tour? lanca Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tater de
+Giboulee?
+
+Et aussitot deux hurlement attesterent que deux hommes avaient tate de
+Giboulee.
+
+Les treize, en effet, avaient eu cette supreme pudeur de tenter--pour
+la forme--une illusoire resistance. Lorsqu'ils entendirent le double
+hurlement de douleur de deux des leurs, ils etaient deja prets a lacher
+pied.
+
+Pour comble de malchance, voici qu'a cet instant precis des
+glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose,
+ils ne savaient quoi, un etrange petit animal, quelque petit demon,
+suppot de ce grand diable, sans doute, qui n'arretait pas de pousser des
+cris percants qui leur dechiraient les oreilles, se glissa entre leurs
+jambes et, partout ou cette fantastique et insaisissable petite bete se
+faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, a la cuisse ou
+au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement ou la terreur
+superstitieuse tenait autant de place que la douleur reelle, et, sans
+demander son reste, le blesse, reunissant toutes ses forces, se hatait
+de tirer au large, se defilant de son mieux le long des bas-cotes du
+sentier.
+
+En moins de temps qu'il n'en faut pour l'ecrire, la place se trouva
+deblayee.
+
+Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et
+les corps evanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombes non
+loin de la Giralda.
+
+
+
+XXII
+
+L'AVEU DU CHICO
+
+Alors, Pardaillan partit d'un long eclat de rire, et, s'adressant a ce
+diablotin qui avait seme la panique dans la troupe des spadassins, et
+continuait a pousser des clameurs aigues, entrecoupees d'eclats de
+rire sardoniques, et se demenait en brandissant une longue aiguille a
+tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus
+blesses et fuyant, tels des lievres:
+
+--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasme.
+
+Mais, aussitot, il se reprit et, tres severe:
+
+--Est-ce ainsi que tu obeis a mes ordres?...
+
+La joie qui animait la tete fine et intelligente du nain tomba soudain.
+
+Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de
+Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait pousse la
+poltronnerie jusqu'a demeurer spectateur impassible de l'inegale lutte.
+
+--Imbecile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La
+lutte etait inegale, en effet... mais pas a leur avantage... puisqu'ils
+sont en fuite.
+
+--C'est vrai, tout de meme, avoua le nain.
+
+--Malheureux! Et si tu avais ete tue?... Je n'aurais jamais ose me
+representer devant certaine hotesse que tu connais.
+
+Et, pour couper court a l'embarras du Chico, il se dirigea vers la
+Giralda, evanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du
+tranchant de son epee, se mit a couper les cordes qui liaient ses pieds
+et ses mains. A ce moment, il entendit la voix etranglee du Chico crier:
+
+--Gardez-vous!...
+
+En meme temps, il percut comme un glissement sur son dos, et, tout de
+suite apres, un grand cri suivi d'un rale. Il se redressa d'un bond,
+l'epee a la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'etait passe.
+
+Centurion, qu'il avait cru mort ou evanoui, n'avait pas perdu
+connaissance, malgre sa blessure.
+
+Or, Pardaillan s'etait accroupi a quelques pas du bravo et lui tournait
+le dos. Alors, celui-ci s'etait dit que, s'il pouvait ramper jusqu'a
+lui, il pourrait, d'un coup de dague donne dans le dos, assouvir sa
+haine. Et il s'etait mis en marche, avec des precautions infinies,
+etouffant de son mieux les gemissements que chacun de ses mouvements lui
+arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.
+
+Au moment ou il se redressait peniblement pour porter le coup mortel a
+l'homme qu'il haissait, le nain l'avait apercu et s'etait jete devant
+lui, le bras leve.
+
+Le pauvre petit homme avait recu le coup de dague en pleine poitrine,
+et c'etait lui qui avait pousse ce grand cri qui avait fait frissonner
+Pardaillan. Mais, en meme temps, il avait eu la satisfaction de plonger
+sa petite epee, jusqu'a la garde, dans la gorge du miserable qui avait
+fait entendre ce rale etouffe et s'etait abattu, la face contre terre.
+
+Fou de douleur a la vue du nain qui perdait des flots de sang,
+Pardaillan, pris d'une de ces coleres terribles, cria:
+
+--Ah! vipere!
+
+Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tete du
+miserable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile a jamais.
+
+Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espere, grace a l'appui
+de Fausta, devenir un puissant personnage.
+
+--Chico! mon pauvre petit Chico! rala Pardaillan, qui prit doucement le
+nain dans ses bras.
+
+Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le devouement et
+toute l'affection dont son petit coeur etait rempli; un sourire tres
+doux erra sur ses levres, et il murmura:
+
+--Je... suis... content!
+
+Et il s'abandonna, evanoui, dans les bras qui le soutenaient.
+
+Pale de douleur et de desespoir, Pardaillan defit rapidement le
+pourpoint et se mit a verifier la blessure avec la competence d'un
+chirurgien consomme. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine
+oppressee, et, avec un sourire radieux, il s'ecria tout haut:
+
+--C'est un vrai miracle!... La lame a glisse sur les cotes... Dans huit
+jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraitra plus... C'est egal,
+j'ai eu peur!
+
+Tranquillise sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et
+railleur reprit le dessus, et il songea:
+
+--Me Voila bien loti!... une femme evanouie et un enfant blesse sur les
+bras!... He! mais... morbleu! voici mon affaire.
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la vue d'une charrette qui
+s'etait arretee en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se
+tenait a cote du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou
+continuer par la grand-route ou grimper par le sentier.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps etendus a terre. Et sa
+resolution fut prise. Il cria a pleins poumons au charretier:
+
+Ho! l'homme!... Si vous etes chretien, attendez un moment!
+
+Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette
+feminine se dresser debout dans la charrette, descendre precipitamment,
+et se ruer a l'assaut du sentier.
+
+"Bon! songea Pardaillan, tout va bien."
+
+Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico
+et se mit a descendre doucement, sans paraitre gene par son double
+fardeau. Au fur et a mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait
+a sa rencontre precipitait sa marche, et, bientot, malgre la mante qui
+la recouvrait, il la reconnut.
+
+--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchante au fond de
+la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver a
+propos!...
+
+En effet, c'etait la petite Juana qui grimpait precipitamment le
+sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et
+pestant, a son ordinaire.
+
+A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une
+angoisse mortelle l'etreindre; en l'entendant appeler, elle avait
+compris qu'un malheur etait arrive. Elle en avait le pressentiment
+douloureux puisque c'est ce qui l'avait decidee a tenter cette demarche
+plutot risquee.
+
+Elle avait bondi hors de la charrette et s'etait mise a courir a la
+rencontre du chevalier.
+
+En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux
+corps qui semblaient prives de vie.
+
+Un affreux sanglot dechira sa gorge contractee. Le malheur pressenti
+etait arrive!
+
+Sans forces, elle s'arreta, plus pale peut-etre que le blesse que
+Pardaillan tenait dans ses bras, et elle rala:
+
+--Il est mort, n'est-ce pas?
+
+Comme s'il avait la tete egaree par la douleur, Pardaillan repondit
+d'une voix sourde:
+
+--Pas encore!
+
+Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il
+venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.
+
+La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme.
+Seulement, de pale qu'elle etait, elle devint livide, et, lorsque
+Pardaillan passa pres d'elle, il courba la tete d'un air honteux, sous
+le regard de douloureux reproche qu'elle lui decocha.
+
+Et elle se mit a le suivre, du pas raide, saccade d'un automate.
+
+Pres de la charrette, Pardaillan deposa la Giralda dans les bras de la
+duegne en disant d'un air bourru:
+
+--Occupez-vous de celle-ci.
+
+Et, se baissant, il etendit doucement le blesse sur l'herbe roussie qui
+bordait la route.
+
+En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide,
+couvert de sang, ses paupieres mi-closes laissant apercevoir le blanc de
+l'oeil revulse, la petite Juana sentit un affreux dechirement dans tout
+son etre et s'abattit sur les genoux.
+
+Elle prit doucement dans ses bras la tete si pale de son ami, et,
+sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait
+horriblement gene par le spectacle de ce desespoir morne, elle se mit a
+le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
+avec une tendresse infinie:
+
+--Chico!... Chico!... Chico!...
+
+Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le
+coeur fidele du petit homme, l'amour puissant, naif et sincere, montra
+une fois de plus quel etait son pouvoir: le blesse reprit ses sens.
+
+Tout de suite, il vit dans quels bras adores il etait blotti, tout de
+suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il
+leur sourit, les enveloppant dans le meme sourire.
+
+Et, d'un regard d'une eloquence muette, il interrogea son grand ami, qui
+detourna les yeux d'un air embarrasse.
+
+--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blesse.
+
+--Helas!... murmura Pardaillan.
+
+Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits
+fins.
+
+Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitot. Il reprit vite
+possession de lui et retrouva, avec sa serenite, son bon sourire de
+chien devoue, a l'adresse des deux seuls etres qu'il eut aimes au monde,
+et il murmura:
+
+--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.
+
+Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent
+a flots presses de ses yeux endoloris. Tres doucement, il demanda:
+
+--Pourquoi pleures-tu, Juana?
+
+--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?
+
+--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blesse. Vois-tu, il vaut
+mieux que je m'en aille... J'aurais ete une gene pour toi... et moi...
+j'aurais ete tres malheureux!
+
+--Luis!... Luis!...
+
+--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais
+mourir...
+
+Et, comme s'il eut voulu etre bien sur avant de dire ce qu'il avait a
+dire, il insista en fixant Pardaillan:
+
+--Car je vais mourir, n'est-ce pas?
+
+Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son desespoir, n'avait
+plus toute sa presence d'esprit, car, au lieu de le reconforter par
+des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanite la plus
+elementaire, il cacha sa tete dans ses mains, pour dissimuler
+ses larmes, sans doute, et, en meme temps, de la tete, il disait
+frenetiquement: "Oui! Oui!"
+
+Sans remarquer cette insistance feroce, le nain continua, toujours avec
+la meme douceur:
+
+--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je
+t'aimais... je t'aimais bien.
+
+--Helas!... moi aussi, gemit la jeune fille.
+
+--Mais moi, fit le blesse avec un triste sourire, moi, Juana, je ne
+t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma...
+ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela...
+mais je vais mourir... ca n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana...
+je t'aimais...
+
+--Chico! sanglota la petite Juana, eperdue, Chico! tu me brises le
+coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un
+frere!...
+
+--Oh! murmura le blesse, ebloui, qui trouva la force de redresser sa
+petite tete, oh!... dis-tu vrai?...
+
+--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tete chere
+dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aime!...
+
+Une expression de joie celeste se repandit sur les traits du nain.
+
+--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir.
+
+--Luis! cria Juana a demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je
+t'aime!...
+
+--Trop... tard!... fit encore une fois le nain.
+
+Et il se renversa, evanoui.
+
+--Eh! mordieu! eclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il
+n'est pas mort!... Il ne mourra pas!
+
+--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tete, ne jouez
+pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincere!...
+
+--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je
+l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une
+douleur sincere?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.
+
+--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il
+s'agite... Et il ne mourra pas!
+
+--Juana, fit le blesse, dans un cri de joie delirante, puisqu'il le
+dit... c'est que c'est la verite... Je ne mourrai pas!...
+
+Et avec une inquietude navrante:
+
+--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand meme?
+
+--Oh! mechant... peux-tu faire pareille question?
+
+Et, pour cacher son trouble:
+
+--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comedie lugubre?...
+Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer?
+
+--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comedie, dites-vous!... Eh! par
+Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible
+timide a prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!
+
+--Ainsi, c'etait pour cela?
+
+--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux
+mains.
+
+--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...
+
+Et, avec un accent de gratitude infinie:
+
+--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des creatures... Ne vous
+devrai-je pas mon bonheur?
+
+Alors, se penchant sur elle, designant le Chico du coin de l'oeil,
+Pardaillan lui dit tout bas:
+
+--Ne vous avais-je pas predit que vous finiriez par l'aimer?
+
+--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.
+
+Pardaillan se mit a rire, de son bon rire si clair.
+
+--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous predis?
+
+--Quoi donc?
+
+--C'est que votre premier enfant sera un garcon...
+
+Juana rougit, et, considerant la petite taille du nain, secoua la tete
+d'un air de doute.
+
+Un garcon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean
+en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera
+solide comme un chene.
+
+--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous
+promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous.
+
+Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait a rien. Il croyait
+faire un reve delicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se reveiller
+jamais.
+
+
+
+XXIII
+
+L'ECHAPPE DE L'ENFER
+
+Le premier soin de Juana, en arrivant a l'hotellerie, fut,
+naturellement, de faire appeler un medecin.
+
+Pardaillan, bien qu'il fut a peu pres sur de ne pas s'etre trompe,
+attendit impatiemment que le savant personnage, apres un minutieux
+examen de la blessure, se fut prononce.
+
+Il arriva que le medecin confirma de tous points ses propres paroles.
+Avant huit jours, le blesse serait sur pied... C'etait miracle qu'il
+n'eut pas ete tue roide.
+
+Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgre la chaleur, s'enveloppa dans
+son manteau et s'eclipsa a la douce, sans rien dire a personne. Dehors,
+il se mit a marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et,
+avec un sourire terrible, il murmura:
+
+"A nous deux, Fausta!"
+
+Fausta, apres l'arrestation de Pardaillan et l'enlevement de don Cesar,
+etait rentree chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur
+la place San Francisco.
+
+Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforca de le rayer de son
+esprit et de ne plus songer a lui.
+
+Toutes ses pensees se porterent sur don Cesar et, par consequent, sur
+les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base
+son mariage avec le fils de don Carlos.
+
+Les choses n'etaient peut-etre pas au point ou elle les eut voulues;
+mais, a tout prendre, elle n'avait pas lieu d'etre mecontente.
+
+Pardaillan n'etait plus. La Giralda etait aux mains de don Almaran, qui
+avait eu la stupidite de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout
+blesse qu'il fut ne lacherait pas sa proie. Le Torero etait dans une
+maison a elle, chez des gens a elle.
+
+En ayant la prudence de laisser oublier les evenements qui s'etaient
+produits lors de l'arrestation projetee du Torero, en s'abstenant
+surtout de se rendre elle-meme dans cette maison, elle etait a peu pres
+certaine que d'Espinosa ne decouvrirait pas la retraite ou etait cache
+le prince.
+
+Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quietude seraient
+venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne
+et elle saurait bien le decider a adopter ses vues. Plus tard, aussi,
+lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcee, elle s'occuperait de
+son fils... le fils de Pardaillan.
+
+Un seul point noir: d'Espinosa paraissait etre admirablement renseigne
+au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana etait le chef
+avere et dont elle etait elle, le chef occulte.
+
+D'Espinosa devait, par consequent, connaitre son role a elle, dans cette
+affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais souffle mot. Une chose
+aussi l'agacait. Elle sentait planer autour d'elle et meme chez elle une
+surveillance occulte qui, a la longue, devenait intolerable.
+
+Fausta avait compris. Somme toute, elle etait prisonniere. Cela ne
+l'inquietait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait,
+elle saurait fausser compagnie a son terrible allie: d'Espinosa. Mais
+cela l'enervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une reponse
+satisfaisante, quelles etaient les intentions du grand inquisiteur a son
+egard:
+
+Tout ceci avait ete cause que, pendant les quinze jours qu'avait dure la
+detention de Pardaillan, elle s'etait tenue sur une extreme reserve.
+
+Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de
+Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'etat du prisonnier et de
+ce qui avait ete fait ou se preparait.
+
+La veille de ce jour ou nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux
+griffes de Barba Roja, elle etait allee, dans la soiree, faire sa visite
+au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton etrange,
+avait repondu:
+
+--Les tourments du sire de Pardaillan sont termines.
+
+--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demande Fausta.
+
+Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait
+repete sa phrase:
+
+--Ses tourments sont termines.
+
+En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, completement
+remis, il avait projete d'aller le lendemain au chateau de Bib-Alzar, ou
+l'appelait il ne savait quelle affaire.
+
+Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle etait cette affaire qui
+appelait Barba Roja a la forteresse de Bib-Alzar. Et elle etait rentree
+chez elle.
+
+Or, ce jour, une heure environ apres le moment ou nous avons vu
+Pardaillan s'eloigner en murmurant: "A nous deux, Fausta!", la princesse
+se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne
+l'a pas oublie sans doute, communiquait par une porte secrete avec les
+sous-sols mysterieux de la somptueuse demeure.
+
+Au moment ou nous penetrons dans cette petite piece, tres simplement
+meublee, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec
+le Torero.
+
+--Madame, disait le Torero d'une voix tres triste, croyant m'amener a
+accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous
+avez eu la cruaute de me faire connaitre la douloureuse et sombre verite
+sur ma naissance. Peut-etre eut-il ete plus humain de me laisser ignorer
+cette fatale verite!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus a y
+revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner
+inutilement? Je ne suis pas le frenetique ambitieux que vous avez
+souhaite, et, maintenant plus que jamais, je suis resolu a ne pas me
+dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre
+chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de
+France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tacher de me faire ma place
+au soleil. Le reve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que
+j'ai choisie.
+
+--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle
+deception, croyant m'adresser a des hommes, de ne rencontrer que
+des femmes... de miserables et faibles femmes, qui ne vivent que
+de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-meme?... Ce
+Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu?
+
+--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation
+du chevalier.
+
+--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la
+pernicieuse influence t'a souffle ta stupide resistance. Mort fou... fou
+furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux etait tout designe pour servir de
+modele a cet autre fou que tu es toi-meme! Et c'est moi, moi Fausta, qui
+l'ai accule a la folie, moi qui l'ai precipite dans le neant.
+
+--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre...
+
+D'un geste violent, Fausta l'interrompit.
+
+--Tu m'ecouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au
+moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces
+murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardee... Quant a
+ta bien-aimee... cette miserable bohemienne pour qui tu refuses le trone
+que je t'offre... eh bien... sache-le donc, miserable fou, elle est
+morte... morte, entends-tu?... morte deshonoree, salie par les baisers
+de Barba Roja... Sois donc fidele a son souvenir... Peut-etre, toi
+aussi, a l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu resolu de vivre
+eternellement fidele au souvenir d'une morte... une morte souillee!
+
+D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des
+yeux de dement, il lui cria dans la figure:
+
+--Repetez... repetez ces infames paroles... et, j'en jure Dieu, votre
+derniere heure est venue!...
+
+Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas a se degager de son
+etreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en
+sortit un mignon petit poignard.
+
+--Une simple piqure de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La
+pointe de ce stylet a ete plongee dans un poison qui ne pardonne pas.
+
+Profitant de sa stupeur, elle se degagea d'un geste brusque, et,
+s'adossant a la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:
+
+--Je repete: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta
+fiancee est morte souillee... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu
+vas mourir desespere... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!...
+
+En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte
+secrete, et, sans se retourner, elle fit un bond en arriere.
+
+Elle se heurta a une poitrine humaine. Un homme etait la... derriere
+cette porte secrete qu'elle croyait etre seule a connaitre... Un homme
+qui avait entendu, peut-etre, ce qu'elle venait de dire. Qui etait cet
+homme? Peu importait. L'essentiel etait qu'il disparut. Elle leva le
+bras arme du poignard empoisonne et l'abattit dans un geste foudroyant.
+
+Sa main fut happee au passage par une autre main, une tenaille vivante
+qui lui broya le poignet et l'obligea a lacher l'arme mortelle, ensuite
+de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix
+narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait:
+
+--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je
+encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour...
+Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.
+
+A ces paroles, a cette apparition inattendue, un double cri, jete sur un
+ton different, retentit:
+
+--Pardaillan!...
+
+--Moi-meme, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrete
+comme pour en interdire l'approche a Fausta.
+
+Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colere
+terrible, il reprit:
+
+--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien.
+Dieu merci!... Et quant a la folie furieuse dont vous parliez tout
+a l'heure... peut-etre suis-je fou, en effet, mais c'est du desir
+imperieux de vous ecraser comme une bete venimeuse que vous etes!
+
+--Pardaillan!... vivant!... repeta Fausta.
+
+--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie
+Giralda que vous aviez condamnee et qui n'a pas ete souillee par
+l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement
+expedie dans un autre monde... avant qu'il eut pu consommer l'attentat
+odieux que vous aviez premedite... N'avez-vous pas proclame que tout
+cela etait votre oeuvre?...
+
+--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.
+
+--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...
+
+--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...
+
+Cependant Fausta s'etait ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu
+sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.
+
+--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain
+qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa
+main... a lui...
+
+Et, d'un geste prompt comme l'eclair elle saisit un petit sifflet
+d'argent qu'elle avait suspendu a son cou et le porta a ses levres.
+
+Pardaillan vit le geste. Il eut pu l'arreter. Il dedaigna de le faire.
+
+Mais, en meme temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide
+encore, tira d'un meme coup sa dague et son epee, et tendant la dague
+a don Cesar, desarme, avec une physionomie hermetique, une voix
+etrangement calme:
+
+--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour
+vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame...
+gardez-la-moi precieusement... Vous m'en repondrez sur votre vie... Au
+moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitie... comme un
+chien enrage.
+
+Et avec un accent d'irresistible autorite:
+
+--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons
+quittes, mon prince.
+
+Cependant la porte s'etait ouverte. Quatre hommes, l'epee nue a la main,
+se montrerent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas
+a trouver la cet adversaire, car ils s'arreterent indecis et se
+consulterent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur
+hesitation, de sa voix narquoise, railla:
+
+--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery,
+monsieur de Sainte-Maline, enchante de vous revoir!
+
+--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout
+l'honneur est pour nous.
+
+Chalabre et Montsery executerent la plus impeccable des reverences de
+cour que Pardaillan leur rendit tres poliment, en ajoutant:
+
+--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre a mal le sire
+de Pardaillan... S'il ne m'etait si cher, et pour cause, je vous
+souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.
+
+--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.
+
+--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta
+Chalabre.
+
+Le quatrieme personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'etait
+autre que Bussi-Leclerc.
+
+Sa stupeur avait ete telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il etait
+encore la, sans parole, immobile, les yeux exorbites, comme petrifie.
+
+Pardaillan l'avait tout de suite apercu, mais, suivant une tactique qui
+avait le don d'exasperer le celebre bretteur, il feignait de ne pas le
+voir.
+
+Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline,
+il s'ecria tout a coup avec un air de surprise indignee:
+
+--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des
+gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable
+compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le
+donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
+s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc!
+
+Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot,
+les dents serrees, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court
+aux compliments alambiques en se ruant, l'epee haute, et les autres
+bondirent a la rescousse.
+
+Pendant un moment, qui parut mortellement long a Fausta gardee a vue par
+le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du
+fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence.
+
+La piece etait petite; si simplement meublee qu'elle fut, les quelques
+meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et genaient les
+mouvements.
+
+Les quatre bravi se genaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient.
+
+Pardaillan etait plus libre de ses mouvements qu'eux. Il etait reste le
+dos tourne a la porte secrete ouverte derriere lui.
+
+Fausta avait immediatement remarque ce detail. Elle se disait que si
+Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entrainer avec lui, bondir par
+cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi derobe a la
+lache agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
+pas voulu.
+
+Pourquoi? Parce qu'il etait sur de battre ses agresseurs, se repondait
+Fausta.
+
+Et un morne desespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle
+sentait que Pardaillan serait vainqueur.
+
+Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils
+bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient
+d'un bond de fauve, s'ecrasaient sur le parquet pour se relever
+aussitot, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables
+sortaient de leurs bouches crispees.
+
+Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avancait
+pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle.
+
+Il semblait s'etre interdit de franchir cette porte ouverte derriere
+lui. Son epee seule agissait. Elle etait partout a la fois, parant ici,
+frappant la.
+
+Cependant Pardaillan aussi commencait a s'echauffer, et il se disait
+surtout qu'il etait temps d'en finir.
+
+Alors il se mit en marche, attaquant a son tour avec une impetuosite
+irresistible.
+
+Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver
+arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi
+tomba comme une masse.
+
+Or, pendant tout le temps qu'avait dure cette lutte inegale, Bussi
+n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait
+et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait:
+"Il va me desarmer... encore!" Si bien que, lorsqu'il recut le coup
+en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en
+rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:
+
+--Enfin!...
+
+Et il demeura immobile... a jamais.
+
+Alors Pardaillan s'occupa serieusement des trois qui restaient. Et aussi
+paisiblement que s'il eut ete sur les planches d'une salle d'armes, il
+dit tres serieusement:
+
+--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fites
+un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grace de la
+vie...
+
+Et avec un froncement de sourcils:
+
+--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois oblige de
+vous condamner a l'inaction... pour un bout de temps.
+
+Il achevait a peine que Sainte-Maline, la cuisse traversee, s'ecroulait
+en poussant un cri de douleur.
+
+--Un!... compta froidement Pardaillan.
+
+Et presque aussitot:
+
+--Deux!
+
+C'etait Chalabre qui etait atteint a l'epaule.
+
+Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son epee et dit
+doucement:
+
+--Allez-vous-en!
+
+--Fi! monsieur, s'ecria Montsery, rouge d'indignation, je ne merite pas
+l'injure que vous me faites.
+
+Et il se rua a corps perdu.
+
+--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande
+pardon... Trois!...
+
+--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son
+poignet droit traverse de part en part. Vous etes un galant homme...
+Merci!
+
+Et il s'evanouit.
+
+Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme
+un coup de fouet, il dit en montrant la porte par ou les bravi avaient
+fait irruption:
+
+--Si vous avez d'autres assassins apostes par la... ne vous genez pas...
+usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre
+sein...
+
+Morne, desemparee pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, Fausta
+fit: non! d'un signe de tete farouche.
+
+--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie meprisante, eh! quoi! quatre
+pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en
+cherchant bien!...
+
+--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondement decourage.
+
+--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous
+refusez mon offre pourtant seduisante, permettez que je prenne mes
+precautions pour qu'on ne vienne pas nous deranger.
+
+En disant ces mots, il alla fermer la porte a clef, poussa le verrou
+interieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement
+vers Fausta, et son visage, jusque-la railleur et dedaigneux, avait pris
+une expression de menace si terrible que Fausta, affolee, clama dans son
+esprit:
+
+--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...
+
+Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une
+lenteur effroyable.
+
+Et elle, petrifiee, avec des yeux sans expression, le regardait
+s'approcher sans faire un mouvement.
+
+Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les
+dents, avec un regard effrayant, d'un eclat insoutenable, avec la meme
+lenteur calculee, il leva les mains et les abattit sur ses epaules qui
+ployerent. Puis les mains remonterent, s'arreterent au cou qu'elles
+agripperent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton,
+commencerent d'exercer l'inevitable et mortelle pression.
+
+Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tete dans les epaules. Ses
+yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs,
+se leverent sur lui effares, suppliants, et, dans un gemissement, elle
+implora:
+
+--Pardaillan!... ne me tue pas!...
+
+--Ah! eclata Pardaillan, avec un eclat de rire plus effrayant que sa
+colere de tout a l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de
+mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...
+
+Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait
+abandonnee un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un
+accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
+
+--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.
+
+--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demande
+grace... la... a l'instant.
+
+--J'ai demande grace, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi.
+
+Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du
+Torero qui suivait cette scene fantastique avec un interet passionne,
+elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, dechira d'un geste
+violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu,
+avec un accent de froide resolution:
+
+--Repete que Fausta a peur... et je tombe foudroyee a tes pieds... Et
+toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demande grace.
+
+Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.
+
+"Soit, dit-il. Je ne repeterai pas... J'attendrai, pour me prononcer,
+que vous vous soyez expliquee... Car, enfin, vous ne sauriez nier que
+vous avez demande grace!
+
+--Oui, je t'ai demande grace... et je le ferais encore... Mais ecoute,
+Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer
+qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...
+
+Et comme il la regardait d'un air etonne, cherchant a comprendre le sens
+de ses paroles:
+
+--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
+
+Et elle continua en s'animant peu a peu:
+
+--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherche a t'atteindre par les
+moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai ete froidement
+cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai
+toujours aime... et toi, tu m'as dedaignee... Comprends-tu?... Mais,
+si j'ai ete implacable et odieuse dans ma haine, qui etait de l'amour,
+entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai
+pas voulu qu'un jour ton fils put se dresser devant toi et te demander:
+
+--Qu'avez-vous fait de ma mere?
+
+--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivat... parce que je
+suis la mere de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai
+demande grace? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mere de ton enfant?
+
+En entendant ces paroles, qu'il etait a mille lieues de prevoir, le
+sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'etonnement, un etonnement
+prodigieux.
+
+Eh! quoi! il etait pere?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...
+
+On comprend qu'il voulut savoir a quoi s'en tenir sur la naissance de
+ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le recit des evenements
+relates dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan ecouta
+ce recit avec une attention soutenue, et quand elle eut termine:
+
+--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-etre, a l'heure qu'il
+est, a Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne
+mere, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant...
+Il est vrai que vous aviez fort a faire... et de si graves choses...
+Enfin, ce qui est fait est fait.
+
+Fausta courba la tete.
+
+--Que comptez-vous faire? fit-elle.
+
+--Mais... je compte rentrer a Paris... puisque aussi bien ma mission est
+terminee.
+
+--Vous avez le document?
+
+--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?
+
+--Je n'ai plus rien a faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je
+compte me retirer en Italie, ou on me laissera vivre tranquille... Je
+l'espere, du moins.
+
+Ils se regarderent un moment fixement, puis ils detournerent leurs
+regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de
+l'enfant. Peut-etre chacun avait-il a part soi son idee bien arretee,
+qu'il tenait a ne pas devoiler.
+
+Pardaillan se leva et, s'inclinant legerement:
+
+--Adieu, madame, fit-il froidement.
+
+--Adieu, Pardaillan! repondit-elle sur le meme ton.
+
+
+
+EPILOGUE
+
+En rentrant a l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un
+dominicain qui l'attendait patiemment.
+
+Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer a
+sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M.
+l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En meme temps le moine
+remit a Pardaillan un sauf-conduit en regle pour lui et sa suite, plus
+un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don Cesar el Torero, payables a
+volonte dans n'importe quelle ville du royaume, ou a Paris, ou encore
+dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres.
+
+Le roi recut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne
+ne ferait aucune difficulte pour reconnaitre Sa Majeste de Navarre comme
+roi de France le jour ou Elle se convertirait a la religion catholique.
+
+D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que
+le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave,
+au plus digne gentilhomme qu'il eut jamais eu a combattre.
+
+Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, etait une
+epee de combat, une longue, solide et merveilleuse rapiere, signee d'un
+des meilleurs armuriers de Tolede.
+
+Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'etait pas la une
+arme de parade, mais une bonne et solide rapiere tres simple. Seulement,
+en rentrant a l'auberge, il s'apercut que cette rapiere si simple avait
+sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le
+moins cinq a six mille ecus.
+
+Le Chico, qui se remettait a vue d'oeil, grace a la constante
+sollicitude de "sa petite maitresse", se vit doter, par la generosite
+reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce
+qui ne contribua pas peu a le faire bien voir du brave Manuel, lequel
+n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la
+jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique
+memoire.
+
+Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait
+bien cette marque d'amitie.
+
+D'ailleurs on peut dire sans exagerer que ce mariage fut un veritable
+evenement et que tout ce que la ville comptait de huppes et meme de
+gens de la cour eut la curiosite d'assister a cette union qualifiee
+d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
+qu'ils formaient, un concert de louanges et de benedictions s'eleva de
+toutes parts.
+
+Il va sans dire que, des que le petit homme avait ete en etat de le
+faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses lecons d'escrime
+et se montrait surpris et emerveille des progres rapides de son eleve.
+
+Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero
+et sa fiancee, la jolie Giralda, lesquels avaient resolu de s'unir en
+France meme.
+
+Un mois environ apres son depart de Seville, Pardaillan apportait a
+Henri IV le precieux document conquis au prix de tant de luttes et de
+perils, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa
+mission.
+
+--Ouf! s'ecria le Bearnais en dechirant en mille miettes, avec une
+satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur,
+je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne
+memoire. Ca, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien
+pour vous?
+
+--Ma foi, sire, repondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici
+qui tombe a merveille. J'ai precisement une faveur a demander a Votre
+Majeste.
+
+--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'etes pas
+trop exigeant...
+
+Et, en lui-meme, il se disait:
+
+"Tu y viens, comme tous les autres!..."
+
+Et Pardaillan se disait de son cote:
+
+"...Si vous n'etes pas trop exigeant!... Tout le Bearnais est dans ces
+mots."
+
+Et tout haut:
+
+--Je demanderai a Votre Majeste la faveur de lui presenter un ami que
+j'ai ramene d'Espagne.
+
+--Comment, c'est tout?...
+
+--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armees du roi.
+
+Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement:
+
+--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche
+pour se passer d'une solde.
+
+--Bon! Du moment que...
+
+Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:
+
+--Votre Majeste voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle
+veut bien m'honorer, s'interesser particulierement a mon ami et lui
+faciliter les occasions de se produire a son avantage.
+
+--Diable! fit le roi surpris.
+
+--Enfin Votre Majeste voudra bien eriger en duche la terre que cet ami
+compte acheter en France.
+
+--Ho! diable!... diable!... un duche!... comme cela... d'un coup... a
+quelque croquant... Cela fera hurler!
+
+--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant..
+Il est de noblesse authentique... et de tres bonne noblesse.
+
+--Si vous en repondez! fit le roi hesitant.
+
+--J'en reponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?
+
+--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif
+que je sache a qui doit s'adresser cette faveur?
+
+--Du moment qu'elle est accordee, non, fit Pardaillan, qui avait repris
+son air bon-enfant.
+
+Et, en quelques mots, il expliqua qui etait le Torero pour qui il
+demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi.
+
+--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite?
+
+--J'avais mon idee, sire, repondit Pardaillan en souriant.
+
+Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il eclata de rire en
+levant les epaules. Il avait devine a quel mobile avait obei Pardaillan.
+
+Alors, lui prenant la main avec une emotion reelle:
+
+--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?
+
+--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus
+naif. Ou plutot si... j'ai besoin de quelque chose...
+
+--Ah! vous voyez bien!....
+
+--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma
+liberte a moi.
+
+--Ah! fit le roi decu, quelque aventure extraordinaire, sans doute?
+
+--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant a
+rechercher.
+
+--Un enfant? fit le roi tres etonne. En quoi cet enfant peut-il bien
+vous interesser?
+
+--C'est mon fils! repondit Pardaillan en s'inclinant.
+
+
+
+TABLE DES MATIERES
+
+ I.--Les idees de Juana.
+ II.--Fausta et le torero.
+ III.--Le fils du roi.
+ IV.--Entretien de Pardaillan et du torero.
+ V.--Dans l'arene.
+ VI.--Le plan de Fausta.
+ VII.--La corrida.
+ VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan.
+ IX.--L'orage eclate.
+ X.--Le triomphe du Chico.
+ XI.--Vive le roi Carlos!
+ XII.--L'epee de Pardaillan.
+ XIII.--Les amours du Chico.
+ XIV.--Fausta.
+ XV.--Le repas de Tantale.
+ XVI.--Le plancher mouvant.
+ XVII.--Le philtre du moine.
+ XVIII.--Changement de roles.
+ XIX.--Libre!
+ XX.--Bib-Alzar.
+ XXI.--Barba Roja.
+ XXII.--L'aveu du Chico.
+ XXIII.--L'echappe de l'enfer.
+ Epilogue.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+by Michel Zevaco
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
+***** This file should be named 13727.txt or 13727.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Renald Levesque
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
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+
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
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+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
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+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
+
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+
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