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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:48 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico + +Author: Michel Zévaco + +Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + + + + +Produced by Renald Levesque + + + + + +MICHEL ZÉVACO + +LES PARDAILLAN + + + +Les amours du Chico + + + +I + +LES IDÉES DE JUANA + +Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps pendant lequel +les conjurés se retiraient, avait eu un entretien assez animé avec le +Chico. + +Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait pas quelque +entrée secrète, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la +grotte, par où lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré. + +Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer seul +et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'était une manière de +suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur français, qui +venait d'échapper par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi, +comme à plaisir. + +Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une manière à lui, +tout à fait irrésistible, de demander certaines choses, le nain avait +fini par céder et l'avait conduit dans un couloir où se trouvait, +affirmait-il, une entrée que nul autre que lui ne connaissait. + +On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les +conjurés ne connaissaient cette entrée. + +Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, horriblement +inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posée sur le ressort qui +actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui +se passait de l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se +doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoissé, le +signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui +qu'il considérait maintenant comme un grand ami. + +Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le +nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des +manifestations d'une joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent +doucement. + +--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de là-dedans, dit-il, +quand il se fut un peu calmé. + +--Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne +m'atteint pas aisément. + +--J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui +tremblait à la pensée que le Français ne s'avisât de s'exposer encore, +bien inutilement, à son sens. + +A sa grande satisfaction, Pardaillan dit: + +--Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour des bêtes de +nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour +d'honnêtes gens comme Chico. Allons-nous-en donc! + +Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné de Chico, +fit son entrée dans l'auberge de la Tour. + +Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair pétillait, et la +gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugréait et +bougonnait contre les jeunes maîtresses qui ne veulent en faire qu'à +leur tête, et qui, après avoir passé la plus grande partie de la nuit +debout, sont levées les premières et parées de leurs plus beaux atours, +gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux acharnés à leur besogne. + +C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, n'ayant +pu trouver le repos espéré. + +Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, brillants +de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-être des larmes +versées abondamment. Mais, si inquiète, si fatiguée et si désorientée +qu'elle fût, la coquetterie n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est +parée de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement +coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et venait, ayant toujours +l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entrée, comme si elle eût +attendu quelqu'un. + +C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer +Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. Et, du même coup, le +sourire s'épanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses +lèvres, ses joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués +de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par enchantement. + +--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'écria-t-elle. +Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don César, sont très inquiets +à votre sujet? + +--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un +instant. + +Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tôt, si +vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, s'il était possible, +Juana, qui avait prodigué des promesses sincères de reconnaissance et +d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se +changea en consternation. Elle ne parut même pas le voir; ou plutôt, si. +Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si +elle eût eu à lui reprocher quelque trahison indigne. + +Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait: + +--Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de suite? Désirez-vous +prendre quelque chose avant? + +--Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. Faites-moi donc +servir la moindre des choses, une tranche de pâté, avec deux bouteilles +de vin de France. + +--Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana. + +--Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! Pendant que +vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, à rassurer sur mon compte +MM. Cervantes et El Torero. + +--Tout de suite, seigneur! + +Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier pour informer +les amis du seigneur français de son retour inespéré, après avoir fait +signe à une servante de dresser le couvert. + +Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit +à rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain +le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit: + +--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes! + +--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloqué. + +Pardaillan haussa les épaules et: + +--Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il. + +--Mais c'est elle qui m'en a prié! + +--Précisément! + +Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit à rire de tout son +coeur. + +--Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime. + +--Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a +foudroyé du regard. + +--C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle t'aime. + +Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié. + +--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me +voir vivant... + +--Vous voyez bien... + +--Mais elle est furieuse après toi. + +--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir. + +--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle +n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses. + +--Parce que? + +--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne +soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été +jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se +dit. Comprends-tu? + +--Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût tourné le dos. Elle +m'eût traité d'assassin. Alors? + +--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne +t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en +moi? Oui ou non? + +--Oui, tiens. + +--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi. +Tes affaires vont bien, je t'en réponds. + +Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de refouler son +chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins +morose. + +A ce moment, Juana redescendait et annonçait: + +--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre +Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez +prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l'omelette qui +saute. + +Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux. + +--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne +savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je +pense m'y connaître. + +Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait +l'honneur d'être qualifié de brave par le seigneur français, le brave +des braves: + +--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est +aussi un ami que j'aime. + +A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l'était +pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont +parlait Pardaillan. + +Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, curieuse, comme +toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du +reste. + +Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table +et, désignant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand +ébahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles: + +--Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et +soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas volé, que t'en semble? + +Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel, +plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait +appris à respecter. + +Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus et, +bientôt assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres +de Pardaillan et de Chico. + +Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le +chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d'en laisser +rien paraître. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied +d'égalité, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et +ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur +qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle vénérait au-dessus de +tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette +poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant +de baiser le bout de son soulier. + +Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur +sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait +sans oser les formuler tout haut. + +--Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé +lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je +suis encore vivant. + +--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave? + +--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite +poitrine de cette réduction d'homme bat un coeur ferme et généreux. +Il n'est pas de bravoure comparable à celle qui s'ignore. Je vous +expliquerai un jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, +sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami, +non pour l'amour de moi, mais pour lui-même. + +--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne +de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous. + +Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était +heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il +regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu'il ne +parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait +constamment du côté de Juana pour juger de l'effet produit sur elle +par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu +d'être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre +oeil et lui faisait son plus gracieux sourire... + +Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la fillette, +Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant, moitié +sérieux: + +--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné, +votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauvé, je vous suis +redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la +femme qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra compter sur cet +amour jusqu'à la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidèle n'a +battu dans une poitrine d'homme. + +Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait: + +«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.» + +Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était du reste assez +son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris +concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire +ressortir le rôle de Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement +d'ailleurs, car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à +elles-mêmes le peu de bien qu'on leur fait. + +Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et, sur ce +point, il n'exagérait pas, car, tout autre que lui se fût écroulé depuis +longtemps, et monta s'étendre dans les draps blancs qui l'attendaient. + +Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la +Giralda et le Chico resta seul. + +Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, +après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu'il ne la quittait pas +des yeux, elle se dirigea d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle +avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir +bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus +son épaule pour voir s'il la suivait. + +Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la tête et +l'ensorcela d'un sourire. + +Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la +rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se briser dans sa +poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui +faire. + +Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait la pièce, très +petite. C'était un vaste fauteuil en bois sculpté. Comme elle était +petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne +ciré. + +Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l'air +fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait pas à parler, elle entama la +conversation, et, avec un visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de +discerner si elle était contente ou fâchée: + +--Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico? + +Ingénument, il dit: + +--Je ne sais pas. + +Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité: + +--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaître, lui, +qui est la bravoure même. + +--S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais rien. + +Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du +tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces +signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. +Naturellement, cela ne fit qu'accroître son trouble. + +--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras, +tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle brusquement. + +On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana +était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était +parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à +justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se +fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de +l'époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se +farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie. + +Le Chico rougit et balbutia: + +--Je ne sais pas! + +Elle frappa du pied avec colère. + +--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. Pour qu'il ait +dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles. + +--Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure! + +--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras +jusqu'à la mort? + +Et câline: + +--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la +connais? Parle donc! tu restes la, bouche bée. Tu m'agaces! + +Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que j'aime!» Elle le voyait +très bien, mais elle voulait qu'il le dît. Elle voulait l'entendre. + +Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier: + +--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien. + +Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là l'aveu qu'elle +voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu'elle était +d'avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait +même pas jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait pas; la +petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus +braves. + +Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était bon qu'à +cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner devant elle. + +Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche: + +--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu +faire ici? Que veux-tu? + +Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, il dit: + +--Je voulais te demander si tu étais contente. + +Elle prit son air de petite reine pour demander: + +--De quoi veux-tu que je sois contente? + +--Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené. + +Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d'un air +étonné et scandalisé: + +--Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la tête? + +Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia: + +--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener... + +--Moi?... Sornettes! Tu as rêvé! + +Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme +elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non, +tiens! S'était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à +l'épreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de +Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme +qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle. +Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi? + +Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement de son +trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le +piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout +l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-delà +de tout... Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il +redresser la tête et parler en maître! + +Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle +s'ignorait, voilà tout. + +Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un +tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait cru sincèrement n'éprouver +pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette +affection était plus profonde qu'elle ne croyait. + +Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il +suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restât ce qu'elle la +croyait: purement fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire +jaillir. + +Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient inconsciemment +en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu +romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'était +emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était +apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses +sensations, elle s'était abandonnée les yeux fermés. Et c'est ainsi que +nous l'avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui +qu'elle avait élu était peut-être mort. + +Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté +inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se +révolter, refoulant stoïquement sa douleur, voici que le Chico, avec +cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, +sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son +argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de +l'arrêter sur la pente fatale où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?» + +Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de maître que faisait +le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de +l'échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et +les retourna sans trêve dans son esprit. + +Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier qui passait pour +être assez riche, mais un hôtelier quand même. Et, ceci, c'était une +tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n'était pas +«né» n'existait pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais +ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au +reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa +condition pour que l'idée d'une bassesse pût l'effleurer. + +Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan +s'était considérablement atténué. Or, le terrain que perdait le +chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutât elle-même. + +Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes elle fut +heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et +reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de +s'être effacé et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait +pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là +l'accueil frigide qu'elle fit au nain. + +Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu comme un beau diable +et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du +Chico montèrent! Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être +là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement +en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se +déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait à sa timidité insurmontable. +Elle enrageait d'autant plus que, malgré elle, tout en s'efforçant +de l'amener à composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à +Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant tergiversé. + +Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente dénégation, +après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l'échiné, +accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement: + +--J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il m'en a coûté! +Pourquoi es-tu fâchée? + +Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa +place, comme elle eût vertement relevé l'impertinente prétention de +celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce +point d'elle. Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette pensée +fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, tout pareil à un +chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d'un +désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle +résolut de la réaliser coûte que coûte. + +Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant: + +--Mais je ne suis pas fâchée. + +En disant ces mots, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse, +moulée dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, +elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine +du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on +trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: + +«Embrasse-le donc, nigaud!» + +Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la semelle, très +blanche, à peine maculée, répétait dans son langage muet: + +«Mais va donc! va donc!» + +Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, comme elle +souriait encore, preuve qu'elle n'était pas fâchée, il se laissa tomber +sur les genoux. + +Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. +Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eût pas +remarqué qu'ainsi agenouillé elle lui touchait la figure. + +Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de +toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même +pas. Qu'eût-elle dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il +avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres +sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser. + +Mais, comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche, +comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et, +d'une voix implorante: + +--Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que... + +Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'était plaquée sur +ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si +elle eût voulu les écorcher, les faire saigner. + +Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de +joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle, sans s'inquiéter de +savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre +où s'était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le +soulier lui-même. + +Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner +son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se +courbant davantage, jusqu'à poser sa face sur le bois du tabouret. + +C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de +se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie +satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d'un +air dominateur qui semblait dire: + +«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'à cela. +Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi! + +Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut +savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait: + +--Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle. + +Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un +peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le +bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant +très convaincu, avec un air de gratitude profonde: + +--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge. + +Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas bonne. Elle avait +été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier il devait la battre, +elle l'avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut +tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint: + +--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français? + +A son tour, il rougit, comme si cette question eût été un reproche +sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d'un air honteux. + +--Pourquoi? fit-elle avidement. + +Elle espérait qu'il allait répondre enfin: + +«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!» + +Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il +bredouilla: + +--Je ne sais pas! + +C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. Elle se +mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, elle cria: + +--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en! +va-t'en! + +Il courba l'échiné et se retira humblement. + +Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux larmes, deux +perles brillantes, couler lentement sur les joues rosés de sa madone +prostrée dans son fauteuil. + +Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître devant elle +quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'âme, +attendant que la tempête fût apaisée. + + + +II + +FAUSTA ET LE TORERO + +Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était +rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda. + +Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait +dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa +famille, qu'elle prétendait connaître. Malheureusement, la Giralda +avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience, +attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant +cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta. + +Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit +son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'hôtellerie où +elle était en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit. + +Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches, +cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet +d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine. + +Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel moderne avait été +ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. + +Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant +la jeune fille: + +--Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est +pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques +instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne +soupçonne sa présence chez vous? + +Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit: + +--Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à +l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence, +je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma +permission. + +--Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. +Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil, +que j'ai dû m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. +J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus. + +--Le sire de Pardaillan sera prévenu. + +Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des +Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que +quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la +trouver ailleurs. + +Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques +hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de +Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une +ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes--sept: autant de +condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du +cérémonial. + +Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se +hâtaient vers la place San Francisco, théâtre ordinaire de toutes les +réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. +En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les +seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à +le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se +réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son +salut. + +Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places, +il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs +voisins en murmurant sur un mode admiratif: + +«El Torero! El Torero!» + +Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les +sourires d'un air distrait et continuait hâtivement sa route. + +Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se +trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors +qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan. + +Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par +les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien +laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de +laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides +comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et +arrogant. + +Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, +sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces +escogriffes, d'aller demander à sa maîtresse si elle consentait à +recevoir don César, gentilhomme castillan. + +Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence: + +--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n'est pas en +ce moment à sa maison de campagne. + +--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est +toujours un renseignement. + +Et, tout haut: + +--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut +intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai +la rencontrer. + +Le laquais réfléchit une seconde et: + +--Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le +conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner. + +Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces +meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au +premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement +meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua +ce que désirait le visiteur. + +M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse +obséquieuse. + +--Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me +dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre +prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon +illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous +comprendrez cela, je l'espère. + +Très froid, le jeune homme répondit: + +--Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero. + +--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au +désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de +me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois +veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai +l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui +attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire. + +Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero +demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si +ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. +l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter +en le contrariant: + +--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don +César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que +vous me prodiguez si abondamment. + +Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en +écorcher les paumes: + +--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en +attendant mieux. + +Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion: + +--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire? + +--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera +elle-même. + +--En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle! + +--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça l'intendant qui +se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite +du Torero. + +Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas +rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, +déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle +promis. + +Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire, +les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place +n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des +seigneurs et des nobles dames. + +Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience +sauvage. + +Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de +fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept +condamnés. + +Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré +de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée, +enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en +effet jour de grande fête. + +Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans +discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il +annonçait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés, +les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui +constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser +processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi +encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du +haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe, +avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines. + +La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels +étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées. +Pas un mot de pitié, pas une protestation. + +Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, +se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui +paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus +somptueuses maisons en façade sur la place. + +Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas +un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons. + +Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces, +meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la +maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert +pour le moment. + +L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa +maîtresse. + +Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa +soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage +et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur +la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé. + +Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande +simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin +de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple, +sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose +méditative. + +Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la +vigueur d'un homme dans la force de l'âge, s'inclina profondément devant +elle et attendit. + +--Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta. + +Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer +le rôle d'intendant. Centurion répondit respectueusement: + +--Eh bien, il est venu, madame. + +--Vous l'avez amené? + +--Il attend votre bon plaisir en bas. + +Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment. + +--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité. + +--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès +de vous. + +Fausta eut un mince sourire. + +--Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle. + +--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. +Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos +projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la +situation que vous avez daigné me faire entrevoir. + +--Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement sans vous +inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je +réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et +sans fortune. Introduisez-le... + +Centurion s'inclina et sortit immédiatement. + +Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta +et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement. + +En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie +n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s'inclina +profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par +respect. + +Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle +esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle +l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu +d'être satisfaite. + +D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans +une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette +attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance +sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu +mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous +ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, +enfin la force physique que révélaient des membres admirablement +proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup +d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à +son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être +prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable. + +De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, +sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez +Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites. + +Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le +Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait +sur lui. + +Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda, +et ses plans se trouvaient singulièrement compromis. + +L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait. +Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la +sienne, c'était un stimulant. + +Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà +vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple, +la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne +tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la +femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, +d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui +donner. + +Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid +devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan. + +Mais Pardaillan n'avait pas son pareil. + +Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible. + +Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, +elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix +harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda: + +--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César? + +Le Torero s'inclina en signe d'assentiment. + +--Vous aussi qu'on appelle El Torero? + +--Moi-même, madame. + +--Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre +naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici +environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela? + +--Tout à fait, madame. + +--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails. +Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des +conséquences très graves. Veuillez vous asseoir. + +De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un +gracieux sourire ponctuait le geste. + +Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la +souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura: + +«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet +aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et +magnifique.» + +A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège +des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait +ses sentiments par des hurlements féroces: + +«A mort!... Mort aux hérétiques!...» + +Suivis de ces autres cris: + +«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...» + +Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, +le _Miserere_, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de +pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, +encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en +même temps. + +Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, +funèbre, sinistre, sa note mugissante. + +Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous +ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait +déchaîné en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement: + +--Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui +m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en +exprimer ma gratitude. + +Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais +créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que +lui produisait Fausta. + +Jamais personne ne lui en avait imposé autant. + +Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait +intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance +en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette +petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque +importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait +maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir +douté un instant. + +Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque +froideur dans la manière dont elle répondit: + +--Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. Ce que j'ai +fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous +n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi. + +A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle +parlait de celle qu'il adorait. + +Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à +l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce +fut d'une voix plus ferme qu'il dit: + +--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que +vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard. + +--Bontés, attentions--s'il y en a eu réellement--dit Fausta d'un ton +radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à +vous seul. + +--Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me +connaissiez pas. + +Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur +enveloppante: + +--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra +aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on +prémédite d'assassiner lâchement une inoffensive créature, qui vous est +inconnue, que feriez-vous? + +--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette +créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui +prêterais l'appui de mon bras. + +--Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai +porté, sans vous connaître. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et +j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a +un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, +l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez +l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon +mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, +monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme +aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaître +jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse +attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si +l'on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors +bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont +fait désirer vivement vous connaître. Aujourd'hui que je vous ai vu, +je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me +considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous +sauver. + +Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion +communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. +Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent +de gratitude très sincère: + +--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous +remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la +légère? Suis-je donc si menacé? + +Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du +Torero, elle dit: + +--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont +comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous +vous complaisez dans cette insouciante confiance. + +Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement. + +--Est-ce à ce point? fit-il. + +Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit: + +--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune +fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du +moins, vous ne l'eussiez retrouvée. + +Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint +froid, tout son calme soudain reconquis. + +--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie. + +--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction +impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort. + +Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme +imperturbable. + +Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait effleuré se fondit +instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par +ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé. + +--Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui +est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous? + +--Je le sais. + +--Son nom? + +--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que +vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre +vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est... + +Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu'elle +pressentait très rude. + +--C'est?... + +--Votre père! lâcha brusquement Fausta. + +Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse +attention du praticien se livrant à quelque expérience. + +L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle +avait imaginé. + +Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui +n'avait plus rien d'humain: + +--Vous avez dit?... + +Très ferme, elle répéta sur un ton énergique: + +--Votre père!... + +Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des +yeux qui semblaient implorer grâce. + +--Mon père!... On m'avait dit pourtant... + +--Quoi donc? + +Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une +curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas? + +--On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus... + +--Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante. + +--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero. + +Elle haussa les épaules. + +--Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de +vous tout soupçon de la vérité! + +Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! +décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front: + +--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?... +Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père +vit?... Mon père!... + +Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût éprouvé un soulagement +ineffable à le prononcer. + +Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta +ne voyait que le but à atteindre. + +Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit: + +--Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est +lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre +mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez +énergiquement. + +Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément +oubliée. Mais, que son père voulût sa mort, cela lui paraissait +impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit +une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire +franchement et s'écria joyeusement: + +--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! +Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa +chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi +son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous +entendrons. + +Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole, +elle dit: + +--Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous +supprimer. + +Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine, +comme s'il eût voulu s'arracher le coeur. + +--Impossible! bégaya-t-il. + +--Cela est! dit Fausta rudement. + +--Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père +veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque bâtard... Il faut donc +que ma mère... + +--Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous +blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse +chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un +moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et +son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui +vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait +vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin +de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre +père! + +--Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard... + +--Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous +en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue. + +Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil. + +Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait +douloureusement: + +--S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire, +un fou furieux! + +--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta. + +--Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero. + +--Votre mère fut une sainte. + +--Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie. + +--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement +Fausta. + +Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse: + +--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père +pour venger ma mère?... C'est impossible! + +Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente, +Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle +n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la +laisser germer. + +--Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez +pas que vous êtes menacé. + +--Mon père est donc un bien puissant personnage? + +--Puissant au-dessus de tout. + +Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une +médiocre importance à ces paroles. + +--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile +vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me +dévoiler. + +--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment +d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous +cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie, +désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous +porte et que vous méritez. + +--Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise! +madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si +incroyable que... + +--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. +Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable +manière. + +--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père? + +--Oui! + +--Quand, madame? + +--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans +quelques jours seulement... + +--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il +advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient... + +--Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie! + +--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain +qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit. + +--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu. + +--Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que +j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser +quelques questions? + +--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité. + +--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle +être la cause de ma mort? + +A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent +avec plus de force sur la place. Évidemment, le cortège venait de +déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments +par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort. + +Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de +son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et +vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui +la regardait faire non sans surprise, et, très calme: + +--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle. + +De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement: + +--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. +Ils me révoltent. + +--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me +répugnent pas, à moi? + +Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le +faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la +rejoignit. + +Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place. + +En tête, caracolait une compagnie de «carabins», l'arquebuse posée sur +la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens +d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le +populaire et de frayer un passage à la procession. + +Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la +cagoule rabattue, un cierge à la main. + +En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme +tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal. + +Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_. + +Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de +l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après, +le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête. + +Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits +sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les +sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge +énorme à la main. + +Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée +d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la +jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II. + +A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier +du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, +dignitaires, touà en habits de cérémonie. + +Voilà ce que vit le Torero. + +Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place. + +Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés. + +Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la +poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des +vivants. + +Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en +délire. + +Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient +hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença. + +Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de l'évangile, la fumée +commença de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée, +les hurlements éclatèrent: + +«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!» + +Alors, du haut du bûcher, une voix protesta. + +C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, +ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le +connaissait de vue, le reconnut aussitôt. + +Et le condamné clamait: + +--Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe +sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à... + +On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent +furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix. + +En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement +lécher les pieds nus des condamnés, comme pour goûter à la proie qui +leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent +davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les +happèrent. + +--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses +yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux? + +--Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour +lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive +à te persuader. + +--Quel crime? répéta machinalement le Torero. + +--Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée. + +--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!... + +Mais la Giralda est catholique! + +--Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique... + +--Elle a été baptisée, se débattit le Torero. + +--Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le +pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui +rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci. + +--Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois? + +--Ton père. + +--Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la +nature maudite me donna pour père? + +Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des +somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de +Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges +portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes +grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de +moines se montraient par les baies. + +Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui +tous les autres s'effaçaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, +tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient +derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la +main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur +le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré. + +En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha +de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du +regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix +tonnante: + +--Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?... + +Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et, +affolé, il bégaya: + +--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre? + +Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et +répéta: + +--Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!... + +Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air +ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés. + +Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix +où il y avait plus de douleur certes que d'horreur: + +--Le roi!... + + + +III + +LE FILS DU ROI + +Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre +satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur. + +Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté +infernale. + +Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui +n'inspirait que la terreur à la majorité de ses sujets, était abhorré +par une minorité composée d'une élite dans laquelle tous les éléments de +la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l'horreur +que leur inspirait le sombre despote. + +Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats, +bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette +minorité. Le mécontentement était assez général, assez profond pour +qu'un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou +illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons +vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés. +Qu'un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou +d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le branle. + +Fausta savait tout cela. + +Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le +nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il +n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du +tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait +d'avoir assassiné son père. + +La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, +farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'était pas +affilié à ceux qui cherchaient, dans l'ombre, à frapper, ou tout au +moins à renverser le despote, ce n'était pas par prudence ou par +dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir +personnellement. + +Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du roi Philippe au +moment où Fausta s'était dressée devant lui pour lui crier: «C'est ton +père!» + +On comprend que le coup avait pu l'accabler. + +Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, don César, +trompé par des récits--probablement intéressés--où la fiction côtoyait +dangereusement la vérité, don César s'était complu à dresser, dans son +coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il n'avait +jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des +qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu. + +Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui +paraissait pas croyable. + +Il se disait: + +«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon père... il ne +peut pas être mon père puisque... je sens que je le hais toujours!... +Non, non, mon père est mort!...» + +Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n'y avait pas +à douter: c'était bien cela, le roi était bien son père. Alors, il se +raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses +à cet homme qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans +doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les actes +connus du roi pour y découvrir quelque chose, susceptible de le grandir +à ses yeux. + +Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il constatait qu'il +ne trouvait rien. Et, dans une révolte de tout son être, il se disait: + +«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il possible qu'un fils +haïsse son père? N'est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?» + +Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère. + +On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute +autre que nous ignorons, sa mère n'avait jamais occupé dans son coeur +la place qu'y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il +avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait +toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements +qu'il ne cherchait pas à s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait +le père et prenait sa place. + +Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment soufflé +la haine dans son coeur, la haine contre son père, et qui, soudain, pour +excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus +profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait +intervenir sa mère. + +Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers, +n'était plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer à sa +guise. + +Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le +fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre la main pour le +prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par +lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains. + +Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui avait +dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée d'un meurtre, +régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d'une légitime +défense. + +Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités +obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta +poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, +dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible. + +En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir +de soulagement et parut sortir d'un rêve angoissant comme un cauchemar. + +Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant à même +de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave où perçait une +sourde émotion: + +--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la +vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m'ont +emportée malgré moi. + +Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux +talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta +une ampleur insoupçonnée. + +En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible +qu'il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête: + +--Monseigneur!... + +--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en +attendant mieux. + +Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse +avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui +voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et, comme +Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le +Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait +obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait. + +--Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, vous +prétendez que je suis fils légitime du roi Philippe? + +Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put s'empêcher de rendre +intérieurement hommage à la force d'âme de ce jeune homme. + +«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier +venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre à sa place, +eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci +reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu +me pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la preuve que je +me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition à ce point? Après avoir eu +le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur +d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui +fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides +de sens?» + +En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé +d'imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir +en aide. + +Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement, +elle répondit du tac au tac: + +--Des documents, d'une authenticité indiscutable, que je possède, des +témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du +roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien, +personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour +très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. + +Très doucement, le Torero dit: + +--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je +suspecte vos intentions! + +Et, avec un sourire amer: + +--Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de roi... futurs rois +eux-mêmes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas été +élevé sur les marches du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, +au milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir des princes, +mes frères. C'est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis, +n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de +taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un +gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes +accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine. + +Fausta approuva gravement de la tête. + +Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt: + +--Ma mère, madame, comment s'appelait-elle? + +--Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère s'appelait Elisabeth +de France, épouse légitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par +conséquent. + +Le Torero passa la main sur son front moite. + +--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils +légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d'un père +contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, haine +qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit, +n'est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui +infligeait son époux? + +--Je l'ai dit et je le prouverai. + +--Ma mère était donc coupable? + +--Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, la reine, +votre mère, votre auguste mère, était une sainte. + +Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth de Valois, fille +de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable +mère, pouvait avoir été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une +sainte. + +Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété +filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu +sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu'il lui +conviendrait d'imaginer. + +Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en son pouvoir le +sentiment filial en faveur de la mère. + +Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du +fils, et plus, forcément, sa fureur contre l'époux, bourreau de sa mère, +se déchaînerait violente, irrésistible. + +Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il +eut un long soupir de soulagement et demanda: + +--Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement, +pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il +réellement le monstre altéré de sang que d'aucuns prétendent qu'il est? + +Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré comme tel. +Maintenant qu'il savait qu'il était son père, il cherchait +instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. + +Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle répondit: + +--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de +tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse +de coeur, c'est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui +déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant +d'excuse. + +--Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, +oh! innocemment, sans le vouloir? + +--Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai parlé d'un semblant +d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune à bien des hommes: +la jalousie. + +--Jaloux!... Sans motif? + +--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour. + +--Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime pas? + +Fausta sourit. + +--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle. + +--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que +vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-être, +l'appeler férocité. + +Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni +non. + +--C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable qu'il me faut vous +conter, dit-elle, après un léger silence. Vous en avez entendu parler +vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il +savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, +de celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il n'était pas +mort à la fleur de l'âge. + +--L'infant Carlos! s'exclama le Torero. + +--Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc. + +Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui +raconter, en l'arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le +mensonge, de telle sorte qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y +reconnaître. + +Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui +ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui à qui elle +s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces détails +correspondaient à certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient +lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là +incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui. + +Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir +avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l'époux, +cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le défendre. En +même temps, la figure de la reine se détachait, douce, victime résignée +jusqu'à la mort d'un implacable bourreau. + +Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de +sa naissance, il était convaincu de l'innocence de sa mère, il était +convaincu de son long martyre. En même temps, il sentait gronder en +lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné +lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant devenu un +homme. Et il se sentait animé d'un désir ardent de vengeance. + +Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le jeune homme dans +l'état d'exaspération où elle le voulait; elle attaqua résolument, selon +sa coutume: + +--Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je m'étais intéressée à +vous sans vous connaître. Et je vous ai dit que j'avais répondu à un +sentiment d'humanité fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis que +je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui +s'accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre +davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je +vous ai offert mon amitié, je vous l'offre encore. + +--Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas +de paroles pour vous exprimer ma gratitude. + +--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser... + +--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en +apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, +pour refuser l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse +au-dessus de tout? + +Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une douce mélancolie. + +--Défions-nous des mouvements spontanés, prince. + +Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune +homme enivré: + +--S'il nous était permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je +pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me +dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants +de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les +grands rois. + +Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction +ardente, plus ému encore par ce qu'elles laissaient deviner de +sous-entendu flatteur, le Torero s'écria: + +--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entièrement à +vous. + +L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme +pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en +rapporter à elle. Et, très calme, très douée: + +--Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos +positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et +ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler +ce que vous êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, +ce que vous pouvez faire, et où vous allez. + +--Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Il me semble +que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus +l'éclairer de votre radieuse présence. + +Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l'époque +en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de +l'Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité +indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles. + +Elle reprit avec force: + +--Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre quoi que +ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité +et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des +préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si +vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur +et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux +emplois publics. Ce que je vous dis là est-il vrai? + +--Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni les honneurs. Mon +obscurité ne me pèse pas, et, quant à la pauvreté, elle m'est légère. Au +reste, vous savez peut-être que, si je voulais accepter tous les +dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon +intention, je pourrais être riche. + +--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. +On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que +vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer +l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce jour. + +--Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son +charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. + +Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles +dénotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets. + +--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de +vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d'ambition. Vous +oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l'arène, vous serez +misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si +je vous abandonne. + +Le Torero eut un sourire de défi. + +--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous +laisserez pas égorger comme mouton à l'abattoir. + +--C'est bien cela, madame. + +--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort détient la puissance +suprême, vous oubliez que, celui-là, c'est le roi. Pensez-vous qu'il +s'arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous +quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous +comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons +qui n'hésiteront pas à tirer l'épée pour votre défense. Insensé que vous +êtes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée +sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes, +avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère, +on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille. +Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, Je +vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement. + +Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, firent impression +sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ. + +--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il. + +Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le bûcher que les +lourds rideaux dérobaient à leur vue: + +--Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son +innocence. + +Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser +sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta. + +--Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je +quitterai l'Espagne. + +Fausta sourit. + +--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle. + +--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves +résolus à tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force. + +--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée +entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s'il +le faut. + +Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas, +qu'elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant +rien pour le faire disparaître. A son tour, il eut la perception très +nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même +temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, il +demanda: + +--Que faire alors? + +Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui +arracher. + +Très calme, elle reprit: + +--Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question: +Voulez-vous vivre? + +--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet âge, on trouve +la vie assez bonne pour y tenir! + +--Etes-vous résolu à vous défendre? + +--N'en doutez pas, madame. + +--Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point? + +--Par tous les moyens, madame. + +--S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je à vous +sauver. + +--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne +vous ait mis à mal. + +Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines +circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la +plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait +vivement l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété qu'elle +observait le jeune homme. + +Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était dressé brusquement, +et, livide, tremblant, il s'exclamait: + +--Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous +voulez m'éprouver sans doute? + +--Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que vous étiez un homme. +Je me suis trompée. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une +femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance. + +--Ma mère! dit le Torero d'un air égaré. + +--Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera, +puisque vous tremblez a la seule pensée de frapper. + +--Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings avec fureur. Mais +le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue +moi-même. + +Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le +terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle +changea de tactique, et avec un haussement d'épaules: + +--Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer? + +--Cependant, vous avez dit... + +--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il +faut tuer. + +Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence muette. Ses +traits convulsés se rassérénèrent, et, pour cacher son désarroi, il +s'excusa en disant: + +--Pardonnez ma nervosité, madame. + +--Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler +clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on +apprenne que vous êtes son fils légitime et l'héritier de sa couronne. +Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la +besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais, +si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, +qui peut jurer qu'une indiscrétion ne sera pas commise? + +--Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais menacé d'une +arrestation suivie d'une condamnation à mort, naturellement. + +--Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu'il lui +sera dûment démontré qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez +plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet +de la divulgation de votre naissance. + +--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes +ces complications. La pensée que je suis réduit à comploter bassement +contre mon propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse qu'odieuse, +et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité. + +--Je comprends vos scrupules et je les approuve. + +Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! je conçois que +votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux pour vous, si pénible pour +moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis +donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le +père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez +voir, c'est lui seul que vous devez combattre. + +Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit +douloureusement: + +--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine à +l'accepter. + +Fausta se fit glaciale. + +--Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et +que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la +mort? + +Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec +une anxiété qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida. + +--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai +droit à la vie, comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que +coûte. + +Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre: + +--Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard ne fasse +connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement. Je vous +remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves, +étalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le +royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la couronne. Il faut +que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mère +et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de +réprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trône. +Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. + +--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi +vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue +capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour +ne pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des +pensées nobles et pures. + +Fausta daigna sourire. + +--Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la haine mortelle du roi +en proclamant moi-même ma naissance? + +--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La vérité étant +connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si +puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi +jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de +vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la +reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les +preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. +Vous serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. Vous +n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu de rappeler à son divin +tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour. + +--Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui. + +--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera +beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses +jours sont comptés. + +--Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire +que cela vous puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre +longtemps. + +Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l'avait tout +doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire +abandonner la Giralda. + +Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là +le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues +autrement scabreuses. L'avoir amené à trouver tout naturel de monter +sur un trône, c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de +Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût ou non, une +fois pris dans l'engrenage, il serait bien forcé d'aller jusqu'au bout. +Et, quant à la petite bohémienne, s'il se montrait irréductible sur ce +point, elle aurait tôt fait de s'en débarrasser. + +--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant, +ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers +vous? + +--Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta d'un air détaché. +Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de +cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques +difficultés. + +--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant. + +--D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: une armée entière +tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, émeute, +tel est le plan du roi, conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, +vous seriez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais mon +affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du roi, j'oppose une +armée à moi, que j'ai levée de mes deniers. + +--Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé. + +--Je l'ai fait. + +--Mais pourquoi? + +--Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement Fausta. A cette armée +de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission +de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le +populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est répandu +à pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une traînée +de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes +parts les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même temps le +bruit se répandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est +sous ce nom que vous régnerez--disparu dès sa naissance, poursuivi +sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son père. +L'infant Carlos sera acclamé de tous. + +--Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero. + +Sans relever ces mots, Fausta reprit: + +--Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui vous acclame, je défie +le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; +après-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est +à vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en respect les +troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi +est pris, détrôné, enfermé dans un couvent, et vous montez sur le trône +à sa place. + +Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta +vivement: + +--Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de votre victoire. +Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'égal à égal. Et il +s'estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de +vous reconnaître publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et vous, +en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. +Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder. + +--Je rêve!... balbutia le Torero. + +--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du +Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous +donne mes États d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, +cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le reste. + +--Oh! + +--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le rêve de votre père, +cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps +vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous +livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous +remontez au nord et à l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez +envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut +celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous +pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous? + +Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de ses rêves +gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent +littéralement le Torero, qui, ne sachant s'il était éveillé ou s'il +rêvait, s'écria: + +--Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous, +madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des +millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos +États, vous enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse +puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part? + +Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du +Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe: + +--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance. + +Et le fixant toujours d'un regard aigu: + +--Il reste à régler la façon dont se fera le partage. + +Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en +connaisseur. + +--Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement. + +Très galamment, il répondit: + +--Ce que vous ferez sera bien fait. + +--Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle. + +Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle +porta le coup: + +--Je serai votre épouse! + +Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une prétention +semblable, formulée d'une manière si anormale, qui n'était pas sans le +choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; +il se trouvait face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait que +ce n'était pas la même femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de +l'emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir. +Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait +peur. + +Dans sa stupeur, il ne put que bégayer: + +--M'épouser! Vous! madame! vous! + +Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se redressa de toute +sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible, +et adoucissant l'éclat de son regard: + +--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne +ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque +que vous allez être? + +--Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que +vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je +le crois sincèrement, nulle beauté n'égala la vôtre. Mais... + +--Mais?... Dites toute votre pensée... + +--Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous dirai en toute +sincérité que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que +vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme. + +Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux. + +--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'êtes pas assez de +votre côté. Vous n'êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous +habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur +extravagante de penser qu'il pouvait être question d'amour entre nous? +Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant +d'être femme, de même que l'homme doit s'effacer en vous devant le +souverain. + +Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu: + +--Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et +avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et, +si mon coeur parle, j'écoute ce qu'il me dit. + +Audacieusement, elle dit: + +--Et votre coeur est pris. + +Très simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec +fermeté, il répondit en s'inclinant très bas: + +--Oui, madame. + +-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant. +L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens. + +--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est +donné une fois, il ne se reprend plus. + +Fausta haussa dédaigneusement les épaules. + +--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait +en être autrement. + +Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus +doucement: + +--Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. +J'attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas +être conforme à mes désirs. Allez. + +Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu'il +eût pu dire ce qu'il avait à dire: + +Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien +compris ce qui s'était passé dans l'esprit du Torero. Elle avait vu +dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer +hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir +entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince, +sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta +avait senti cela, et c'est en pensant à cela qu'elle avait dit: +«N'accomplissez pas l'irréparable.» + +Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourné +au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n'était pas perdu +cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait +l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait pas +qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant. + +Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion, +dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire +obséquieux. + +Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des +instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo +s'éclipsa sans doute pour procéder à l'exécution immédiate des ordres +reçus. + +Fausta demeura encore une fois seule. + +Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir +secret et en sortit un parchemin qu'elle considéra longuement avant de +le cacher dans son sein, en murmurant: + +«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le +remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups. +D'abord, je me concilie l'amitié du grand inquisiteur et du roi. S'ils +ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je +trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que le roi +Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son +successeur. + +Elle réfléchit une seconde, et: + +«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin +à M. d'Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter +ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je +me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées +spéciales, il est capable de se croire Déshonoré.» + +Et avec un sourire terrible: + +«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu'il ne peut +laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource: +le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... +C'est à voir!...» + +Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela +dans son esprit celui de son fils, et elle songea: + +«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? +Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.» + +Elle réfléchit encore un moment et murmura: + +«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que +j'échoue. Il sera temps de rechercher mon fils.» + +Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et +jeta un ordre à la suivante, accourue. + +Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait devant le +vestibule d'honneur du grand inquisiteur, logé au palais. + +Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, en échange de +certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanément la fameuse +déclaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne +héritier de la couronne de France. + + + +IV + +ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO + +En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers l'auberge de +la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée +confiée aux bons soins de la petite Juana. + +Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il +bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait +redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur +la Giralda... + +Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de +Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance +qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne +savait quelle mystérieuse intrigue. + +«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien +ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me +laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné +maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré +que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour +être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à +assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut +pas être mon père.» + +Et avec une ironie féroce: + +«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que +j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour +être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la +satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes +amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de +moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour +l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai +là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au +diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis. +Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et +tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de +m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un +gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne +pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, +c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.» + +En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, et ce fut +avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans +le cabinet de la mignonne Juana. + +Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, +riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les +deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, +elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies. + +Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait +avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il +s'était pris d'une soudaine et vive sympathie. + +Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la +matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part +du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans +dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée--cette épée qu'il +avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec +les estafiers de Fausta--et il était descendu, sans perdre un instant, +se mettre à la disposition de la petite Juana. + +Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez +téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la +maîtresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force, +les deux jeunes filles s'étaient senties plus en sûreté que si elles +avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du +roi. + +Le premier mot de Pardaillan fut pour dire: + +--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc? + +Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule: + +--Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce +titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico? + +--Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne +plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre +personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! +l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de +ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est +qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis +extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire +que le Chico mérite tout à fait ce titre. + +--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en +parle de si élogieuse façon? + +--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus +long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon +estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère +réellement comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question: +Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis +à vous aussi, ma jolie Juana? + +Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la façon +dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur +français, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait +une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si +déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle +pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine: + +--Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé. + +--Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis? + +--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot. + +--Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est +un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je +crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que +je le reverrai bientôt ici. + +--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin +de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu +d'amour-propre. + +--Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air +dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas +trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se +permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi +bénévolement que vous dites. + +--Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à +sa louange, convenez-en. + +--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle +que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hôtesse. + +Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que +ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien +mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable. + +Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte +mystérieux et il n'insista pas davantage. + +Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à +trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer. + +La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette +princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de +lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti +sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu +qu'elle savait. + +Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, +s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il +pensait que, pour que don César fût résolu à s'absenter alors qu'il +croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité +impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: +il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être +allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. + +Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable. + +Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux +qu'il affectionnait. + +De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un +ami. Non pas qu'il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu'il eût +des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, +mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui +lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé +qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière +sur ces obscurités. + +Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite +Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle +gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui +serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en +même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la +Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa +fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il +se tenait sur ses gardes. + +Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons +poudreux, le Torero dit: + +--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous +sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à +une princesse étrangère? + +Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son +air le plus ingénument étonné pour répondre: + +--Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail. + +--Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J'ai +voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir. + +Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il +allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria: + +--Vous avez vu Fausta? + +--Je reviens de chez elle. + +--Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais. + +--Vous la connaissez donc? + +--Un peu, oui. + +--Quelle femme est-ce? + +--C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans, +peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est +remarquablement belle, et... vous avez dû le remarquer, je présume... + +Le Torero hocha doucement la tête. + +--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je +désire savoir quelle sorte de femme elle est. + +--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et +généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi. +C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son +trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. +Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réussît à dominer votre +roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M. +d'Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître. + +Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément +que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup +plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très +fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier que +depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait +que ce qu'il jugeait bon de dévoiler. + +--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut +avoir confiance en elle. + +--Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en +Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à +connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous +faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné--et elle a +parfois la franchise de vous prévenir--vous pouvez vous en rapporter +à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être +prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront +profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur +elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, +tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre +dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si +vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. + +--C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais +pas fâché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses +paroles. + +--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais +non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son +point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond +pas toujours à la vérité exacte. + +Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion +exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il +jugea que le mieux était de conter point par point les différentes +parties de son entrevue. + +--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. +Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je +suis... fils de roi! + +Pardaillan ne parut nullement étonné. + +--Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de +très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré +la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une +lieue. + +--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de +sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un trône, le trône d'Espagne, +avouez qu'il y a loin. + +--Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et +j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble +et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les +Espagnes. + +--Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées? + +--Pourquoi pas? + +Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta: + +--N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites? + +--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de +sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi +depuis, et maintenant... + +--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. + +--Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion. + +--Je confesse que je ne vois rien d'absurde là. + +--Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention +elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances +anormales qui l'accompagnent. + +--Expliquez-vous. + +--Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère +irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père? +Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à +l'enlever, le cacher, l'élever--si on peut dire, car, en résumé, je me +suis élevé tout seul--obscur, pauvre, déshérité? + +--Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le caractère féroce, +ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de +tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman. + +Le Torero secoua énergiquement la tête. + +--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans +lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux, +elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon +cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout +dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans +un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime +d'un trône. + +Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero +demeura un moment rêveur. + +Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait +de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même: + +«Pas si mal raisonné que cela.» + +Cependant le Torero reprenait: + +--Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme +Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces +fameuses preuves qu'elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que +je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je +m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais +l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom. + +--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient. + +--Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me +reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en +droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite? + +--Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre +devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il +pourrait vous avoir fait. + +--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. +Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre. + +--Diable! que vous offre-t-on? + +--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le +concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection +paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose +de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un +acte de rébellion envers mon père. + +--C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et +c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, +quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me +reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, +ce que l'on me propose, chevalier. + +--Et vous avez accepté? + +--Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous +considère comme un frère aîné que j'aime et que j'admire. Je ne veux +avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et +confiance, apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis cette +mauvaise action de songer à accepter. + +--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à +prendre. + +--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les +choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison +m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. +J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à +ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a +posé une dernière condition. + +--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il +retournait. + +--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes +conquêtes en devenant ma femme. + +--Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous +offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et, +comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de +la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien +que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi +merveilleuses. + +--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a +sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur +alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la +menaçait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle +serait la première victime de ma lâcheté, et que, pour me hausser à ce +trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre +de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien +honteux. + +«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta +puissance!» + +Et tout haut, d'un air railleur: + +--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser. + +--Je n'ai pas eu le temps de refuser. + +--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur. + +--La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût +renvoyée à après-demain. + +--Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille. + +--Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur +ma décision. + +--Ah! quels événements? + +--La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point. + +On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait +l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. +Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de +bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait +considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative +d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu. +Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur. + +Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences +du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait +entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y +sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même: + +«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me +dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.» + +Et tout haut, il dit: + +--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à +la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux. + +--Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien +ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma +conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun +droit au trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais +fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce trône, ma résolution +est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour +accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentît à me +reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, +quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me +suffit. + +Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, +bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve. + +--Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne +connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la +suprême puissance. + +--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. +N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée. +Laissez-moi plutôt vous demander un service. + +--Dix services, cent services, dit le chevalier très ému. + +--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je +l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne +nous vaut rien, à moi et à la Giralda. + +--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan. + +--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous +emmener avec vous dans votre beau pays de France? + +--Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais, +cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir +compagnie à un vieux routier tel que moi! + +--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici +seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je +pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur. + +--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y +perdrai mon nom. + +--Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait +malheur... + +--Ah! fit Pardaillan hérissé. + +--Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, +protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me +promettre cela? + +--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma +soeur, et malheur à qui oserait lui manquer. + +--Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre +parole. + +--Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez +bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un +déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, +car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi. + +--Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais, +vous-même, comment savez-vous? + +--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en +donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas +le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte. + +Et avec une gravité qui impressionna le Torero: + +--Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut +renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce +serait un crime, vous m'entendez, un crime! + +--Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que +vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A +vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait +criminel, j'y renonce. + +--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez +en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez +votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup +d'enfants. + +Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore. + +Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi. + +--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. +Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous +portez bonheur à vos amis. + +Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur. + +--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est +restée gravée là--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on +appelait la bohémienne Saïzuma, et qui en réalité portait un nom +illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs +terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit la même chose, +à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais +le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable. + +Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par +l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche +encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs. + +Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans +le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa +rêverie il lui dit: + +--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? +Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain +intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» +à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour +donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé +monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant, +placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais +jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un +grand personnage. + +--Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez +pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre. + +--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? +fit en riant le Torero. + +--Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, +c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention +d'ennemis tout-puissants. + +--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée? + +--Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez +quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition +que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie. + +Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému: + +--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance +mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret +n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et +partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se +taire? + +Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur: + +--Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard +fortuit que j'ai connu la vérité. + +--Ne me la ferez-vous pas connaître? + +Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et: + +--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop +pénible. Je vous dirai donc tout. + +--Quand? fit vivement le Torero. + +--Quand nous serons en France. + +Le Torero hocha douloureusement la tête. + +--Je retiens votre promesse, dit-il. + +Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché: + +--Vous prendrez part à la course de demain? + +--Sans doute. + +--Vous êtes absolument décidé? + +--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y +paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre +considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas +riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est +instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces +dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le +seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces +monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. +A tout prendre, c'est un hommage comme un autre. + +--Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de +taureaux. + +Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent +pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne +heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces +le lendemain. + + + +V + +DANS L'ARÈNE + +A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de +narrer, _alancear en coso_, c'est-à-dire jouter de la lance en champ +clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la française +étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste +gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre +le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la +noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y +assister en spectateur. + +Le sire qui descendait dans l'arène--roi, prince ou simple +gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier rôle: le matador. En même +temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était +monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait +l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient +bons. + +Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant: +gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant +l'état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de +détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le +plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un +bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de +l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce +jeu terriblement dangereux. + +Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu +ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses +équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination. + +La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par +le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute +rudimentaire. + +C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction +de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux, +caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches. + +La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation +du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet +effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons +bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même +prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi +pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes +les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se +massaient derrière le roi. + +Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par +des cordes et gardés par des hommes d'armes. + +Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa +tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé +de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait +après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il +était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace +était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était +nombreuse. + +Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure +sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très +modeste--nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente +sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait. + +En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en +cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de +caparaçons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait +l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une +élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais +admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la +qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches. + +Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour +de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en +fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une +merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir +qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était +servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité +merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le +vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à +l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper. + +Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient +de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion +d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le +prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il les devinait. +En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient de détourner +l'attention du taureau. + +En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut +avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à côté de +laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait +parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, +avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il +savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et +que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce +voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable. + +Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une +grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de +pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de +paraître à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la +Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle +que perdue dans la foule. + +Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel +allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'eût rien fait +ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu +l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué. + +La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui +était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux +atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire. + +Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins +tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être +invitée par le roi, et, pour être invitée, il eût fallu qu'elle fût de +noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, +sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort +qui était le sien. + +Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue, +aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se +glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son +nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec +force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui faisaient +place. + +C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, +le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à l'endroit où elle aboutit. +Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, +empressés, mais respectueux. + +Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur +admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à +passer de l'autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air +et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir +pressée, de toutes parts, à en étouffer. + +Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main +jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de +l'enceinte réservée au populaire. + +En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec +les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa +gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle +apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous +la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la +fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs. + +Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants +cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place +d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de +ces mines patibulaires. + +Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la +chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, +déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas +de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures +garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son +inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi. + +Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement +placée, ne remarqua rien. + +Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux heures. La course +devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour +franchir une distance qu'il eût pu facilement parcourir en un quart +d'heure. + +Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du +gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un +énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en +distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait +un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat, +tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, +après avoir répondu par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une +destination inconnue. + +Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, +que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne? +Il ferait beau voir qu'on ne trouvât pas une place convenable pour le +représentant de Sa Majesté le roi de France! + +Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si +fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous +les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon +plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui +de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, sûrement, devaient +lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas. + +Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être +furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de +le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu +assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lâchés sur +lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et +narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit +Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter +Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce +cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti. + +Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque +peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement +l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le +duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, +attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le +moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le +grand inquisiteur avait mis à leur disposition. + +Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour +lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui +de son bras. + +Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avançant +d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait +l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée. + +De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine +qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion +qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le +serrait de près. + +Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à +renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste. + +«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!» + +Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des +décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait +surprise, lui revint à la mémoire. + +«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait +d'un simple coup de main. Je m'aperçois que la chose est autrement grave +que je n'imaginais.» + +D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il +assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le +fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue. + +«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?» + +Cela, c'était sa rapière. + +On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au +parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, +lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des +mains d'un éclopé et l'avait emportée. + +Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la +main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame. +L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se +briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles +d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire +pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit +dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes +éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et +entretenues par leur propriétaire. + +Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à +l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de côté +l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait +incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer +celle perdue. + +Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière +qu'il avait au côté était précisément celle qu'il avait ramassée la +veille et mise de côté. + +«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l'avoir +prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?» + +Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du +fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et +finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air. + +«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce +n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me +paraît plus légère.» + +Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir: + +«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et +pourtant... c'est inimaginable!...» + +Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une +sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la +rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien +en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne +découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect. + +Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en +bougonnant: + +«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traîtres, +d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maître +poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas +notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment +curieuses autour de moi.» + +En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître +naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller +l'attention d'un observateur comme Pardaillan. + +A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait +sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant +l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près +désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes +les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient +cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville abandonnée. + +Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place +sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel +mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et +fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant +la place? + +Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes +d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place. +Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient, +établissant un vaste cordon autour de cette place. + +Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se +rendaient à la course. + +Alors, que faisaient-ils là? + +Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du +temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites +rues qui y aboutissaient. + +Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des +soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient, +invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. +Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus +grave, des canons. + +Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident +que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait +impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir. + +Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme +de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui +semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, +exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait +nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps +que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un +mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, +à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé +de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de +corrida, des combattants. + +Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre +des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des +conjurés achetés par Fausta. + +Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, +ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les +troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de +fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses +défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient +instantanément occupés par des groupes de curieux. + +Et Pardaillan se disait: + +«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la +conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément +position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli +coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou +bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent +bien exposées.» + +Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en fût +retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans +la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan +avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le +monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et, +par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans +l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre +d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea +vers la place qui lui était assignée. + +A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un +magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités +par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil. + +Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M. +d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, +derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent +place sur l'estrade, chacun selon son rang. + +A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis +le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le +page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté, alors +qu'il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un +riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur +lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte +que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou +à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce +page à qui on accordait cet honneur extraordinaire. + +Le mystérieux page n'était autre que Fausta. + +Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui +reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de +France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi +et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné +la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites +conditions. + +L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la +loge royale et qu'elle y serait placée de façon à pouvoir s'entretenir +en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre +condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager +qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement +admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale; +voire le costume de celui qui se présenterait ainsi. + +D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne +posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des +raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce +qu'elle demandait. + +Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan? + +Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette +manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi, +et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre, +avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence +qui réclamait un châtiment exemplaire. + +Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes, +aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands +seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et +spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre +importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout +sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins +nourries. + +Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence solennel plana sur +cette multitude. + +C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, +cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa, +conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait +escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses +dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait +été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre. + +Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent +toutes les autres personnes assises, s'efforçait de regagner sa place. +Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, +tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans +quelque brouhaha. + +D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à +ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie +exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée, +l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades +quand on ne s'effaçait pas de bonne grâce. + +Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de +la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le +perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, +comme on monte à l'assaut. + +Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe. + +Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre +à témoin du scandale. + +Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait: + +«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.» + +Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de façon à tourner +le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place. + +Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était +toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il +était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on +s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba +Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On +ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la +force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé +une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin +turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on +s'indignait quelque peu que l'insolent n'eût pas été châtié comme il le +méritait. + +Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal +autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et +attitudes menaçantes. + +Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du +regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta +un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards +fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de +rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette. + +A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air +lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées. + +C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. +Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise +déplorable: un geste du roi mal interprété. + +Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis +où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de +France. + +C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers +Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier; +coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux +trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers. + +Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant +de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard +fortuit. + +«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.» + +Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l'oeil +l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un +geste théâtral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune +royale un salut d'une ampleur démesurée. + +Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour +jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, +le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme +c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres +de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas +contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et +approuvait. + +C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, +en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si +un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les +sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que +sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une +moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui +accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la +haine en adulation. + + + +VI + +LE PLAN DE FAUSTA + +Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable +obligation de dresser sa tente près de celle de Barba Roja. + +Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une +intervention de Fausta. Voici comment: + +Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation de don +César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt +ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d'attente +n'avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente +qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement blessé +son incommensurable orgueil. + +Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait +sans passion et n'en était que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni +haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et +méthodique, mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte était +autrement dangereuse et plus terrible que la haine. + +De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du +roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne +paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et +le conseiller d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable +sans ce concours inespéré. + +L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un ambitieux en +Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet +homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement +échappé. + +S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu +compte que jamais Pardaillan n'eût consenti à la besogne qu'on le +soupçonnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero +avait manifesté l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant +donné les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de +prétendant, comme on s'efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui +eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul +soupçon d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa +commettait donc lui-même une méchante action. + +Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire générosité de +Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa était gentilhomme. +Comme tel, il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son +adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprécier. + +Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord sur ces deux +points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule +divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était +dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le +roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement l'homme qui lui avait +manqué de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques +hommes. Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit. + +D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer à la majesté royale +était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables +étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. Mais +qu'était-ce que quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité +du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme d'une force +physique extraordinaire, jointe à une force d'âme peu commune, on +pouvait même dire que ce n'était rien. Il fallait trouver quelque chose +d'inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se +prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres +insupportables. + +C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l'idée qu'il +avait aussitôt adoptée. + +Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c'est ce que nous +verrons plus tard. + +Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer +l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être +d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne voulait bien le laisser voir, +avait-il pris d'autres dispositions mystérieuses concernant Fausta, et +qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. +Peut-être! + +Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait +Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de +mettre à exécution était, en grande partie, son oeuvre à elle. + +Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce +qu'elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait +sauver don César, indispensable à ses projets d'ambition. + +Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero, +comme d'Espinosa s'était trompé dans la sienne, sur celui de Pardaillan. +Comme d'Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se +fût réalisé, eût été inutile. + +La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression s'imposait. +Fausta avait jeté les yeux sur Barba Roja pour mener à bien cette partie +de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la +passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne. + +Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait +que Barba Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son +amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion +véritable. + +En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait +infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan d'une haine féroce. Si +le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à +l'arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son +amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait. + +Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui incombait le soin +de débarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il +fallait, de toute nécessité, qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait +assigné. + +Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja était loin +d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à +le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et, avec cette +familiarité cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le +dogue du roi, il avait conclu en disant: + +--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous +le lui renverrez... quelque peu endommagé. Croyez-moi, c'est là une +vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous +rêvez. + +Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau. + +Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de +prendre part à la course. Le roi s'était fait tirer l'oreille. Il +n'avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop +facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une +manière de montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au +demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas celui qui les +avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le +roi s'était laissé convaincre. + +Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgré que son +bras le fît encore souffrir, il s'était juré d'estoquer proprement son +taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui +au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en +disgrâce. + +Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie plus tranquille. +Barba Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la +Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée. +Et, comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le +taureau, ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie bohémienne. +Centurion et ses hommes opéreraient sans lui, et à son lieu et place. + +Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence, +il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages +à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du +côté adverse. + +D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement +ignorante des dangers qu'elle court, naïvement heureuse de ce qu'elle +croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son +coeur. + +D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des appréhensions, +c'était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l'avertissait +qu'elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi +qu'il l'avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait +considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé. + +Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait +intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était +d'être assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force à +se défendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer +dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas +non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses à ciel ouvert, sous +les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc, +toutes les histoires de Mme Fausta n'étaient que... des histoires. + +S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il +aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude. + +Enfin, il y avait Pardaillan. + +Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul, +absolument seul. + +Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation par où il +entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle +souterraine, où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta +parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune +fille fût menacée. + +En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. +Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait +vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait là et la mort +seule eût pu l'empêcher de tenir sa promesse. + +Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs +qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, +que le Torero. + +De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne s'ensuit pas +qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de +seigneurs, dont il sentait la sourde hostilité. + +Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait +que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais, +toute son attitude devint une provocation qui s'adressait à une +multitude. + +Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, comme le +pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'être +emporté par la tourmente. + + + +VII + +LA CORRIDA + +Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que +d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes +sonnèrent. + +C'était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de +commencer. + +Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième +revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper; +le troisième, au Torero. + +Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête +caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans +la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder +dans sa lutte. + +La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y +avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader +là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et +les gradins. + +Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la +selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du +toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre. + +En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de +Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien +de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable +sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de +mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se +révélait à la dernière minute. + +Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui +excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut +l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait +que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul +ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête. + +Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame. + +Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière +protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier +choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son +cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée. + +C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était +luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou +énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes +longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de +force et de noblesse impressionnantes. + +En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans +l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante +lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se +présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le +surprendre et le déconcerter. + +Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de +laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour +être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférât tuer le taureau, +auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise +à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen. + +Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il eût voulu jeter bas +la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut +la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier +immobile, attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive. + +Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné. + +C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la +lance en arrêt. + +Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée +fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule +angoissée. + +Le choc fut épouvantablement terrible. + +De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra +dans la partie supérieure du cou. + +Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour +obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait +son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force +prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, +dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide +ses jambes de devant. + +Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, écrasant son +cavalier dans sa chute. + +Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête, +s'efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques +dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce +que l'on appelait la _media-luna_. + +Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle manoeuvre, le +cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se +dirigeant vers la barrière, comme s'il eût voulu la franchir, tandis que +le taureau poursuivait sa course en sens contraire. + +Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, +personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du +taureau, qui courait droit devant lui. + +Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant +elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en +agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait +eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était +visible--toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très +compréhensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui +faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle +s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards +sanglants. + +Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout +qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la +deuxième passe serait plus terrible que la première. + +Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta +net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et, +voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas +disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre +en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à même de le +comprendre. + +--Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche! +couard! chien couchant!... + +Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui +avançait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice. + +Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son +allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était +d'ailleurs dans les moeurs de l'époque. + +Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre. + +Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se +chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour +l'homme et criaient: + +«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! +Donne-le à tes chiens! + +D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient: + +«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu +n'oseras pas y aller!» + +Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir de sa voix +les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux +adversaire, accélérant toujours son allure. + +Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, +visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses +jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait. + +Contre toute attente, il n'y eut pas collision. + +Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure +désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa +route ventre à terre du côté opposé. + +Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit +bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était +audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer +consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être +absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture +fût douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec +une précision admirable, elle eut un succès complet. + +Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en +était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de +rubans. + +Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, +soit--plutôt--chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement +et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, +il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait +triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le +vainqueur de cette course. + +Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, +magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats +joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, +et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à +toute épreuve. + +Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le +chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et +à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à +s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement +récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui +daigna manifester sa satisfaction à voix haute. + +Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage +à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais, +grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut +faire plus et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors de +son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte +jusqu'au bout et d'abattre son taureau. + +C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait +être considéré comme jeu d'enfant à côté de ce qu'il entreprenait. Ce +fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se +disposait à poursuivre la course. + +En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par +foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait +compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une +leçon pour lui. + +Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et +sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait +fait défaut jusque-là. + +Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en +face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première +déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il +revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait +terriblement dangereux. + +Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le +trophée conquis, les aides de Barba Roja s'efforçaient de détourner de +lui l'attention de l'animal. + +Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi, +c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui +évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait +meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour. + +Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu'il +s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques +sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait +sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la +poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il +eût voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici +qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai. + +Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il +s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, +voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et +fonça sur elle à toute vitesse. + +Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, +quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son +côté. + +Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme +faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât +sur le côté droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette +manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé +par le chemin que l'homme lui indiquait. + +Or, le taureau avait appris la manoeuvre. + +Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait +plus la lui faire. + +Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait. +Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de +son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il +tourna à droite. + +Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable. + +Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut +soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles. + +Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du +corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, +le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence +du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa +monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur +le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, +évanoui. + +Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs +haletants. + +Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba +Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élançaient +au secours du maître, les autres s'efforçaient de détourner de lui +l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par +la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer, +frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante. + +Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile, +d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure. + +Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de +le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin, +heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés +par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de +l'autre côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée +et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité +déconcertante. + +Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à +celle qui l'avait frappé. + +Voici qui le prouve: + +Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait +autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes +du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il +s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait +donner une idée. + +Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait +bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui +l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable. + +Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le +lâcha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme. + +Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait +à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que +toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner +échouèrent piteusement. + +Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus +aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait +pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il +voulait, c'était visible, atteindre à tout prix. + +Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que +jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs +camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à +abandonner leur maître et s'empressèrent de courir à la barrière et de +la franchir. + +Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes +par l'horreur et l'angoisse. + +La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, +animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans +une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau +et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, +qu'à l'exaspérer davantage, si possible. + +A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent +ainsi. + +Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et, +froidement: + +--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau +garde du corps pour mon service particulier. + +Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol. +La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant +dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui +chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait +espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, +mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête +montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y +avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups +redoublés qu'elle lui porterait. + +Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi +inerte... + +A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec +le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule +énervée par l'angoisse. + +Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, +debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, +sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans +les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux +voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues +adjacentes: + +«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!» + +Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua +tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette +pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon +pour voir. + +Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se +dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de +fer, se penchant hors du balcon. + +Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, +impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui +tremblaient légèrement. + +Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, +voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, +tous, ils voulaient voir. + +Voir quoi? + +Ceci: + +Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure, +ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un +sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la +bête et Barba Roja. + +Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation +spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante. + +Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire +livide: + +«Monsieur de Pardaillan!» + +Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, de la stupeur +et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitôt: + +«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand +inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y +soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de +Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son +représentant. + +--Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé. + +--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan +va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta. + +--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de +sa peau. + +Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui +impressionna fortement le roi et d'Espinosa: + +--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement +cette brute. + +--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi. + +--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus +du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la +couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore +dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir +au moyen que je vous ai indiqué. + +Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout +songeur. + +Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet +adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il eût été étonné. + +Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son +adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et porta un coup +foudroyant de rapidité. + +Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans +l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé +sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, +longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à +droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait Frapper. + +Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et +vint s'enferrer lui-même. + +Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en +effaçant à peine sa poitrine. + +Enferré, le taureau ne bougea plus. + +Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables +spectateurs de cette lutte extraordinaire. + +Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché +seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile? + +Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il +donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le +taureau se ressaisît et le mît en pièces? + +Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. + +A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs. + +Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il +sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un +adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle +suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de +torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il +venait de lui porter? + +C'est ce que se demandait Pardaillan... + +Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en +avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, il retira l'arme, qui +apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême +révolte de la bête. + +Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse. + +Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent +leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les +nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu'on craignait +de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons +violemment comprimés. + +Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots +convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un +soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis, +tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une +acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait +d'accomplir cet exploit. + +Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à +contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un +coup de maître prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort. + +En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains +gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait +Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche +du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants +l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et +d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées +d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient. + +Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un +accent de pitié inexprimable: + +«Pauvre bête!...» + +Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l'eût +infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants. + +En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur +la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta +violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût. + +Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient +leur maître, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent +alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait +déjà à traîner hors de la piste. + +Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, +tandis qu'il songeait: + +«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de +l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement +sacrifiée?» + +Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le +féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir +rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, +tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet +intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas quelque +peu dément. + +Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut +retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le +siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner +le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras. + +Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec +un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout +ailleurs--ou à peu près--on souhaitait ardemment la victoire du +gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, +sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à +d'Espinosa. + +Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, +non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, +victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui +lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout +en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de +la brute. + +Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit: + +--Eh bien, qu'avais-je dit? + +--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration. + +--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois +que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le +frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en +vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon. + +--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta. + +Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des +dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes. + +--Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun +de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets. + +D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles, +regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec +un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de +hache: + +--Trop tard! dit-il. + +Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur +n'acquiesçât à la demande du roi. + +Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, +puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister. + +Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan. + + + +VIII + +LE CHICO REJOINT PARDAILLAN + +La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous +laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succédé à +Barba Roja--sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il--et nous +suivrons le chevalier de Pardaillan. + +Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption +autour de la piste, comme de nos jours. + +Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la suite des +seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule +d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruée de tous ceux que +l'intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient +précipités vers lui. + +La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et +s'écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva +en face de celui qu'il cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié +déshabillé, tenant sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui +paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand effort longtemps +soutenu. + +Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec tout le soin +minutieux qu'on apportait à cette opération jugée alors très importante, +don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l'accident +survenu à Barba Roja. + +Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme +un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur +la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps +d'achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en +courant, tel fut son premier mouvement. + +Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver +à temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers +lui. + +Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que +lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité. + +Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement de +traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme +français. + +On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper. +Pardaillan, seul, était capable d'un trait de bravoure et de générosité +pareil. + +Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par +l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de désespoir, se +contenter d'écouter le récit du combat fait à voix haute par ceux +qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne +voyaient pas. + +La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer +d'inquiétude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour +ces luttes violentes, les spectateurs, électrisés, acclamaient +impartialement aussi bien la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait +leur admiration. + +Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu +d'espoir. Il n'eut qu'à prêter l'oreille pour entendre les exclamations +les plus diverses: + +«Le taureau s'est écroulé comme une masse!--Un coup, un seul coup lui +a suffi, senor!--Et avec une méchante petite dague!--Splendide! +Merveilleux!--Voilà un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas +Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le même gentilhomme qui a, +l'autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba +Roja, qui joue de malheur décidément!--Quoi, le même?--C'est comme j'ai +l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé Barba Roja, +aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble, +généreux!» + +En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits +et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il +le connaissait. + +Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la +foule, s'écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face +avec celui qu'il s'était vainement efforcé de secourir. + +--Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous +ainsi, demi nu? + +Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero +s'écria, en désignant de la main la foule qui les entourait: + +--Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris au milieu de +cette presse, et, malgré tous mes efforts, je n'ai pu me dégager à +temps. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient +devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif. + +--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée au milieu +d'une cohue pareille. + +Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement: + +--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller +plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas, +ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi +autant d'indiscrets personnages. + +Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid +qui lui était particulier quand l'impatience commençait à le gagner, +souligné par un coup d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus +pressants. + +Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente: + +--Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle imprudence!... +Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon +existence! + +Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée. + +--Moi! s'écria-t-il; et comment cela? + +--Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l'avez fait, +au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du +caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, +vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l'a doté, et +vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, +une dague à la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous +soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne +pas en revenir? + +--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est précisément +celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa +vie. Et c'est grâce à vous, du reste. + +--Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne savait plus si le +chevalier parlait sérieusement ou s'il était en train de se moquer de +lui. + +Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n'y avait pas à +se méprendre: + +--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien dépeint la +bête, vous m'avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous +m'avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on +peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de +son corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si exacte +l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'à me +souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre vos indications pour la +tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Tout +l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne +justice. + +Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux +imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero +leva les bras au ciel. + +--Vous avez une manière de présenter les choses tout à fait +particulière. + +Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire. +Et le Torero ne put s'empêcher de partager son hilarité. + +--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, je vous +dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le +triomphateur que vous vous refusez à être, c'est précisément, d'avoir su +garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale +manière les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner. + +--Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en droit de me garder +quelque rancune de ce coup qu'il vous plaît de qualifier de merveilleux? + +--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi? + +--Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je crois bien que le +seigneur Barba Roja aurait rendu son âme à Dieu. + +--Je ne vois pas... + +--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me +souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main. + +En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil scrutateur le loyal +visage de son jeune ami. + +--Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère bien qu'il en +sera ainsi que je désire. + +--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit +froidement le chevalier. + +Le Torero secoua doucement la tête: + +--Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au +secours d'une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier, +qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai pas +pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi. + +L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice. + +--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-être +pour vous-même qu'à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais +prévenu, vous l'eussiez tenté en faveur d'un ennemi? + +--Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne détestez-vous pas +vous-même Barba Roja? + +Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui pouvait exprimer +aussi bien l'assentiment ou la dénégation. + +Puis, il dit paisiblement: + +--Savez-vous à quoi je pense? + +--Non! dit le Torero surpris. + +--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami +Cervantes ne soit pas ici présent. + +De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il +n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda +machinalement: + +--Pourquoi? + +--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre, +une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte +dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ. + +Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta: + +--Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba Roja? + +--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où j'étais si bien écrasé +que je n'ai pu en sortir. + +--Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je +n'ai pas de raisons d'en vouloir à Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui +me veut la malemort. + +A ce moment, une main souleva la portière qui masquait l'entrée de la +tente et un personnage entra délibérément. + +--Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu +es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique +pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce +haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie +bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos +couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand +air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois là. + +Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire. + +Le nain était vraiment superbe. + +Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne +pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué qu'il était à courir la +campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des +âmes pieuses, il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât +la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un +simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l'époque, la mendicité était un +métier comme un autre. + +Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est +vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des +haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain +n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces +beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en comparaison du +magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-là. + +Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de +renseigner le chevalier. + +--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la +tête qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en réalité c'est moi qui +suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de +m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, +aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, et du diable si je sais +avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais +vraiment pas lui refuser, après tant d'attentions délicates. Ce qui fait +qu'on me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs. + +--Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l'air le petit +homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en +réponds. + +Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait +ingénument voir. + +--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque +vous le dites, j'y ai réussi. + +--Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en +parlant de don César? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-même +n'en sait rien! + +--Il l'est, dit le nain avec conviction. + +--C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il serait, je crois, +bien en peine de montrer ses parchemins. + +Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain +sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être, +connaissant sa fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner. + +Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement: + +--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens! + +--Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour. + +Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules. + +--Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est +un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui +anoblit. + +--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César? + +--Sans doute! Ne le saviez-vous pas? + +--Ma foi non. + +--C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien +me faire notre sire le roi, en m'admettant à courir devant lui. + +--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre? + +--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je +possède m'a été léguée par celui qui m'a élevé et qui la tenait, sans +nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien. + +--Vous m'en direz tant... + +Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions +aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa +course: + +--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle +mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui t'enrôler dans la +suite de don César? + +Le Chico regarda fixement Pardaillan. + +--Vous le savez bien, dit-il. + +--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire! + +Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et baissant la +voix: + +--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle +souterraine, dit-il. + +--Quel rapport?... + +--Vous savez bien que don César est en péril, puisque vous ne le quittez +pas d'une semelle. + +--Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve de ce dévouement. +Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le défendre +que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne? + +Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie. + +Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d'oeil, et, +hochant tristement la tête, il dit, sans amertume: + +--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite +taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille. +Peut-on savoir? La piqûre d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour +détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce +mosquito, tiens! + +--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée +de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu +que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse? + +--Je le sais, tiens! + +--Sais-tu que tu risques ta peau? + +--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et +puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le +nain d'un ton désabusé. + +--Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, +mais tu as un grand coeur. + +--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le +dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous +connais, j'ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien. +On m'eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles +idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous +voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai +vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et, pour +mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un +brasier! + +Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit homme, murmura: + +«Pauvre petit bougre!» + +Et tout haut, avec une douceur inexprimable: + +--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je +devine ce que tu ne dis pas. + +Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée: + +--Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement de tous +côtés. + +--Qui donc m'a cherché? Vous? + +--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu +connais bien. + +--Juana! dit le Chico qui rougit. + +--Tu l'as nommée. + +Le nain hocha la tête. + +--Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole? + +Le Chico eut une imperceptible hésitation. + +--Non! dit-il. Cependant... + +--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement. + +--Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire... + +--Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es +qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes. + +--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? dit le nain devenu +radieux. + +--Je me tue à te le dire, mort-diable! + +--Alors?... + +--Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu, +j'en réponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre. + +--Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de joie. + +--A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., hasarda le +chevalier. + +--Comment cela? fit naïvement le Chico. + +--En t'en allant avant la bataille. + +--Abandonner don César dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive +qu'arrive, je reste, tiens! + +--A la bonne heure! Silence, voici le Torero. + +--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant +la portière, sans entrer, le moment approche. + +--A vos ordres, don César. + + + +IX + +L'ORAGE ÉCLATE + +Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la +loge royale, un incident que nous devons relater ici. + +Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom +serait admise séance tenante en sa présence. + +Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite, +laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le +couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert +de poussière s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme +la princesse Fausta. + +Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, +indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, qui le dévisageait avec son +insistance accoutumée. + +Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement: + +--Parlez, comte, Sa Majesté le permet. + +Le courrier s'inclina profondément devant le roi et dit: + +--Madame, j'arrive de Rome à franc étrier. + +D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille. + +--Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta. + +--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui +Fausta venait de donner le titre de comte. + +Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de +foudre. + +Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit. + +Le roi sursauta et dit vivement: + +--Vous dites, monsieur? + +--Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est plus, répéta le comte +en s'inclinant. + +--Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa. + +Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tête qui +n'annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fût. + +Fausta sourit imperceptiblement. + +--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police +est mieux organisée que la mienne. + +--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n'est pas +faite par des prêtres. + +--Ce qui veut dire?... gronda Philippe. + +--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont supérieurs en tout +ce qui concerne l'élaboration d'un plan, la mise à exécution d'une +intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique +que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable +occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra +pas un écuyer consommé. + +--C'est juste, dit le roi radouci. + +--Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à +l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait +toute la diligence qu'il était permis d'attendre de lui. Dans quelques +heures il sera ici. + +--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta, +savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père? + +On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort +Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était un ennemi qui s'en allait. Et quel +ennemi! + +L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et terrible jouteur. + +Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le +pape défunt, ou serait-il un allié? Voila ce qui était important. + +Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible +qu'il avait donné un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que +par un prodige de volonté. + +A la question du roi, il répondit: + +--On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato. + +--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction. + +--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti. + +Le roi fit une moue significative. + +--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna. + +La moue du roi s'accentua. + +--Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du +pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra +docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte. + +--Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un signe de tête. + +--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez +besoin. + +Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se +la fit pas renouveler. + +--Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l'élection du pape +futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier +fut sorti. + +--Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique. + +--Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de +Ponte-Maggiore? + +--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le +sourire se fit plus aigu encore. + +--Ne vous ont-ils pas suivie ici? + +--Je crois que oui, sire. + +Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui +d'Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête. + +Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de +l'autre. Elle comprit et elle pensa: + +«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans +le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commençaient à +me gêner plus que je n'aurais voulu.» + +Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était plus: + +«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas +bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre +gigantesque? A présent que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de +force à me résister?» + +Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir +profondément: + +«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! momentanément. +Ce que j'entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance +à ce que j'avais rêvé. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus +sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je +parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes +biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me +seront rendus. En cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y +serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils +de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans +crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irréductible +ennemi. Le trésor que j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule +connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est plus. +Mon fils, du moins, sera riche.» + +Et avec une sorte d'étonnement: + +«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir de revoir +l'innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie +de la savoir enfin à l'abri de tout danger?...» + +A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa disait: + +--Et vous, madame, que comptez-vous faire? + +Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur +d'Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de +l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne +voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour +demander à son tour: + +--A quel sujet? + +--Au sujet de la succession du pape Sixte V. + +--Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, en quoi cette +succession peut-elle m'intéresser? + +D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une +insistance lourde de menaces: + +«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès vous a valu +une condamnation à mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, été la +prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous +annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne +serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés? + +--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent +plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte, +quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin. + +--Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous +n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome? + +--Non, cardinal. J'entends rester ici. + +Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'intéresser à +la course, ne perdait pas un mot de cette conversation: + +--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle. + +Philippe II la regarda d'un air étonné. + +Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa répondit pour +lui: + +--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous pas l'astre le plus +resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous +gardera près d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra. + +L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace +dans ces paroles d'une galanterie raffinée en apparence. + +Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la +haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et +s'effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres: + +«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonnière à Séville +jusqu'à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à +Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me +débarrassant de Montai te et de Sfondrato.» + +Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'écria de son +air le plus aimable: + +--Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter? + +--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon +séjour à la cour d'Espagne. A moins que Votre Majesté ne me chasse, +ai-je ajouté. + +--Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! vous n'y pensez pas! M. +le cardinal vous le disait fort justement, à l'instant: nous ne saurions +plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes +notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui +dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible. + +--Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta. + +En elle-même, elle songeait: + +«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt +tu seras mon prisonnier à ton tour.» + +Cependant la deuxième course venait de s'achever sans incident +remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s'activaient +au nettoyage de la piste. C'était comme un entracte en attendant la +troisième course, celle du Torero. + +Cette course, c'était le clou de la fête. + +Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour +qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les +passionner au plus haut point. + +En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit +qu'ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castrana +était le chef nominal, soit qu'ils eussent été soudoyés avec l'or de +Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils +étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand +ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui +ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne +permettraient pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros. + +Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant +dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient +tout--tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu--tout le +reste savait qu'il était question de l'arrestation du Torero et que +la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement +populaire. + +Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes +massées par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues +environnantes. + +Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de les énerver, et, +sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la +même impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur +interminable faction. + +Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et +ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur +la multitude. C'était le calme décevant qui précède l'orage. + +Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, la clémence +existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments. +Et c'était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si +redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi +n'était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, +en la supériorité de sa dynastie. + +Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l'instant +d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant +qu'il impressionna le roi. + +Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres encadrant +des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, la sécurité absolue. Là, +nul danger à courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, +s'arrêta aux tribunes. + +Et Philippe se posa la question: + +«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, +vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l'angoisse de +l'attente? Combien?...» + +Et son oeil s'attarda sur les tribunes. + +Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-delà les +barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les +arquebusiers, et les hommes d'armes. + +Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là, +point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait +devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite. + +Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long +frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question, +plus terrible encore que la première: + +«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit +d'envoyer à la mort tant de braves gens?» + +Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se +croyait si fort au-dessus de l'humanité, vint estomper l'éclat de son +regard si froid l'instant d'avant. + +A cet instant précis, une voix murmura à son oreille. + +--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous +échapper. Tout à l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir +et tout sera dit. + +Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement. + +Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la +pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui +s'étendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant +du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce sang répandu +se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle. + +Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi +à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l'instant même, était +presque décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu. + +--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles qui nous sont +parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en +quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on +l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans +nos États, à peine de la vie? + +D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. Néanmoins +il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il +était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux +maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les +décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur. + +--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en +débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire +de Pardaillan. + +Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il +faire grâce aussi à Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme +si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de +d'Espinosa. + +Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le +chevalier. Il répondit donc vivement: + +--Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre à +plus tard son exécution. + +Rudement, d'Espinosa dit: + +--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son +insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va +de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter +sans payer ce crime de sa vie. + +Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. Alors +d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta: + +--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que +je n'invente ni n'exagère rien. + +--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être +utile? + +--Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés, +qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever +le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce +jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de +vous apitoyer, sire. + +--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez +votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute. + +--Je le sais, dit froidement d'Espinosa. + +--Et vous dites? Répétez! grinça Philippe. + +--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté contre la +couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit +éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment +exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes +mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en appelle au +témoignage de la princesse Fausta ici présente. + +Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put s'empêcher de jeter +autour d'elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra +se raccrocher. + +«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. +Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre, +pour un peu d'or, n'a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être +arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes trois +braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!» + +Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité d'un +éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et +comme le roi, soupçonneux, se tournait vers elle et disait: + +--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez! +Expliquez-vous! + +Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans +les yeux: + +--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure vérité. + +D'une voix dure, le roi demanda: + +--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru +devoir nous aviser? + +Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait lui être fatal. +Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s'était +manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la +mignonne dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait +mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu'un bond +adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d'une arrestation +immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et +ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, +d'une voix apaisée, déclara: + +--J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j'étais +de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la +suspectais, ni qu'elle fût mêlée en quoi que ce soit à une entreprise +folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la +princesse n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire +à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais +tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon +devoir. + +La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de +Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main +cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait +d'un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait: + +«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un +avertissement? Il faut savoir. Je saurai.» + +Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi daignait +s'excuser en ces termes: + +--Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit M. le Grand +Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais +douter de tout et de tous. + +Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un signe de tête +d'une souveraine indifférence. Quant à d'Espinosa il reprit d'une voix +grondante: + +--Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, maintenant que +je vous ai montré ce que complotent les braves gens sur le sort de qui +il vous plaît de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du +roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le champ libre, +leur donner toutes les facilités pour l'exécution de leur forfait. + +Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas rude et violent +vers la sortie. + +--Arrêtez, cardinal! cria le roi. + +D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son maître, le +lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il se retourna +posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hâte ni trop de +lenteur, et, très calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé, +il revint se placer derrière le fauteuil du roi. + +--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que +tout le monde l'entendît dans la loge, vous êtes un bon serviteur, et +nous n'oublierons pas le signalé service que vous nous rendez en ce +jour. + +D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la réparation qu'il +espérait. + +--Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, ajouta le roi. Je +suis curieux de voir si le drôle mérite la réputation qu'on lui fait en +Andalousie. + + + +X + +LE TRIOMPHE DU CHICO + +LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de +satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade. + +Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. Quant à +l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgré +les apparences, c'était une arme merveilleuse, flexible et résistante, +sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolède. + +Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les +quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero s'entretenant avec +Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d'assister à la course +à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas +échéant. + +Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré par une foule de +gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la +circonstance. + +Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui +se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y être. + +Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du +chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte +par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses +deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à +compter de cet instant, se placèrent derrière lui. + +Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement, +tous ceux qui encombraient la lice s'empressèrent de lui laisser le +champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu'ils +se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée. + +Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa +silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l'arène, au lieu de +l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter à bien +combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, +un silence mortel s'établit soudain. + +Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui +savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là +étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme +pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole. + +Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout +d'abord les rangs serrés du populaire. Puis l'amour du Torero fut le +plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin +le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d'un +considérait comme un outrage dont il prenait sa part. + +Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité +d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire +dédaigneux, mais, quoi qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas +accoutumé, lui fut très pénible. + +Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit +et bientôt une rumeur sourde s'éleva, timidement d'abord, puis se +propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement éclata en +un tonnerre d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au +silence dédaigneux des courtisans. + +Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos +aux gradins et à la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son +épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après +quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le +roi qui, rigide et observateur des règles de la plus méticuleuse des +étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui, +peut-être, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur +qu'il avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la vile +populace avant de le saluer, lui, le roi. + +Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une +audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, +lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la +foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan +qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le +secret, s'écria au milieu de l'attention générale: + +--Bravo, don César! + +Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un +sourire significatif. + +Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, avaient +alors une importance considérable. Rien n'est plus fier et plus +ombrageux qu'un gentilhomme espagnol. + +Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le +roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. C'était un crime +insupportable, dont la répression devait être immédiate. + +Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas un nom, dont la +noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait +alors, ce misérable aventurier s'était permis de vouloir humilier le +roi. Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur +la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses bravos +l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce +Français, était venu à la rescousse. + +Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ! +voici qui était intolérable et réclamait du sang! Si une diversion +puissante ne se produisait à l'instant même, c'en était fait: les +courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille +s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa. + +Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par +sa seule présence. + +A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à +l'attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais, si, sous +ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes +de miniature forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée +comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, on imagine aisément +l'effet qu'il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par +l'éclat du somptueux costume qu'il portait avec cette élégance native +et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être +remarqué. Il le fut. + +Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à son noble maître. +Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblée les +faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appréciait réellement +que la force et la bravoure. + +Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une voix, partie +on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» Et tous les yeux +se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de +s'entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le +sentiment du beau, se trouvèrent d'accord dans l'admiration. + +Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire +à la gracieuse réduction d'homme, les exclamations admiratives fusèrent +de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les +dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les +lèvres féminines était le même: + +«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!» + +Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s'était +trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout +d'homme, et, sur ce point, il était, malgré ses vingt ans, un peu +enfant. + +Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il +tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant dans son esprit une +seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l'obstination +d'une obsession: + +--Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et +entendre!... + +Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et, +si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait très bien. + +Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, +tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide +amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si +belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne +voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans son rêve d'adoration, +c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux que ces mêmes belles dames ne +craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras. + +Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan, +lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son +émotion, pourtant très visibles, l'avait doucement prise par la main, +l'avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y +était enfermé seul à seule. + +Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il +l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des événements nous apprendra +peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que +l'entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux +singulièrement rouges en sortant du cabinet. + +Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son intention +d'assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à la vieille +Barbara de l'accompagner. Aussitôt, celle-ci d'éclater: + +--Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne +patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi +incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se +respecte! + +Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que, +puisqu'elle n'avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait +de se mêler à la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner, +elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer: + +--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des +serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur +jeune maîtresse et de la défendre au besoin!--Suis-je donc si vieille, +si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai avec +vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir +de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop +vieille pour vous accompagner. + +C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se +placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda, +n'avait pu pénétrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège +pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui +était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties +des différentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour +d'elle, mais elle était là. + +C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la téméraire +intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu à coups précipités. +Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle +avait hoché douloureusement la tête comme pour dire: + +«N'y pensons plus.» + +Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El Chico!» son petit coeur se +remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne +savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands +talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur +place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain. + +Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au +Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela quelques minutes plus tôt l'eût +bien surprise. + +Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu'on trouvait +si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux +costume--du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames--il lui +semblait que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu'elle +tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce +devait être un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée, +colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire +et de pleurer, elle cria: + +--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!... + +D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille +Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de +ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on +ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car +elle sentait confusément que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire +se passait dans l'âme de son enfant, elle la souleva et la maintint +au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule. + +C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa +splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eût +jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait, +été élevée, le même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire +souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l'égard de qui elle +pouvait tout se permettre. + +C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de changé, si +ce n'est son costume et un petit air crâne et décidé qu'elle ne lui +connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, c'est donc +que quelque chose qu'elle ne soupçonnait pas était changé en elle. +Peut-être!... + +Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme à ce +moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de +jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colère et +de défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement: + +--C'est à moi, cette poupée! à moi seule! + +Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces moments de grandes +colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, battant dans le +vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre +Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise +toutefois, se mit à beugler: + +--Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous +arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le +ventre de votre vieille nourrice! + +Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crié +brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» elle cria de même, en la +bourrant de coups de talon furieux: + +«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces éhontées! Elles me +rendraient folle! + +Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir machinalement, +sans trouver un mot, tant son saisissement était grand, et elle +considéra un moment avec une inquiétude affreuse son enfant qui, en +effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison. + +Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait, +Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matrone par la main, +elle l'entraîna violemment, en disant d'une voix coupée de sanglots: + +--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici! +Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre! + +Et, avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice, elle +ajouta: + +--Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire à cette course! + +C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de la course. +C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa à la bagarre qui devait +suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est +ainsi qu'elle échappa à la mort qui planait sur cette multitude de +curieux. + + + +XI + +VIVE LE ROI CARLOS! + +Cependant le taureau avait été lâché. + +Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante, +succédant sans transition à l'obscurité d'où il sortait, il s'arrêta, +indécis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête. + +Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis il fit quelques +pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, lui présentant sa cape +déployée. + +Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau de satin écarlate +qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout de suite, et il fonça droit +sur lui, tête baissée. + +Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient +pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique +grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée +les phases de la passe. + +Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans +bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son +coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit +le morceau d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero. + +La seconde d'après, les spectateurs haletants virent don César qui, +la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de +tranquillité qu'il eût pu en montrer dans son intérieur paisible. + +Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace exécuté avec un +sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent +tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste +émerveillé. + +Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se rua de nouveau +sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les +extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher +paisiblement devant elle. + +La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l'étoffe. +Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série +de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours +l'étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau +suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre +chose que ce leurre qu'on lui présentait. + +Et les acclamations se firent délirantes. + +Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dédaigneux +et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme, +que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller +aujourd'hui. + +Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme +trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les +règles de la tauromachie moderne. + +Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l'époque, +retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la +nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l'enthousiasme de la +foule. + +Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arrêta +un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta +rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre +son élan. + +Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de +la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le +taureau, le plus près possible, et, avançant un pied, il provoqua la +bête. + +Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se +disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui +faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors +d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, +sans bouger les pieds. + +Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le +Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant +la bête. + +Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de +rubans qu'il avait lestement cueilli au passage. + +Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d'angoisse, +laissa éclater sa joie, et, à la considérer, hurlante et gesticulante, +on eût pu croire qu'elle venait soudain d'être prise de folie. Les uns +criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, +là des sanglots convulsifs. + +Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de +la réaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps où le +Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l'assaut de la +bête sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse +étreignait les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire que la +vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, +striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de +la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se +soustrayait à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient portés. + +Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui +lui rappelait son déshonneur d'époux, le roi, pendant tout ce temps, +trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une +pâleur inaccoutumée. + +Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s'empêcher de +frémir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde +d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui +reposait l'espoir de ses rêves d'ambition. + +Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne +pas dire que, pendant les instants mortellement longs où l'homme, +impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la +noblesse, qui savaient cependant qu'il était condamné, faisaient des +voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient portés. + +Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé de la foule, +se transforma en admiration frénétique, et l'enthousiasme déborda, +délirant, indescriptible. Mais ce n'était pas fini. + +Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se +retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bête, il s'imposait +à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens. + +Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés, +semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec tant de succès, il lui +fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait +se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière +fois sur lui. + +Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurrée +par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l'espoir derrière +lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était +impossible. Il ne pouvait que s'effacer à droite ou à gauche. + +Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, emporté par +son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de +seconde, et c'en était fait de lui. C'était l'instant le plus critique +de sa course. + +La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des +forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette +course. + +Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit +de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant. +Ainsi en avait-il décidé lui-même. + +Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui +être refusée, car c'était l'instant qui avait été choisi précisément +pour son arrestation. + +Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, +uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tâche qu'il +s'était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps +les troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de +l'événement qui allait se produire. + +Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule +des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, +armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si +mutinerie il y avait. + +Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c'est-à-dire +qu'elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela +se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse, +soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand +inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle nécessité de +garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui +l'occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas +échéant, des combattants. + +Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la +révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient à s'écraser, +attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût +fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille. + +S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes +d'hommes d'armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient +les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, +chargés de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se +trouvait prise entre deux feux. + +Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient donc qu'à +entraîner le condamné du côté des gradins où ils n'avaient que des +alliés. + +Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire, +pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant +l'attention des spectateurs, concentrée sur les passes audacieuses qu'il +exécutait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie. + +Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire qu'il était du +côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort +bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur. + +Au début de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre +plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, d'employés aux basses besognes, +qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l'entrée du +taureau et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de +retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne. + +Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention à ces modestes +travailleurs. Mais, au fur et à mesure que la course allait sur sa fin, +il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces +ouvriers. + +Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient tenus, comme +il convenait, modestement à l'écart, armés de leurs outils, prêts, +semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se +redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se +campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à +celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt. + +Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'où, envahissaient +peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il +se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils +semblaient s'entendre à merveille. + +Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine d'hommes qui +semblaient obéir à un mot d'ordre occulte. + +Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de +plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers +s'occupaient à scier les poteaux de la barrière. + +Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient +une brèche dans la palissade, tandis que les autres s'efforçaient de +masquer cette bizarre occupation. + +Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette +mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages +entrevus l'avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit +tout. + +«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta +destine à son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon +petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu'il se tirera +sain et sauf du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là, +le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et, +au même instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver. +Tout va bien.» + +Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se +demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n'y pensa pas. + +A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder une +importance qu'ils n'ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne +pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n'y pouvons +rien. + +«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. Ayant jugé que tout +allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de +lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de +don César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire adossé +à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans +un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s'enfermer +lui-même dans l'étroit boyau ménagé à cet effet. + +A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au +moment suprême d'en finir, sa trop persistante témérité. + +C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. +L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappé à +mort. + +Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour +lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement. + +Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se +retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un +sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée. + +«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les +yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de +moi! je tomberais foudroyé.» + +Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux +yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforçait de dégager la +cause séance tenante. + +«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où +il se prélassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique +intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche +après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? + +Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt qui n'était qu'à, +lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup +d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit. + +«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave +Bussi-Leclerc vient à la tête d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est +ce qui lui donne cette assurance imprévue.» + +Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en +lui-même: + +«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une compagnie de +soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arrêter?» + +En même temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait +sa rapière, se tenait prêt à tout événement. + +Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il était en cause +autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il +s'attendait à tout. + +A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations éclata, saluant +la victoire du Torero. + +Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois +par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis +si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il était allé +s'enfermer lui-même dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se +refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste. + +Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations +délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l'endroit où il +avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l'intention de +lui faire publiquement hommage de son trophée. + +Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une +poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux +ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste, +entourèrent de toutes parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par +l'enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart +de leurs corps. + +A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir circulaire, +quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en +colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêts à faire +feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre +imprévue. + +En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, se dirigeait à +la rencontre du Torero. + +Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et +qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce +qui lui arrivait, l'entraînaient dans la direction opposée à celle où il +voulait aller. + +En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul, +qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, qui avait trouvé quelque peu +ridicule qu'on l'obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de +comprendre que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait cru tout +d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être obligé de courir après +un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui +tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas +disposés à se laisser faire. + +Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait lui glisser entre +les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se +résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde +devait avoir, comme lui, le respect de l'autorité dont il était le +représentant, l'officier se mit à crier d'une voix de stentor: + +«Au nom du roi!... Arrêtez!» + +Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer et qu'il n'aurait +qu'à étendre la main pour cueillir son prisonnier. + +Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu'ils +le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorité. Ils ne +s'arrêtèrent donc pas. + +Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de +désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un +cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui +assistait, impassible, à cette scène: + +«Vive don Carlos!» + +Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de +masse qui les effara. + +Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même instant des milliers +de voix vociférèrent en précisant plus explicitement: + +«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!» + +Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris +que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche +en bouche, le bruit se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais +Carlos, qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait: +Carlos, c'était le Torero lui-même. + +Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre fils du roi +Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait +enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs +du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et +saurait y compatir; mieux, y remédier. + +Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un +moment inappréciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de +ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on +voulait arrêter le Torero, leur dieu! + +Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre roi, peu leur +importait. Pour eux, c'était le Torero. + +Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir +si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur +idole! + +Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes, +bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants +de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en +combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero. + +Comme par enchantement--apportées par qui? distribuées par qui? est-ce +qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulèrent, et +ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'était fait, se +virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui +un pistolet chargé. + +Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les +barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate +avec les troupes impassibles. + +Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un +éclair de pitié devant la lutte inégale qui s'apprêtait. + +--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu! + +Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation de la +foule, cria, en réponse: + +«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses! + +Une autre voix entraînante hurla: + +«En avant!» + +Et ils allèrent de l'avant. + +Et le vieil officier mit à exécution sa menace. + +Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses +de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une +gerbe de coquelicots rouges. + +Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution +élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de +recharger les arquebuses--opération assez longue--pendant que d'autres +auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et +étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n'avait que des +poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles. + +Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, les +soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent pas l'ordre. La décharge fut +générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se +réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le +choc à l'arme blanche. + +La partie devenait presque égale en ce sens que, si les soldats casqués +et cuirassés de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de +leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre. + +Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et +d'autre. + +Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné +malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa +défense désespérée. + +Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. En moins d'une +minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés, il en surgissait. + +C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux +vingt soldats chargés de l'appréhender n'était rien. Il fallait passer +sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer +la route. + +Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement +le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait +minutieusement et merveilleusement organisé l'enlèvement. Car, c'était, +en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là. + +L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait être, et il était, +en effet, rigoureusement suivi. + +Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une sortie où l'on se +fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les +coulisses de l'arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, +dans l'enceinte même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même. + +D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero +serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues +étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d'occuper ces +coulisses. C'était précisément sur quoi comptait Fausta. + +Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des groupes +d'hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main +jusqu'à ce qu'il fût amené devant une maison qui appartenait à l'un des +conjurés. + +Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il +se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses +qui gardaient cette rue, avec mission d'empêcher de passer quiconque +tenterait de sortir de la place. + +Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient +scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui +se passait sur leurs derrières. + +L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se +trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et +le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville +et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les +apparences d'une prison. + +Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux mains de ceux qui +le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée? + +C'est qu'il pensait à la Giralda. + +Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songé qu'à +elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et, en +se débattant entre les mains de ceux qui l'entraînaient, dans son esprit +exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse: + +«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel +sort sera le sien?» + +Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots: + +Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant la foule, qu'elles +tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier +rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d'un hasard +providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge. + +Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait pas +la gravité des événements, elle s'était dressée instinctivement en +s'écriant: + +«Que se passe-t-il donc?» + +Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette place +privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables: + +--On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui rencontrera +quelques difficultés, car ils sont là des milliers d'admirateurs résolus +à l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous +ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont +beaucoup seront mortels. + +De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arrêter +le Torero. + +--Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis? + +Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu +s'élancer, courir au secours de l'aimé, lui faire un rempart de son +corps, partager son sort quel qu'il fût. + +Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en +sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à +elle. + +Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la +circonstance. + +La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se +jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre +part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d'une main robuste, +et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois: + +--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement. + +--Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant. + +Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses +forces: + +--A moi! On violente la Giralda... la fiancée du Torero! + +Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission +de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du +Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable +occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de +Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux +du populaire. + +Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel +commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, à son tour, une +inspiration, et, la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il +croyait irrésistibles: + +--Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable Giralda, la perle de +l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que +don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort +aussi certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet escabeau. +Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent au nez et à la barbe +des soldats chargés de l'arrêter? + +--Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar +Barrigon, puisque tel était son nom. + +Et, sautant lestement à terre, elle ajouta: + +--Il faut que je le rejoigne à l'instant. + +--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne +passerez jamais à travers cette multitude! + +La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de l'importun. Mais, +voyant ses efforts se briser devant l'impassibilité des compagnons qui +l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de +déception douloureuse. + +--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous +n'avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero +et suis trop heureux de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime. + +Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait pas à ses +hommes, ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n'en +chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se +rapprocher de son fiancé. + +Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule dans une des +petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui +lui avait frayé son chemin et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait +rien, elle voulut s'élancer. + +Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de +lui faire place, se serrèrent autour d'elle Alors, elle voulut +crier, appeler à l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de +l'arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis. + +Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur +l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la +maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier +murmurait: + +--Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien, +et tu ne m'échapperas pas! + +Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre +et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et +menaçant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue. + +Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut +dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment +elle avait pu être aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue +de ces mufles de fauves qui suaient le crime. + +Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé +César, elle n'avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et +Dieu sait si elle regrettait maintenant. + +Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes +et s'abandonne en tremblant à la main cruelle qui s'abat sur lui, +frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'évanouit. + +La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie, +le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda: + +--En route, vous autres! + +Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui +s'ébranla et partit à toute bride. + + + +XII + +L'ÉPÉE DE PARDAILLAN + +Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait +échoué dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de +Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels +déchirements intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette +besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence +de langage qu'il n'eût, certes, pas tolérée chez un autre. + +Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son +tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu +à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait +seule laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins bizarre, ne +pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était résigné à l'assassinat. +On a vu comment l'aventure s'était terminée. + +Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains +de la maison des Cyprès, toute cette nuit Bussi la passa à tourner et +retourner comme un ours dans sa chambre, à ressasser sans trêve son +humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus +violentes et les plus variées. + +Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution qu'il +traduisit à haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien +d'humain: + +«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé +par tous les suppôts d'enfer, d'où il est certainement issu, est +insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et +resterai, tant qu'il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais +pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non +autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de +laver mon honneur: c'est de mourir moi-même. Et, puisque l'infernal +Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!» + +Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son +sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l'eau fraîche, et, très +résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament +dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques +amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la plus +propre à réhabiliter sa mémoire. + +La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en aperçût jusque vers +une heure de l'après-midi. + +Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien oublié, +Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la +meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe +sur la poitrine, à la place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer +convenablement. + +Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable geste, on frappa +violemment à sa porte. + +«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis. +C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai placés chez Fausta!» + +Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la +porte: + +--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la +princesse Fausta! + +«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de +Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.» + +Et, tout rêveur, mais sans bouger encore: + +«Fausta!...» + +L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme +étourdissant en criant à tue-tête: + +«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.» + +«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expédié +à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient +d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.» + +Et il alla ouvrir. Et Centurion entra. + +Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à +Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux? + +Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin était de +nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, +Bussi-Leclerc à la corrida royale. + +Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les +conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque +Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se +fâcher tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter par +la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de lui faire des +propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme. + +Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots +qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la +Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils +finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas. + +Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux que nous venons de +signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de +la plazza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de +soldats espagnols. + +Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de +Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui +paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant +l'ancien maître d'armes du coin de l'oeil. + +Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la +piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l'intention +manifeste de lui barrer la route. + +Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient +se guider sur lui, comme s'il eût été réellement leur chef. + +En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût +probablement continué son chemin sans hésitation, d'autant plus que +les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour +conseiller la prudence, même à Pardaillan. + +Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un ennemi à qui il +avait infligé plusieurs défaites, qu'il savait être très douloureuses +pour l'amour-propre du bretteur réputé. + +Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi +avait, jusqu'à un certain point, le droit de chercher a prendre sa +revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser +cette satisfaction. + +Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait +d'un ton provocant: + +--Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots à +vous dire. + +Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier. + +Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus +d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement +animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d'une troupe +d'une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui +apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté--le mot était +dans son esprit--dont il était incapable. + +Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l'esprit de +Pardaillan, à la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la +naïveté de le croire incapable d'une félonie. + +Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre les défenseurs +du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, glacial, hérissé, d'autant plus +furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, +surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre +côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, il se trouvait pris +entre deux troupes d'égale force. + +Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé dans un +traquenard d'où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins +d'un miracle. + +Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait, +il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la +provocation qu'il devinait imminente. + +A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui domina le tumulte +déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez +lui, dénotait une puissante émotion, il répondit: + +--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se +prétend un maître en fait d'armes et qui est moins qu'un méchant +prévôt... un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que +Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en +l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la +bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger +par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il était encore de ce monde! + +En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa +tentative d'assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc +s'attendait certes à être accueilli par une bordée d'injures comme on +savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance +sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait pas à être touché aussi +profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces +officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous +cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de +plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible! + +Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il accueillit les +paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dédaigneux et qui +n'était qu'une grimace. Il souriait, mais il était livide. + +Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au +tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez +violent. Il se contenta de grincer: + +--C'est moi, oui! + +--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue +rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que +vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m'assassiner? + +Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les +sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eût voulu poignarder à l'instant +même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et, la +faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite: + +--Misérable fanfaron! + +Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua: + +--Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout à l'heure... Ma foi, +Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand +vous avez fui devant mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais +voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un +maître et vous l'êtes en effet: un maître fuyard! + +Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le +mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui. + +En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de faire bonne +contenance sous les douloureux coups d'épingle que lui prodiguait +Pardaillan, comme s'il n'était venu là que pour détourner son attention +en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position. + +Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils s'étaient terrés +jusque-là. + +Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une +toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en +partie. Par-delà la barrière, c'était la piste. En face de lui, c'était +le couloir qui tournait sans fin autour de la piste. + +En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit réservé +au populaire. Derrière lui, c'était toujours le même couloir, ayant +en bordure les gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin, à sa +droite, il y avait un large couloir aboutissant à l'endroit où se +dressaient les tentes des champions. + +Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, +à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues +se joindre à la première et s'étaient placées là en masses profondes. + +Environ quatre cents hommes se trouvaient là. + +Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les +soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable. +Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer, +s'étendaient en profondeur. + +Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de +profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces +humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan. + +Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez +d'espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de +battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille +objets hétéroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce +côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise qui ne fût +occupé. + +En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, +l'encerclement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre +de ce cercle de fer, composé de près d'un millier de soldats. + +Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'était +placé d'un air provocant sur sa route, il est à présumer qu'il ne se fût +pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme +il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la +manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée. + +Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, résolut de lui +tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous +l'avons dit, directement menacé, L'eût-il cru que sa résolution +n'eût pas varié. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il +surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas +longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en voulait. + +Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, et, en se +redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle +qu'elle était, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il +sentît le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait: + +«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes +os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arrêter pour +répondre à ce spadassin que j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais +encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus +chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable lui-même ne m'en +tirerait pas. + +Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. Les soldats, +après avoir déchargé leurs arquebuses, avaient reçu le choc terrible du +peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents. + +De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnés +d'injures, de vociférations, d'imprécations, de jurons intraduisibles. +Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable +boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta. + +Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant Pardaillan. Autour +de celui-ci, le cercle de fer s'était rétréci, et, maintenant, il +n'avait plus qu'un tout petit espace de libre. + +Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent +grave: + +--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi. +Vois ces centaines d'hommes armés qui te serrent de près. Tout cela, +c'est mon oeuvre à moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. +Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon étreinte! + +--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré celui-ci--d'un +geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur--j'ai vu +celui-ci que j'ai connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, +ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; +j'ai vu ceux-là--il désignait les officiers et les soldats qui frémirent +sous l'affront--ceux-là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se +fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai +vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les +reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s'avancer +en rampant, prêtes à la curée, et me suis dit que, pour compléter la +collection, il ne manquait plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes +apparue! + +Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne +daigna pas discuter. A quoi bon? + +Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, +honteux qu'il était du rôle qu'on lui faisait jouer, sur un ton de +suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main: + +--Arrêtez cet homme! + +L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria: + +--Un instant, mort-diable! + +Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était pas concertée +avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le +mécontentement qu'elle éprouvait: + +--Perdez-vous la tête, monsieur? + +--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de +Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé et mis en fuite, me doit +bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi! + +Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n'avait rien de +simulé. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence. +Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement +apitoyé: + +--Vous voulez donc vous faire tuer? + +Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et, sur un ton +d'assurance qui frappa Fausta: + +--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. +Je vous en donne l'assurance formelle. + +Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme +on en trouvait tous les jours, et que, sûr de triompher, il tenait à le +faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et +rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait +tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, qu'elle +traduisit en grondant: + +--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine? + +--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le +soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez +tranquille. + +Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, +avec une insouciance affectée: + +--Je me contenterai de le désarmer. + +Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait +le laisser faire. C'est qu'elle était payée pour savoir qu'avec le +chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien. + +Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant à la prise de +corps de celui qu'on pouvait considérer comme prisonnier. + +Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux. + +--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, j'ai fait vos +petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coûté. De +grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou +je ne réponds de rien. + +Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta +comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux. + +--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre guise. + +Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement: + +--Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'échappera pas au +sort qui l'attend. + +Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres, +avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier: + +--Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas +que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis +une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez +l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins +plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne +manquerez pas de m'infliger? + +Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc était +brave. Mais d'où venait donc qu'il osât l'appeler en combat singulier +devant cette multitude de soldats, lesquels seraient témoins de son +humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il +serait vainqueur. + +Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de +traîtrise. + +Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer +qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, par-derrière. + +Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur +donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se +guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui +l'importunaient, et, de sa voix mordante: + +--Et, si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne +me convient pas d'accepter votre défi? + +--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant +m'avoir désarmé. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de +Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, +s'il le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai recours +au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les lâches, et je le +souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous +regardez! + +Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière +comme pour en cingler le visage du chevalier. + +Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à +un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre +qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques +officiers. + +Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette +réprobation. + +Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste +suffit pour que le maître d'armes n'achevât pas le sien. D'une voix +blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur: + +--Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan. + +Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la +poitrine de Bussi: + +--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et +misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant. +Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang. +Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer! + +Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la main. C'était +cette épée qui n'était pas à lui, cette épée qu'il avait ramassée au +cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait +paru suspecte au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même pour +savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer. + +Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons lui revenaient +en foule, et une vague inquiétude l'envahissait. Et il lui semblait que +Bussi-Leclerc le considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à +quoi s'en tenir. + +Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s'il eût voulu +le fouiller jusqu'au fond de l'âme Et la mine inquiète du spadassin ne +lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée. + +Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. +Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n'avait rien découvert +d'anormal. Cette fois encore, l'épée lui parut à la fois souple et +résistante. Il ne découvrit aucune tare. + +Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là, +dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps +nécessaire à l'étudier minutieusement, comme il eût fallu. + +Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière étrangement fausse à +ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d'une voix railleuse: + +--Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas. + +Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché: + +--Quand vous voudrez, monsieur! + +Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il paraissait +maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une +attitude irréprochable. + +Pardaillan secoua la tête, comme pour dire: + +--Le sort en est jeté! + +Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il +croisa le fer en murmurant: + +--Allons! + +Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le voyant tomber en +garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu'une +lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard. + +«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour +savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!» + +Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumée, +il tâta prudemment le fer de son adversaire. + +L'engagement ne fut pas long. + +Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à +charger furieusement. + +Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une +voix éclatante: + +--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te désarmer! + +A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement plusieurs +coups secs sur la lame, comme s'il eût voulu la briser et non la lier. +Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, espérant qu'il +finirait par se trahir et découvrir son jeu. + +Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec +l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de +Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il +redressa son épée de toute sa force. + +Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés, +virent ceci: + +La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible, +suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de Bussi, s'éleva dans les +airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste. + +--Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes. + +Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser +vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de +Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, +comme s'il eût craint que, même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un +bond en arrière et se mit hors de sa portée. + +Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute +la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, +spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de +désarmer et de toucher l'invincible Pardaillan. + +Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber +sur la piste. + +En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole +Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son Adversaire. + +La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée, +mais la poignée était restée dans la main du chevalier. + +En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé son adversaire et la +piteuse comédie qu'il venait de jouer était de l'invention de Centurion, +qui avait vu là le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé +de lui demander, et de se venger en même temps par une humiliation +publique de celui qui l'avait corrigé vertement en public. + +Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait +voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et, comme +tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart +des spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, le terrible +Français avait trouvé son maître. + +Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée, +alors qu'il s'était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de +traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que +quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la +main de Pardaillan. + +Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, ce sang +permettait de croire à une blessure plus sérieuse. + +Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect +vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près, +dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui +suivit. + +Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la main du chevalier. +Ils comprirent que, s'il était désarmé, ce n'était pas du fait de +l'adresse de Bussi, mais par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la +réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect. + +Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien +compréhensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il +avait cru naïvement à un accident. + +Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse pût +oblitérer le sens de l'honneur et même le simple bon sens d'un homme +réputé brave et intelligent, jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser +jusqu'à ourdir une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi +niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette grossière +comédie? + +Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait été d'admettre +qu'une perfidie semblable était possible. Et cela lui avait paru si +pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgré lui, oubliant tout, il +était parti d'un éclat de rire formidable, furieux, inextinguible. + +Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson le parcourir de +la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs pressés +des soldats espagnols, comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il +commença de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement les +perfides conseils de Centurion. + +C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait +irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, furieuse, +comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier, +au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les +passes les plus critiques, il était tout à fait hors de lui, et +se sentait incapable de se modérer, encore moins de raisonner ses +impressions. + +--Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure faite à son +amour-propre, un homme s'avilisse à ce point! Par Pilate! je ne +connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce +scélérat soit châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres +mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque les blessures +d'amour-propre sont les seules qui aient réellement prise sur ce +sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont +il gardera à jamais le cuisant souvenir! + +Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne +paraissait plus pouvoir réfréner, avec des gestes brusques, saccadés, +inconscients, un inappréciable instant il eut toutes les apparences d'un +fou furieux. + +Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses de cette +scène, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et +la joie faisaient trembler: + +--Oh! serait-il devenu fou? Déjà!... + +Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--répondit: + +--Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir été entreprise. + +Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, Pardaillan ne les +voyait pas. Ils étaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et, +pourtant, il perçut nettement toutes ces paroles. En lui-même, en +faisant des efforts désespérés pour retrouver un peu de calme, il +grommelait: + +«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je en effet. Je sens +ma tête qui semble vouloir éclater. Il me paraît que ma folie, si elle +persistait, serait singulièrement agréable à la douce Fausta et à son +digne ami d'Espinosa!» + +Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à se maîtriser, à +retrouver, en partie, sa lucidité. + +En même temps, il se mit en marche, allant droit à Bussi-Leclerc, +impérieusement poussé par cette idée qui dominait en lui: châtier séance +tenante le scélérat. + +Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour une action +déterminée, tout le reste disparut et son calme lui revint peu à peu. + +D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers +Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun +doute sur ses intentions, eut un soupçon de sourire, et: + +--Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il est, le chevalier +de Pardaillan va faire passer un moment pénible à ce pauvre M. de +Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre +nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été à nous! + +Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste qui signifiait: ce +n'est pas notre faute s'il n'est pas à nous. Puis, curieusement, +elle porta ses yeux sur Pardaillan avançant, l'air menaçant, sur +Bussi-Leclerc qui reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des +regards qui criaient: + +«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?» + +Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers +d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le +sien: + +--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de +Bussi-Leclerc, dit-elle. + +--Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de +Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter ce qu'il médite. + +--Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C'est pour son +propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a +machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout +seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage +mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il +est digne de notre respect. + +D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait que, lui aussi, il +se désintéressait complètement du sort de Bussi. + +Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il +arriva un moment où Bussi se trouva dans l'impossibilité d'aller +plus loin, arrêté qu'il était par la masse compacte des troupes qui +assistaient à cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec +celui qu'il redoutait. + +Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien. + +S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même +sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était +brave, c'était indéniable: + +Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe et tortueux que +son dernier geste semblait dénoncer, Pour l'amener à accomplir ce geste +qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours +de circonstances spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à +l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit voisin de la +démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut +pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était +intervenu. + +Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi avait, honte de ce +qu'il avait fait. Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages +qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et +méritait d'être traité comme tel. + +Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme, +résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte +allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui +le préoccupait le plus. + +Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards +sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se +terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement--ah! cela +surtout, jamais!--et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer +pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait exaspéré. + +Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était arrêté à deux +pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu'il s'était montré hors de +lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. +Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix +étrangement calme, qui cingla le spadassin: + +--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de +coquin! + +Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes +mesurés, comme s'il eût eu tout le temps devant lui, comme s'il eût été +sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le +misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, +passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément. + +Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eût +saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la +main à la garde de son épée. C'eût été pour lui une manière comme une +autre d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable +que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer. + +Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un geste foudroyant, il +hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: + +--Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!... + +En même temps, il levait le bras pour frapper. + +Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort. + +Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit +son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis +qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme +des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts +engourdis du spadassin. + +Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour +le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c'était Pardaillan qui, +maintenant, se dressait, l'épée à la main, devant Bussi désarmé. + +Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable force que lui +donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout +au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, +n'avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger à +Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne de conduite +sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, sans se +soucier du reste. + +Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les +fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, +retrouvant sa bravoure accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre railleuse, il grinça: + +--Tue-moi! Tue-moi donc! + +De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix +claironnante: + +--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette suprême lâcheté +de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que +tu as l'âme d'un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me +souffleter, tu es indigne de la porter. + +Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en +jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant. + +Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa +murmura: + +--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil! + +--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne +raisonne pas ses impulsions. + +Ils se trompaient tous les deux. + +Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante: + +--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais +t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de +la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans +ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu +l'intention de me donner, je te le rends!... + +En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui +malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte, +s'abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler à +quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte +et de rage, plus encore que par la douleur. + +Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua comme quelqu'un +qui vient d'achever sa tâche, et, du bout des doigts, avec des airs +profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût +jeté une ordure répugnante. + +Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitté durant +toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son +sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux. + +Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très explicite, car +d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle +de Bussi qu'on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe +attendu par les officiers qui commandaient les troupes. + +A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, dans toutes les +directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier +qui l'emprisonnait. + +Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient +Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire +face à ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes +se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement, +et, si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il +risquait fort d'être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste +de défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce qui arrivait, +comme il avait l'habitude de faire: + +«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetée après avoir +estoqué ce taureau!» + +Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il venait de briser à +l'instant même. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il était +logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que +pour se donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face du +maître d'armes. + +Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il se dispensait +généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette +froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions. + +Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d'air. Pour +ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d'automate, +une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le +désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur +lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus +rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus. + +Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment +heurtée, d'une plainte sourde, d'un gémissement, parfois d'un juron, +parfois d'un cri étouffé. + +Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était enlevé par ceux +qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du +cercle infernal où on s'efforçait de le ranimer. + +Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait comme un torrent +impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la +place, dans les rues adjacentes, c'était des soldats aux prises avec le +peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana. + +Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le +halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, et, +par-ci par-là, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur +éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation: + +«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!» + +Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses +forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta +lui revinrent à la mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il +songea: + +«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allié, +d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures +qu'ils ont résolu de m'infliger!» + +Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos, +commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta: + +«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'à +ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se décident à +rendre coup pour coup.» + +Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui +apparaissait que, le mieux qu'il pût lui advenir, c'était de recevoir +quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui réservait. + +Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet, +commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement assénés par +Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur. +Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une +voix impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant: + +«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!» + +En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il fallait enfin en +finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans +attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière +manoeuvre: c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous +ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accablé par +le nombre. + +Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute +excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au +travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de +leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de +poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne ménageait les siens. + +Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier +acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du +sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce +n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes reprises, on le +vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses +jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par +le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur +ses jambes et tomba à terre. + +...C'était fini. Il était pris. + +Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait +encore si terrible, si étincelant que, malgré qu'il fût impossible +d'esquisser un geste, tant on avait multiplié les liens autour de son +corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par +surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui. + +Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré se posait avec +une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, à +cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de +combattants. + +Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds +jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, elle s'approcha +lentement de lui, écarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient à sa +vue, et, s'arrêtant devant lui, si près qu'elle le touchait presque, +elle le considéra un long moment en silence. + +Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci! + +En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir +de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et +comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la +pesée, violente de ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en +songeant: + +--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie +victoire!... Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement +mise sur pied pour s'emparer d'un homme!... + +En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il +s'était redressé, avait levé la tête, l'avait fixée avec une insistance +agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant +de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui +décocher quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le secret. + +Fausta se taisait toujours. + +Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il +s'attendait à trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait à +voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut +qu'indécision et tristesse. + +Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée pour s'oublier +au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui +n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de +montrer. + +C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses prévisions. + +Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tué l'amour. +Et voici que, au moment où elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait +haïr, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle +avait pris pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son +esprit éperdu, elle râlait: + +«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'était que le dépit de +me voir dédaignée... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... +Et, maintenant que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé +pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois que, s'il +disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard +qui ne soit pas indifférent, je poignarderais de mes mains ce grand +inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le +délivrer. Que faire? Que faire? + +Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, pour la première +fois de sa vie, devant la décision à prendre. + +Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de +deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait à son sort, et, d'une +voix extrêmement douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement: + +--Adieu, Pardaillan! + +Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait à d'autres +paroles. + +Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu. + +--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir. + +Elle secoua la tête négativement et, avec la même intonation de douceur +inexprimable, elle répéta: + +--Adieu! + +--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisément. +Vous devez en savoir quelque chose! + +Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, et répéta encore: + +--Adieu! Tu ne me verras plus. + +Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan. + +«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne me verras plus.» +Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable créature aurait-elle conçu +l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce +serait trop hideux!» + +De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait: + +--Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, Pardaillan, mais +tu ne me reconnaîtras pas. + +«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle énigme? Je +la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas être +aveuglé, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti +que je ne pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire ce +«Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se cache sous ces paroles, +insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien.» + +Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire: + +--Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! Peut-être +serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de +coeur et de bonté. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez +si bien changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas. + +Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le +regard avec cette ingénuité narquoise qui lui était particulière. +Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle +lasse du violent combat qui s'était livré dans son esprit? Toujours +est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tête et revint se placer +auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, à cette +scène. + +--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand +inquisiteur. + +--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait. + + + +XIII + +LES AMOURS DU CHICO + +Le couvent de San Pablo était situé si près de la place San Francisco +qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place même. + +En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi +dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur +la place, et un homme froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait +commettre l'imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier +en pareil moment. + +Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que +le chevalier, ligoté comme il l'était, inspirât des craintes au grand +inquisiteur. Mais, précisément, ces précautions, qui eussent pu paraître +ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe que +le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des +combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup +mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder +vivant. Il pouvait encore--ce qui eût été plus fâcheux encore--être +délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs. +La nécessité d'une imposante escorte se trouvait donc amplement +justifiée. + +Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit faire à sa troupe +une infinité de détours par les petites rues qui avoisinaient la place, +évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la +bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très +serrés, ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il +fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo, qu'on eût +pu atteindre en quelques minutes. + +En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en +lamentable échauffourée et qu'elle fut réprimée avec cette impitoyable +cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d'avoir le +dessus. + +Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de +cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang. + +Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le +prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son +plan. + +Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, résolu à lui donner +son nom, et à partager avec elle le trône, pourvu qu'elle le hissât sur +ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant +C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la +ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières. + +Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la +ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle +pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C'était +possible, après tout. Qu'arriverait-il alors? + +Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il fallait montrer +à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle +disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revînt +humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute +assurance l'action définitive. + +Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé +par ses partisans sans qu'il fût possible aux troupes royales de +l'approcher. Et l'émeute se déchaîna dans toute son horreur. + +Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du +mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la +retraite et s'éclipsèrent, bientôt poursuivis de leurs hommes. + +Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon +populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire. + +Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux +n'avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux +armes à feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine. + +Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement. +C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était +ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on +voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se +ferait pas. + +Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent que le +Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait +voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent, +et, dès lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps. + +Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur la place et dans +les rues que des soldats triomphants... et aussi, hélas! les cadavres +qui jonchaient le sol et les blessés, plus nombreux encore, qu'on +enlevait à la hâte. + +Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San +Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il +aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne. + +Mais dans quel état, grand Dieu! + +Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures +plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait +valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès, qui avait +paru si fort contrarier la gentille Juana! + +D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. Ensuite, fripés, +déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été +un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses +resplendissantes. Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient +singulièrement à du sang. + +La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement +se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il +savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait +tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration +bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa +taille, d'homoncule. + +Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le seigneur +français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, +n'était guère mieux arrangé que lui. + +Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa +petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour +Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant. + +Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux +du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si +sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve +admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait +diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier de Pardaillan +se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu'il eut à +l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur +qui avaient le don de bouleverser le petit paria. + +Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain. +Mais il réfléchit que, dans les circonstances présentes, il risquait +fort de le compromettre. + +Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux +autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'était devenu son autre ami, +don César, sur qui il s'était promis de veiller et pour qui il s'était +si imprudemment exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en +passant, un regard d'une muette éloquence au nain attentif. + +Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement récompensé par +le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile +il obéissait en paraissant ne pas le connaître. + +Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de +Pardaillan qui criait: + +«Don César est-il sauf?» + +Dans le même langage muet, il répondit à l'instant et il fut compris +comme il avait compris lui-même. + +La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer à son +aise, attendu qu'il n'avait pas été possible de l'enchaîner comme le +reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible +signe de tête, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui +imposaient ses entraves. + +Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté de sa taille, +se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifférents, s'attachait +obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme +s'il avait eu quelque chose à lui communiquer. + +Il remarqua également que le nain serrait dans son poing crispé le +manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son +escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement +jetés bas s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de +penser, à part lui: + +«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa bravoure et sa +volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l'on fait jouer un si +triste rôle!» + +Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère +qui se manifestait en un moment si critique pour lui. + +Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. +Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les +guichets visibles ou dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et +les innombrables serrures. + +On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des +grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à +l'aide de clefs que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il +y eut forcément un temps d'arrêt assez long. + +Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être prévu, pour se +livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de +vue comprit aisément et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, +les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux. + +«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes du petit homme. + +Et les yeux de Pardaillan répondaient: + +«Pour quoi faire?» + +Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des mains remontant +jusqu'à la tête et retombant mollement, signifiaient: + +«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de +communiquer avec le dehors.» + +Et Pardaillan de répondre: + +«Soit. J'accepte ton dévouement.» + +Et, d'un sourire, il remerciait. + +Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se fermât lourdement +sur lui--peut-être pour toujours--il tourna une dernière fois la tête et +adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et +mobile semblait lui crier: + +«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas!» + +Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent +et s'éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue +déserte, ne pouvant se décider à s'éloigner de cette porte qui venait +de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et +dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de +sensations inconnues. + +Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son orbe rouge +disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n'y avait +plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'éloigna +lentement, tristement, à regret. + +Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il +ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, +il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées +à cette heure. + +Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes +verrouillées, les volets hermétiquement clos. Il ne remarqua rien. Il +allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un +parchemin qu'il considérait attentivement, et le remettait vivement dans +sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât. + +Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait +attacher un grand prix, n'était autre que ce blanc-seing que Centurion +avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu à Fausta. + +On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau +truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à +empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'étui +contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laissé +tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde. + +Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et, ne +pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait passé à sa ceinture. Or, +en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s'en +apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier. + +De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé à ce chiffon de +papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, à son tour, trouvé, +et, comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la +lumière, il s'était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et +l'avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce +parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui, +en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les +événements qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser son +intention. + +C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier dans la rue. Que +voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait. +Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur +de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de trouver. + +Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr que sa +trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit +qu'il savait lire et même écrire. + +Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement et griffonner, +encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c'est tout. + +Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très sûr de la valeur +du document trouvé. Ah! s'il savait été aussi savant que la petite +Juana! Il résolut soudain d'aller soumettre le précieux parchemin à la +compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en +était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l'auberge de +la Tour. + +Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide costume était +en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre +circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se +présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il +se présentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant. + +Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela n'était pas fait +pour le surprendre après les événements sanglants de l'après-midi. +Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la +plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt. + +La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et +qui était comme le bureau de l'hôtellerie. Elle avait, naturellement, +gardé la superbe toilette qu'elle avait endossée pour aller à la +corrida, et, ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à +damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son +riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise +déguisée. + +En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico +sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et +une bouffée de sang lui monta au visage. + +Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à ne songer qu'à +son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prévu: c'est qu'il se +présenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue. + +Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompté un +peu cette visite de son timide amoureux. + +Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au +désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d'avance la +réception qu'elle lui ferait. + +On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme +la piqua au vif. + +Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses +impressions, si bien qu'il ne soupçonna rien de ce qui se passait en +elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus +grondeur qu'elle lança: + +--Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai chassé? Et dans quel état +encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant +moi? + +Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente +sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit +pas, il ne baissa pas la tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda +tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit +simplement et très doucement: + +--J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses. + +La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée. +Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico +n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et +tout s'effaçait devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace +n'était que de la distraction. + +Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du +premier coup d'oeiï, et s'écria: + +--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu? + +--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville? + +--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rébellion, tout est +à feu et à sang, il y a des morts par milliers... + +Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont +il ne perçut pas la tendresse: + +--Tu es donc blessé? + +--Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque +écorchure par-ci par-là, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien. +C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi. + +Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son air grondeur et +dit: + +--C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin, +mécréant, de te mêler à la bagarre? + +--Il le fallait bien. + +--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette +course et que je serais peut-être morte à l'heure qu'il est si j'étais +restée jusqu'à la fin! + +Ce fut à son tour de pâlir de crainte: + +--Tu es allée à la course? + +--Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une +subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter +la plazza après que le sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le +taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de +Notre-Dame la Vierge! + +Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle +n'eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu +dans son triomphe et que c'était ce qui l'avait fait quitter sa place. + +Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner +paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu, +en effet, recevoir quelque coup mortel. + +--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner +le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans +l'ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l'atteinte de +ses ennemis. + +--Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée. + +--Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c'était en +faveur de don César. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est, +paraît-il, le légitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le +trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous +le nom de roi Carlos. + +Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître +personnellement un homme qu'on prétendait fils du roi. + +Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et +joignant ses petites mains: + +--Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela +ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé qu'il devait être de très haute +naissance. Et tu dis qu'il est l'infant légitime? Qui donc osait +attenter à sa vie? + +--Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix. + +--Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans +doute. + +--Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il voulait le faire +meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien +des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute. + +--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père veuille faire tuer son +fils! + +--Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison d'Etat». Je sais +cela aussi. + +Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à l'adresse du petit +homme. C'est vrai, tout de même, qu'il savait des choses que nul ne +soupçonnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir? + +Il reprit très sérieux: + +--Je servais de page à don César dans sa course. Tu n'as pas pu savoir, +puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste. + +Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, elle +feignit d'être surprise. Lui continua: + +--Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l'ai suivi. +C'est là que j'ai été si mal arrangé. + +Et avec un soupir de regret: + +--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde +donc dans quel état on l'a mis. + +Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être +question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le +petit homme; c'était bien. + +--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une +nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana. + +--Parle... Tu me fais frémir. + +--On a arrêté le sire de Pardaillan. + +Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. Pas du +tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Voyant qu'elle +se taisait, il dit doucement: + +--Tu as du chagrin? + +--Oui, dit-elle simplement. + +--Tu l'aimes toujours? + +Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas joué. + +--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses. + +--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit... + +--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave +gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frère aîné, mais pas plus. +N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais. + +--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais... + +--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il +donc te dire les choses pour que tu les comprennes? + +Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement heureux s'il +avait su Pardaillan hors de danger. Il dit: + +--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan +comme un frère, tu voudras bien m'aider à le tirer de sa prison. + +--De tout mon coeur, fit-elle spontanément. + +--Bon! c'est l'essentiel. + +--Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment? + +--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'étais là, j'ai +tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa prison. On l'a enfermé au +couvent San Pablo. + +Tu l'as suivi! Pour quoi faire? + +--Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer. + +--Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc? + +--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le +seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des +griffes qui l'ont frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme +c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour +l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et +ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse +étrangère aussi, que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des +habits d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, lui tout +seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à coups de poing. Si tu +avais vu!... + +Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, +parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'était +pas à son sujet, à elle, qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et +constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la +petite Juana allait de surprise en surprise. + +C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était +l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui +se fier, bonne Vierge! après pareille trahison! + +Pour l'amener à se départir de cette inconcevable froideur, elle avait +mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué et redoutable de ses petites +ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et +un stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien. + +D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux. +Elle avait joué distraitement avec, l'avait portée, à différentes +reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement +l'avait laissée tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. +Naïvement, elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur qu'elle lui +jetait. + +Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du pied jusqu'à ce +qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n'eût pas manqué +d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eût sournoisement +ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée +où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait pas la +ramasser, le mécréant! Quelle humiliation! + +Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa petite maîtresse. +Il aimait à s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait +ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il écoutait +gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec +l'appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à +poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre. + +Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle +stimulait sa timidité naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air, +à ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé, +très sensible qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette +adoration spéciale. + +C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était elle-même qui +avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre, +trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultivé au point d'en faire +une passion. + +En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n'eût +pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, si elle n'avait pas eu +par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son +pied, réellement très petit, très joli. + +Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au +suprême moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses +jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en +portaient les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons +et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à s'agiter et se +trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention du récalcitrant. Et, +comme il ne paraissait pas voir, elle s'était décidée à repousser petit +à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds. + +Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de +tabouret. N'importe, elle avait réussi à le pousser si bien que, toute +petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes +pendantes sans un point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait +ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret. + +En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de +l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut +résister héroïquement à la tentation. + +Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'émerveiller +sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il +délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait +seule existé pour lui. + +Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus +si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle +devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le +féliciter ou l'accabler de reproches et d'injures. + +En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la +nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins +préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l'éclat trop +brillant de ses yeux. + +Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son +coeur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui. Peut-être! +Ce qu'il y a de certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle +avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour +romanesque. + +Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils fraternels de +Pardaillan, elle s'était tournée vers le Chico, avec l'espoir de trouver +en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec +l'autre. + +Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment +amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de +Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico +qu'elle aimait Pardaillan comme un frère aîné. + +Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter +l'impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir. + +Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient +complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le +complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite +amie pour le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet égard, +les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait Pardaillan comme un +frère eussent fait tomber ce doute. + +Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu'il avait +accoutumé d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, +il s'exagérait outre mesure son infériorité physique. + +Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'était pas +parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais +aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de +lui pour époux. + +Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il osât avouer son +amour, il eût fallu qu'il fût sur le point d'expirer; ou bien que +Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci +n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait +que comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dît, c'était +Pardaillan. + +De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait +savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n'était pas au +moment où il pensait qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il +trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire jusqu'à +ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana prenait pour de la +froideur et de l'indifférence. + +D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour +était de ne paraître s'occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute, +elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il était en outre +poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup de peine à rester +dans le rôle qu'il s'était dicté. + +Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan, +ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes, +éclairée par la logique d'un raisonnement serré, elle avait compris +qu'il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour +Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne pût +l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était résignée. + +Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant +plus que Pardaillan, qu'elle admirait déjà, par quelques confidences +discrètes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonté de son coeur, +avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant. + +Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus +grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas +un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci, il était résulté +que, si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du +nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable. + +En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son +amour n'était pas encore assez violent pour l'amener à fouler aux pieds +la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première. + +Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre +alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du +chemin, s'il l'avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois, +s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent +néanmoins, peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire oublier +sa retenue. + +Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal à propos, de +résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait +lui paraître de la froideur. Alors qu'elle eût voulu ne parler que +d'eux-mêmes, voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était +désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue. + +Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte, +peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur +moyen de forcer le coeur de celle qui, de son côté, sans s'en douter +assurément, l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée. + +Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se +résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico +de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec +succès, elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à se +déclarer. + +Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait +qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien +arrêtée de le sauver, si c'était possible, aidèrent puissamment à la +faire patienter. + +--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en +parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué? + +--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais +dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu +pas résolue à le soustraire au supplice qui l'attend? + +--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit. + +--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans +les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'être +pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions préalablement +connaissance avec la torture. + +Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? +Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à +se passer d'elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer +sa vie et même la torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir +mourir! Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela! + +Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur la valeur de +sa trouvaille. + +Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu'elle connût +la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans, +il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et, s'il faisait +l'abandon de cette vie, il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il +l'avait fait à bon escient. + +Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout +d'abord réprimer un long frisson. + +Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme +vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il +un attrait particulier pour elle? + +Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une +heure où elle était dans l'état d'esprit qu'il fallait pour la lui faire +accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison. + +En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous les apparences +de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au +moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico +qui, au physique comme au moral, était une réduction d'homme infiniment +gracieuse. + +Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force +de l'un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l'autre. +Brusquement, raisonnée par l'un au profit de l'autre, elle s'était +décidée à choisir. Et voici que, maintenant que son choix était fait en +faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les +deux à la fois. + +Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un pouvoir redoutable +entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir +l'autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers +pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle +dans la vie? + +Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner? Il +avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de Pardaillan. + +Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la froide intrépidité avec +laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s'il se +lançait dans l'aventure qu'il méditait. + +Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui +eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D'ailleurs, dans cette +existence de solitaire qu'il menait depuis de longues années, il avait +contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne parler et d'agir +qu'à bon escient. + +Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez méditée... +Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui +existât. Évidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence +médiocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune +ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour +lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas difficile à +comprendre, cela! + +Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance +infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui. + +Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche, +s'en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui +lui était complètement méconnu. + +Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au +gré de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se +plaisait à couvrir de sa protection. C'était un vrai homme qui pouvait +devenir son maître. + +Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois encore celui +qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son +esprit, plus elle sentait l'appréhension l'envahir. Elle qui, jusqu'à +ce jour, s'était crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours +dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, étreinte +par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui. + +C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les +yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se +montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait +indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve +d'énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait à +se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à +ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui +semblaient appeler ses lèvres. + +Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadée, +d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter tous les obstacles, avec +un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et +provocant, elle répondit, sans hésiter: + +--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi. + +Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu'on ne +pouvait pas dire plus clairement: + +--Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est avec toi. + +Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre +eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J'aime le +sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit +son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur +qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée: + +«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi +qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du +diable si je n'y laisse ma peau. + +Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur +et reprenant ses propres paroles: + +--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée? + +Et l'horrible malentendu s'accentua encore. + +Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico était +jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était fait tant de mauvais +sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener à se déclarer +enfin, elle minauda: + +«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites +avant lui.» + +A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les +disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa +jalousie. + +Le nain comprit autre chose. + +Pardaillan lui avait dit et répété: + +«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y +a longtemps.» + +Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles +avaient été dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression +de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui +assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan +avait ajouté: + +«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.» + +Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de +lui-même, il pouvait s'en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais, +lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles +de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la +moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien à espérer de lui. +Cependant, Juana ne reculait pas devant l'évocation terrifiante de la +torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer +au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré tout. Pour lui, +c'était clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'à la mort, +le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort +et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint +irrévocable. Il se condamnait lui-même. + +Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu'il n'en +voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle préférait la +mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à +l'attendrir. + +Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva de les séparer. + +Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête à ce qu'elle venait +de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec +une froideur sous laquelle il s'efforçait de cacher ses véritables +sentiments: + +--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce +qu'il vaut. + +La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le +faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il +n'avait été depuis le début de cet entretien. + +Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit +tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'étudia en s'efforçant +d'imiter son attitude glaciale. + +--Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux +cachets et deux signatures, sous des formules inachevées. + +--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana? + +--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de +monseigneur le grand inquisiteur. + +--En es-tu bien sûre? + +--Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, par la grâce de +Dieu, roi... mandons et ordonnons... à tous représentants de l'autorité +religieuse, civile, militaire...» Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, +cardinal-archevêque, grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu ces +cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n'est +possible. + +--C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on appelle un +blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert +par la signature du roi... et tout le monde doit obéir aux ordres donnés +en vertu de ce parchemin. + +--Où t'es-tu procuré cela? + +--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais +savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m'as +vu en possession de ce parchemin. + +--Pourquoi? Que veux-tu en faire? + +--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, à +force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que +je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur +de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne +m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort +certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais. +Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus +important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus +absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux. + +Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se +taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait +donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort +certaine», et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus. + +Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui la peignait, elle +murmura en joignant les mains dans un geste implorant: + +--Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que de m'arracher une +parole sur ce sujet. + +Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire: + +--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret. + +Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il +s'inclina devant elle et murmura: + +--Adieu, Juana! + +Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte. + +Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans +un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre +qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pâle et +défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de +bois, et, l'esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres +frémissantes, comme un appel éperdu: + +--Chico! + +Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu. + +Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un +geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près +perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains +pour les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, l'eût +soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le dénouement +radieux de cette fantastique idylle. + +Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une +volonté de fer; à son appel, il s'arrêta et fit deux pas vers elle. Mais +il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, +impassible, il attendit qu'elle s'expliquât. + +Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti +sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés de larmes, elle balbutia +machinalement: + +--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre à me +dire? + +Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être +aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. +Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout +à coup. + +--Et la Giralda? s'écria-t-il. + +Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un +geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le +monde, hormis à elle. C'en était trop. Ses bras, qu'elle tendait +vaguement vers lui, s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli +amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive: + +--Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que +nulle ne t'a dites? + +Il la regarda d'un air étonné et, gravement: + +--C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du +Torero? + +Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de +jalousie, et elle baissa la tête en rougissant. + +--C'est vrai, balbutia-t-elle. + +--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle était à la +corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle +pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a +dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé +malheur! + +--Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant +la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement s'enquérir de son fiancé. + +Le nain hocha la tête d'un air pensif. + +--Elle ne viendra pas, dit-il. + +--Qu'en sais-tu? + +--Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai +cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don +Gaspar Barrigon. + +--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon? + +--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, +a dû être victime'de quelque tentative d'enlèvement comme celle que +j'avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du +Barba Roja là-dessous! + +--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être +tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme +une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie! + +Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle savait rendre à +chacun la justice qui lui était due. + +Le Chico approuva gravement de la tête, et: + +--Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu où l'on a +conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la +Giralda; et, si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je +découvre où on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera sa +retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n'ai donc pas un +instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana? + +Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement: + +--Oui! + +--En ce cas, adieu, Juana! + +--Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. C'est la +deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi +pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus? + +--Si fait bien. + +Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque +chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux. + +--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard. + +Évasivement, il répondit: + +--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans +quelques Jours. Cela dépendra des événements. + +Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non +d'elle, elle crut bien faire en disant: + +--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la délivrance du +chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment +sera venu, en quoi je pourrai t'être utile. + +Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance de +Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était bien résolu à se +passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eût voulu la mêler à une +aventure qu'il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt +poignardé sur l'heure. + +Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses +intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu: + +--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras +m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je +te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la +Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan +sera établi, je te le ferai connaître. C'est promis. + +Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si +faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de +décision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait été de l'avoir si +longtemps méconnu! + +Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit: + +--Va donc. Luis, et que Dieu te garde! + +Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. Très +rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appelé par son petit nom. +Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce +mot! C'était tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite +Juana. + +Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition que tous deux +ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait +dissiper le malentendu qui les séparait. + +Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et toute son +attitude était un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. +Comme il avait déjà fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant +sur les mots: + +--Au revoir, Juana! + +Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite: + +--Tu ne m'embrasses pas avant de partir? + +Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. Et elle lui +tendait les mains en disant ces mots. + +Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer. + +Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui +tendait et s'enfuit précipitamment. + +Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porté par où il +venait de sortir. Et elle songeait: + +«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, il se fût +prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de +baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incliné comme un galant qui sait les +usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.» + +Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains +et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots +convulsifs, comme un tout-petit à qui on vient de faire une grosse +peine. + + + +XIV + +FAUSTA + +Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, Il +se trompait. + +La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés +de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement +meublée d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une +table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète. + +Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les +doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son +judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa +chambre de l'hôtellerie de la Tour. + +Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens et s'étaient +retirés en annonçant que sous peu le souper lui serait servi. + +Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre +compte de la disposition des lieux, et il s'était vite persuadé de +l'inutilité d'une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, +comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus +tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était empressé de +procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit +d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des +écorchures insignifiantes. + +Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et les +vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurèrent avec une +profusion royale. + +En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce robuste appétit qui +ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. +Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades, +avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que +d'appétit réel, il réfléchissait profondément. + +Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressée, +les mets, servis dans des plats d'argent massif, étaient préalablement +découpés, et il n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, +qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une +fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme. + +Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir +l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, +lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable +inquiétude l'envahir sournoisement. + +Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la tête lourde et +il fut pris d'une irrésistible envie de dormir. + +Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement: + +«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! +je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute...» + +Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore +que lorsqu'il s'était couché, les membres brisés, il constata avec +stupeur qu'il était complètement déshabillé et couché entre les draps. + +«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne +pas m'être déshabillé!» + +Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il +éprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais éprouvé de pareille, +même après ses plus rudes journées. + +Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destiné à +sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea sa figure dans l'eau +fraîche. Après quoi, il alla à la fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il +sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent +plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour +s'habiller. + +«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume +en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!» + +Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur. + +«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes +goûts apparemment», murmurait-il en faisant cette inspection. + +Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied +du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du +costume. + +«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant de rire. C'est +pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.» + +C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez bon état pour ne +pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyées. +Seulement, on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une +tige d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied par des +courroies. + +En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, +alors qu'il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de +fer où ils devaient être broyés, le chevalier avait détaché des éperons +semblables, en avait donné un à son père, et, tous deux, pour se +soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement résolu de se +poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette +heure de cauchemar, il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette. +Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur un +poignard passable, qu'on avait eu la précaution de lui enlever pendant +son sommeil. + +Tout en s'habillant, Pardaillan songeait: + +«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons +pour frapper mes geôliers enfroqués? N'a-t-on pas voulu plutôt me +mettre dans l'impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au +supplice qui m'est réservé?... Quel supplice?...» + +Et, avec un sourire terrible: + +«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons à régler... si je +sors vivant d'ici!» + +Et, tout à coup: + +«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume déchiré... Peste! +M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!» + +Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. +Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulée. + +«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger... Mais, +mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte +qu'on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.» + +Il réfléchit un instant, et: + +«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est à +présumer qu'ils ne chercheront pas à m'endormir de nouveau. Attendons. +Nous verrons bien.» + +Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun +malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée à ses aliments. + +Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres personnes que +les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais +se départir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole. + +Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux +s'étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s'étaient +retirés sans répondre à ses questions. + +Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, +marchant d'un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et +combinant dans sa tête une foule de projets qu'il rejetait au fur et à +mesure qu'ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, +comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait +devant cette fenêtre. + +Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et +aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d'être projetée, +par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se +précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit +un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait +vue. + +«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit +homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?» + +Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable qu'il n'était +pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était +fermé... ou du moins il paraissait l'être. + +Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et +contempla l'objet qui venait de lui être jeté. + +C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour d'un corp dur. Il +le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d'une pierre. +Il déplia le feuillet et lut: + +«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous +empoisonner. Avant trois jours, j'aurai réussi à vous faire évader. Si +j'échoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous +foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.» + +«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la +grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux +me résigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... +Hum!... Que veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour +trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison... +d'autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu'il me reste +de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mangé +de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout +lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je +puis encore en manger.» + +Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit +deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus +miette de la ration qu'il s'était accordée, il prit la deuxième part et +alla l'enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit. + +Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait +pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à son front. En effet, +savait-il si on n'avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces +restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. + +Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le +servaient avaient paru s'étonner de la disparition des restes du souper +de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refusé de toucher au +déjeuner qu'ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une +fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que, +maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table +servie et s'étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche. + +Certain maintenant de ne pas être empoisonné--pour le moment, du +moins--il se mit à réfléchir. + +A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent +pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute, +savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce +poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, +plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas à +douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement +le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet était bien du +nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le +suivre. + +Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine du grand +inquisiteur. + +«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.» + +D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on +dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l'ombre de défi, pas la +moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d'un +gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme. + +Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d'Espinosa s'était +rendu directement à la Tour de l'Or. C'est là, si on ne l'a pas oublié, +que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans +leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de +d'Espinosa, par un moine médecin. + +D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome et de se servir +de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à +l'effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des +moyens à lui d'imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse, +le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant, +Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, n'avait rien à espérer +personnellement dans cette élection, s'était montré plus rebelle que +Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer +succéder à son oncle Sixte-Quint. + +D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de +ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur +prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de +Pardaillan. Il n'avait pas hésité un seul instant. + +Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, il les avait +conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre +de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous +l'influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et +il leur avait dit ce qu'il comptait en faire. + +Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n'existait plus. +Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver +et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se +surveillaient mutuellement très étroitement, repris par leur haine +jalouse, l'un contre l'autre. + +--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fût +excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j'ai été contraint de +vous faire. + +--Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me +touche à un point que je ne saurais dire. + +--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous éviter cette +fâcheuse extrémité. + +--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique, +à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière +spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne. + +--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que +j'attachais à m'assurer de votre personne et la haute estime que je +professe pour votre force et votre vaillance. + +--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son +plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer +pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez +nous. Il lui faut renoncer à ce rêve. + +--Pourquoi cela, monsieur? + +--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il faut mille +Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien +tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour +s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces! + +--Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas +M. de Pardaillan. + +--Paroles précieuses, venant d'un homme tel que vous, répondit +Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles +paroles, vous allez m'inciter à pécher par orgueil! + +--S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai +pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de +rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour +vous tous les égards auxquels vous avez droit. + +--Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C'est à tel +point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que +je m'en aille--j'éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque +vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de +l'incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles. + +--Parlez, monsieur de Pardaillan. + +--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue semaine de +détention. Quel jour sommes-nous donc? + +--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise. + +--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c'est +aujourd'hui samedi? + +D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et +une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse, +il porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une +modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt. + +--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa. + +--Samedi, monseigneur, répondirent les moines d'une même voix. + +D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines sortirent sans +ajouter un mot de plus. + +--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui +songeait: + +«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits. +Bizarre! Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?» + +Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que +trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le dévisageait: + +--Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez +perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici? + +--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son +clair regard. + +--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait très sincère. + +Et remarquant alors le déjeuner encore intact: + +--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre repas. Ce menu ne +vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez +ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont +l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu'ils soient... + +--De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet. + +Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous +m'accablez. + +S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que +d'Espinosa ne la perçut pas. + +--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez +d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action comme vous s'accommode +mal à ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du +bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les +jardins du couvent? + +--Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la +promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie. + +--Venez donc, en ce cas. + +De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De +nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles. + +--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant les moines d'un +geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin. + +--Faites, monsieur. + +Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès +que Pardaillan et d'Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux +moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous +les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se +maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s'arrêtant quand il +s'arrêtait, reprenant leur marche dès qu'il se remettait à marcher. + +En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague +espoir qu'une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser +compagnie à son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne +folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions. + +Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur, +comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits +et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de +religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui +ceinturaient cours et jardins de tous côtés? + +Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais, +tout en marchant posément à côté d'Espinosa, tout en paraissant écouter +avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait +complaisamment sur les occupations variées des membres de la communauté, +il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice +qui se présenterait. + +Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme à lui faire faire +une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par +humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait +une idée bien arrêtée qu'il finirait par exprimer. + +Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes. + +Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et +s'engagea dans une large galerie. + +Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où +ils se trouvaient. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes +dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était +une merveille de mosaïque et de sculpture. + +Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière +entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de +portes massives: cellules sans doute. + +Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient +les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la +manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes. + +«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement. +Mais diantre! il paraît que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse +pas que de l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes +révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse plutôt que +le froc!» + +La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous +sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les +baies. + +D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il rencontra. + +--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai +personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous? + +--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur +de me le dire, je ne saurais en douter. + +D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit: + +--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand +je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis +doit s'effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur, +c'est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de +pitié, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa +charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle. + +--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile! +Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand +inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus. + +--Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez +mourir. + +--A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le +disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Reste à +savoir comment vous comptez m'assassiner. + +Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua: + +--Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que +vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment +doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à +la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une +nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment +qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est +rien, en elle-même. + +--C'est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez +inventé à mon intention quelque supplice sans nom. + +Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses +émotions lorsqu'elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme +et qu'il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté +quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur +qu'il fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il +admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu'elle cachait +de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune: + +--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne +suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre +à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, +je dois à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les +conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous +veut la malemort. + +--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espère bien +avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai à +lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux +reptile? Savez-vous que l'envie me démange furieusement de vous +étrangler, pendant que je vous tiens? + +Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et d'une voix basse il +lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure. + +Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se +soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le +regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité, +comme s'il n'eût pas été en cause: + +--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez +bien penser que je ne suis pas homme à m'exposer à votre fureur sans +avoir pris mes précautions. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le +cercle des moines s'était resserré autour de lui. Il comprit qu'en effet +il n'aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution. Une fois +encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête +et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'épaule de +son ennemi: + +--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur +moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si... + +--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous +espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous +serez saisi par les révérends pères. + +--Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous +méditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchaîner. + +Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui +grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un +geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient, +immobiles et muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir. + +En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les +conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu'il était +à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait +encore espérer. Couvert de chaînes, c'en était fait de lui. + +Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements, +puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle +se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et +gronda: + +--Soit, vous avez raison. + +Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, d'Espinosa se tourna +vers la porte devant laquelle il s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit +à l'instant même. + +A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur +cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait +inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement +les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela +leur prisonnier. + +La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une étroite cellule. +Il n'y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que +par la porte qui venait de s'ouvrir. + +Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était +recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles +destinées à l'écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y +avait rien là-dedans? + +Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. Sur les +dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C'était +froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? +Un cachot? Une tombe? Quoi?... + +Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. Et voici ce +que les yeux exorbités de Pardaillan virent: + +Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s'ouvrir toute +grande, un homme--une loque humaine était solidement attaché sur une +sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de +solides crampons de fer. + +Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son +buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de +cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un +mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée +de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous, +ses mains emprisonnées pendaient mollement. + +A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu'à la ceinture, +les larges manches retroussées laissant à nu des biceps puissants, +maniait, de ses pattes énormes, de minuscules et bizarres instruments +qu'il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde +de la victime qui, les traits contractés par l'horreur et l'angoisse, le +regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à +la folie. + +Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés, +car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scène +fantastique, il se mit à l'oeuvre dès qu'il eut terminé l'inspection de +ses instruments. + +Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu'il avait prise. +Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme +eut une secousse terrible, à faire croire qu'il allait briser ses +cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'échappa +de ses lèvres contractées. + +Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de +rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait +de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol +et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, +méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit +l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme +un ver, une expression de souffrance atroce s'étendit sur sa face +convulsée; le même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit +entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même +geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l'ongle auquel +adhéraient des lambeaux de chair. + +Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau s'arrêta. Il +prit, dans une trousse posée à terre, différents ingrédients, apportés +pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses +qu'il venait de faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin, +la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer. + +Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques qui lui +étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses +ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible +besogne. + +Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour +ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s'il +n'était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d'une pitié +immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister, +impuissant, à cette scène atroce. + +Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s'étaient +changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement +insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main. + +--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce +qu'il disait, peut-être. + +Froidement, d'Espinosa formula: + +--Ceci n'est rien!... Passons! + +Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en frémissant de la +sombre porte qui venait de se refermer. + +--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est +rien, comparé à celui que vous avez osé commettre. + +Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient +évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan, +dépasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre +l'épouvante qui se glissait sournoisement en lui. + +Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette épouvante +provenait surtout de l'ébranlement nerveux qu'il venait d'éprouver, et +il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de +le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela +amènerait chez lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de +pouvoir surmonter. + +Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, pendant +lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses nerfs mis à une si rude +épreuve. + +Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt. +Pardaillan frémit. + +Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. Comme la première, +elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente, +occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le +premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, celui-ci +avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne +supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire. +Comme le premier, ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, dès +que la porte se fut ouverte. + +Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua une incision sur +toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le +dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se +firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à +mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient perdait de plus en +plus ses forces. + +Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse +épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait, +fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les +veines, les artères, les nerfs. + +Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifférence, il +prenait une poignée de sel pilé et retendait doucement sur ces pauvres +chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, perçaient le +cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc. + +Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des +filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient sur îles dalles qui +rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons +signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l'utilité. + +--Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et indifférent. + +Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec une insistance +grosse de menaces sous-entendues: + +--Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui que vous avez +commis. + +Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son +sinistre laconisme. Seulement, cette deuxième porte ne se referma pas +comme la première, en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas +qu'il allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision, +continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les +hurlements de douleur, qui s'échappaient de cette porte restée ouverte +et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. + +«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé de contempler +longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc +juré de me rendre fou!» + +Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre. + +Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût +déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup, il se +rappela les paroles échangées entre Fausta et d'Espinosa lors de son +algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de +l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras +pas.» Et il clama dans sa pensée: + +«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire +sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me +souviens maintenant, c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé +de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m'a pris au +mot... Je croyais la connaître et je suis forcé de m'avouer que je ne +l'eusse jamais supposée capable d'une telle scélératesse!» + +Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l'épouvantable +spectacle que lui présentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme +quelqu'un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, +cuirassa son coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda à +ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son +sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre. + +A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un malheureux qu'on +tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec +une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un +récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide +blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le +trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il +versait ainsi sur les plaies, c'était un mélange d'huile bouillante, de +plomb et d'étain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable +supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus +rien d'humain, et, d'une voix de dément--peut-être devenu subitement +fou--rugissait: «Encore!... Encore!...» + +Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché vivant que le +moine-bourreau continuait de travailler. + +Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se +raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et, aux +yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement +maître de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité +étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une +imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop rouges, parce +qu'il venait de les mordre, eussent été autant d'indices visibles de +l'émotion qui l'étreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour +la surmonter. + +Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois +encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à +tour n'était rien, comparé au crime de Pardaillan. + +Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit à travers +l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, +des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des +malheureux que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à des +supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui. + +Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui l'on brisa les +membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l'on creva les yeux, +et celui à qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du +chevalet, celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les +mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait sécher en +les exposant à la flamme d'un réchaud. + +La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un +guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus +hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement +nu et le mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées. + +Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices +infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là, sous ses yeux, et, +de toutes ces portes demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements +qui eussent attendri un tigre. + +Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: «Passons!» +toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et +qui n'était toujours rien, comparé au crime de Pardaillan. + +Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut +délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgré +ses effort, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la +pitié qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait +le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante série de +supplices sans nom qu'on faisait défiler sous ses yeux n'avait qu'un +but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait là d'horrible et d'affreux +n'était rien, comparé à ce qui l'attendait, lui. + + + +XV + +LE REPAS DE TANTALE + +A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques +marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait cette galerie. +L'escalier aboutissait à un jardinet. Le mur séparait ce jardinet du +grand jardin. + +En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'éclatant +soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un +lieu privé d'air et de lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, +toujours impassible à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa: + +«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, mais, mordieu! +il était temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prît +fin.» + +Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut +les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec +délices. Alors, il tressaillit et murmura: + +«Ah! quel diable de jardin est-ce là!» + +Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition spéciale du +jardinet. Voici: + +De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un corps de +bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais état, ce +jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres environ. + +Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la +galerie et le séparait du grand jardin, jusqu'à un autre corps de +bâtiment composé aussi d'un seul rez-de-chaussée, il mesurait environ +une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé +entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus important où se +trouvait la galerie) et une haute muraille. + +Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui l'étonnait, +c'est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans toute sa longueur, +par un parapet surmonté d'une haute grille dont les barreaux étaient +très forts et très rapprochés. + +En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, partaient +du toit d'un de ces corps de bâtiment, et venaient s'encastrer sur la +grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse. + +Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient jusqu'au +faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de verdure et +masquaient en partie ce qui s'y passait. + +Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son escorte de +moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, se dirigeant tout droit +vers le bâtiment qui occupait la largeur du jardinet. + +Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de leurs +pas se fit entendre sur le gravier de l'allée, il perçut comme une +galopade furieuse de l'autre côté du rideau de verdure qui masquait +la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches +froissées, des faces humaines hâves, décharnées, des yeux luisants ou +mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les barreaux, et une plainte +déchirante, monotone, s'éleva soudain: + +«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...» + +Et, presque aussitôt, une voix rude cria: + +--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la niche! + +Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une lanière +cinglant un corps, suivi à son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite, +une fuite éperdue et la même voix rude accompagnant chaque coup de fouet +de ce cri, toujours le même: + +«A la niche! A la niche!» + +Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un éclair. +Et, en jetant un coup d'oeil angoissé sur la cage fantastique, il +songea: + +«Quelle abominable surprise me réserve encore ce maître-bourreau? + +D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se détacha du +groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient extérieurement un fort +volet de bois. Le volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie +d'épais barreaux croisés. + +Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de +cette fosse, au milieu d'immondices innommables, à moitié nu, un homme +était accroupi. + +Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition à l'obscurité +profonde dans laquelle il était plongé, il demeura un instant immobile, +les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, déchira l'air d'un +hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux +qui le regardaient du dehors. + +Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les barreaux de +fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une +trombe d'eau s'abattit sur le forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta +dans sa fosse et se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se +soustraire à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout. + +Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, puis le +malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse, +pendant que l'eau tombait, implacablement et à torrents, sur lui. + +Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un +moine, armé d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme, +à moitié suffoqué, reprît ses sens. + +Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le moine qui +l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant même +que le moine eût fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit à +tourner autour de la fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans +hâte, en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans la boue, le +moine se mit aussi en marche. Seulement, à chaque pas qu'il faisait, il +levait la discipline et la laissait tomber à toute volée sur les épaules +de l'homme qui bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à +entrer en lutte avec le terrible moine. + +On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant, mais +n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son +bourreau. + +Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets d'eau reçus, +tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la +fustiger jusqu'à ce qu'il vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha +sa discipline à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de +l'homme, il sortit posément, comme il était entré. + +Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s'occupait à le +refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifférence: + +--Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous ceux que vous +venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, était duc et +grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial. +L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme vous. On lui +a fait boire d'une certaine potion préparée par un révérend père de ce +couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un +certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante +sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamné à +un régime spécial. + +--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire +voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupé en ce moment. Au bout de +quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de +là complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois +encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les +mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi +durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini. +Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que +leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans +crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au +grand air, dans la cage que vous voyez. + +Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme, +qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoué +d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid +et intrépide, vers la cage de fer. + +Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir. +Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques +ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des +chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en +plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en +cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient. + +Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur +les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les +mains jointes, et, de leurs pauvres lèvres crispées, tombaient ces mots +terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines +prit dans un coin un panier préparé d'avance, et en vida le contenu à +travers les barreaux. + +Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, vit que ce que +l'exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier +d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on +laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces +immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès +qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa +proie, de peur qu'on ne vînt la lui arracher. + +«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût voulu s'enfuir et +ne pouvait détacher ses yeux de cet écoeurant spectacle. + +--Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches, +braves et intelligents. Tous, ils étaient de la plus haute noblesse. +Voyez ce qu'en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et +le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, +chevalier? + +Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait +sa physionomie, Pardaillan lui lança, sur un ton détaché qui émerveilla +le grand inquisiteur: + +--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi +riment ces écoeurantes exhibitions? + +Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres +d'Espinosa. + +--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette +pensée qu'irrémissiblement condamné, tout ce que vous venez de voir +n'est rien auprès de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je +n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais à +votre caractère intrépide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le +bien. + +--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et, maintenant, +faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous +n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez +de me montrer. + +--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible. + +Et, se tournant vers les moines: + +--Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa +chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traité avec tous les +égards qui lui sont dus. + +Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude: + +--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et +buvez... Ne faites pas comme ce matin, où vous n'avez rien pris. La +diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas +de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous +sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez! + +--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'étonnement +que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. +Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis +bien obligé de lui obéir. + +--Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera +mieux disposé que ce matin. + +--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant au milieu de +son escorte de moines-geôliers. + +Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre, +Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation. + +«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je pu résister à la +tentation de l'étrangler de mes mains? + +Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur, s'il +l'avait vu: + +«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais pas eu le +temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes +mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas? +Alors... + +Et son sourire se fit plus aigu. + +Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir +profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se +dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres +gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les +plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer la vérité de +ses observations et de ses déductions. + +Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de +convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table, +alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au +lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en +contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît +honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se décidait pas, un des deux +moines demanda: + +--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger? + +Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, +Pardaillan répondit doucement: + +--Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai pas faim. + +Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit +au passage. + +--Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista +le moine. + +--Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose... + +--Laquelle? fit le moine avec empressement. + +--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan. + +Les deux moines échangèrent encore le même coup d'oeil furtif que +Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les +mets appétissants dont la table était chargée, et sortirent enfin en +étouffant un gros soupir. + +Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le +judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha alors de la table et +contempla les plats, nombreux et variés, qui la garnissaient. Il en +prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention +soutenue. + +«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats à leur place. +En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle de faim et de soif!... + +Il prit un flacon. + +«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!» + +Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets. + +«Rien! je ne sens rien!» + +Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table. + +«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du +Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter. + +Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation et s'en fut +vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la +veille. Il fit une piteuse grimace et grommela: + +--C'est maigre! + +Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il +n'acheva pas le geste. + +--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant la +promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!... +Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels +maintenant? + +Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le coffre. Il +traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le dos tourné à la +table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il +murmura: + +«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux +jours sont bientôt passés! + +Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire +à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit +d'Espinosa. + +Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait +boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit... +Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore +la folie.» + +Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément +à la mémoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, à ce +même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi +plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une +bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et +l'avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin +de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'était +senti pris d'un subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son +effet. + +Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas plus pour +éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir, +il le porta à ses narines et le flaira longuement. + +Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le +verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux +sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d'un parfait +connaisseur qu'il était. Le résultat de cette dégustation avait été +qu'il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son +repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif. + +Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. Il s'était levé +et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de +ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui +contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissée +après s'être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu +s'asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. +Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un sommeil +irrésistible, il s'était endormi aussitôt. + +Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce détail +qu'il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la +mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées +par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, +parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à +la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà la «galerie des supplices», +pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire? + +Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de +Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des +paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous +ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit dans +son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un +sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans +suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE. + +Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait pas touché +au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné +encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan +refusa de manger. + +Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès +qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire +à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu'il +lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait +cruellement sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu +détacher complètement son esprit de cette pensée. + +Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets +appétissants. Et, sous prétexte que, peut-être plus tard, il voudrait +faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout +ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à +force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la +table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler +famine. + +Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas +augmentés. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et +un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper. + +Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l'abominable +tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus +en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus +rares et les plus renommés. + +Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant +ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage: + +«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux +autres! Et après?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive. + +Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne trouvait rien. Et +maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu'il éprouvait et qui +le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à +compter sur le Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer +de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la +fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, +espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra +pas, ne donna pas signe de vie. + +Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de +son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite +de d'Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux +qu'il eût pu les croire muets. + +A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi +bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. Et, comme leur grande +préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne +voulait rien prendre, les dignes révérends n'ouvraient la bouche que +pour parler mangeaille et beuverie. + +L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette, +l'autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s'en lécher +les doigts; l'un sommait le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, +l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous +les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer bénévolement à +un empoisonnement certain. + +Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim, +avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois. + +Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les +prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était +persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour +l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison +destiné à le foudroyer. + +Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les moines +n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à +le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'à se +résigner. + +Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la +comédie. Ils étaient bien sincères. C'était deux pauvres diables de +moines, d'esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance +dont ils étaient chargés qu'à leur force herculéenne. + +On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné +d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le +laisser aller, d'obéir à ses ordres. + +On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour +l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient très +consciencieusement de leur tâche et n'en cherchaient pas plus long. + +Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement +de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des +châtiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur +prisonnier, fût-ce une simple goutte d'eau. + +Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et +savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur +avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des +innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce +qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur +reviendraient intégralement et qu'ils pourraient boire et manger tout +leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d'avance absolution +pleine et entière. + +Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes +reprises, et pour avoir le coeur net il avait placé devant les moines un +des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre +d'un vin généreux et: + +--Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir +manger, dites-vous... Eh bien, goûtez une bouchée seulement de ce plat, +et je vous jure que j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée +de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille +ensuite. + +--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré un des moines. + +--Pourquoi? demandait Pardaillan. + +--Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d'accepter rien de +vous. + +--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre. + +--La discipline et autres châtiments corporels, et l'_in pace_, et la +diète forcée et... + +--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan. + +Et, en lui-même, il ajoutait: + +«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants savent que ces +mets sont empoisonnés.» + +Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi +ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se +montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce +qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce +qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s'obstinait +ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner +les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude. +Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère +Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, +annonça d'une superbe voix de basse: + +--Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons +l'honneur de lui servir le dîner. + +Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait cette fantaisie et +quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle? + +A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs +sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils échangeaient, il +crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il +répondit donc sèchement: + +«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais +point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le dîner, +attendu que je suis résolu à ne point bouger d'ici. + +Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos. + +Les deux moines se regardèrent consternés. + +Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux, +partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative +désespérée, et, sur un ton qui n'admettait pas de réplique: + +--Il faut venir cependant, trancha-t-il. + +Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt, +et, avec un sourire narquois, il goguenarda: + +--Il faut?... Pourquoi? + +--C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias. + +--Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan. + +--Nous serons forcés de vous porter. + +Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis +bientôt trois jours, mais il sentait bien qu'il était encore de force +à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait +donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite +arrêta le geste ébauché. + +«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas +l'occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l'enfer +engloutisse!» + +Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper comme il en +avait eu l'intention il répondit paisiblement, avec son plus gracieux +sourire: + +--Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de +me porter. + +Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. + +--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista, +vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon vénéré patron, +vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le +réfectoire où nous vous conduisons! + +--Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme +dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette +fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez à me faire absorber +la moindre nourriture. + +Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d'oeil +inquiet, tandis que leur front se rembrunissait. + +--Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous +aurez l'affreux courage de vous dérober devant les délices de la table +qui vous attend. + +Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes +qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu'à la porte du +réfectoire, située dans le même couloir. + +L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens +ordinaires. Derrière lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour +de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux +moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle +réjouissant qui s'offrait à ses yeux. + +La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions. +Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement, +des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de +mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux +côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais, si le +décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il +représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet +était le même partout. + +C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que +des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement. + +Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d'un côté. +L'intérieur de cette cheminée était garni d'arbustes, de plantes rares, +de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque +de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure +caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de parfums. Deux fenêtres +aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions +colossales s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient +vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux quatre angles, +quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se +consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient +dans la salle ce parfum spécial qu'on y respirait. + +Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil. + +Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la +glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue +de l'inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, +c'est-à-dire à bâfrer sans retenue. + +Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt +personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. Une nappe d'une blancheur +éblouissante et d'une finesse arachnéenne; des chemins de table en +dentelles précieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux +enchâssés de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des +flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le +décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats, +les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et +les gelées et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes +dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, +vénérablement poussiéreuses. + +Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à +rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert, +un seul, était mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil +semblait tendre ses bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention +duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques. + +Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista. Et +leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s'arrondissait en cul de +poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus +dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, +tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur oeuvre à +eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas. + +--Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu. + +--N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère, +quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette +table! + +Les deux moines se regardaient d'un air triomphant. + +Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt: + +--Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien +inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là. + +La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils +l'eussent battu. + +--Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt +dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras. + +--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien, +entendez-vous? + +--C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias. + +Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté. + +--Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas +souvent vos formules. + +--Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias. + +--Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de +nous... Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts. + +Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il +que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la +consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant +qu'il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions +dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit: + +--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir là... Mais +vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre +des choses. + +Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir +aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes ou s'ils avaient +mieux connu leur prisonnier. + +--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons, +faites en conscience votre métier de bourreau. + +Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient +pas. + +Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui +semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs +tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons +des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des +flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés, +mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou +joyeux. + +Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces +parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, +l'arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes +dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux, +chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour +affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgré sa force de +caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l'effort surhumain qu'il +faisait pour se maîtriser. + +Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé? + +Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des +supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une +torture savamment dosée pour la faire durer des heures et des jours, +peut-être, et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N'importe +qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris le poison. + +Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui l'effrayait. En +descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la +mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes +étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne +pouvait plus guère tenir à la vie. + +Alors? + +Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait +qu'ayant accepté du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le +droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie. + +On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en +pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d'une énergie peu +commune, d'une dose de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il +était peut-être seul capable d'avoir. + +Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement +résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives +désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec +une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était tracée. + +Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître, +c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la +nourriture qu'on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la +réception du billet du Chico. + +Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur +le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui. + +Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment, +cette carte n'était pas à dédaigner plus qu'une autre. Elle pouvait +être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela +dépendrait du jeu qu'abattrait son adversaire. + +Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se +disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait être +en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours +se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces +affaiblies par un long jeûne.. + +Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête. +Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une manière ou d'une +autre. C'était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait, +voilà tout. + +Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne +renoncerait pas au poison pour chercher autre chose. + +Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir devant son +couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait +et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, résister aux +tentations accumulées sur cette table. + +Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et +versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune que les années de bouteille +avaient pâli à tel point que, du rouge initial, il était passé au rose +effacé; l'autre, d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, +ressemblait à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération avec +toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens +altérés. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent +doucement par le pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme +ils eussent soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien. + +--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux. + +--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré. + +--Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le +mieux est de cesser cette lamentable comédie. + +--Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce n'est point une +comédie. + +--C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. Oui?... En ce cas, +allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prévenus: je ne toucherai à +rien de ce que vous m'offrirez. + +--Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, tout borné qu'il +fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez vous-même. + +En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table, et, +d'un geste large, il désignait les flacons rangés en bon ordre. + +Les deux moines faillirent se trouver mal. + +De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit +vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il eut réintégré sa cellule, +il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de fatigues +physiques les plus dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme +qu'il venait de faire. + +Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait +pris de nourriture, et il se trouvait dans un état de faiblesse +compréhensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquiéter. + +La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa +gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait cruellement +souffrir. + +Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient exaspérants, +et, ce qui était plus grave, des éblouissements fréquents, qui le +laissaient dans un état de prostration qui ressemblait singulièrement à +l'évanouissement. Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en songeant aux +deux moines: + +«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on jamais acharnement +pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce du plus petit plat. Comment ai-je +pu résister à la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage +de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu! + +Arrive qu'arrive, demain je mangerai. + +Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les moines ne +parurent pas. + +«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa +aurait-il changé d'idée et, renonçant au poison, voudrait-il me prendre +par la faim? + +Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant un repas +frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire après le long jeûne qu'il +venait d'endurer. + +L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines ne parurent +toujours pas. + +Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour de bon. + +«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant +nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?... +D'Espinosa aurait-il deviné qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter +son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... +Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...» + +Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il +s'arrêta, indécis. + +«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir +que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, à tout prendre... +Patientons encore.» + +L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner vint à son tour. +Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et +passa sans amener les moines. + +«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m'en tenir!» + +Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt. + +--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'était +pas celle de ses gardiens ordinaires. + +--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez +résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le +faire savoir. + +--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et +qui vous en empêche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre +chambre? + +--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous +demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim! + +--Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères +Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume. + +--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on +ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une +goutte d'eau. + +--Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié! + +La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie +pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait +guère y songer. A travers les étroites lamelles de cuivre et dans la +demi-obscurité d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, l'oeil +perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours +indécis. + +--Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus +aujourd'hui? + +--Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour +la journée seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la précaution +de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de +s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont +rendus coupables... je ne voudrais pas être à leur place... Mais vous, +monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas +prévenu des le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis que, +à présent... + +--A présent? fit Pardaillan. + +--A présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres. +Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur! + +--Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour +d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais +seulement un peu d'eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n'en parlons +plus. J'attendrai jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on +n'ait pas décidé de me laisser mourir de faim. + +Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et +Pardaillan se demanda si, après l'avoir assommé de prévenances, après +l'avoir accablé d'une profusion de mets délicats, alors qu'il était +résolu à ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser +indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand déjeuner, les +deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncèrent que +«les viandes de monsieur le chevalier étaient servies». + +Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur fit répéter +l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait, +et qu'avec ce repas son sort serait définitivement réglé, il retrouva +son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines +qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna: + +--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous +n'ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires? + +--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'écria +naïvement Bautista. + +--Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé à manger. + +--Est-ce possible!... + +--Puisque je vous le dis. + +--Et aujourd'hui? haleta Zacarias. + +--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!... + +--Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous +faites!... Venez vite, monsieur. + +Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec +complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement +garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un +clignement d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés de +victuailles: + +--Je vous défie bien de la mettre à sec! + +--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de quoi satisfaire +plusieurs appétits robustes. + +Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, comme +l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mystérieux et +lointain, tandis que les moines s'empressaient à le servir, pleins +de prévenances et d'attentions, les yeux luisants, la face épanouie, +heureux de penser qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de +gourmands. + +Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à le voir si +calme, si admirablement maître de lui, on n'eût, certes, pu soupçonner +le drame effroyable qui se passait dans son esprit. + +En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en eût, cette +question revenait sans cesse à son esprit: + +--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer? + +Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se disait: + +«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être pour celui-ci.» + +Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque +bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le +liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette +lenteur l'avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le +dessus, et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été sûr +de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme quatre et but +comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre +circonstance, mais parce qu'il estimait que c'était nécessaire. + +Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il goûtât à l'un +quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir, +comme on le leur avait promis. + +Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien +que Pardaillan fût un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa +chambre où il se jeta dans son fauteuil. + +«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. Voyons, le billet +disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir changé d'idée... +on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.» + +Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il +paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il +attendait et, en même temps, il réfléchissait. Au bout de ce temps, il +se leva et se mit à se promener lentement, un sourire au lèvres. + +«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait pas le moindre +poison dans les aliments que j'ai absorbés. D'Espinosa aurait-il changé +d'idée, comme je le prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une +comédie admirablement machinée, et dont j'ai été sottement dupe?... +Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est +passée et je n'ai pas encore aperçu mes dignes gardiens.» + +En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure du dîner, ni à +l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement déjeuné, +à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée +qu'il avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas et +appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frère +Zacarias qui lui répondit. + +--Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du +dîner est passée, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de +ces mirifiques festins?... + +--Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine d'une voix +pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas! + +--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, dites-moi, pourquoi +cet «hélas!»... Vous vous intéressez donc à moi?... + +Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n'eût été de +l'inconscience, le moine répondit: + +--Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commis je ne sais +quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ont décidé de vous +priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et +moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons +plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous êtes +frappé nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous. + +--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que +vous vous êtes régalé des reliefs de mon succulent déjeuner? + +--Sans doute!... Et il était même si succulent que notre regret de voir +supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes +choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères. + +--Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît pas juste! + +--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que vous fussiez traité +magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnés à +votre intention. Pour nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions +tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires, +qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti à en goûter +tant soit peu. + +--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me +fusse laissé faire, pour vous être agréable. + +--Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement interdit de +vous prévenir. + +--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tiré du moine ce +qu'il en voulait, le quitta sans façon. + +Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un rire +silencieux et murmura: + +«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme un sot!... La leçon +ne sera pas perdue.» + + + +XVI + +LE PLANCHER MOUVANT + +Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait adopté une +embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et, là, abrité par +le renfoncement de la fenêtre, caché par le large et haut dossier du +fauteuil, il était à peu près certain d'échapper à la surveillance +occulte qu'il sentait peser sur lui. + +Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues heures, immobile, +paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Et, sans doute +croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi par le grand +inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses +prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il savait qu'il +était condamné à jeûner durant quelque temps, puisque le frère Zacarias +l'avait prévenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne +pénétreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se +passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. Vers une heure de +l'après-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre à habits, +d'où il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa +soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis +quelque temps, et, péniblement, car il se sentait très faible, il +regagna son fauteuil où il disparut. + +Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les +mâchoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-être avait-il +imaginé ce moyen de tromper la faim. + +Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter +un morceau de pain, un verre d'eau. Il était devenu d'une faiblesse +extrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout, et +il lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le +fauteuil dans son coin favori. + +Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y avait +exactement treize jours qu'il était enfermé dans ce couvent-prison, +et il n'était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, une barbe +naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un +éclat fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait la +plus grande partie de son temps dans le fauteuil où il restait prostré +de longues heures. + +Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de +pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de ménager +ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que +dans deux jours. + +C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire, +cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard, +le pain était diminué de moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les +mêmes proportions. Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près, +car, peu de temps après, les moines reparurent et le prièrent de les +suivre. + +Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, +car il se leva sans trop de difficultés. Mais, ce qui étonna les deux +gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils +disaient. + +Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils +l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et +descendre deux étages. Une porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et +il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui +était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et +d'eau, qu'ils avaient eu la précaution d'emporter, et se retirèrent +silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le supérieur du +couvent. + +--Eh bien? fit laconiquement ce personnage. + +--C'est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista. + +--Il n'a pas fait de difficultés? + +--Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet +du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah! +ce n'est plus le fringant cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici! + +--Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est +d'une importance capitale. + +--Révérendissime père, je crois sincèrement que, si on le soumet encore +quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison... à moins +qu'il ne tombe d'inanition. + +--Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il puisse s'en douter. +Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé le contenu de la bouteille de +Saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le +jour de son entrée au couvent? + +--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la +bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés. + +Le prieur eut un sourire sinistre: + +--S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N'importe, pour +plus de sûreté, j'enverrai le médecin. Allez, mon frère! + +La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir +environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement +obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de +paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de forces, dut +s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son +cachot. + +Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? +Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'état +misérable dans lequel il se trouvait. + +Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il +eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida +presque entièrement la provision d'eau. + +A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur +allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son +cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus +en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible. + +Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, un silence +de tombe, une obscurité compacte à tel point que, si la cruche, à +laquelle il se désaltérait de temps en temps, n'avait pas été sous sa +main, il n'aurait pu la retrouver. + +Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être +le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint +l'aveugler de son éclat insoutenable. + +C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tête, +un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et, en même +temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce +fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s'accentuer et +se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été +en nage, il grelottait dans son coin. + +Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène +se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une +puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal +soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle +atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait à ouvrir les +paupières. + +Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait +roulé sur le sol. Le délire s'était emparé de lui, un râle étouffé +coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et, parfois, un +gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, +douloureuses, mortelles, sans qu'il en eût conscience. + +Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut encore vivement +éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même +temps, un déplacement d'air violent, tel que le produit un puissant +ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, +et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées de chaleur +attiédirent l'atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux +achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air. + +Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par +la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot, +où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d'un soleil +factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants +effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte +d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les râles +cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à peu, cette sorte +d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable +intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l'entouraient, mais un +vague embryon de conscience. + +C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, comparée à +l'état où il se trouvait avant. + +Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur son manteau que +nous aurions dû dire. + +En effet, malgré la chaleur--on était au gros de l'été--par suite d'on +ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s'était enveloppé +dans son manteau et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie +remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans +cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention. + +Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, depuis, il ne l'avait +plus quitté, ni jour ni nuit. + +Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette +bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs. + +Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa +lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le +plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus +et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'était plus ce +regard si vif d'autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie +qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit près de lui un pain entier et +une cruche pleine d'eau. + +Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, deux jours +peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions sans qu'il s'en fût +aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De +même, il vida aux trois quarts la cruche. + +Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une +nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement +conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il +put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard +étonné d'un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve. + +A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un +ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main, +longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme +une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir +de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant, +placé horizontalement et tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; +quelques lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame le +perçait de part en part. + +Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y avait quelques jours +à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement, +peut-être--et encore, n'est-ce pas bien sûr--en tout cas, sans +manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les +intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux semaines, +quelque drogue infernale qu'on avait réussi à lui faire absorber, +avaient fait de lui une loque humaine. Il n'était peut-être pas tout à +fait fou, il était bien près de le devenir. + +De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, la soif, les +abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un être +faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était +le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente +de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de +l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait +un être pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait à un +poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lâche!... Quel +triomphe pour Fausta! + +En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que c'était un miracle +qu'elle ne l'eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d'un +tremblement nerveux; il tremble, sans songer à s'écarter. Au même +instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur d'une +apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de +terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil à celui d'un +chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle +lame venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, il s'en +fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint. + +Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui +débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches +énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer +et à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une troisième +faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait +vouloir le couper en deux, de haut en bas. + +Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle manqué de quelques +lignes? L'ancien Pardaillan n'eût pas manqué de se poser cette question +dès la première apparition. + +Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en même +temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par +l'instinct de la conservation, il s'écarta précipitamment de l'infernale +muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement +que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut +pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même +temps. + +Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se +mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant +d'émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux +d'un air stupide. + +Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne, +se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l'une sur +l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles +s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se +relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser. + +Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois +monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups +carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des faux +se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur +la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d'une baguette +frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, +d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le +cachot d'un bourdonnement sonore. + +Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à +côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme +la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement +devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième +série apparurent et se mirent en branle. + +Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne +vit plus que l'éclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec +une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s'approcher de cette +cloison, sous peine d'être happé par les faux et haché menu comme chair +à pâté. Et le roulement devint assourdissant. + +Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux +exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait +de ses lèvres, sans répit. + +Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'écrouler +sous lui. Tout d'abord, il crut s'être trompé. + +La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces +horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc, +lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d'observer et de +raisonner. + +Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit +bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement trompé. En effet, il n'y +avait pas à en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la +machine à hacher. + +C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément donné, dans son +esprit, à cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, même, +que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout +constituait la machine, une quatrième faux venait d'apparaître. + +La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, +le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, +tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel +mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre +et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d'inclinaison du +plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante. + +Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarqué +jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme +plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans +la moindre protubérance à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit +doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit +qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq hachoirs +qui le mettrait en pièces. + +Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui +lui rongeait le cerveau achevèrent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec +une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement +et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et +destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse. + +Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: Pardaillan n'était +plus. + +C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant, +hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui +s'efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher, +criait de toutes ses forces, déjà épuisées: + +--Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!... + +Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être l'implacable volonté +de l'inquisiteur avait-elle décidé de pousser l'expérience jusqu'au +bout. + +Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité +désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, mais dix qui +fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même +roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre. + +L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à +jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l'unique +chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant +maintenant. Voici quelle était cette chance: + +Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des charnières +puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées contre le mur qui +soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C'est-à-dire +que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de +métal. + +C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. Si cette +traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur, +Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi +longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la +traverse était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de se poser +là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se +couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne +voyons pas d'autre nom à lui donner--avait vu cela. + +C'était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de +quelques secondes. Il était évident qu'il ne pourrait se maintenir +longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de +descente s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute +inévitable. + +Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son +agonie, et, désespérément, il s'accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna +du moins qu'il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don +de l'affoler. + +Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison était +tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui +continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient +appeler la proie convoitée. + +Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de +plus en plus; ses doigts, gonflés par l'effort, s'engourdissaient; la +tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que, bientôt, dans +un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas +se faire hacher par la hideuse machine. + +Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement +tenace qu'il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque +sans discontinuer: + +«Arrêtez! Arrêtez!...» + +Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise. +Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette +main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent +désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son +corps un inappréciable instant. + +Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri +terrible, un cri de bête qu'on égorge, jaillit de ses lèvres tuméfiées, +et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent. + + + +XVII + +LE PHILTRE DU MOINE + +Or, Pardaillan n'était pas mort. + +La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de +concert avec d'Espinosa. + +Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen qui, dans son +infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopté et +perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre +qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour +adopter celui-là. + +Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d'autant +plus inexorable qu'elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un +principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non +pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti +lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan. + +Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était +donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter +l'épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la +soif. + +Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec +un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et +en même temps devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison. + +En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et +de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais, +les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, +étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur +tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité +du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre +et s'étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils +auraient dû hacher. + +Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié évanoui. +Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura +étendu à terre, sans connaissance. + +Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à +lui et jeta autour de lui un regard, sans vie. + +Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles +de la chambre d'où il venait d'être précipité. Le plancher d'acier +était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle +cellule. + +Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues +visibles autres qu'une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici +le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d'une +couche de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide. + +Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression et ne vit +rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit +à le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer +une poupée, et il éclata de rire. + +Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits et aux grands +dont l'intelligence s'est éteinte, il s'occupa à cette distraction +enfantine. + +Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient +inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n'avaient aucun +sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec +des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et, +fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de +rire sans expression. + +Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il n'avait plus +conscience du temps. + +La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche +d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise +de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet +à la main. + +Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le +prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il aperçut ce moine, +Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et, +cachant son visage dans son bras replié--le geste d'un enfant qui veut +se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante: + +«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!» + +Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda +un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet. + +«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs à éviter le coup. + +Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le +regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura: + +«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d'un jour: +il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant +inoffensif.» + +Et il sortit. + +Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s'était +réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et, ne voyant plus +personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau. + +Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions. +Chaque fois, la même scène se produisit. La troisième fois, le moine +était accompagné d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la +même terreur enfantine. + +«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de +Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux. +De toutes les secousses qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il +ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence +remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le! +Il ne peut même pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit +encore vivant. + +--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance +dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il +ne produisît pas tout l'effet désirable. C'est que le sujet sur +lequel nous avions à l'appliquer était doué d'une constitution +exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de +vraiment remarquable. + +Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage +enfoui dans son bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait +doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et +agissaient devant lui comme s'il n'eût pas existé. + +--Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après un silence passé +à considérer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin +qu'il retrouve un moment l'intelligence nécessaire pour me comprendre. + +--J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai +apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans +ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, +monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une +demi-heure. + +--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui dire. + +Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui +redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter +l'approche de celui qui l'effrayait à ce point. + +Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage +de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre +résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine +écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, +préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa +l'arrêta en disant: + +--Faites attention, mon révérend père, que je vais rester en tête-à-tête +avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur, +dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois exposé... + +--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le +prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais +son intelligence sera à peine galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de +faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: +un enfant craintif. J'en réponds. + +Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule +flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune +résistance, et, se redressant: + +--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en état de vous +comprendre... à peu près, dit-il. + +--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte à +l'extérieur et remontez sans m'attendre. + +--Et monseigneur? dit-il respectueusement. + +--Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir +de ce cachot sans passer par cette porte. + +Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef suprême et obéit +passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, sans manifester ni inquiétude ni +émotion, entendit les verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui +ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à la lueur +blafarde d'une lampe que le moine avait posée à terre, il se mit à +étudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait +absorber. Galvanisé par le remède violent, le prisonnier parut retrouver +une vie nouvelle. + +Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis son torse affaissé +se redressa lentement. Comme s'il avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à +la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses +pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une partie de son +éclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se +redressa, se mit sur ses pieds, s'étira longuement, avec un sourire de +satisfaction. + +Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut +d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu'au mur, +qui l'arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne +gémit pas. Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude +manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son +regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta +autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle +pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il +effectua le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en exécutant ce +mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne +paraissait pas reconnaître. + +D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu'il eût peur, +il était brave, la mort ne l'effrayait pas. + +Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en +laissant son oeuvre inachevée. + +Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix très +calme, presque douce: + +--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?... + +--Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de +mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait +dans son esprit. + +--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en +le fixant. + +Pardaillan se mit à rire doucement et murmura: + +--Je ne connais pas ce nom-là. + +Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une +inquiétude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main +sur l'épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son +étreinte, le sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, +il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit: + +--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal. + +--Vrai? fit anxieusement le fou. + +--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur. + +Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu +à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et, finalement, se mit à +sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré, +d'Espinosa reprit: + +--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan. + +--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. Alors, je veux bien être +Par...dail...lan... Et vous, qui êtes-vous? + +--Je suis d'Espinosa. + +--D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D'Espinosa!... +je connais ce nom-là... + +Et, tout à coup, il parut avoir trouvé. + +--Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur... +Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un méchant... prenez +garde... il va nous battre! + +--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis +d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta. + +--Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une femme qui +s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!... + +--C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire te revient tout à +fait. + +Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans défaillir. Il +se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel: + +--Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas +jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants... Ils nous feront +du mal. + +--Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je te dis que d'Espinosa +c'est moi. Rappelle-toi! + +Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de +son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espéré +lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné +à abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa +volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une brusque secousse, +se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il +râla: + +--Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je me souviens... +Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif... +et cette galerie abominable où l'on suppliciait tant de pauvres +malheureux!... + +--Enfin! tu te souviens! + +--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'épouvante. Je vous +reconnais... Que voulez-vous? + +--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un homme fort et +vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien épouvante. +Et c'est moi qui t'ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu, +Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton +cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu +redeviendras ce que tu étais à l'instant: un pauvre fou. + +--Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures qui +devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est +elle qui a eu cette idée que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu +l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer +d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu +mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de +mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout à l'heure. +Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau. + +En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné quelque +invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une +des parois du cachot. + +D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le +saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât la moindre résistance, car, le +malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il +le traîna jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il pût +mieux voir: + +--Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici, +pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une véritable +tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît +ce tombeau; nul que moi. + +--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton +supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce +tombeau qui tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que, +seul, je connais. + +--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation +qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir +maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la +trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y +revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant +le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras +toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant +là-dedans. + +--Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! +Grâce!... + +--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et, +cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, à compter de cet instant, +tu n'existeras plus. + +--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches +pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les +hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas à nous, s'ils ne sont pas +avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses établi par +notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la majesté royale +de mon souverain. Parce que tu t'es dressé menaçant devant lui et que tu +as voulu faire avorter ses vastes projets. + +--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas +mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans +toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu +es venu chercher de si loin, il est en ma possession! + +--Le parchemin!... bégaya Pardaillan. + +--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, +regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la déclaration du feu +roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain. +Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra +espagnol. + +Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il +avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air +hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le +précieux document, le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main +robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car +l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, sur un ton impératif: + +--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, entre dans la +mort. + +Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan et le poussa +rudement jusqu'au seuil de l'ouverture béante, en ajoutant: + +--Voici ta tombe. + +Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit +frémir de la nuque aux talons, tonna soudain: + +--Mordieu! mourons ensemble! + +Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait +à la gorge et l'étranglait. + +D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la +dague dont il avait eu la précaution de s'armer. Il n'eut pas la force +d'achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand +inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la +gorge, et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha de +terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute +volée dans ce qui devait être sa tombe. + +Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposée à +terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait +plus se séparer et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons +de poupée--et, sa lampe à la main, il franchit le seuil de l'ouverture +mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui +actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire, +bien remarquée lorsque d'Espinosa la lui avait montrée. + +En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur +avait repris sa place. Il n'y avait plus là d'ouverture visible. + +Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme +l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait +assez à une tombe. + +Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait +d'abord jeté son puissant et implacable adversaire. + + + +XVIII + +CHANGEMENT DE RÔLES + +Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme +dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n'y avait +aucun meuble; pas de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile +de retrouver l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée +d'elle-même. + +Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La +facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l'avait +projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues. + +Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. +En même temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui être +revenue. + +Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il avait quelques +instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu, +et cependant nuancé d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se +disposait à accomplir quelque coup de folie. + +Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin, +qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'était pas +une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia +soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein. + +Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'assura que +d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, ni aucun papier susceptible +de lui être utile, le cas échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit +paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec +un sourire indéchiffrable aux lèvres. + +Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se +portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait +retrouvé son expression d'audace étincelante, il hocha gravement la +tête, sans dire un mot. + +Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui était le sien. +Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que +s'il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne +montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu ne +cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée. + +Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remède, +grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour +essayer de l'entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force +stimulante au bout d'une demi-heure. + +Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier +jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevînt ce qu'il +était avant, ce qu'il resterait jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et +peureux. + +En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait +pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à +éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu. +Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à +cela. + +Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes nécessaires. Et, +si le prisonnier devenait trop menaçant, il s'en débarrasserait d'un +coup de dague. + +Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan, +cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il +avait cachée. Alors seulement il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme +sur laquelle il comptait en cas de suprême péril. + +Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais +il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n'avait +rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que +Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout +impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s'était +peut-être détachée de sa ceinture et qu'elle gisait à terre, peut-être +tout près de lui. Il fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il +se mit à fureter partout. + +--Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le +prisonnier lui dit: + +--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet. + +Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignée de la dague +passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur: + +--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer à +m'apporter une arme... + +D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de se mesurer avec +le redoutable adversaire qu'il avait devant lui. + +Au même instant, une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et, +d'un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché +le fameux parchemin. + +Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le +coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait +le sauver. + +Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu'il avait été +joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait +su déjouer la surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme +qui avait su tromper les moines médecins qui avaient passé de longues +heures à l'étudier et à l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si +bien jouer le rôle qu'il s'était donné qu'il en avait été dupe, lui +d'Espinosa. + +Il jeta sur celui dont il était le prisonnier--par un renversement de +rôles inouï d'audace--un regard d'admiration sincère en même temps qu'un +soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite. + +Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle +raillerie, avec une pointe de commisération que l'oreille subtile +d'Espinosa perçut nettement et qui l'humilia profondément: + +--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre +dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j'ai rencontrée +dans l'accomplissement de la mission qui m'était confiée. + +--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une +étourderie sans égale. A force de vouloir pousser les choses à l'excès, +à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous +aviez si belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette +partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez +aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire +autant... soit dit sans vous offenser. + +D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne +manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère. + +--Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant +qu'on vous a fait boire? + +Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents. + +--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut +faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore +faut-il s'arranger de manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa +présence par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela. + +--Cependant, vous avez absorbé le narcotique. + +--Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un +homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une +ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce sommeil +suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire +remarquer que votre stupéfiant avait changé--oh! d'une manière +imperceptible--le goût du Saumur que je connais fort bien. + +Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allât se +mélanger aux eaux sales de mes ablutions. + +--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me méfiant de votre +vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé de forcer un peu la dose du +poison. N'importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et +de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège auquel d'autres, +réputés délicats, s'étaient laissé prendre. + +Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté du compliment. +D'Espinosa reprit: + +--En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment +avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie? + +--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne +fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous +avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées +incontinent. Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines autres +paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant +commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance +cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous +avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si +complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber +une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous +acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur +continu, en les frappant à coups d'épouvante, si je puis ainsi dire. + +--Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; à force +d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû me souvenir qu'avec un +observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans +une juste mesure. C'est une leçon; je ne l'oublierai pas. + +Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu'il +avait quand il était satisfait: + +--Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je +vous prie... Nous avons du temps devant nous. + +--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment, +et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que +vous possédez. + +Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous +n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait: +il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non +pour vous sustenter. + +En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et +encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il +répondit en souriant: + +Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de +résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la +faim et, là où d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma +lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur +mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la +vérité. + +Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux +manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de +d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon +rempli d'eau et quelques fruits. + +--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que +me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez +sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'état de délabrement +dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je mangeai +peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les +provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes +de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et +menues pâtisseries. + +--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grâce à elles que +vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides, +j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche, +qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me +priverait pas complètement de nourriture et de boisson. + +--Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il serait en mon +pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne point vous le celer, que vous +commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec +moi. L'événement a justifié mes prévisions et bien m'en a pris d'avoir +agi en conséquence. + +--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu, +tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez +été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la +vôtre. + +--J'avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les +différents incidents qui l'agrémentent, est une assez hideuse invention. +Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne +vous avais pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai +donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie, +tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C'était un moment +fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux. + +D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, puis, avec un long +soupir: + +--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas à nous! + +Et voyant que Pardaillan se hérissait: + +--Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer. +Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe +se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste... mais ne se +vendent pas. + +Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui +l'observait sans en avoir l'air et respectait sa méditation. Enfin il +redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble +apparent, sans provocation, avec une aisance admirable: + +--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre +prisonnier--que comptez-vous faire? + +--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s'il disait la +chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette +fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et +qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant. + +--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller. + +--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution. + +--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble. +Au bout du compte le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie +mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi. + +--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera +pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui +dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair +que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre de +supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne +serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger +mon agonie. + +Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un +frisson. + +--Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua +Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que +j'éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots +à Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je +l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai +donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli, +avant, jusqu'au bout, la mission que je m'étais donnée: arracher au +roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, +monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour vous? + +--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il +avait été piqué par un fer rouge. + +--Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne +saurait mourir avant d'avoir mené à bien la tâche qu'il s'est imposée +pour le plus grand profit de notre sainte mère l'Eglise. + +--Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui +tenait le plus au coeur. + +--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne +sommes nullement logés à la même enseigne. Je m'en irai sans regret. +Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre oeuvre +inachevée. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même +sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler. +Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir! + +Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le +mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir. + +D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée +de sauter sur lui à l'improviste, de lui arracher la dague, de le +poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un +homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément. + +Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en +écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il +pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la +porte secrète et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y +réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C'était une +chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il réussissait, c'était sa +délivrance et la mort certaine de Pardaillan. + +Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée +précisément à celle où se trouvait Pardaillan. + +Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions infinies, il se +mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer +qu'il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans +bouger de sa place, lui dit tranquillement: + +--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la +sortie... quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre +compagnie m'est si précieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez +donc venir vous asseoir ici près de moi. + +Et sur un ton rude: + +--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre +part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans +la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la +vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort! + +D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une fois de plus, il +venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, +sans essayer une résistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près +de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il +se plongea dans ses pensées. + +La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, et il était +résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui +lui broyait le coeur, c'était la pensée de laisser son oeuvre inachevée. + +Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, lui, le chef +suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout +lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu'il +croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un +geste détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, de +richesse, d'autorité, d'ambition. + +Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le +monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa, +cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement +disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux +étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur de +Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition +coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de +ce couvent San Pablo où tout lui appartenait! + +Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa dans son coin. + +Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait +qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait +se dresser devant lui. + +Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à +apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que +le mieux qu'il eût à faire était de s'abandonner à sa générosité; il en +tirerait certes plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la +force ou par la ruse. + +Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que Pardaillan +mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette +satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de +traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort +de Pardaillan lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la +capitulation. + +Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui prétendait que +Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel +était de force à attendre patiemment qu'il fût mort de faim, lui +Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et +trouverait la porte secrète. + +Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes, +la découverte du ressort caché n'était pas besogne facile. Elle +n'était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet +aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup. + +Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il +croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait +libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant +à Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis de haute +lutte. + +Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le +conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une +escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour +sa sécurité, l'accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer +l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant +la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan: + +--Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous convient +d'accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d'ici. + +--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, +je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi +aussi, j'ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous +plaît, les discuter, avant les vôtres... que je devine, au surplus. + +--Voyons vos conditions? + +--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai +l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé certaines petites affaires +que j'ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux +conditions que vous vouliez m'imposer. + +Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un geste de +surprise. Pardaillan eut un léger sourire et continua avec cet air +glacial qui dénotait une inébranlable résolution: + +--Pareillement, je souscris à votre seconde condition et je vous engage +ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur +d'Espagne à ma merci et que je lui ai fait grâce de la vie. + +Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration qui tenait du +prodige et il le laissa voir. + +--Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné! + +Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique et reprit: + +--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions à me poser. Si je me +suis trompé, dites-le. + +--Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui s'était ressaisi. + +--Et maintenant voici mes petites conditions à moi. Premièrement, je ne +serai pas inquiété pendant le court séjour que j'ai à faire ici et je +quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au représentant de Sa +Majesté le roi de France. + +--Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter. + +--Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait d'avoir montré +quelque sympathie à l'adversaire que j'ai été pour vous. + +--Accordé, accordé! + +--Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don +Carlos, connu sous le nom de don César el Torero. + +--Vous savez?... + +--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il +ne sera rien entrepris contre don César et sa fiancée, connue sous le +nom de la Giralda. + +Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne sous la +sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne +que le petit-fils d'un monarque puissant vécût pauvre et misérable +à l'étranger, il lui sera remis une somme--que je laisse à votre +générosité le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'établir en +France et y faire honorable figure. En échange de quoi j'engage ma +parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et +ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance. + +A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa réfléchit un +instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il +dit: + +--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le +trône, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume? + +--J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense. + +--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être avez-vous +trouvé la meilleure solution de cette grave affaire. + +--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est +humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire. + +--Eh bien, ceci est accordé comme le reste. + +--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'à +quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas précisément +agréable. + +--D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrète: + +--Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution du pacte qui nous +unit? dit-il. + +Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec +une certaine déférence. + +--Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, votre parole de +gentilhomme. + +Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa se sentit +violemment ému. Qu'un tel homme, après tout ce qu'il avait tenté +contre lui, lui donnât une telle marque d'estime et de confiance, cela +l'étonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idées. + +D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard de Pardaillan +avec une loyauté égale à celle de son ancien ennemi et, aussi simplement +que lui, il dit gravement: + +--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme. + +Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il +ouvrit la porte secrète sans chercher à cacher où se trouvait le ressort +qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire +indéfinissable. + +Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se +trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver +là, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours +d'Espinosa avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, alors +qu'il lui eût été facile de le dissimuler. + +Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, des cours, +des jardins, de vastes pièces, croisant à tout instant des moines qui +circulaient affairés. + +Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre geste de surprise à +la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant +familièrement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient +continuel, à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan +montra le même visage calme et confiant, la même liberté d'esprit. +Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il +poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer. + +Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda: + +--Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la Tour jusqu'à votre +départ? + +--Oui, monsieur. + +--Bien, monsieur. + +Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement: + +--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt à cette jeune +fille... la Giralda. + +--C'est la fiancée de don César pour qui je me sens une vive affection, +expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa. + +--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous +importe peut-être de savoir où la trouver. + +--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant +davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait arrêtée... avec le Torero, +peut-être? + +--Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le Torero n'a pas été +arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous +voilà libre, ceux qui le séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien +à espérer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince +avec vous, en France. En conséquence, ils ne feront pas de difficulté +à lui rendre la liberté. Si vous tenez à le délivrer, orientez vos +recherches du côté de la maison des Cyprès. + +--Fausta! s'exclama Pardaillan. + +--Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa. + +Et, sur un ton indifférent, il ajouta: + +--Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire ces deux mots que +vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre départ +pour l'éternel voyage. Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, +elle est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du côté de +la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites une petite lieue, +vous trouverez un château fort, le premier que vous rencontrerez. C'est +une résidence d'été de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à +cause de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant +onze heures, devant le pont-levis du château. Attendez là, vous ne +tarderez pas à voir paraître celle que vous cherchez. Un dernier mot à +ce sujet: il ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné +de quelques solides lames, et souvenez-vous que passé onze heures vous +arriverez trop tard. + +Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. Quand le grand +inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait +étrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-là: + +--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète bien des choses. + +D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince sourire, il dit: + +--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez à +la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place, +détournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entrée +du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera +bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient là +passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi. + +Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et +poussa la porte derrière lui. + + + +XIX + +LIBRE! + +Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan était resté +impassible. + +Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques +d'un soleil brûlant--il était environ cinq heures de l'après-midi--il +aspira l'air chaud avec délice, et en s'éloignant à grandes enjambées +dans la direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait éclater +sa joie intérieurement. + +Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l'air éclatant +d'un ciel sans nuages: + +«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fétide d'un +cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte +de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!... +Salut!... soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!» + +Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible: + +«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de régler nos +comptes!» + +En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco. + +«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. +Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitté la porte +de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne +volonté qui lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton +humble dévouement me réchauffe le coeur!...» + +Il était maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il +approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de +passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait +des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à +se demander si d'Espinosa ne s'était pas trompée ou si, entre-temps, +le nain ne s'était pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il +reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement: + +--Suivez-moi! + +Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui +qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d'un air +indifférent, s'éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit +cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien +avoir d'agir de la sorte. + +Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna le mur +du couvent et s'engagea dans un dédale de ruelles étroites et +caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, et saisissant la main de +Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s'écriant avec un accent +de conviction touchant dans sa naïveté: + +--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous! +Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, +maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi! + +Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable +attendrissement. + +--Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement. + +Le Chico se mit à rire: + +--Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils ne vous trouveront +pas là où je vous conduirai. + +--Me cacher!... Pour quoi faire? + +--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens! + +A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur. + +--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me +reprendront pas. + +Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni +surprise ni inquiétude. + +Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on +ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur +débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan, +et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, +l'enleva dans ses bras, en disant: + +--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!... + +Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées +du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'étreinte de toute la +force de ses petits bras. + +En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher +son émotion. + +--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire +quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de la Tour, où nous +serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus +jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d'Espagne. + +Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de +l'auberge de la Tour, à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan +commença de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se +produisit: c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour voir qui +était ce client qui faisait un tel vacarme. + +Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, +languissante, indifférente. On eût dit qu'elle relevait de maladie. Et +pourtant malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé +et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d'un coup d'oeil +prompt et sûr, remarqua qu'elle était restée aussi coquette, plus +coquette que jamais, même. + +En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux +languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et, +joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un +gémissement, elle fit: + +--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!... + +Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et serait tombée +si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose +curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait +crié: «Monsieur le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux +s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle s'était évanouie. + +Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un +siège, il lui tapota doucement les mains en disant: + +--Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux. + +Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature +évanouie: + +--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie. + +Et avec un redoublement de malice: + +--Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma +soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eût tant +d'affection pour moi... + +L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque +aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, confuse et rougissante, +elle dit avec un délicieux sourire: + +--Ce n'est rien... C'est la joie... + +Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant +ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s'adressait +à lui. + +--C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est la joie, fit +Pardaillan, de son air le plus naïf. + +Et aussitôt il ajouta: + +--Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez +que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze +jours, que je n'ai ni mangé, ni bu, ni dormi. + +--Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible? + +Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde: + +--Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui +tremblait. Oh! les misérables!... + +--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je +vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de +soigner surtout le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt après. +Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai +besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être +surprises par nulle oreille humaine--à part les vôtres, si petites et si +rosés--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois +sûr de ne pas être entendu. + +--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai +moi-même, s'écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie. + +Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel, +elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arrêta et, +avec une gravité comique: + +--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur +pénétrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi. +N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frère et soeur +s'embrassent après une longue séparation? + +--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras. + +Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles +Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel, +une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à +Juana: + +--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frère pour +vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi? + +Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument +tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition +d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles. + +Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit, +devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle +il s'appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait +anxieusement avec des yeux embués de larmes. + +Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés, +l'air embarrassé, tortillant nerveusement le coin de son tablier; +comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite +maîtresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé +et gronda: + +--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous +serait-il si pénible? + +Et, poussant le Chico par les épaules: + +--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement! + +Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter. + +--Juana! fit-il dans un murmure. + +Et cela signifiait: tu permets? + +Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et +gazouilla avec une tendresse infinie; + +--Luis! + +Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna: + +--Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser! + +Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de +l'autre. + +Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent +à peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait +respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux +mains, et se mit à pleurer doucement. + +--Juana! cria le nain bouleversé. + +Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était +son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé sur le tabouret de bois, +haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il +tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration +fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui, +aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur. + +--Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis +d'un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu! + +Il baissa la tête comme un coupable et balbutia: + +--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu... + +--Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il pas convenu +que nous devions agir de concert... le délivrer ensemble, ou mourir +ensemble, avec lui? + +--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu'il avait +dans ses moments d'émotion violente, voici du nouveau, par exemple! + +Et, avec un frémissement: + +--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la +condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais +pas qu'en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps +pour le salut de ces deux innocentes créatures... + +Le Chico avoua dans un souffle: + +--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela... +non, je ne le pouvais pas. + +--Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que serais-je +devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si... + +Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à +nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu'elle n'eût +pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un +moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé, +acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il était mort.» Et, +le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu'il +jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement +cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria: + +--Imbécile!... + +Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant rien à cette +exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami +paraissait si fort en colère contre Lui. + + + +XX + +BIB-ALZAR + +Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger +indéfiniment sans amener le dénouement qu'il voulait. Il renonça donc, +momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa +voix bougonne, coupa court en s'écriant: + +--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j'enrage de +faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts +ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les +bons vins! + +--Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, +depuis quinze jours, vous n'avez rien pris! + +Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit +crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le +couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les +plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques +bouteilles de vouvray, montez-en deux!... + +Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante, +entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis: + +--Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces repas comme vous en +feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même! + +Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait: + +--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à +satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard? + +--Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de +retour! + +Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle +prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long +des discours. Et il faut croire qu'elle n'était pas seule à partager +cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour +aller faire son compliment à cet hôte illustre. + +C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la +manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l'avaient rendu +populaire. + +On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba +Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui +avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un +homme et dont la cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours +durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement +inusitée qu'il avait fallu employer pour la mener à bien. + +Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'était +attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero +menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en +particulier et de tous les Andalous en général. + +Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la +noblesse et du peuple. + +Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des +hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: Le dîner de Manuel n'était peut-être +pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais +les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux et veloutés à +souhait, les pâtisseries fines et délicates, les fruits délicieux. Et le +gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, +qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners +plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs. + +Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout en veillant à ce que +le Chico fût copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait +encore à faire et n'arrêtait pas de poser question sur question au petit +homme. + +De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant +trouvé un blanc-seing--qu'il remit à Pardaillan en assurant que c'était +lui qui l'avait perdu--avait eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de +façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait +été le possesseur, à le faire élargir immédiatement. + +Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage +qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pensé à don +César. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu +faire, c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où il était +gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait +immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu'il +pût à son tour délivrer le chevalier. + +En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille +toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la +besogne. + +Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y +découvrir celui qu'il cherchait. + +Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les +appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n'était pas +cela qui l'eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de +serviteurs, il ne pouvait plus être question d'une surprise. + +L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas lui, faible et +chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait +failli se faire surprendre et n'avait rien trouvé. Alors, en désespoir +de cause, il avait pensé à don Cervantes. + +Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été +envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre. + +En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt +Centurion, tantôt son sergent, découvrir le lieu de sa retraite. + +Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle, +c'est que Barba Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le +taureau. Barba Roja était maintenant sur pied, complètement remis, et +certainement il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener chez +lui. + +Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à +Pardaillan, attentif. + +Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme. + +Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une +évidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il +remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singulière +indifférence vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, +n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une +douceur déférente à laquelle il ne paraissait pas prêter attention, bien +qu'elle fût toute nouvelle pour lui et dût lui paraître très douce. + +--Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le nain eut terminé +son récit, sais-tu que tu es un hardi et délié compagnon? + +Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite +Juana en devinrent écarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors +que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une +mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire: +ne vous moquez pas de moi. + +Devant son geste, Pardaillan insista: + +--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel +dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chétif! Mais j'y +songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement réparable... et +je veux le réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je veux +t'apprendre à manier une épée... + +A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée sans doute, le nain +bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il +s'écria: + +--Quoi!... Vous consentiriez?... + +--Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je ne me dédis jamais, tu +sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta +première leçon... à l'instant même. + +Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit +des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au +soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air très détaché: + +--D'autant que pour l'expédition que nous allons entreprendre ce soir et +celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une leçon te +sera peut-être utile... + +Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la jeune fille, ni le +regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta: + +--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux +épées... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche +d'habit pendu au mur. + +Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait pour chercher +les épées demandées, s'adressant au nain qui, dans sa joie exubérante, +gambadait comme un fou: + +--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant. + +--Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?... + +--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il va y avoir des +horions à donner et à recevoir! + +--On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en +riant. Et puis, vous serez là, tiens? + +--Tu ne me demandes pas où je veux te conduire? + +--Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico en haussant les +épaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, à la +maison des Cyprès, et demain matin au château de Bib-Alzar! + +Juana avait apporté les épées et les boutons, que le chevalier ajusta à +la pointe des lames, et, la table poussée dans un coin, dans le petit +cabinet même, la leçon commença, sous l'oeil apeuré de Juana. + +Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes rapières. + +Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les manier. Mais il était +nerveux et souple; peu à peu, le poignet s'entraîna et il ne sentit plus +le poids de la rapière, plus longue que lui de près d'un pied. + +La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée tout à fait, +avec une patience inaltérable de la part du maître, une bonne volonté +que rien ne rebutait de la part de l'élève. + +Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez avancée et que +l'heure était venue, il arrêta la leçon et déclara gravement qu'il était +content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur +passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à +Juana, qui avait assisté à la leçon. + +Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, choisit dans sa +collection une dague assez longue, légère et résistante, quoique +flexible, et la ceignit lui-même à la taille du nain, très fier de +voir cette épée--car, pour sa taille, c'était une longue épée--qui lui +battait les mollets. + +Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit une tentative +désespérée et demanda timidement: + +--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?... +Je vous ai fait préparer un lit douillet à faire envie à un moine! + +--Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma malchance... Mais, ma +mignonne, j'utiliserai ce lit douillet à mon retour et ferai de mon +mieux pour rattraper le temps perdu. + +--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana. + +--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan. + +--Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... vous +pourriez... être... blessé... + +--Impossible! assura Pardaillan. + +--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître en elle. + +--Parce qu'une expédition--autrement dangereuse, celle-là--m'attend +demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener à bien, il +est clair que je reviendrai pour l'accomplir. + +Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana écrasée par +cette bizarre logique et plus inquiète qu'avant. + +Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols de la +mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de deux heures environ, +Pardaillan et le nain sortirent, comme ils étaient entrés, sans avoir +été découverts, sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais +ils sortaient à deux comme ils étaient entrés. + +Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était venu tenter? +C'est ce que nous ne saurions dire. + +Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent à +l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les +attendait sur le seuil de la porte. + +La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré leur absence à +guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil, +elle avait constaté qu'ils étaient, tous les deux, en parfait état. Un +long soupir de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux noirs +avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux. + +Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressée +et chargée de victuailles appétissantes. Mais Pardaillan avait déclaré +qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au +Chico, lequel, répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que, +lui aussi, tombait de sommeil. + +Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, se glissa entre +les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, préparé +expressément à son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six +heures du matin. + + + +XXI + +BARBA ROJA + +Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit +aussitôt et s'en fut droit chez un armurier où il choisit une mignonne +petite épée qui avait les apparences d'un jouet, mais qui était une arme +parfaite, flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé. +C'était le présent qu'il voulait faire au Chico. + +Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence n'avait pas +duré une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'étant pas encore +arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son +compagnon. + +Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il +dit: + +--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels +Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... je les ai suivis un moment +pour être sûr. + +--Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit +compère... C'est un plaisir de travailler avec toi! + +Le nain rougit de plaisir. + +Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan +calcula qu'il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure, +de donner une deuxième leçon à son petit ami. + +Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif +plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver à un +résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému +jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que Pardaillan +était allé acheter à son intention. + +Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan +expliqua: + +--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te +faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité +supérieures l'inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès +maintenant, t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma +rapière du double plus longue. + +La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, le +professeur se déclara satisfait et assura que l'élève deviendrait un +escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire +redoutable. + +Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait +et, sans s'occuper des mines désespérées de Juana, Pardaillan et le +Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar. + +Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se +remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put +les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à +pleurer doucement. Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. +Obligée par les circonstances de diriger une maison à un âge où l'on n'a +guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants, +elle avait appris à prendre de promptes résolutions. + +Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un +de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes +fonctions de chef palefrenier de l'hôtellerie, et lui donna ses ordres. + +Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge conduisant +par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la +charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de +grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure, +étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier, +marchant d'un bon pas à cote du cheval, prit le chemin de la porte de +Bib-Alzar... + +Le même chemin que venait de prendre Pardaillan. + +Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable +nid de vautours, remontait à l'époque des grandes luttes contre les +Maures envahisseurs. + +Suivant les règles du temps, concernant l'art de la fortification, il +était bâti sur une emmenée. Ses tours crénelées, dressées menaçantes +vers le ciel, étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel +était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière: +yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une +vigilance de tous les instants. + +Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison +et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec +empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche. + +En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, l'ennui pesait plus +que jamais sur la garnison, attendu qu'il était interdit, sous peine de +mort, de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins +d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur. + +Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, +et non les serviteurs. + +La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait le château. +Là, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre +à la litière royale de passer. C'était le seul chemin visible qui +permettait d'aboutir du château à la route. + +Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui +permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à +part le gouverneur, et encore n'était-ce pas bien sûr. + +Telles étaient les explications que le Chico avait données à Pardaillan. +Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, il était un peu plus de dix +heures. + +Pardaillan était donc en avance de près d'une heure sur l'heure que lui +avait indiquée d'Espinosa. + +D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre compte de la +disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait +de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc, il était +impossible qu'on emmenât la Giralda sans qu'on la vît. + +En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de +roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d'entrée. + +Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il +tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait +lui être d'aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement. + +Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à quelques toises +du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait, +haute et drue, sur les côtés, bordant les fossés de la petite esplanade +qui s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit. + +Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient et vit le +pont-levis s'abaisser lentement. + +Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'épée à +la main. + +En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda +endormie ou évanouie. + +Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes d'armes dont les +sinistres physionomies étaient, à elles seules, un épouvantail capable +de mettre en fuite le plus résolu des chercheurs d'aventures. Et, en +tête de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de +sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement triés sur +le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient l'ex-bachelier +Centurion et son sergent Barrigon. + +Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette bande de +malandrins armés de formidables rapières, sans compter la dague qu'ils +avaient tous, pendue au côté droit. + +Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans +ses bras. Il laissa la troupe, tout entière sortir de la voûte et +s'engager sur la petite esplanade. + +Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la +bande était sortie, il se redressa doucement et, sans hâte, il alla se +camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme +et de froide résolution, il cria, comme un officier commandant une +manoeuvre: + +--Halte... On ne passe pas! + +Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, devait se +trouver une troupe au moins égale à la sienne, et il s'arrêta net, +immobilisant ses hommes derrière lui. + +Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il était seul, +parfaitement seul, au milieu du chemin. + +Il eut un sourire terrible. + +Par Dieu! la partie était belle! + +Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficelé, +l'obliger à assister au déshonneur de la donzelle qu'il aimait, après +quoi un coup de poignard bien appliqué le débarrasserait à tout jamais +du Français maudit. + +Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle du colosse, et +de la réussite duquel il ne douta pas un instant. + +Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se +passait dans l'esprit de ses diables à quatre. En effet, en exceptant +Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui +rester fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet +entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a pour soi le +nombre. + +C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; ces +treize-là étaient ceux qui avaient été si fort malmenés dans la fameuse +grotte de la maison des Cyprès. + +Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet +état d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de +Pardaillan. + +Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, et résolut +de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de +l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie +et de mépris dans sa voix pour s'écrier: + +--Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il +prenne garde de trouver les étrivières... en attendant une bonne corde! + +--Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. Votre bourse, mon +petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour où +je dus, pour sauver votre carcasse, mettre à mal une pauvre bête, +assurément moins brute que vous! + +Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. Il aurait dû +cependant se souvenir de la scène de l'antichambre royale et savoir qu'à +ce jeu-là, comme aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec +lui. + +Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui +rappeler que, somme toute, il lui avait sauvé la vie, il étrangla de +honte et de fureur. Il ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il +grinça: + +--Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est +encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible... + +--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, on les +applique aux petits garçons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui +me retient de vous les appliquer séance tenante... ne fût-ce que pour +voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon +petit? + +Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, sans trop savoir ce +qu'il disait, cria: + +--Ça, que veux-tu? + +--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux simplement te +débarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est +trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit! + +--Place! par le Christ! hurla le colosse. + +--On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant la pointe de sa +rapière. + +A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne +s'obstinât à garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eût fort +embarrassé. + +Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler sa force. +Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille +à terre et se rua tête baissé, l'épée haute. + +En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquèrent. +Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes +parts à l'atteindre. Il dédaigna de s'en occuper. + +Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison, +que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup +droit, foudroyant, presque au jugé, il se fendit à fond. + +Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, laissa tomber son +épée et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang. + +Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se tint immobile: +il était mort. + +Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-là, +comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-là avait +aussi une haine à satisfaire. + +Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion à +l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de +Barrigon, qui le serrait de trop près. + +Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan +n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement +pour gagner honnêtement l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de +montrer la même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis hors +de combat. + +--A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tâter de +Giboulée? + +Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes avaient tâté de +Giboulée. + +Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter--pour +la forme--une illusoire résistance. Lorsqu'ils entendirent le double +hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher +pied. + +Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis des +glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, +ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon, +suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des +cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs +jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se +faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou +au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur +superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans +demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait +de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du +sentier. + +En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la place se trouva +déblayée. + +Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et +les corps évanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombés non +loin de la Giralda. + + + +XXII + +L'AVEU DU CHICO + +Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, s'adressant à ce +diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et +continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de +rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à +tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus +blessés et fuyant, tels des lièvres: + +--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé. + +Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère: + +--Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?... + +La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain. + +Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de +Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait poussé la +poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur impassible de l'inégale lutte. + +--Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La +lutte était inégale, en effet... mais pas à leur avantage... puisqu'ils +sont en fuite. + +--C'est vrai, tout de même, avoua le nain. + +--Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais jamais osé me +représenter devant certaine hôtesse que tu connais. + +Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea vers la +Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du +tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds +et ses mains. A ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier: + +--Gardez-vous!... + +En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et, tout de +suite après, un grand cri suivi d'un râle. Il se redressa d'un bond, +l'épée à la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'était passé. + +Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait pas perdu +connaissance, malgré sa blessure. + +Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait +le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il pouvait ramper jusqu'à +lui, il pourrait, d'un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa +haine. Et il s'était mis en marche, avec des précautions infinies, +étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui +arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir. + +Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à +l'homme qu'il haïssait, le nain l'avait aperçu et s'était jeté devant +lui, le bras levé. + +Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine, +et c'était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner +Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger +sa petite épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable qui avait +fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, la face contre terre. + +Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang, +Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria: + +--Ah! vipère! + +Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tête du +misérable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais. + +Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l'appui +de Fausta, devenir un puissant personnage. + +--Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le +nain dans ses bras. + +Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et +toute l'affection dont son petit coeur était rempli; un sourire très +doux erra sur ses lèvres, et il murmura: + +--Je... suis... content! + +Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient. + +Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement le +pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d'un +chirurgien consommé. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine +oppressée, et, avec un sourire radieux, il s'écria tout haut: + +--C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les côtes... Dans huit +jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraîtra plus... C'est égal, +j'ai eu peur! + +Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et +railleur reprit le dessus, et il songea: + +--Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un enfant blessé sur les +bras!... Hé! mais... morbleu! voici mon affaire. + +Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une charrette qui +s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se +tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou +continuer par la grand-route ou grimper par le sentier. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps étendus à terre. Et sa +résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier: + +Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un moment! + +Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette +féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment, +et se ruer à l'assaut du sentier. + +«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.» + +Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico +et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double +fardeau. Au fur et à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait +à sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré la mante qui +la recouvrait, il la reconnut. + +--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de +la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à +propos!... + +En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment le +sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et +pestant, à son ordinaire. + +A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une +angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant appeler, elle avait +compris qu'un malheur était arrivé. Elle en avait le pressentiment +douloureux puisque c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche +plutôt risquée. + +Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise à courir à la +rencontre du chevalier. + +En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux +corps qui semblaient privés de vie. + +Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti +était arrivé! + +Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que +Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla: + +--Il est mort, n'est-ce pas? + +Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit +d'une voix sourde: + +--Pas encore! + +Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il +venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette. + +La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. +Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint livide, et, lorsque +Pardaillan passa près d'elle, il courba la tête d'un air honteux, sous +le regard de douloureux reproche qu'elle lui décocha. + +Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un automate. + +Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la +duègne en disant d'un air bourru: + +--Occupez-vous de celle-ci. + +Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l'herbe roussie qui +bordait la route. + +En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide, +couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de +l'oeil révulsé, la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout +son être et s'abattit sur les genoux. + +Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et, +sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait +horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à +le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, +avec une tendresse infinie: + +--Chico!... Chico!... Chico!... + +Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le +coeur fidèle du petit homme, l'amour puissant, naïf et sincère, montra +une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens. + +Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de +suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il +leur sourit, les enveloppant dans le même sourire. + +Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui +détourna les yeux d'un air embarrassé. + +--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé. + +--Hélas!... murmura Pardaillan. + +Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits +fins. + +Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite +possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, son bon sourire de +chien dévoué, à l'adresse des deux seuls êtres qu'il eût aimés au monde, +et il murmura: + +--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. + +Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent +à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda: + +--Pourquoi pleures-tu, Juana? + +--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela? + +--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut +mieux que je m'en aille... J'aurais été une gêne pour toi... et moi... +j'aurais été très malheureux! + +--Luis!... Luis!... + +--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais +mourir... + +Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu'il avait à +dire, il insista en fixant Pardaillan: + +--Car je vais mourir, n'est-ce pas? + +Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n'avait +plus toute sa présence d'esprit, car, au lieu de le réconforter par +des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanité la plus +élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler +ses larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il disait +frénétiquement: «Oui! Oui!» + +Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, toujours avec +la même douceur: + +--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je +t'aimais... je t'aimais bien. + +--Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille. + +--Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne +t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma... +ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela... +mais je vais mourir... ça n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... +je t'aimais... + +--Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le +coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un +frère!... + +--Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa +petite tête, oh!... dis-tu vrai?... + +--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère +dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aimé!... + +Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain. + +--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir. + +--Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je +t'aime!... + +--Trop... tard!... fit encore une fois le nain. + +Et il se renversa, évanoui. + +--Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il +n'est pas mort!... Il ne mourra pas! + +--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tête, ne jouez +pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincère!... + +--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je +l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une +douleur sincère? + +--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille. + +--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il +s'agite... Et il ne mourra pas! + +--Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu'il le +dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai pas!... + +Et avec une inquiétude navrante: + +--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand même? + +--Oh! méchant... peux-tu faire pareille question? + +Et, pour cacher son trouble: + +--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?... +Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer? + +--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, dites-vous!... Eh! par +Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible +timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime! + +--Ainsi, c'était pour cela? + +--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux +mains. + +--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir... + +Et, avec un accent de gratitude infinie: + +--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... Ne vous +devrai-je pas mon bonheur? + +Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l'oeil, +Pardaillan lui dit tout bas: + +--Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l'aimer? + +--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive. + +Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair. + +--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis? + +--Quoi donc? + +--C'est que votre premier enfant sera un garçon... + +Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête +d'un air de doute. + +Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean +en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera +solide comme un chêne. + +--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous +promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. + +Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. Il croyait +faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se réveiller +jamais. + + + +XXIII + +L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER + +Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut, +naturellement, de faire appeler un médecin. + +Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas s'être trompé, +attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux +examen de la blessure, se fût prononcé. + +Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. +Avant huit jours, le blessé serait sur pied... C'était miracle qu'il +n'eût pas été tué roide. + +Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s'enveloppa dans +son manteau et s'éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, +il se mit à marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et, +avec un sourire terrible, il murmura: + +«A nous deux, Fausta!» + +Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement de don César, +était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur +la place San Francisco. + +Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de le rayer de son +esprit et de ne plus songer à lui. + +Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur +les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base +son mariage avec le fils de don Carlos. + +Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les eut voulues; +mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu d'être mécontente. + +Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran, qui +avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout +blessé qu'il fût ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une +maison à elle, chez des gens à elle. + +En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s'étaient +produits lors de l'arrestation projetée du Torero, en s'abstenant +surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près +certaine que d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché +le prince. + +Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quiétude seraient +venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne +et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, +lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de +son fils... le fils de Pardaillan. + +Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement renseigné +au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana était le chef +avéré et dont elle était elle, le chef occulte. + +D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle à elle, dans cette +affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot. Une chose +aussi l'agaçait. Elle sentait planer autour d'elle et même chez elle une +surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable. + +Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne +l'inquiétait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait, +elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d'Espinosa. Mais +cela l'énervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse +satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son +égard: + +Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours qu'avait duré la +détention de Pardaillan, elle s'était tenue sur une extrême réserve. + +Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de +Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état du prisonnier et de +ce qui avait été fait ou se préparait. + +La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux +griffes de Barba Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite +au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, +avait répondu: + +--Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés. + +--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé Fausta. + +Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait +répété sa phrase: + +--Ses tourments sont terminés. + +En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement +remis, il avait projeté d'aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où +l'appelait il ne savait quelle affaire. + +Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui +appelait Barba Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée +chez elle. + +Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu +Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A nous deux, Fausta!», la princesse +se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne +l'a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les +sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure. + +Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement +meublée, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec +le Torero. + +--Madame, disait le Torero d'une voix très triste, croyant m'amener à +accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous +avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité +sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer +cette fatale vérité!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus à y +revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner +inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez +souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me +dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre +chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de +France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place +au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que +j'ai choisie. + +--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle +déception, croyant m'adresser à des hommes, de ne rencontrer que +des femmes... de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que +de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce +Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu? + +--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation +du chevalier. + +--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la +pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide résistance. Mort fou... fou +furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de +modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, qui +l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le néant. + +--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre... + +D'un geste violent, Fausta l'interrompit. + +--Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au +moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces +murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à +ta bien-aimée... cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône +que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable fou, elle est +morte... morte, entends-tu?... morte déshonorée, salie par les baisers +de Barba Roja... Sois donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi +aussi, à l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre +éternellement fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée! + +D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des +yeux de dément, il lui cria dans la figure: + +--Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure Dieu, votre +dernière heure est venue!... + +Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son +étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en +sortit un mignon petit poignard. + +--Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La +pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas. + +Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste brusque, et, +s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit: + +--Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta +fiancée est morte souillée... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu +vas mourir désespéré... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!... + +En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte +secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière. + +Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là... derrière +cette porte secrète qu'elle croyait être seule à connaître... Un homme +qui avait entendu, peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet +homme? Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle leva le +bras armé du poignard empoisonné et l'abattit dans un geste foudroyant. + +Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante +qui lui broya le poignet et l'obligea à lâcher l'arme mortelle, ensuite +de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix +narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait: + +--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je +encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour... +Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort. + +A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un +ton différent, retentit: + +--Pardaillan!... + +--Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète +comme pour en interdire l'approche à Fausta. + +Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colère +terrible, il reprit: + +--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien. +Dieu merci!... Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout +à l'heure... peut-être suis-je fou, en effet, mais c'est du désir +impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes! + +--Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta. + +--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie +Giralda que vous aviez condamnée et qui n'a pas été souillée par +l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement +expédié dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer l'attentat +odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous pas proclamé que tout +cela était votre oeuvre?... + +--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero. + +--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince... + +--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je... + +Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu +sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. + +--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain +qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa +main... à lui... + +Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un petit sifflet +d'argent qu'elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres. + +Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna de le faire. + +Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide +encore, tira d'un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague +à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix +étrangement calme: + +--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour +vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame... +gardez-la-moi précieusement... Vous m'en répondrez sur votre vie... Au +moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... comme un +chien enragé. + +Et avec un accent d'irrésistible autorité: + +--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons +quittes, mon prince. + +Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, l'épée nue à la main, +se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas +à trouver là cet adversaire, car ils s'arrêtèrent indécis et se +consultèrent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur +hésitation, de sa voix narquoise, railla: + +--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, +monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir! + +--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout +l'honneur est pour nous. + +Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de +cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant: + +--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire +de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, et pour cause, je vous +souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs. + +--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery. + +--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta +Chalabre. + +Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'était +autre que Bussi-Leclerc. + +Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il était +encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié. + +Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant une tactique qui +avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le +voir. + +Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, +il s'écria tout à coup avec un air de surprise indignée: + +--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des +gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable +compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le +donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui +s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc! + +Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot, +les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court +aux compliments alambiqués en se ruant, l'épée haute, et les autres +bondirent à la rescousse. + +Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par +le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du +fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence. + +La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle fût, les quelques +meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et gênaient les +mouvements. + +Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient. + +Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. Il était resté le +dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui. + +Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si +Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner avec lui, bondir par +cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la +lâche agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait +pas voulu. + +Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, se répondait +Fausta. + +Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle +sentait que Pardaillan serait vainqueur. + +Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils +bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient +d'un bond de fauve, s'écrasaient sur le parquet pour se relever +aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables +sortaient de leurs bouches crispées. + +Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avançait +pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle. + +Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte derrière +lui. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici, +frappant là. + +Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, et il se disait +surtout qu'il était temps d'en finir. + +Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité +irrésistible. + +Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver +arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi +tomba comme une masse. + +Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte inégale, Bussi +n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait +et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: +«Il va me désarmer... encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup +en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en +rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot: + +--Enfin!... + +Et il demeura immobile... à jamais. + +Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi +paisiblement que s'il eût été sur les planches d'une salle d'armes, il +dit très sérieusement: + +--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes +un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grâce de la +vie... + +Et avec un froncement de sourcils: + +--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de +vous condamner à l'inaction... pour un bout de temps. + +Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s'écroulait +en poussant un cri de douleur. + +--Un!... compta froidement Pardaillan. + +Et presque aussitôt: + +--Deux! + +C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule. + +Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit +doucement: + +--Allez-vous-en! + +--Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, je ne mérite pas +l'injure que vous me faites. + +Et il se rua à corps perdu. + +--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande +pardon... Trois!... + +--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son +poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme... +Merci! + +Et il s'évanouit. + +Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme +un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient +fait irruption: + +--Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne vous gênez pas... +usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre +sein... + +Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta +fit: non! d'un signe de tête farouche. + +--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, eh! quoi! quatre +pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en +cherchant bien!... + +--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément découragé. + +--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous +refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes +précautions pour qu'on ne vienne pas nous déranger. + +En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou +intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement +vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris +une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son +esprit: + +--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!... + +Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une +lenteur effroyable. + +Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait +s'approcher sans faire un mouvement. + +Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les +dents, avec un regard effrayant, d'un éclat insoutenable, avec la même +lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui +ployèrent. Puis les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles +agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, +commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle pression. + +Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses +yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs, +se levèrent sur lui effarés, suppliants, et, dans un gémissement, elle +implora: + +--Pardaillan!... ne me tue pas!... + +--Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa +colère de tout à l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de +mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!... + +Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait +abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un +accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux: + +--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan. + +--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demandé +grâce... là... à l'instant. + +--J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi. + +Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du +Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, +elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste +violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, +avec un accent de froide résolution: + +--Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée à tes pieds... Et +toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demandé grâce. + +Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait. + +«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour me prononcer, +que vous vous soyez expliquée... Car, enfin, vous ne sauriez nier que +vous avez demandé grâce! + +--Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... Mais écoute, +Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer +qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer... + +Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant à comprendre le sens +de ses paroles: + +--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras. + +Et elle continua en s'animant peu à peu: + +--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre par les +moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai été froidement +cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai +toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... Comprends-tu?... Mais, +si j'ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, +entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai +pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander: + +--Qu'avez-vous fait de ma mère? + +--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... parce que je +suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai +demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant? + +En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de prévoir, le +sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'étonnement, un étonnement +prodigieux. + +Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?... + +On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur la naissance de +ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements +relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta +ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé: + +--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l'heure qu'il +est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne +mère, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant... +Il est vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses... +Enfin, ce qui est fait est fait. + +Fausta courba la tête. + +--Que comptez-vous faire? fit-elle. + +--Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi bien ma mission est +terminée. + +--Vous avez le document? + +--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions? + +--Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je +compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille... Je +l'espère, du moins. + +Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs +regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de +l'enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, +qu'il tenait à ne pas dévoiler. + +Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement: + +--Adieu, madame, fit-il froidement. + +--Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton. + + + +EPILOGUE + +En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un +dominicain qui l'attendait patiemment. + +Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer à +sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M. +l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En même temps le moine +remit à Pardaillan un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, plus +un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César el Torero, payables à +volonté dans n'importe quelle ville du royaume, ou à Paris, ou encore +dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres. + +Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne +ne ferait aucune difficulté pour reconnaître Sa Majesté de Navarre comme +roi de France le jour où Elle se convertirait à la religion catholique. + +D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que +le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave, +au plus digne gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre. + +Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, était une +épée de combat, une longue, solide et merveilleuse rapière, signée d'un +des meilleurs armuriers de Tolède. + +Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'était pas là une +arme de parade, mais une bonne et solide rapière très simple. Seulement, +en rentrant à l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait +sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le +moins cinq à six mille écus. + +Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante +sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, par la générosité +reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce +qui ne contribua pas peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel +n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la +jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique +mémoire. + +Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait +bien cette marque d'amitié. + +D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage fut un véritable +événement et que tout ce que la ville comptait de huppés et même de +gens de la cour eut la curiosité d'assister à cette union qualifiée +d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple +qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions s'éleva de +toutes parts. + +Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été en état de le +faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses leçons d'escrime +et se montrait surpris et émerveillé des progrès rapides de son élève. + +Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero +et sa fiancée, la jolie Giralda, lesquels avaient résolu de s'unir en +France même. + +Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan apportait à +Henri IV le précieux document conquis au prix de tant de luttes et de +périls, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa +mission. + +--Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille miettes, avec une +satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur, +je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne +mémoire. Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien +pour vous? + +--Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici +qui tombe à merveille. J'ai précisément une faveur à demander à Votre +Majesté. + +--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'êtes pas +trop exigeant... + +Et, en lui-même, il se disait: + +«Tu y viens, comme tous les autres!...» + +Et Pardaillan se disait de son côté: + +«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais est dans ces +mots.» + +Et tout haut: + +--Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui présenter un ami que +j'ai ramené d'Espagne. + +--Comment, c'est tout?... + +--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armées du roi. + +Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement: + +--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche +pour se passer d'une solde. + +--Bon! Du moment que... + +Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement: + +--Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle +veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement à mon ami et lui +faciliter les occasions de se produire à son avantage. + +--Diable! fit le roi surpris. + +--Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché la terre que cet ami +compte acheter en France. + +--Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... d'un coup... à +quelque croquant... Cela fera hurler! + +--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant.. +Il est de noblesse authentique... et de très bonne noblesse. + +--Si vous en répondez! fit le roi hésitant. + +--J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non? + +--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif +que je sache à qui doit s'adresser cette faveur? + +--Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, qui avait repris +son air bon-enfant. + +Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero pour qui il +demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi. + +--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite? + +--J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant. + +Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il éclata de rire en +levant les épaules. Il avait deviné à quel mobile avait obéi Pardaillan. + +Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle: + +--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien? + +--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus +naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque chose... + +--Ah! vous voyez bien!.... + +--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma +liberté à moi. + +--Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, sans doute? + +--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant à +rechercher. + +--Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant peut-il bien +vous intéresser? + +--C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant. + + + +TABLE DES MATIÈRES + + I.--Les idées de Juana. + II.--Fausta et le torero. + III.--Le fils du roi. + IV.--Entretien de Pardaillan et du torero. + V.--Dans l'arène. + VI.--Le plan de Fausta. + VII.--La corrida. + VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan. + IX.--L'orage éclate. + X.--Le triomphe du Chico. + XI.--Vive le roi Carlos! + XII.--L'épée de Pardaillan. + XIII.--Les amours du Chico. + XIV.--Fausta. + XV.--Le repas de Tantale. + XVI.--Le plancher mouvant. + XVII.--Le philtre du moine. + XVIII.--Changement de rôles. + XIX.--Libre! + XX.--Bib-Alzar. + XXI.--Barba Roja. + XXII.--L'aveu du Chico. + XXIII.--L'échappé de l'enfer. + Épilogue. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico +by Michel Zévaco + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + +***** This file should be named 13727-8.txt or 13727-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/2/13727/ + +Produced by Renald Levesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico + +Author: Michel Zévaco + +Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + + + + +Produced by Renald Levesque + + + + + +</pre> + + +<h3>MICHEL ZÉVACO</h3> + + +<h2>LES PARDAILLAN-6</h2> + +<br><br><br> + +<h1>Les amours du Chico</h1> + +<br><br><br> + + + +<h3>I</h3> + +<h3>LES IDÉES DE JUANA</h3> + +<p>Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps +pendant lequel les conjurés se retiraient, avait eu un +entretien assez animé avec le Chico.</p> + +<p>Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait +pas quelque entrée secrète, inconnue des gens qui +se trouvaient en ce moment dans la grotte, par où lui, +Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.</p> + +<p>Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer +seul et sans autre arme qu'une dague dans cet +antre, c'était une manière de suicide. Il ne pouvait pas +comprendre que le seigneur français, qui venait d'échapper +par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi, +comme à plaisir.</p> + +<p>Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une +manière à lui, tout à fait irrésistible, de demander certaines +choses, le nain avait fini par céder et l'avait +conduit dans un couloir où se trouvait, affirmait-il, une +entrée que nul autre que lui ne connaissait.</p> + +<p>On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la +Fausta ni les conjurés ne connaissaient cette entrée.</p> + +<p>Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, +horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la +main posée sur le ressort qui actionnait la porte invisible, +ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de +l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se +doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, +angoissé, le signal convenu pour ouvrir la porte et +assurer la retraite de celui qu'il considérait maintenant +comme un grand ami.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois +coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit +le chevalier triomphant avec des manifestations d'une +joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent doucement.</p> + +<p>—J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de +là-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calmé.</p> + +<p>—Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau +trop dure, on ne m'atteint pas aisément.</p> + +<p>—J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? +fit le Chico qui tremblait à la pensée que le +Français ne s'avisât de s'exposer encore, bien inutilement, +à son sens.</p> + +<p>A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:</p> + +<p>—Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour +des bêtes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est +trop peu hospitalier pour d'honnêtes gens comme Chico. +Allons-nous-en donc!</p> + +<p>Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné +de Chico, fit son entrée dans l'auberge de la Tour.</p> + +<p>Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair +pétillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre +l'habitude, maugréait et bougonnait contre les jeunes +maîtresses qui ne veulent en faire qu'à leur tête, et qui, +après avoir passé la plus grande partie de la nuit debout, +sont levées les premières et parées de leurs plus beaux +atours, gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux +acharnés à leur besogne.</p> + +<p>C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, +n'ayant pu trouver le repos espéré.</p> + +<p>Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, +brillants de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou +peut-être des larmes versées abondamment. Mais, si +inquiète, si fatiguée et si désorientée qu'elle fût, la coquetterie +n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est parée +de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement +coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et +venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la +porte d'entrée, comme si elle eût attendu quelqu'un.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup +d'oeil, entrer Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. +Et, du même coup, le sourire s'épanouit sur +la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses lèvres, ses +joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués +de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par +enchantement.</p> + +<p>—Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? +s'écria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et +don César, sont très inquiets à votre sujet?</p> + +<p>—Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... +dans un instant.</p> + +<p>Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures +plus tôt, si vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, +s'il était possible, Juana, qui avait prodigué des promesses +sincères de reconnaissance et d'attachement, +Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant +se changea en consternation. Elle ne parut même pas le +voir; ou plutôt, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un +coup d'oeil foudroyant, comme si elle eût eu à lui reprocher +quelque trahison indigne.</p> + +<p>Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:</p> + +<p>—Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de +suite? Désirez-vous prendre quelque chose avant?</p> + +<p>—Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. +Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche +de pâté, avec deux bouteilles de vin de France.</p> + +<p>—Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.</p> + +<p>—Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! +Pendant que vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment +pas, à rassurer sur mon compte MM. Cervantes +et El Torero.</p> + +<p>—Tout de suite, seigneur!</p> + +<p>Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier +pour informer les amis du seigneur français de son +retour inespéré, après avoir fait signe à une servante de +dresser le couvert.</p> + +<p>Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers +le Chico et se mit à rire franchement, de son bon rire +clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air +de douloureux reproche, il lui dit:</p> + +<p>—Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais +pas les femmes!</p> + +<p>—Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en +plus interloqué.</p> + +<p>Pardaillan haussa les épaules et:</p> + +<p>—Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.</p> + +<p>—Mais c'est elle qui m'en a prié!</p> + +<p>—Précisément!</p> + +<p>Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit +à rire de tout son coeur.</p> + +<p>—Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement +qu'elle t'aime.</p> + +<p>—Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un +mot. Elle m'a foudroyé du regard.</p> + +<p>—C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle +t'aime.</p> + +<p>Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan +en eut pitié.</p> + +<p>—Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est +contente de me voir vivant...</p> + +<p>—Vous voyez bien...</p> + +<p>—Mais elle est furieuse après toi.</p> + +<p>—Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.</p> + +<p>—Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne +fusse pas tué. Elle n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, +précisément, me sauvasses.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Parce que je suis ton rival. La femme qui aime +n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais +bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d'elle. Jaloux, tu +ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se dit. Comprends-tu?</p> + +<p>—Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût +tourné le dos. Elle m'eût traité d'assassin. Alors?</p> + +<p>—Alors, il vaut mieux que les choses soient comme +elles sont. Ne t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, +morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?</p> + +<p>—Oui, tiens.</p> + +<p>—Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs +d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en réponds.</p> + +<p>Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de +refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant, +du moins un peu moins morose.</p> + +<p>A ce moment, Juana redescendait et annonçait:</p> + +<p>—Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront +Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert +est mis, et, si vous voulez prendre place, goûtez +cet excellent pâté en attendant l'omelette qui saute.</p> + +<p>Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand +courroux.</p> + +<p>—Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, +ne savez-vous pas que je traite un brave! Je +dis bien: un brave. Et je pense m'y connaître.</p> + +<p>Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait +être celui qui avait l'honneur d'être qualifié de +brave par le seigneur français, le brave des braves:</p> + +<p>—Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour +ce brave, qui est aussi un ami que j'aime.</p> + +<p>A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le +Chico ne l'était pas moins. Comme elle, il se demandait +qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, +curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle +n'attendit pas longtemps, du reste.</p> + +<p>Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha +de la table et, désignant l'escabeau au nain, confus de +cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n'en +pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:</p> + +<p>—Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, +en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons +pas volé, que t'en semble?</p> + +<p>Chico commençait à considérer Pardaillan comme un +être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en +tout cas que tous ceux qu'il avait appris à respecter.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus +et, bientôt assis à la même table, choquaient +leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.</p> + +<p>Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris +de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond, +se gardèrent bien d'en laisser rien paraître. Et, puisque +Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'égalité, c'est +qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et +ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, +avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages, +qu'elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande +considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui +elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant +de baiser le bout de son soulier.</p> + +<p>Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, +amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes +les questions qu'elle se posait sans oser les formuler +tout haut.</p> + +<p>—Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce +petit diable a osé lever la dague sur moi? A telles enseignes +que je me demande comment je suis encore vivant.</p> + +<p>—Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?</p> + +<p>—Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. +Dans la petite poitrine de cette réduction d'homme bat +un coeur ferme et généreux. Il n'est pas de bravoure +comparable à celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un +jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, +sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le +traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.</p> + +<p>—Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que +vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons +de faire comme vous.</p> + +<p>Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance +garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments, +de la part d'hommes qu'il regardait comme des héros, +le plongeaient dans une gêne qu'il ne parvenait pas à +surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait +constamment du côté de Juana pour juger de l'effet +produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa +petite personne. Et il avait lieu d'être satisfait, car Juana, +maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait +son plus gracieux sourire...</p> + +<p>Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la +fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié +plaisant, moitié sérieux:</p> + +<p>—C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin +de cet abandonné, votre compagnon d'enfance. Par lui, +qui m'a sauvé, je vous suis redevable. Mais une chose +qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme +qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra +compter sur cet amour jusqu'à la mort. Jamais coeur +plus vaillant et plus fidèle n'a battu dans une poitrine +d'homme.</p> + +<p>Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui +signifiait:</p> + +<p>«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»</p> + +<p>Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était +du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot +de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit +que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le rôle de +Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement d'ailleurs, +car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à elles-mêmes +le peu de bien qu'on leur fait.</p> + +<p>Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, +et, sur ce point, il n'exagérait pas, car, tout autre +que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s'étendre +dans les draps blancs qui l'attendaient.</p> + +<p>Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta +saluer la Giralda et le Chico resta seul.</p> + +<p>Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la +parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le +patio, sûre qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea +d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle avait arrangé +à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir +bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait +par-dessus son épaule pour voir s'il la suivait.</p> + +<p>Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la +tête et l'ensorcela d'un sourire.</p> + +<p>Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, +il la rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se +briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse +quel accueil elle allait lui faire.</p> + +<p>Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait +la pièce, très petite. C'était un vaste fauteuil en bois +sculpté. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur +un large et haut tabouret en chêne ciré.</p> + +<p>Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle +muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait +pas à parler, elle entama la conversation, et, avec un +visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de discerner si +elle était contente ou fâchée:</p> + +<p>—Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?</p> + +<p>Ingénument, il dit:</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y +connaître, lui, qui est la bravoure même.</p> + +<p>—S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais +rien.</p> + +<p>Les petits talons de Juana commencèrent de frapper +sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, +qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante +de sa petite maîtresse. Naturellement, cela ne fit +qu'accroître son trouble.</p> + +<p>—Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle +que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle +brusquement.</p> + +<p>On se tromperait étrangement si on concluait de cette +question que Juana était une effrontée ou une rouée +sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement +ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule +à justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. +Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. +En outre, il faut dire que les moeurs de l'époque +étaient autrement libres que celles de nos jours, +où tout se farde et se cache sous le masque de +l'hypocrisie.</p> + +<p>Le Chico rougit et balbutia:</p> + +<p>—Je ne sais pas!</p> + +<p>Elle frappa du pied avec colère.</p> + +<p>—Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. +Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que +tu lui en parles.</p> + +<p>—Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!</p> + +<p>—Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et +que tu l'aimeras jusqu'à la mort?</p> + +<p>Et câline:</p> + +<p>—Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? +Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la, +bouche bée. Tu m'agaces!</p> + +<p>Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que +j'aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu'il +le dît. Elle voulait l'entendre.</p> + +<p>Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta +de balbutier:</p> + +<p>—Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.</p> + +<p>Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là +l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue +dépitée. Sotte qu'elle était d'avoir cru un instant à la +bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait même pas +jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait +pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et +reculer les plus braves.</p> + +<p>Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était +bon qu'à cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner +devant elle.</p> + +<p>Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:</p> + +<p>—Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu +venu faire ici? Que veux-tu?</p> + +<p>Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, +il dit:</p> + +<p>—Je voulais te demander si tu étais contente.</p> + +<p>Elle prit son air de petite reine pour demander:</p> + +<p>—De quoi veux-tu que je sois contente?</p> + +<p>—Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.</p> + +<p>Avec cette impudence particulière à la femme, elle se +récria d'un air étonné et scandalisé:</p> + +<p>—Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la +tête?</p> + +<p>Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:</p> + +<p>—Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...</p> + +<p>—Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!</p> + +<p>Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé +réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant? +Il savait bien que non, tiens! S'était-elle jouée +de lui? Avait-elle voulu le mettre à l'épreuve? Voir s'il +serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan, +qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la +femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se +montre jaloux d'elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors, +Juana l'aimerait donc aussi?</p> + +<p>Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement +de son trouble, de son effarement, de son humiliation. +Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le +meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle +savait si fier, l'humilier au possible, au-delà de tout... +Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il +redresser la tête et parler en maître!</p> + +<p>Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. +Elle s'ignorait, voilà tout.</p> + +<p>Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. +Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait +cru sincèrement n'éprouver pour lui qu'une affection +fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette affection était +plus profonde qu'elle ne croyait.</p> + +<p>Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en +amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que +cette affection restât ce qu'elle la croyait: purement +fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire jaillir.</p> + +<p>Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient +inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur +ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit +une impression profonde. Elle s'était emballée comme +une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu +comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner +ses sensations, elle s'était abandonnée les yeux +fermés. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des +larmes de désespoir à la pensée que celui qu'elle avait +élu était peut-être mort.</p> + +<p>Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec +cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs, +voici que le Chico, sans se révolter, refoulant stoïquement +sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance +que donne un amour profond, avait dit simplement, +sans insister, sans se rendre un compte exact de +la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule +chose peut-être capable de l'arrêter sur la pente fatale +où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»</p> + +<p>Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de +maître que faisait le nain en posant cette question. Sans +le savoir, il venait de l'échapper belle, car ses paroles, +après son départ, Juana les tourna et les retourna sans +trêve dans son esprit.</p> + +<p>Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier +qui passait pour être assez riche, mais un hôtelier quand +même. Et, ceci, c'était une tare terrible à une époque et +dans un pays où tout ce qui n'était pas «né» n'existait +pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais +ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse +légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait +été élevée trop au-dessus de sa condition pour que +l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.</p> + +<p>Le résultat de ses réflexions avait été que son amour +pour Pardaillan s'était considérablement atténué. Or, le +terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait +sans qu'elle s'en doutât elle-même.</p> + +<p>Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes +elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le +Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie +du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'être effacé +et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas +sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. +De là l'accueil frigide qu'elle fit au nain.</p> + +<p>Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu +comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, +Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent! +Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être +là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le +revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il +fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait +à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d'autant +plus que, malgré elle, tout en s'efforçant de l'amener à +composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à +Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant +tergiversé.</p> + +<p>Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son +impudente dénégation, après être resté un long moment +perplexe et silencieux, courba l'échiné, accepta la rebuffade +et parut s'excuser en disant doucement:</p> + +<p>—J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il +m'en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?</p> + +<p>Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle +avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé +l'impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire +passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d'elle. +Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette +pensée fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, +tout pareil à un chien couchant, cette pensée +lui revint plus précise, prit la forme d'un désir violent, +se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle +résolut de la réaliser coûte que coûte.</p> + +<p>Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son +ton en lui disant:</p> + +<p>—Mais je ne suis pas fâchée.</p> + +<p>En disant ces mots, elle croisa négligemment une +jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie +rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait +doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine +du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme +une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, +comme pour lui dire:</p> + +<p>«Embrasse-le donc, nigaud!»</p> + +<p>Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la +semelle, très blanche, à peine maculée, répétait dans +son langage muet:</p> + +<p>«Mais va donc! va donc!»</p> + +<p>Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, +comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'était pas +fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.</p> + +<p>Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer +le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait +comme si elle n'eût pas remarqué qu'ainsi agenouillé +elle lui touchait la figure.</p> + +<p>Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre +Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son +autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu'eût-elle +dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il avait +eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer +ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu +son baiser.</p> + +<p>Mais, comme la semelle passait encore un coup à +portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte, +il réunit tout son courage, et, d'une voix implorante:</p> + +<p>—Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...</p> + +<p>Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle +s'était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une +sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les +écorcher, les faire saigner.</p> + +<p>Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette +fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette +semelle, sans s'inquiéter de savoir si elle était maculée +ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s'était posé +le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier +lui-même.</p> + +<p>Et, comme le pied se retirait lentement, semblant +vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la +tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu'à +poser sa face sur le bois du tabouret.</p> + +<p>C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, +car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, +avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son +autre pied et le lui posa sur la tête, d'un air dominateur +qui semblait dire:</p> + +<p>«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu +n'es bon qu'à cela. Je te dominerai toujours, toujours! +car tu es ma chose, à moi!</p> + +<p>Alors, toute rouge—de plaisir? de honte? de regret? +qui peut savoir!—sans trop savoir ce qu'elle disait:</p> + +<p>—Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.</p> + +<p>Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, +il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa +une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se +cachait timidement, et se releva enfin en disant très +convaincu, avec un air de gratitude profonde:</p> + +<p>—Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.</p> + +<p>Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas +bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de +la remercier il devait la battre, elle l'avait bien mérité. +En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un +dernier effort, et, à brûle-pourpoint:</p> + +<p>—Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?</p> + +<p>A son tour, il rougit, comme si cette question eût été +un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, +d'un air honteux.</p> + +<p>—Pourquoi? fit-elle avidement.</p> + +<p>Elle espérait qu'il allait répondre enfin:</p> + +<p>«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»</p> + +<p>Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer +l'occasion. Il bredouilla:</p> + +<p>—Je ne sais pas!</p> + +<p>C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. +Elle se mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, +elle cria:</p> + +<p>—Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! +Tiens, va-t'en! va-t'en!</p> + +<p>Il courba l'échiné et se retira humblement.</p> + +<p>Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux +larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les +joues rosés de sa madone prostrée dans son fauteuil.</p> + +<p>Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître +devant elle quand elle le chassait brutalement. Il +s'en allait, la mort dans l'âme, attendant que la tempête +fût apaisée.</p> +<br><br><br> + + +<h3>II</h3> + +<h3>FAUSTA ET LE TORERO</h3> + +<p>Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, +le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie +Giralda.</p> + +<p>Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce +que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de +sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait connaître. +Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle +savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait +que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant +cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller +trouver Fausta.</p> + +<p>Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le +jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda +de ne pas bouger de l'hôtellerie où elle était en sûreté, +sous la garde de Pardaillan, et il sortit.</p> + +<p>Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont +les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes +comme le parquet d'une salle d'honneur du palais, +et pénétra dans la cuisine.</p> + +<p>Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel +moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait +habituellement la petite Juana.</p> + +<p>Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement +devant la jeune fille:</p> + +<p>—Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne +que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur +ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me +permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa +présence chez vous?</p> + +<p>Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:</p> + +<p>—Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais +monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que +durera votre absence, je la garderai près de moi, dans +ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.</p> + +<p>—Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins +de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier +de Pardaillan. à son réveil, que j'ai dû m'absenter +pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère +être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan sera prévenu.</p> + +<p>Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas +vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la +princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le +renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver +ailleurs.</p> + +<p>Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, +griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait +de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition +avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur +inaccoutumée, tant par le nombre des victimes—sept: +autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la +semaine—que par le faste du cérémonial.</p> + +<p>Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés +qui, tous, se hâtaient vers la place San Francisco, +théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. +Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En +effet, non seulement les autodafés constituaient à peu +près les seules réjouissances offertes au peuple, mais +encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à +ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant +de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à +son salut.</p> + +<p>Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les +meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don +César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur +un mode admiratif:</p> + +<p>«El Torero! El Torero!»</p> + +<p>Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait +les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait +hâtivement sa route.</p> + +<p>Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit +le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à +peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche +de la Giralda et de Pardaillan.</p> + +<p>Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, +il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette +pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de +ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, +chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides +comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois +respectueux et arrogant.</p> + +<p>Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, +il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance, +au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander +à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César, +gentilhomme castillan.</p> + +<p>Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:</p> + +<p>—Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, +n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.</p> + +<p>—Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle +Fausta. C'est toujours un renseignement.</p> + +<p>Et, tout haut:</p> + +<p>—J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une +affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun +retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.</p> + +<p>Le laquais réfléchit une seconde et:</p> + +<p>—Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai +l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui +pourra peut-être le renseigner.</p> + +<p>Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade +de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait +jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans +une chambre confortablement meublée. C'était la chambre +de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que +désirait le visiteur.</p> + +<p>M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, +d'une politesse obséquieuse.</p> + +<p>—Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important +personnage, me dit que vous vous appelez don +César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi, +monsieur, avant de vous conduire près de mon +illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre +nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.</p> + +<p>Très froid, le jeune homme répondit:</p> + +<p>—Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle +aussi le Torero.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas +deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère +que monseigneur aura la bonté de me la pardonner... +La princesse est menacée dans ce pays, et je +dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me +suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur +auprès de la princesse qui attend la visite de +monseigneur avec impatience, je puis le dire.</p> + +<p>Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, +le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta +les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne +s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant. +Et il dit doucement, comme s'il avait craint de +l'exciter en le contrariant:</p> + +<p>—Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: +je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit +à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si +abondamment.</p> + +<p>Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant +les mains à s'en écorcher les paumes:</p> + +<p>—Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous +avez droit... en attendant mieux.</p> + +<p>Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:</p> + +<p>—En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?</p> + +<p>—Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse +vous expliquera elle-même.</p> + +<p>—En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!</p> + +<p>—Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça +l'intendant qui se hâta de prendre son chapeau, +son manteau et se précipita à la suite du Torero.</p> + +<p>Hors la maison, l'intendant précéda don César et, +trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville, +sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule +bruyante, avide d'assister au spectacle promis.</p> + +<p>Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte +de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres +qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis. +Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des +nobles dames.</p> + +<p>Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la +même impatience sauvage.</p> + +<p>Au centre de la place se dressait le bûcher, immense +piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient +prendre place sept condamnés.</p> + +<p>Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la +place même, paré de riches dentelles, tendu de fine +lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri, +illuminé comme pour une grande fête: et c'était en +effet jour de grande fête.</p> + +<p>Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco +proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent, +lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était +commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges, +les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui +constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser +processionnellement les principales voies de la +ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir +à la place où les victimes, du haut de leur bûcher, +devaient assister à la célébration de la messe, avant que +les bourreaux ne missent le feu aux fascines.</p> + +<p>La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie +hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur +toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une +protestation.</p> + +<p>Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette +foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur +surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi +cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus +somptueuses maisons en façade sur la place.</p> + +<p>Contrairement à toutes les autres habitations, cette +maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses +fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.</p> + +<p>Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain +nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence +encore que les salles de la maison des Cyprès, +don César fut introduit dans un petit cabinet, désert +pour le moment.</p> + +<p>L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps +d'aller aviser sa maîtresse.</p> + +<p>Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout +cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, +il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont +le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre +rebondi de sa balustrade en fer forgé.</p> + +<p>Assise dans un large fauteuil de velours, dans un +costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds +nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement +brodé jusqu'à la collerette très simple, +sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans +une pose méditative.</p> + +<p>Le singulier intendant, qui venait de retrouver +si soudainement la vigueur d'un homme dans la force +de l'âge, s'inclina profondément devant elle et +attendit.</p> + +<p>—Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.</p> + +<p>Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, +venait de jouer le rôle d'intendant. Centurion répondit +respectueusement:</p> + +<p>—Eh bien, il est venu, madame.</p> + +<p>—Vous l'avez amené?</p> + +<p>—Il attend votre bon plaisir en bas.</p> + +<p>Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir +un moment.</p> + +<p>—Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine +curiosité.</p> + +<p>—S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de +l'introduire auprès de vous.</p> + +<p>Fausta eut un mince sourire.</p> + +<p>—Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, +dit-elle.</p> + +<p>—Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous +serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter +beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il +continue à me détester, c'en est fait de la situation que +vous avez daigné me faire entrevoir.</p> + +<p>—Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement +sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, +je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi +oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et +sans fortune. Introduisez-le...</p> + +<p>Centurion s'inclina et sortit immédiatement.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero +auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur +lui, il se retirait discrètement.</p> + +<p>En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté +aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec +une grâce juvénile, il s'inclina profondément devant elle, +autant pour dissimuler son trouble que par respect.</p> + +<p>Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune +homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait +cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà +de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.</p> + +<p>D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait +dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble +ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la mâle +beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse +de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, +l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur +tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence +remarquable, enfin la force physique que révélaient +des membres admirablement proportionnés dans +une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup +d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était +tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à +elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins +favorable.</p> + +<p>De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une +aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le +Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la +femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.</p> + +<p>Tout le plan de Fausta dépendait de la décision +qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même +dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.</p> + +<p>Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour +pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement +compromis.</p> + +<p>L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins +elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une +nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.</p> + +<p>Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, +on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à +son égard. C'était très simple, la Giralda disparaîtrait. +Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne tiendrait +pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme +aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. +Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une +couronne à lui donner.</p> + +<p>Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable +de rester froid devant d'aussi puissantes tentations: +Pardaillan.</p> + +<p>Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.</p> + +<p>Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non +pas impossible.</p> + +<p>Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son +esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de +séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante +comme une caresse, elle demanda:</p> + +<p>—C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?</p> + +<p>Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.</p> + +<p>—Vous aussi qu'on appelle El Torero?</p> + +<p>—Moi-même, madame.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous +ignorez tout de votre naissance et de votre famille. +Vous supposez être venu au monde, voici environ +vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?</p> + +<p>—Tout à fait, madame.</p> + +<p>—Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus +détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui +pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez +vous asseoir.</p> + +<p>De la main, elle désignait un siège placé près de son +fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.</p> + +<p>Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de +ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi, +elle murmura:</p> + +<p>«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses +veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un +monarque superbe et magnifique.»</p> + +<p>A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la +place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du +supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des +hurlements féroces:</p> + +<p>«A mort!... Mort aux hérétiques!...»</p> + +<p>Suivis de ces autres cris:</p> + +<p>«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»</p> + +<p>Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant +parfois complètement, le <i>Miserere</i>, entonné à pleine voix +par des milliers de moines, de pénitents, de frères de +cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, +se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible +en même temps.</p> + +<p>Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser +tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.</p> + +<p>Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces +rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble +étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui +et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:</p> + +<p>—Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à +une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame, +avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.</p> + +<p>Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de +la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit +un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.</p> + +<p>Jamais personne ne lui en avait imposé autant.</p> + +<p>Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se +montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, +allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément +une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, +à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance, +comptait décidément bien peu. La victoire lui +paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, +c'était d'en avoir douté un instant.</p> + +<p>Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle +mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:</p> + +<p>—Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. +Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement +pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier +pour des tiers qui n'existent pas pour moi.</p> + +<p>A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain +avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.</p> + +<p>Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir +s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une +partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus +ferme qu'il dit:</p> + +<p>—Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, +madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté +et d'attentions à son égard.</p> + +<p>—Bontés, attentions—s'il y en a eu réellement—dit +Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous +répète que tout cela s'adressait à vous seul.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque +vous ne me connaissiez pas.</p> + +<p>Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint +d'une douceur enveloppante:</p> + +<p>—Une nature chevaleresque comme celle que je devine +en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai +obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner +lâchement une inoffensive créature, qui vous +est inconnue, que feriez-vous?</p> + +<p>—Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, +j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, +et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt +que je vous ai porté, sans vous connaître. J'ai appris +qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous +sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant, +devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, +l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous +ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, +je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous +ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai +fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme +aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas +vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, +sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. +Certaines actions perdent tout mérite si l'on paraît +rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais +alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises +depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous connaître. +Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que +j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer +comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre +pour vous sauver.</p> + +<p>Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une +émotion communicative qui fit une impression profonde +sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina +gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:</p> + +<p>—Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais +comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous +inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc +si menacé?</p> + +<p>Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson +sur la nuque du Torero, elle dit:</p> + +<p>—Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que +vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que +quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans +cette insouciante confiance.</p> + +<p>Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.</p> + +<p>—Est-ce à ce point? fit-il.</p> + +<p>Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:</p> + +<p>—Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché +de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, +jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez +retrouvée.</p> + +<p>Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A +son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible +pointe d'ironie.</p> + +<p>—Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un +accent de conviction impressionnant, parce que cette +jeune fille causera votre mort.</p> + +<p>Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard +avec un calme imperturbable.</p> + +<p>Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait +effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce +regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange +qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.</p> + +<p>—Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre +ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement +acharné après moi? Le savez-vous?</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Son nom?</p> + +<p>—Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il +est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa +haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés. +Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...</p> + +<p>Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un +coup qu'elle pressentait très rude.</p> + +<p>—C'est?...</p> + +<p>—Votre père! lâcha brusquement Fausta.</p> + +<p>Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la +froide et curieuse attention du praticien se livrant à +quelque expérience.</p> + +<p>L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout +ce qu'elle avait imaginé.</p> + +<p>Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda +d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:</p> + +<p>—Vous avez dit?...</p> + +<p>Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:</p> + +<p>—Votre père!...</p> + +<p>Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus +rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce.</p> + +<p>—Mon père!... On m'avait dit pourtant...</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait +avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?</p> + +<p>—On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et +plus...</p> + +<p>—Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie +croissante.</p> + +<p>—Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.</p> + +<p>Elle haussa les épaules.</p> + +<p>—Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas +éloigner de vous tout soupçon de la vérité!</p> + +<p>Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. +Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se +frappant le front:</p> + +<p>—C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas +songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, +il vit?... Mon père vit?... Mon père!...</p> + +<p>Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût +éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.</p> + +<p>Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié +de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.</p> + +<p>Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle +reprit:</p> + +<p>—Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement +pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, +lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera, +n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.</p> + +<p>Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la +réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père +voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre +nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une +excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à +rire franchement et s'écria joyeusement:</p> + +<p>—J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que +vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à +meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est +impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son +nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que +nous nous entendrons.</p> + +<p>Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son +esprit chaque parole, elle dit:</p> + +<p>—Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il +veut vous supprimer.</p> + +<p>Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée +à sa poitrine, comme s'il eût voulu s'arracher le +coeur.</p> + +<p>—Impossible! bégaya-t-il.</p> + +<p>—Cela est! dit Fausta rudement.</p> + +<p>—Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. +Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je +sois quelque bâtard... Il faut donc que ma mère...</p> + +<p>—Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. +Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre +mère fut toujours épouse chaste et irréprochable! +Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment +d'égarement que je comprends, votre mère est morte +martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, +fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la +malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous +avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de +votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: +c'est votre père!</p> + +<p>—Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...</p> + +<p>—Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta +avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand +l'heure sera venue.</p> + +<p>Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.</p> + +<p>Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, +clamait douloureusement:</p> + +<p>—S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un +monstre sanguinaire, un fou furieux!</p> + +<p>—Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.</p> + +<p>—Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le +Torero.</p> + +<p>—Votre mère fut une sainte.</p> + +<p>—Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.</p> + +<p>—On venge les morts, avant de les pleurer! insinua +insidieusement Fausta.</p> + +<p>Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix +furieuse:</p> + +<p>—Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je +donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est +impossible!</p> + +<p>Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle +était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et +si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer +la graine de mort, il fallait la laisser germer.</p> + +<p>—Avant de venger votre mère, il faut vous défendre +vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.</p> + +<p>—Mon père est donc un bien puissant personnage?</p> + +<p>—Puissant au-dessus de tout.</p> + +<p>Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha +qu'une médiocre importance à ces paroles.</p> + +<p>—Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore +à quel mobile vous obéissez en me disant les choses +terribles que vous venez de me dévoiler.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un +simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu, +je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez +été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée, +croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte +et que vous méritez.</p> + +<p>—Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à +Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me +révéler est si extraordinaire, si incroyable que...</p> + +<p>—Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, +dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois +en état de prouver d'irréfutable manière.</p> + +<p>—Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez +mon... père?</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—Quand, madame?</p> + +<p>—Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. +Peut-être dans quelques jours seulement...</p> + +<p>—Bien, madame, je prends acte de votre promesse, +et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, +ma vie vous appartient...</p> + +<p>—Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!</p> + +<p>—C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et +tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si +puissant qu'on soit.</p> + +<p>—Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.</p> + +<p>—Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est +certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre. +Me permettez-vous de vous poser quelques +questions?</p> + +<p>—Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en +toute sincérité.</p> + +<p>—Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la +Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?</p> + +<p>A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants +sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment, +le cortège venait de déboucher sur le lieu du +supplice et la foule manifestait ses sentiments par les +mêmes vivats et les mêmes cris de mort.</p> + +<p>Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva +et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta +un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas +trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait +faire non sans surprise, et, très calme:</p> + +<p>—Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.</p> + +<p>De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, +doucement:</p> + +<p>—Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces +sortes de spectacles. Ils me révoltent.</p> + +<p>—Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement +Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?</p> + +<p>Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant +à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, +il se leva et la rejoignit.</p> + +<p>Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.</p> + +<p>En tête, caracolait une compagnie de «carabins», +l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers +venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied. +Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le +populaire et de frayer un passage à la procession.</p> + +<p>Derrière les soldats venait une longue théorie de +pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.</p> + +<p>En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la +cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une +immense croix de métal.</p> + +<p>Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le +<i>De Profundis</i>.</p> + +<p>Après cette interminable théorie de pénitents, venaient +les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à +pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition, +grand inquisiteur en tête.</p> + +<p>Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, +en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint +sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise, +pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la +main.</p> + +<p>Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple +rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, +sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux +costume noir, le roi, Philippe II.</p> + +<p>A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, +héritier du trône. Et puis la foule des courtisans, +seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de +cérémonie.</p> + +<p>Voilà ce que vit le Torero.</p> + +<p>Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.</p> + +<p>Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux +condamnés.</p> + +<p>Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna +un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était +expulsé de la communauté des vivants.</p> + +<p>Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de +la foule en délire.</p> + +<p>Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les +condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au +poteau. Et la messe commença.</p> + +<p>Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de +l'évangile, la fumée commença de s'élever en tourbillonnant, +et, en même temps que la fumée, les hurlements +éclatèrent:</p> + +<p>«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»</p> + +<p>Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.</p> + +<p>C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, +beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante +à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut +aussitôt.</p> + +<p>Et le condamné clamait:</p> + +<p>—Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que +mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en +appelle à...</p> + +<p>On ne put en entendre davantage. Des milliers de +moines hurlèrent furieusement le <i>Miserere</i> et couvrirent +sa voix.</p> + +<p>En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, +vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés, +comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et, +l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent davantage +encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.</p> + +<p>—Horrible! horrible! murmura le Torero en portant +sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis +ce malheureux?</p> + +<p>—Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... +le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, +exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.</p> + +<p>—Quel crime? répéta machinalement le Torero.</p> + +<p>—Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il +a épousée.</p> + +<p>—Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...</p> + +<p>Mais la Giralda est catholique!</p> + +<p>—Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est +hérétique...</p> + +<p>—Elle a été baptisée, se débattit le Torero.</p> + +<p>—Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le +pourra. Et, le pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela +suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien, +tu seras traité comme celui-ci.</p> + +<p>—Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?</p> + +<p>—Ton père.</p> + +<p>—Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre +altéré de sang que la nature maudite me donna pour +père?</p> + +<p>Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage +au balcon d'un des somptueux palais bordant la place. +Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, +inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant +accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes, +et une foule de seigneurs, de noble dames, de +prêtres et de moines se montraient par les baies.</p> + +<p>Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un +personnage, devant qui tous les autres s'effaçaient, parut +sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les +assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le +fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de +la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer +distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule +hurlante un regard froid et acéré.</p> + +<p>En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, +Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face +étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, +elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:</p> + +<p>—Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...</p> + +<p>Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, +et, affolé, il bégaya:</p> + +<p>—Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?</p> + +<p>Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit +au poignet et répéta:</p> + +<p>—Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... +le voici!...</p> + +<p>Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, +d'un air ennuyé, regardait se consumer les +corps des sept suppliciés.</p> + +<p>Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, +cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que +d'horreur:</p> + +<p>—Le roi!...</p> +<br><br><br> + + +<h3>III</h3> + +<h3>LE FILS DU ROI</h3> + +<p>Un long moment, Fausta considéra silencieusement, +avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait +accablé de douleur.</p> + +<p>Elle avait mené toute cette partie de son entretien +avec une habileté infernale.</p> + +<p>Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, +qui n'inspirait que la terreur à la majorité de +ses sujets, était abhorré par une minorité composée +d'une élite dans laquelle tous les éléments de la société +fraternisaient, momentanément unis dans la haine et +l'horreur que leur inspirait le sombre despote.</p> + +<p>Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, +soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait +de tout dans cette minorité. Le mécontentement +était assez général, assez profond pour qu'un mouvement +occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou +illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. +Nous avons vu Fausta présider et diriger à son +gré une réunion de ces révoltés. Qu'un mouvement +sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou +d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le +branle.</p> + +<p>Fausta savait tout cela.</p> + +<p>Elle savait encore que le Torero était au nombre de +ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre, +de fureur sanglante, et à qui il n'inspirait que haine et +horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se +doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait +d'avoir assassiné son père.</p> + +<p>La haine du Torero pour le roi Philippe existait de +longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si +le Torero ne s'était pas affilié à ceux qui cherchaient, +dans l'ombre, à frapper, ou tout au moins à renverser le +despote, ce n'était pas par prudence ou par dédain. Sa +haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir +personnellement.</p> + +<p>Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du +roi Philippe au moment où Fausta s'était dressée devant +lui pour lui crier: «C'est ton père!»</p> + +<p>On comprend que le coup avait pu l'accabler.</p> + +<p>Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, +don César, trompé par des récits—probablement +intéressés—où la fiction côtoyait dangereusement la +vérité, don César s'était complu à dresser, dans son +coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il +n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, +il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait +tel qu'un dieu.</p> + +<p>Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela +ne lui paraissait pas croyable.</p> + +<p>Il se disait:</p> + +<p>«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon +père... il ne peut pas être mon père puisque... je sens +que je le hais toujours!... Non, non, mon père est +mort!...»</p> + +<p>Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. +Il n'y avait pas à douter: c'était bien cela, le roi était +bien son père. Alors, il se raccrochait désespérément à +son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme +qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans +doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les +actes connus du roi pour y découvrir quelque chose, +susceptible de le grandir à ses yeux.</p> + +<p>Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il +constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une révolte de +tout son être, il se disait:</p> + +<p>«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il +possible qu'un fils haïsse son père? N'est-ce pas plutôt +moi qui suis un monstre dénaturé?»</p> + +<p>Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.</p> + +<p>On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette +raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère +n'avait jamais occupé dans son coeur la place qu'y avait +eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il +avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première +place avait toujours été pour son père. Et voici que, +par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas à +s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait le père et +prenait sa place.</p> + +<p>Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait +savamment soufflé la haine dans son coeur, la haine +contre son père, et qui, soudain, pour excuser cette haine +monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, +plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, +avait fait intervenir sa mère.</p> + +<p>Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments +divers, n'était plus qu'une loque humaine dont +elle pourrait disposer à sa guise.</p> + +<p>Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le +Torero, le fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre +la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice, +elle dominerait le monde par lui—car il ne serait +jamais qu'un instrument entre ses mains.</p> + +<p>Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui +avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée +d'un meurtre, régicide doublé de parricide, en le parant +des apparences d'une légitime défense.</p> + +<p>Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, +les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement, +de ses propres mains, Fausta poussa les battants +de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, dérobant +à ses yeux une vue qui lui était si pénible.</p> + +<p>En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa +un long soupir de soulagement et parut sortir d'un rêve +angoissant comme un cauchemar.</p> + +<p>Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant +à même de continuer l'entretien, dit doucement +d'une voix grave où perçait une sourde émotion:</p> + +<p>—Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement +dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus +fortes que ma volonté et m'ont emportée malgré moi.</p> + +<p>Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la +nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris +dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée.</p> + +<p>En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une +impression pénible qu'il traduisit en répétant avec +amertume et en secouant la tête:</p> + +<p>—Monseigneur!...</p> + +<p>—C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement +Fausta, en attendant mieux.</p> + +<p>Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant +de la princesse avait, presque textuellement, prononcé +les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il +résolut de le savoir au plus tôt, et, comme Fausta lui +indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», +le Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui +lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui +lui arrivait.</p> + +<p>—Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, +vous prétendez que je suis fils légitime du roi +Philippe?</p> + +<p>Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put +s'empêcher de rendre intérieurement hommage à la +force d'âme de ce jeune homme.</p> + +<p>«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est +pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment +royale. Tout autre à sa place, eût accepté la révélation +que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne +se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu me +pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la +preuve que je me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition +à ce point? Après avoir eu le malheur de me +heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur +d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces +fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne +même, ne sont que des mots vides de sens?»</p> + +<p>En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard +chargé d'imprécations et de menaces, comme si elle eût +sommé Dieu de lui venir en aide.</p> + +<p>Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas +personnellement, elle répondit du tac au tac:</p> + +<p>—Des documents, d'une authenticité indiscutable, que +je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que +vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi +je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement, +croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour très +prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.</p> + +<p>Très doucement, le Torero dit:</p> + +<p>—A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos +paroles, ni que je suspecte vos intentions!</p> + +<p>Et, avec un sourire amer:</p> + +<p>—Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de +roi... futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis—vous +l'assurez—je n'ai pas été élevé sur les marches +du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, au +milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir +des princes, mes frères. C'est mon métier, madame, à +moi, un métier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres, +ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. +Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un +gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour +auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse +souveraine.</p> + +<p>Fausta approuva gravement de la tête.</p> + +<p>Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:</p> + +<p>—Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?</p> + +<p>—Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère +s'appelait Elisabeth de France, épouse légitime de +Philippe, roi, reine d'Espagne, par conséquent.</p> + +<p>Le Torero passa la main sur son front moite.</p> + +<p>—Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, +puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon? +Pourquoi cette haine acharnée d'un père contre son +enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, +haine qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous +m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mère était morte +des mauvais traitements que lui infligeait son époux?</p> + +<p>—Je l'ai dit et je le prouverai.</p> + +<p>—Ma mère était donc coupable?</p> + +<p>—Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, +la reine, votre mère, votre auguste mère, était +une sainte.</p> + +<p>Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth +de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée +au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir +été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une sainte.</p> + +<p>Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait +sur sa piété filiale, d'autant plus ardente et aveugle +qu'il n'avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter +toutes les exagérations qu'il lui conviendrait d'imaginer.</p> + +<p>Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en +son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère.</p> + +<p>Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable +aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre +l'époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente, +irrésistible.</p> + +<p>Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une +joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement +et demanda:</p> + +<p>—Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet +acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez +parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de +sang que d'aucuns prétendent qu'il est?</p> + +<p>Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré +comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il était son père, +il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres +yeux.</p> + +<p>Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, +elle répondit:</p> + +<p>—Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, +un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, +c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse de coeur, c'est la +cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui +déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait +un semblant d'excuse.</p> + +<p>—Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, +inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?</p> + +<p>—Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai +parlé d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une +aberration commune à bien des hommes: la jalousie.</p> + +<p>—Jaloux!... Sans motif?</p> + +<p>—Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, +sans amour.</p> + +<p>—Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime +pas?</p> + +<p>Fausta sourit.</p> + +<p>—Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, +dit-elle.</p> + +<p>—Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au +crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient, +plus justement peut-être, l'appeler férocité.</p> + +<p>Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne +disait ni oui ni non.</p> + +<p>—C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable +qu'il me faut vous conter, dit-elle, après un léger silence. +Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. +Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il savait, n'oserait +parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, de +celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il +n'était pas mort à la fleur de l'âge.</p> + +<p>—L'infant Carlos! s'exclama le Torero.</p> + +<p>—Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.</p> + +<p>Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta +se mit à la lui raconter, en l'arrangeant à sa manière, +en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte +qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y reconnaître.</p> + +<p>Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des +précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement +l'esprit de celui à qui elle s'adressait, et ceci d'autant +plus que certains de ces détails correspondaient à certains +souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement +certains faits qui lui avaient paru jusque-là +incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises +par lui.</p> + +<p>Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle +faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux +du roi, du père, de l'époux, cela sans insister, en ayant +l'air de l'excuser et de le défendre. En même temps, la +figure de la reine se détachait, douce, victime résignée +jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.</p> + +<p>Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la +légitimité de sa naissance, il était convaincu de l'innocence +de sa mère, il était convaincu de son long martyre. +En même temps, il sentait gronder en lui une haine +furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné +lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant +devenu un homme. Et il se sentait animé d'un désir +ardent de vengeance.</p> + +<p>Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le +jeune homme dans l'état d'exaspération où elle le +voulait; elle attaqua résolument, selon sa coutume:</p> + +<p>—Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je +m'étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je +vous ai dit que j'avais répondu à un sentiment d'humanité +fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis +que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une +sympathie qui s'accroît de plus en plus, au fur et à +mesure que je vous pénètre davantage. Chez moi, mon +prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai +offert mon amitié, je vous l'offre encore.</p> + +<p>—Madame, vous me voyez confus et ému à tel point +que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer +ma gratitude.</p> + +<p>—Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...</p> + +<p>—Madame, interrompit vivement le Torero, qui +s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous +me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser +l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse +au-dessus de tout?</p> + +<p>Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une +douce mélancolie.</p> + +<p>—Défions-nous des mouvements spontanés, prince.</p> + +<p>Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement +le jeune homme enivré:</p> + +<p>—S'il nous était permis de suivre les impulsions de +notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir +sans désemparer ce que le mien me dicte tout +bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus +puissants de la terre, car je devine en vous les qualités +rares qui font les grands rois.</p> + +<p>Très ému par ces paroles prononcées avec un accent +de conviction ardente, plus ému encore par ce qu'elles +laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero +s'écria:</p> + +<p>—Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne +entièrement à vous.</p> + +<p>L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un +geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger +et qu'il pouvait s'en rapporter à elle. Et, très calme, +très douée:</p> + +<p>—Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques +mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui +je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que +je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous +êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, +ce que vous pouvez faire, et où vous allez.</p> + +<p>—Je vous écoute, madame, fit avec déférence le +Torero. Il me semble que la vie me paraîtrait terne, +insupportable, si vous ne deviez plus l'éclairer de votre +radieuse présence.</p> + +<p>Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière +à l'époque en général, et plus spécialement au tempérament, +extrême en tout, de l'Espagnol. Néanmoins, Fausta +crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la +manière dont furent prononcées ces paroles.</p> + +<p>Elle reprit avec force:</p> + +<p>—Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre +quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité, +parce que votre obscurité et surtout votre naissance +douteuse viendraient se briser contre des préjugés +de caste, plus puissants dans ce pays que partout +ailleurs. Si vous avez du génie, vous êtes condamné +quand même à végéter, obscur et inconnu: votre +naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois +publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?</p> + +<p>—Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni +les honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et, quant +à la pauvreté, elle m'est légère. Au reste, vous savez +peut-être que, si je voulais accepter tous les dons que les +nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon +intention, je pourrais être riche.</p> + +<p>—Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: +brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme +le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que +vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer +l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce +jour.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette +existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la +changerais.</p> + +<p>Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. +Ces paroles dénotaient un manque d'ambition qui contrariait +ses projets.</p> + +<p>—Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est +pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué +de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand +vous paraîtrez dans l'arène, vous serez misérablement +assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je +vous abandonne.</p> + +<p>Le Torero eut un sourire de défi.</p> + +<p>—Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire +que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton +à l'abattoir.</p> + +<p>—C'est bien cela, madame.</p> + +<p>—Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort +détient la puissance suprême, vous oubliez que, celui-là, +c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arrêtera à des demi-mesures +et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables +coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous +comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques +hardis compagnons qui n'hésiteront pas à tirer l'épée +pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc, +puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée sera +sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes +d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville +sous la menace. On espère, on compte qu'un incident +surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez +frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, +Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.</p> + +<p>Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, +firent impression sur le Torero. Néanmoins il ne +se rendit pas sur-le-champ.</p> + +<p>—Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.</p> + +<p>Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le +bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:</p> + +<p>—Le même crime de ce malheureux que vous avez +entendu clamer son innocence.</p> + +<p>Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser +sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.</p> + +<p>—Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je +fuirai. Je quitterai l'Espagne.</p> + +<p>Fausta sourit.</p> + +<p>—Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.</p> + +<p>—J'ai des amis, je puis m'assurer les services de +quelques braves résolus à tout, pourvu qu'on y mette +le prix. Je passerai de force.</p> + +<p>—Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, +engager une armée entière, car vous vous heurterez, +vous, à une armée, à dix armées s'il le faut.</p> + +<p>Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne +plaisantait pas, qu'elle était sincèrement convaincue +que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître. +A son tour, il eut la perception très nette que sa +vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même +temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, +il demanda:</p> + +<p>—Que faire alors?</p> + +<p>Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit +pour la lui arracher.</p> + +<p>Très calme, elle reprit:</p> + +<p>—Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser +une question: Voulez-vous vivre?</p> + +<p>—Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! +A cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!</p> + +<p>—Etes-vous résolu à vous défendre?</p> + +<p>—N'en doutez pas, madame.</p> + +<p>—Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?</p> + +<p>—Par tous les moyens, madame.</p> + +<p>—S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je +à vous sauver.</p> + +<p>—Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre +ennemi avant qu'il ne vous ait mis à mal.</p> + +<p>Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta +en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit +la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. +Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement +l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété +qu'elle observait le jeune homme.</p> + +<p>Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était +dressé brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait:</p> + +<p>—Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez +pas, madame... Vous voulez m'éprouver sans doute?</p> + +<p>—Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que +vous étiez un homme. Je me suis trompée. N'en parlons +plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne +laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.</p> + +<p>—Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.</p> + +<p>—Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui +vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensée +de frapper.</p> + +<p>—Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings +avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! +J'aime mieux qu'il me tue moi-même.</p> + +<p>Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui +faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une +souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec +un haussement d'épaules:</p> + +<p>—Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous +parle de tuer?</p> + +<p>—Cependant, vous avez dit...</p> + +<p>—J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas +voulu dire: il faut tuer.</p> + +<p>Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence +muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et, +pour cacher son désarroi, il s'excusa en disant:</p> + +<p>—Pardonnez ma nervosité, madame.</p> + +<p>—Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je +vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus +tout, c'est que l'on apprenne que vous êtes son fils légitime +et l'héritier de sa couronne. Il eût pu employer +la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en +lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. +Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient +des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscrétion ne +sera pas commise?</p> + +<p>—Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais +menacé d'une arrestation suivie d'une condamnation à +mort, naturellement.</p> + +<p>—Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité +que lorsqu'il lui sera dûment démontré qu'il ne peut +vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne +pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet +de la divulgation de votre naissance.</p> + +<p>—Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends +pas grand-chose à toutes ces complications. La pensée +que je suis réduit à comploter bassement contre mon +propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse +qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.</p> + +<p>—Je comprends vos scrupules et je les approuve.</p> + +<p>Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! +je conçois que votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux +pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je +dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: +Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne +du roi. Le père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est +lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous +devez combattre.</p> + +<p>Le Torero demeura un moment songeur et, redressant +le front, il dit douloureusement:</p> + +<p>—Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant +j'ai peine à l'accepter.</p> + +<p>Fausta se fit glaciale.</p> + +<p>—Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez +à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement +le cou pour mieux recevoir la mort?</p> + +<p>Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel +Fausta l'examina avec une anxiété qu'elle ne pouvait +surmonter. Enfin il se décida.</p> + +<p>—Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une +voix sourde. J'ai droit à la vie, comme tout le monde. +Je me défendrai donc coûte que coûte.</p> + +<p>Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de +reprendre:</p> + +<p>—Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard +ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la +vous-même, hautement. Je vous remettrai les preuves +irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les +au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le +royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la +couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite +du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand +on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de réprobation +unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son +trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, +croyez-le.</p> + +<p>—C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. +Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez +quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller +un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne +pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler +que des pensées nobles et pures.</p> + +<p>Fausta daigna sourire.</p> + +<p>—Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la +haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma +naissance?</p> + +<p>—Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. +La vérité étant connue de tous, votre meurtrier +serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux +qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi +jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource +de vous traduire devant un tribunal. Là, vous +réclamerez hardiment la reconnaissance publique de +tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous +fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous +serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. +Vous n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu +de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre +mère pour régner à votre tour.</p> + +<p>—Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.</p> + +<p>—Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. +Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne +croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont +comptés.</p> + +<p>—Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si +extraordinaire que cela vous puisse paraître, je lui souhaite +de me faire attendre longtemps.</p> + +<p>Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle +l'avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il +restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda.</p> + +<p>Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que +ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait +mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir +amené à trouver tout naturel de monter sur un trône, +c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de +Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût +ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien +forcé d'aller jusqu'au bout. Et, quant à la petite bohémienne, +s'il se montrait irréductible sur ce point, elle +aurait tôt fait de s'en débarrasser.</p> + +<p>—Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un +rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! +Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?</p> + +<p>—Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta +d'un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur +pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous +pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultés.</p> + +<p>—Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.</p> + +<p>—D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: +une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il +faut qu'il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi, +conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez +tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais +mon affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du +roi, j'oppose une armée à moi, que j'ai levée de mes +deniers.</p> + +<p>—Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.</p> + +<p>—Je l'ai fait.</p> + +<p>—Mais pourquoi?</p> + +<p>—Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement +Fausta. A cette armée de gentilshommes, de soldats +aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller +uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le +populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, +l'or est répandu à pleines mains dans le but de raviver +l'enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit +se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts +les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même +temps le bruit se répandra que le Torero n'est autre que +l'infant Carlos—c'est sous ce nom que vous régnerez—disparu +dès sa naissance, poursuivi sa vie durant +par la haine implacable autant qu'injuste de son père. +L'infant Carlos sera acclamé de tous.</p> + +<p>—Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.</p> + +<p>Sans relever ces mots, Fausta reprit:</p> + +<p>—Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui +vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre. +Demain, vous serez encore le Torero; après-demain, +vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est à +vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en +respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la +fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans +un couvent, et vous montez sur le trône à sa place.</p> + +<p>Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, +elle ajouta vivement:</p> + +<p>—Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de +votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec +lui d'égal à égal. Et il s'estime trop heureux, devant +la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître +publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et +vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la +vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne +saurait tarder.</p> + +<p>—Je rêve!... balbutia le Torero.</p> + +<p>—Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les +Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas, +empereur des Indes. Je vous donne mes États +d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, +cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le +reste.</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Alors vous vous tournez vers la France. C'est le +rêve de votre père, cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées +et par les Alpes. En même temps vos armées +descendent des Flandres. Une campagne rapidement +menée vous livre la France, qui n'acceptera jamais un +roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l'est, +vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi +la France, et vous reconstituez un empire plus grand +que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître +du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par +la main que je vous offre. Acceptez-vous?</p> + +<p>Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de +ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son +air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui, +ne sachant s'il était éveillé ou s'il rêvait, s'écria:</p> + +<p>—Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. +Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi +prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise, +vous qui parlez de me donner vos États, vous +enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse +puissance, que me demandez-vous? Quelle sera +votre part?</p> + +<p>Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans +les yeux du Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:</p> + +<p>—Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.</p> + +<p>Et le fixant toujours d'un regard aigu:</p> + +<p>—Il reste à régler la façon dont se fera le partage.</p> + +<p>Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle +admira en connaisseur.</p> + +<p>—Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.</p> + +<p>Très galamment, il répondit:</p> + +<p>—Ce que vous ferez sera bien fait.</p> + +<p>—Ce partage se fera de la manière la plus simple et +la plus naturelle.</p> + +<p>Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et +brusquement elle porta le coup:</p> + +<p>—Je serai votre épouse!</p> + +<p>Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une +prétention semblable, formulée d'une manière si anormale, +qui n'était pas sans le choquer quelque peu. Il +tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; il se trouvait +face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait +que ce n'était pas la même femme qu'il avait devant +lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable +beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait +tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur.</p> + +<p>Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:</p> + +<p>—M'épouser! Vous! madame! vous!</p> + +<p>Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se +redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine +qui la faisait irrésistible, et adoucissant l'éclat +de son regard:</p> + +<p>—Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, +assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en +tous points du puissant monarque que vous allez être?</p> + +<p>—Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, +je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même, +et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement, +nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...</p> + +<p>—Mais?... Dites toute votre pensée...</p> + +<p>—Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous +dirai en toute sincérité que je me crois tout à fait indigne +du très grand honneur que vous me voulez faire. +Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.</p> + +<p>Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.</p> + +<p>—Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne +l'êtes pas assez de votre côté. Vous n'êtes plus un homme: +vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et +à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante +de penser qu'il pouvait être question d'amour +entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois +rester souveraine avant d'être femme, de même que +l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain.</p> + +<p>Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:</p> + +<p>—Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes +née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi, +madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur +parle, j'écoute ce qu'il me dit.</p> + +<p>Audacieusement, elle dit:</p> + +<p>—Et votre coeur est pris.</p> + +<p>Très simplement, en la regardant en face sans provocation, +mais avec fermeté, il répondit en s'inclinant +très bas:</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un +seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je +la maintiens.</p> + +<p>—C'est que vous ne me connaissez pas, madame. +Lorsque mon coeur s'est donné une fois, il ne se reprend plus.</p> + +<p>Fausta haussa dédaigneusement les épaules.</p> + +<p>—Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. +Il ne saurait en être autrement.</p> + +<p>Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle +se leva et, plus doucement:</p> + +<p>—Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez +pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance. +Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes +désirs. Allez.</p> + +<p>Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia +sans qu'il eût pu dire ce qu'il avait à dire:</p> + +<p>Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle +avait très bien compris ce qui s'était passé dans l'esprit +du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le +laissait parler, il allait proclamer hautement son amour +pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir +entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, +le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver +son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en +pensant à cela qu'elle avait dit: «N'accomplissez pas +l'irréparable.»</p> + +<p>Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue +n'avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui +échappait. Tout n'était pas perdu cependant. Le seul +obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle. +La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait +pas qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.</p> + +<p>Elle allongea la main et frappa sur un timbre. +A son appel. Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité, +parut avec son sourire obséquieux.</p> + +<p>Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel +elle lui donna des instructions détaillées concernant la +Giralda, ensuite de quoi le bravo s'éclipsa sans doute +pour procéder à l'exécution immédiate des ordres +reçus.</p> + +<p>Fausta demeura encore une fois seule.</p> + +<p>Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, +ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle +considéra longuement avant de le cacher dans son sein, +en murmurant:</p> + +<p>«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le +mieux est de le remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi +d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitié +du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupçons +au sujet de cette conspiration, je les endors. Je +trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que +le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera +au profit de son successeur.</p> + +<p>Elle réfléchit une seconde, et:</p> + +<p>«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai +remis ce parchemin à M. d'Espinosa? Voilà sa mission +manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin +à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, +je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. +Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire +Déshonoré.»</p> + +<p>Et avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré +et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang +de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans +son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... +C'est à voir!...»</p> + +<p>Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom +de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils, +et elle songea:</p> + +<p>«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, +le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher +cet enfant.»</p> + +<p>Elle réfléchit encore un moment et murmura:</p> + +<p>«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je +réussisse, soit que j'échoue. Il sera temps de rechercher +mon fils.»</p> + +<p>Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau +sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait +devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur, +logé au palais.</p> + +<p>Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, +en échange de certaines conditions qu'elle posa, elle +remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi +Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne héritier +de la couronne de France.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<h3>ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO</h3> + +<p>En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers +l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait +comme sa fiancée confiée aux bons soins de la +petite Juana.</p> + +<p>Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants +qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment +qui lui faisait redouter un malheur. Il lui +semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...</p> + +<p>Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé +par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette +histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était +qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse +intrigue.</p> + +<p>«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il +en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. +Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à +ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a +donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement +m'a toujours assuré que mon père avait été mis +à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien +assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu +à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi +n'est pas, ne peut pas être mon père.»</p> + +<p>Et avec une ironie féroce:</p> + +<p>«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une +pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à +pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le +diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction +d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, +mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de +Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer +des milliers de mes semblables pour l'assouvissement +de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai +là un maître redoutable devant qui je devrai plier +sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne +et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive +l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! +Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de +m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté +par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que +je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, +honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est +dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec +lui.»</p> + +<p>En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, +et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à +surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne +Juana.</p> + +<p>Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien +tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque +du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même +condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient +devenues tout de suite une paire d'amies.</p> + +<p>Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de +France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée +de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine +et vive sympathie.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi +une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre +de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don +César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, +Pardaillan avait ceint gravement son épée—cette épée +qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de +sa lutte épique avec les estafiers de Fausta—et il était +descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition +de la petite Juana.</p> + +<p>Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque +eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet +sans l'assentiment de la maîtresse du lieu. Et, à le voir +si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles +s'étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été +sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes +du roi.</p> + +<p>Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:</p> + +<p>—Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il +donc?</p> + +<p>Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton +assez incrédule:</p> + +<p>—Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, +que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage +que le Chico?</p> + +<p>—Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez +bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. +Que le Chico soit un piètre personnage, comme +vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude +de subordonner mes sentiments à la condition +sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre +d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand +je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans +mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le +Chico mérite tout à fait ce titre.</p> + +<p>—Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un +homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?</p> + +<p>—Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez +en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce +qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, +tenez pour très sérieux que je le considère réellement +comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question: +Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le +croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?</p> + +<p>Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie +dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières +paroles. Mais, avec le seigneur français, il n'était +jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si +singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire +surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. +Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une +moue enfantine:</p> + +<p>—Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.</p> + +<p>—Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?</p> + +<p>—Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est +un sot.</p> + +<p>—Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez +pas croire. C'est un garçon très fin au contraire, très +intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère +que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai +bientôt ici.</p> + +<p>—Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans +qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle +aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.</p> + +<p>—Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement +de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces +paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je +crois que, si tout autre que vous se permettait de lui +manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi +bénévolement que vous dites.</p> + +<p>—Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet +et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.</p> + +<p>—Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à +moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son +pardon, ma jolie hôtesse.</p> + +<p>Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine +de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut +donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut +à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.</p> + +<p>Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans +son gîte mystérieux et il n'insista pas davantage.</p> + +<p>Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, +il commençait à trouver le temps quelque peu long +lorsque le Torero vint le délivrer.</p> + +<p>La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû +se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître +sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret +de sa naissance. Mais, comme don César était +parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder +pour elle le peu qu'elle savait.</p> + +<p>Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa +discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion +à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que +don César fût résolu à s'absenter alors qu'il croyait +sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité +impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de +veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait +bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le +jeune homme, mais il gardait ses impressions pour +lui.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très +agréable.</p> + +<p>Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait +que pour ceux qu'il affectionnait.</p> + +<p>De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin +de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitât sur la +conduite à tenir, non pas qu'il eût des regrets de la +détermination prise de refuser les offres de Fausta, +mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire +aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, +et il était persuadé qu'un esprit délié comme +celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces +obscurités.</p> + +<p>Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir +remercié la petite Juana avec une effusion émue, après +l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le +chevalier dans une petite salle où il lui serait possible +de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et +en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet +où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte +d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée. +Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il +se tenait sur ses gardes.</p> + +<p>Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques +flacons poudreux, le Torero dit:</p> + +<p>—Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la +maison où nous nous sommes introduits cette nuit et +où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse +étrangère?</p> + +<p>Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, +il prit son air le plus ingénument étonné pour +répondre:</p> + +<p>—Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.</p> + +<p>—Cette princesse prétend connaître le secret de ma +naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé +la voir.</p> + +<p>Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table +le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui +s'écria:</p> + +<p>—Vous avez vu Fausta?</p> + +<p>—Je reviens de chez elle.</p> + +<p>—Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.</p> + +<p>—Vous la connaissez donc?</p> + +<p>—Un peu, oui.</p> + +<p>—Quelle femme est-ce?</p> + +<p>—C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? +Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. +Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous +avez dû le remarquer, je présume...</p> + +<p>Le Torero hocha doucement la tête.</p> + +<p>—Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué +en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme +elle est.</p> + +<p>—Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement +riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la +dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le +pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trône le jouteur +le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. +Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle +réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste +sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d'Espinosa lui-même, +qui me paraît autrement redoutable que son +maître.</p> + +<p>Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il +sentait confusément que le chevalier en savait, sur le +compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne +voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine +que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier +que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que +cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.</p> + +<p>—Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous +demande si on peut avoir confiance en elle.</p> + +<p>—Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. +Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule +de considérations qu'elle est seule à connaître, naturellement. +Si elle vous promet, par exemple, de vous faire +proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné—et +elle a parfois la franchise de vous prévenir—vous +pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous +promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de +s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront +profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent +de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui +serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos +gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre +dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait +de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur +sa reconnaissance.</p> + +<p>—C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. +Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu'à quel point +je dois prêter créance à ses paroles.</p> + +<p>—Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. +Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les +choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce +n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond +pas toujours à la vérité exacte.</p> + +<p>Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se +faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder +par questions directes. Il jugea que le mieux était +de conter point par point les différentes parties de son +entrevue.</p> + +<p>—Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, +incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez +être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!</p> + +<p>Pardaillan ne parut nullement étonné.</p> + +<p>—Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que +vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il +y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre +position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.</p> + +<p>—Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; +mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier +d'un trône, le trône d'Espagne, avouez qu'il y a +loin.</p> + +<p>—Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible +pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez +figure de roi autrement noble et impressionnante que +celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.</p> + +<p>—Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?</p> + +<p>—Pourquoi pas?</p> + +<p>Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:</p> + +<p>—N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme +vous dites?</p> + +<p>—Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai +eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils +de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...</p> + +<p>—Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.</p> + +<p>—Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.</p> + +<p>—Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.</p> + +<p>—Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la +prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes +yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.</p> + +<p>—Expliquez-vous.</p> + +<p>—Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi +et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la +haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit, +pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever, +le cacher, l'élever—si on peut dire, car, en résumé, +je me suis élevé tout seul—obscur, pauvre, déshérité?</p> + +<p>—Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le +caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe, +je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible +à ce qui peut paraître un roman.</p> + +<p>Le Torero secoua énergiquement la tête.</p> + +<p>—Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les +conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales, +naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires +s'il s'agit—et je crois que c'est mon cas—d'une +naissance clandestine, du produit d'une faute, pour +tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à +fait inadmissibles dans un cas normal et légitime... +tel que la naissance de l'héritier légitime d'un +trône.</p> + +<p>Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment +sincère, le Torero demeura un moment rêveur.</p> + +<p>Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, +et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue, +songea en lui-même:</p> + +<p>«Pas si mal raisonné que cela.»</p> + +<p>Cependant le Torero reprenait:</p> + +<p>—Et quand bien même je serais le fils du roi, quand +bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves +les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle +détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? +Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je +m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, +je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur +et sans nom.</p> + +<p>—Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont +les yeux pétillaient.</p> + +<p>—Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait +les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer +le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle +situation qui me serait faite?</p> + +<p>—Si votre père vous tendait les bras, dit gravement +Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre +coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.</p> + +<p>—N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien +ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que +l'on m'offre.</p> + +<p>—Diable! que vous offre-t-on?</p> + +<p>—On m'offre des millions pour soulever les populations, +on m'offre le concours de gens que je ne connais +pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange +de ces millions et de ces concours, on me propose de +me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte +de fils sera un acte de rébellion envers mon père.</p> + +<p>—C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact +avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui +adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié, +bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître +officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, +ce que l'on me propose, chevalier.</p> + +<p>—Et vous avez accepté?</p> + +<p>—Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus +au monde. Je vous considère comme un frère aîné que +j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché +pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance, +apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis +cette mauvaise action de songer à accepter.</p> + +<p>—Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne +est bonne à prendre.</p> + +<p>—Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait +présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me +pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme +ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point +d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce +moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour +mieux dire, m'a posé une dernière condition.</p> + +<p>—Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait +bien de quoi il retournait.</p> + +<p>—La princesse m'a offert de partager ma fortune, +ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.</p> + +<p>—Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. +On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des +conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait +pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la +plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien +que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser +des offres aussi merveilleuses.</p> + +<p>—Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition +qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda +qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un +pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menaçait, oh! +d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas +elle serait la première victime de ma lâcheté, et que, +pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait, +il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente +amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.</p> + +<p>«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après +celle-là, nier ta puissance!»</p> + +<p>Et tout haut, d'un air railleur:</p> + +<p>—Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.</p> + +<p>—Je n'ai pas eu le temps de refuser.</p> + +<p>—Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus +en plus railleur.</p> + +<p>—La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé +que ma réponse fût renvoyée à après-demain.</p> + +<p>—Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant +l'oreille.</p> + +<p>—Elle prétend que demain se passeront des événements +qui influeront sur ma décision.</p> + +<p>—Ah! quels événements?</p> + +<p>—La princesse a formellement refusé de s'expliquer +sur ce point.</p> + +<p>On remarquera que le Torero passait sous silence tout +ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne, +que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une +armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce +point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement +exagéré. Il croyait donc à une vulgaire +tentative d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer +un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher +plus tard ce faux point d'honneur.</p> + +<p>Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité +dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de +peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta +adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y +sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:</p> + +<p>«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, +et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi, +et je serai là, moi aussi.»</p> + +<p>Et tout haut, il dit:</p> + +<p>—Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain +vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être +son heureux époux.</p> + +<p>—Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le +Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne +ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: +je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au +trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je +serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce +trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero +je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit, +il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément. +Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant +à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, +et il me suffit.</p> + +<p>Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait +bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une +dernière épreuve.</p> + +<p>—Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une +couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez +désintéressé pour refuser la suprême puissance.</p> + +<p>—Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet +oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas +à me faire changer d'idée. Laissez-moi plutôt vous demander +un service.</p> + +<p>—Dix services, cent services, dit le chevalier très +ému.</p> + +<p>—Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un +peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons +de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien, +à moi et à la Giralda.</p> + +<p>—C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.</p> + +<p>—Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait +pas trop de nous emmener avec vous dans votre +beau pays de France?</p> + +<p>—Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander +un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me +rendez service en consentant à tenir compagnie à un +vieux routier tel que moi!</p> + +<p>—Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez +à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me +semble que dans votre pays je pourrais me faire ma +place au soleil, sans déroger à l'honneur.</p> + +<p>—Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et +belle, ou j'y perdrai mon nom.</p> + +<p>—Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: +s'il m'arrivait malheur...</p> + +<p>—Ah! fit Pardaillan hérissé.</p> + +<p>—Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. +Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. +Voulez-vous me promettre cela?</p> + +<p>—Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. +Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait +lui manquer.</p> + +<p>—Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce +que vaut votre parole.</p> + +<p>—Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous +dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de +Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer +à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car +vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.</p> + +<p>—Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le +Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?</p> + +<p>—Je sais bien des choses que je vous expliquerai +plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, +contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils +du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.</p> + +<p>Et avec une gravité qui impressionna le Torero:</p> + +<p>—Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. +Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance +dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime, +vous m'entendez, un crime!</p> + +<p>—Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, +si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, +je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès +l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, +j'y renonce.</p> + +<p>—Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. +Vous viendrez en France, pays où l'on respire +la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable +Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup +d'enfants.</p> + +<p>Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.</p> + +<p>Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.</p> + +<p>—Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour +une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce +que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos +amis.</p> + +<p>Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.</p> + +<p>—C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la +chose m'est restée gravée là—il mit son doigt sur son +front—une femme qu'on appelait la bohémienne Saïzuma, +et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle +avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants +ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit +la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement +elle ajouta que je portais le malheur en moi, +ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.</p> + +<p>Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en +juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait +un passé, proche encore, passé de luttes épiques, +de deuils et de malheurs.</p> + +<p>Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha +d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles +souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:</p> + +<p>—Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure +avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je +me suis trouvé en présence d'un certain intendant de +la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» +à tout propos et même hors de tout propos. +Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur +véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur, +et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par +l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une +ampleur que je n'aurais jamais soupçonnée. Elle serait +arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.</p> + +<p>—Oui, elle possède au plus haut point l'art des +nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de +par votre naissance, droit à ce titre.</p> + +<p>—Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner +du monseigneur? fit en riant le Torero.</p> + +<p>—Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je +ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux +pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.</p> + +<p>—Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence +menacée?</p> + +<p>—Je crois que vous ne serez réellement en sûreté +que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume +d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous +m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé +de joie.</p> + +<p>Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:</p> + +<p>—Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma +naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez +ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour +moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des +gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de +se taire?</p> + +<p>Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:</p> + +<p>—Très peu de gens savent, au contraire. C'est par +suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.</p> + +<p>—Ne me la ferez-vous pas connaître?</p> + +<p>Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:</p> + +<p>—Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait +vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.</p> + +<p>—Quand? fit vivement le Torero.</p> + +<p>—Quand nous serons en France.</p> + +<p>Le Torero hocha douloureusement la tête.</p> + +<p>—Je retiens votre promesse, dit-il.</p> + +<p>Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:</p> + +<p>—Vous prendrez part à la course de demain?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Vous êtes absolument décidé?</p> + +<p>—Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner +l'ordre d'y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre +du roi. Puis il est une autre considération qui me +met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous +le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée +de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. +Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. +Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage +des spectateurs se traduise par des espèces monnayées, +je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. +A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.</p> + +<p>—Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est +qu'une course de taureaux.</p> + +<p>Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer +et ne sortirent pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils +s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant +qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le +lendemain.</p> +<br><br><br> + + +<h3>V</h3> + +<h3>DANS L'ARÈNE</h3> + +<p>A l'époque où se déroulent les événements que nous +avons entrepris de narrer, <i>alancear en coso</i>, c'est-à-dire +jouter de la lance en champ clos, était une mode qui +faisait fureur. Les tournois à la française étaient complètement +délaissés et, du grand seigneur au modeste +gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre +dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire +que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le +peuple ne prenait pas part à la course et se contentait +d'y assister en spectateur.</p> + +<p>Le sire qui descendait dans l'arène—roi, prince ou +simple gentilhomme—tenait l'emploi du grand premier +rôle: le matador. En même temps, il était aussi +le picador, puisque, comme ce dernier il était monté, +bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne +venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous +les moyens lui étaient bons.</p> + +<p>Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite +du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets, +plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune +du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner +de lui l'attention du taureau, de le défendre +en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les +cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé +pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée +ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient +à ce jeu terriblement dangereux.</p> + +<p>Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San +Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques, +avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés +de l'aménager selon sa nouvelle destination.</p> + +<p>La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs +invités par le roi, tout cela fut construit en quelques +heures, de façon toute rudimentaire.</p> + +<p>C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour +la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes, +tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement +déguisé et assujetti par des planches.</p> + +<p>La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que +sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins +avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins, +les fenêtres et les balcons des maisons bordant +la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi +lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon, +très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de +tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences +d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se +massaient derrière le roi.</p> + +<p>Le populaire s'entassait sur la place même, en des +espaces limités par des cordes et gardés par des hommes +d'armes.</p> + +<p>Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement +dresser sa tente richement pavoisée et ornée +de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il +s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la +joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait +s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un +espace était réservé à son cheval; un autre pour sa +suite lorsqu'elle était nombreuse.</p> + +<p>Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu +de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même +son installation très modeste—nous savons +qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, +sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.</p> + +<p>En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés +de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides +et fougueux, revêtus de caparaçons de combat, don +César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante +et massive et revêtait un costume de cour d'une +élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille +moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul +luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes +choisies parmi les plus fines et les plus riches.</p> + +<p>Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il +enroulait autour de son bras et dont il se servait pour +amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée +de parade en acier forgé, qui était une merveille de +flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir +qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il +ne s'en était servi autrement que pour enlever de la +pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans +dont la possession faisait de lui le vainqueur de +la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, +à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement +à le frapper.</p> + +<p>Sa suite se composait généralement de deux compagnons +qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don +César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir. +Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le +prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il +les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient +de détourner l'attention du taureau.</p> + +<p>En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, +le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago +de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait +faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement +que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, +avait cherché à différentes reprises à s'emparer +de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour +le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, +il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage, +peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.</p> + +<p>Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y +avait eu une grande discussion entre la Giralda et don +César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci +suppliait sa fiancée de s'abstenir de paraître à la +course et de rester prudemment cachée à l'auberge de +la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait +assister au spectacle que perdue dans la foule.</p> + +<p>Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que +le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être +fatal. Elle n'eût rien fait ou rien dit pour le dissuader +de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu l'empêcher +de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être +tué.</p> + +<p>La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser +ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda, +parée de ses plus beaux atours, était partie avec +le Torero pour se mêler au populaire.</p> + +<p>Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur +les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. +Mais il eût fallu être invitée par le roi, et, pour être +invitée, il eût fallu qu'elle fût de noblesse. Elle n'était +qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume, +sans regrets et sans envie, elle se contentait du +sort qui était le sien.</p> + +<p>Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était +aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or, +parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero, +on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec +cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec +force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui +faisaient place.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, +chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à +l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des +hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.</p> + +<p>Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui +témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque +de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre côté +de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de +l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se +sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.</p> + +<p>Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé +de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment +et la voilà assise en deçà de l'enceinte réservée au populaire.</p> + +<p>En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur +son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la +parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe +compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait, +dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante +beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son +zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes +et sa cour d'adorateurs.</p> + +<p>Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, +galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée +jusqu'à cette place d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé +quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.</p> + +<p>Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les +malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement +dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le +soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé +par des rapières démesurément longues, les ceintures +garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement +et son inquiétude se fussent indubitablement +changés en effroi.</p> + +<p>Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si +merveilleusement placée, ne remarqua rien.</p> + +<p>Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux +heures. La course devant commencer à trois heures, +il avait une heure devant lui pour franchir une distance +qu'il eût pu facilement parcourir en un quart +d'heure.</p> + +<p>Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas +se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé +qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il +avait à la main. Seulement, de distance en distance, +principalement au croisement de deux rues, le moine +faisait un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, +tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le +mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu +par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une destination +inconnue.</p> + +<p>Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il +avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement +par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on +ne trouvât pas une place convenable pour le représentant +de Sa Majesté le roi de France!</p> + +<p>Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, +où il avait si fort malmené, dans l'antichambre +du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes +de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon +plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être +prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants +personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la malemort, +Pardaillan n'y pensa pas.</p> + +<p>Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, +devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le +joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de +faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer +à coups de banquette les estafiers qu'elle avait +lâchés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une +écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le +menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba +Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans +compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et +Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de +M. Peretti.</p> + +<p>Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore +qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de +dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du +duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc +et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de +Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de +leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués, +pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur +avait mis à leur disposition.</p> + +<p>Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils +de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait +sans doute besoin de l'appui de son bras.</p> + +<p>Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, +tout en avançant d'un pas nonchalant, sous le soleil +qui dardait âprement, il avait l'oeil aux aguets et la +main sur la garde de l'épée.</p> + +<p>De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. +Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas, +avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à +l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de +près.</p> + +<p>Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue +qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui +flaire une piste.</p> + +<p>«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»</p> + +<p>Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. +Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la +réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la +mémoire.</p> + +<p>«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais +qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aperçois +que la chose est autrement grave que je n'imaginais.»</p> + +<p>D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout +machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que +l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il +s'arrêta net au milieu de la rue.</p> + +<p>«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»</p> + +<p>Cela, c'était sa rapière.</p> + +<p>On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant +dans la chambre au parquet truqué. On se souvient +qu'en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur +lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des +mains d'un éclopé et l'avait emportée.</p> + +<p>Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, +mettait l'épée à la main, il confiait littéralement +son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la +force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser. +Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que +celles d'à présent, un homme désarmé était un homme +mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié, +sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l'importance +capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes +éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées +et entretenues par leur propriétaire.</p> + +<p>Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un +soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à +l'auberge il avait mis de côté l'épée conquise, réservant +à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent +choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer +celle perdue.</p> + +<p>Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, +que la rapière qu'il avait au côté était précisément celle +qu'il avait ramassée la veille et mise de côté.</p> + +<p>«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant +sûr de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu +être distrait à ce point?»</p> + +<p>Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il +tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la +retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde +et la fit siffler dans l'air.</p> + +<p>«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je +jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez +Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.»</p> + +<p>Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:</p> + +<p>«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma +chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...»</p> + +<p>Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer +son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se +livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut +parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant +à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit +aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.</p> + +<p>Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant +les épaules et en bougonnant:</p> + +<p>«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, +de traîtres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire +de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la, +mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller +changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses +autour de moi.»</p> + +<p>En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent +pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne +pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur +comme Pardaillan.</p> + +<p>A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population +s'écrasait sur la place San Francisco, quelques +quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course +commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et, +ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les +boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres +étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville +abandonnée.</p> + +<p>Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient +pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient +calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux +avait fait se fermer hermétiquement portes et +fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des +rues avoisinant la place?</p> + +<p>Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies +d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui +aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi +occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un +vaste cordon autour de cette place.</p> + +<p>Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux +qui se rendaient à la course.</p> + +<p>Alors, que faisaient-ils là?</p> + +<p>Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il +avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette +place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.</p> + +<p>Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était +d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons +où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies +occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers, +et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des +canons.</p> + +<p>Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il +était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en +mouvement, il serait impossible à quiconque de passer, +soit pour entrer, soit pour sortir.</p> + +<p>Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. +Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y +avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même +temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée +par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait +nettement, sous les yeux des troupes royales. En +effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient, +qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En +apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, +à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais +l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en +ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.</p> + +<p>Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a +la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la +contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.</p> + +<p>Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne +voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient +les mêmes rues, occupées par les troupes royales. +Sous couleur de voir le spectacle, des installations de +fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, +caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient +pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des +groupes de curieux.</p> + +<p>Et Pardaillan se disait:</p> + +<p>«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu +vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de +Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux +les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa +façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. +Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui +me paraissent bien exposées.»</p> + +<p>Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan +s'en fût retourné tranquillement, puisque, en +résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se +préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait +sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle +de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air +le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui +seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la +porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre +d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. +Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.</p> + +<p>A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en +tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé +d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat, +interceptait les rayons du soleil.</p> + +<p>Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le +sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, +se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres +gentilshommes de service prirent place sur l'estrade, +chacun selon son rang.</p> + +<p>A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne +connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, +car le premier avait honoré le page d'un gracieux +sourire et le second le tolérait à son côté, alors qu'il +eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert +d'un riche coussin de velours était placé à la gauche +de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus +naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son +fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à +gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, +soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.</p> + +<p>Le mystérieux page n'était autre que Fausta.</p> + +<p>Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le +fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne +comme unique héritier de la couronne de France. Le +geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur +du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait +cependant pas abandonné la précieuse déclaration du +feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.</p> + +<p>L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la +course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de +façon à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant, +avec le roi et son ministre. Une autre condition, +comme corollaire de la précédente, était que tout messager +qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta +serait immédiatement admis en sa présence, quels que +fussent le rang, la condition sociale; voire le costume +de celui qui se présenterait ainsi.</p> + +<p>D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être +certain qu'elle ne posait pas une telle condition par +pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour +agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.</p> + +<p>Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?</p> + +<p>Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, +cette manière de routier sans feu ni lieu, qui +l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener +ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu +l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une +insolence qui réclamait un châtiment exemplaire.</p> + +<p>Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, +enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place, +occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les +mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés, +dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre +importance. De là, les acclamations s'étendirent au +peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige +à dire qu'elles furent, là, moins nourries.</p> + +<p>Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence +solennel plana sur cette multitude.</p> + +<p>C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur +les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était +réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait +son redoutable adversaire, avait escompté qu'il +aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions +en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur +avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de +Navarre.</p> + +<p>Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant +par conséquent toutes les autres personnes assises, +s'efforçait de regagner sa place. Mais le passage au +milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous +exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se +fit pas sans quelque brouhaha.</p> + +<p>D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser +la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui +s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames, +se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant +les hommes et ne ménageait pas les bravades quand +on ne s'effaçait pas de bonne grâce.</p> + +<p>Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du +roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées +la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci +de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on +monte à l'assaut.</p> + +<p>Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.</p> + +<p>Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme +pour le prendre à témoin du scandale.</p> + +<p>Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire +qui signifiait:</p> + +<p>«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»</p> + +<p>Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, +de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait +enfin sa place.</p> + +<p>Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, +attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur +tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à +trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à +trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec +Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une +sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout, +et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de +cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une +des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme +un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on +s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent +n'eût pas été châtié comme il le méritait.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup +d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il +ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes.</p> + +<p>Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se +laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation, +au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout +à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, +ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait +verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le +souci de l'étiquette.</p> + +<p>A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, +dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.</p> + +<p>C'était le signal impatiemment attendu par les milliers +de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était +par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal +interprété.</p> + +<p>Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant +au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient +saluer l'envoyé du roi de France.</p> + +<p>C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna +vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en +exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété +les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes +de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.</p> + +<p>Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il +trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage +rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.</p> + +<p>«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut +une autre.»</p> + +<p>Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais +au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui +s'amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu'il +était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un +salut d'une ampleur démesurée.</p> + +<p>Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à +ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait +fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire +et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire +profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres +de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin +de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan +qu'il connaissait et approuvait.</p> + +<p>C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors +paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour +de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là, +bouleversant de fond en comble les sentiments intimes +de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires +engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux +lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que +le roi venait de lui accorder, moralement contraint et +forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VI</h3> + +<h3>LE PLAN DE FAUSTA</h3> + +<p>Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable +obligation de dresser sa tente près de celle de +Barba Roja.</p> + +<p>Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était +dû à une intervention de Fausta. Voici comment:</p> + +<p>Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation +de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait +de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine +sauvage, que vingt années d'attente n'avaient pu atténuer, +était cependant surpassée par la haine récente +qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement +blessé son incommensurable orgueil.</p> + +<p>Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au +contraire, agissait sans passion et n'en était que plus +redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il +craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique, +mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte +était autrement dangereuse et plus terrible que la haine.</p> + +<p>De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du +petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait +beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition +personnelle, il se faisait le champion et le conseiller +d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable +sans ce concours inespéré.</p> + +<p>L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un +ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée +au possible de cet homme, si peu semblable +aux hommes de son époque, lui avait complètement +échappé.</p> + +<p>S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, +il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n'eût consenti +à la besogne qu'on le soupçonnait capable d'entreprendre. +Il est certain que, si le Torero avait manifesté +l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant +donné les conditions anormales de sa naissance, s'il +avait fait acte de prétendant, comme on s'efforçait de le +lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement +le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon +d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa +commettait donc lui-même une méchante action.</p> + +<p>Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire +générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que +d'Espinosa était gentilhomme. Comme tel, il avait foi +en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire. +Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.</p> + +<p>Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord +sur ces deux points: la prise et la mise à mort de +Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues +qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans +la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur +projet. Le roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement +l'homme qui lui avait manqué de respect. Pour +cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes. +Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était +dit.</p> + +<p>D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer +à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les +supplices les plus épouvantables étaient impuissants à +faire expier comme il le méritait. Mais qu'était-ce que +quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité +du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme +d'une force physique extraordinaire, jointe à une force +d'âme peu commune, on pouvait même dire que ce +n'était rien. Il fallait trouver quelque chose d'inédit, +quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se +prolongeât des jours et des jours en des transes, en des +affres insupportables.</p> + +<p>C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé +l'idée qu'il avait aussitôt adoptée.</p> + +<p>Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, +c'est ce que nous verrons plus tard.</p> + +<p>Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour +assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du +Torero. Peut-être d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne +voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions +mystérieuses concernant Fausta, et qui eussent +donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. +Peut-être!</p> + +<p>Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce +qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le +grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution +était, en grande partie, son oeuvre à elle.</p> + +<p>Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan +parce qu'elle se jugeait impuissante à le frapper +elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable +à ses projets d'ambition.</p> + +<p>Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère +du Torero, comme d'Espinosa s'était trompé dans +la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa, +sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se fût +réalisé, eût été inutile.</p> + +<p>La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression +s'imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba +Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi +sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion +sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.</p> + +<p>Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, +elle savait que Barba Roja était une brute incapable +de résister à ses passions. Son amour, violent, +brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion +véritable.</p> + +<p>En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il +lui avait infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan +d'une haine féroce. Si le hasard voulait que le colosse se +trouvât là quand on procéderait à l'arrestation du chevalier, +il était homme à oublier momentanément son +amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.</p> + +<p>Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui +incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda, +en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité, +qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait assigné.</p> + +<p>Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja +était loin d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, +était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était +épris de la bohémienne. Et, avec cette familiarité cynique +qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le +dogue du roi, il avait conclu en disant:</p> + +<p>—Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en +serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommagé. +Croyez-moi, c'est là une vengeance autrement intéressante +que le stupide coup de dague que vous rêvez.</p> + +<p>Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.</p> + +<p>Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner +l'ordre de prendre part à la course. Le roi s'était fait +tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonné à son dogue une +défaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa +avait fait remarquer que ce serait là une manière de +montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au +demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas +celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau, +quarante-huit heures après. Le roi s'était laissé convaincre.</p> + +<p>Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, +malgré que son bras le fît encore souffrir, il s'était juré +d'estoquer proprement son taureau pour se montrer +digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui au +moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément +en disgrâce.</p> + +<p>Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie +plus tranquille. Barba Roja, après avoir couru son taureau, +serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre +lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et, comme Fausta +prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le taureau, +ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie +bohémienne. Centurion et ses hommes opéreraient sans +lui, et à son lieu et place.</p> + +<p>Puisque nous faisons un exposé de la situation des +partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un +instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de +voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du côté +adverse.</p> + +<p>D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, +complètement ignorante des dangers qu'elle court, naïvement +heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui +permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son coeur.</p> + +<p>D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait +des appréhensions, c'était surtout au sujet de sa fiancée. +Un secret instinct l'avertissait qu'elle était menacée. +Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait +dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait +considérablement exagéré les dangers auxquels il était +exposé.</p> + +<p>Cependant, il voulait bien admettre que quelque +ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis +qui pouvait lui arriver était d'être assailli par quelques +coupe-jarrets, et il se sentait de force à se défendre vigoureusement. +D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer +dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. +Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses +à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on +viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de +Mme Fausta n'étaient que... des histoires.</p> + +<p>S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris +par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette +insouciante quiétude.</p> + +<p>Enfin, il y avait Pardaillan.</p> + +<p>Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, +sans amis, seul, absolument seul.</p> + +<p>Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation +par où il entendait ce qui se disait et voyait ce +qui se passait dans la salle souterraine, où se réunissaient +les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion +de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune +fille fût menacée.</p> + +<p>En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait +le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y +laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit +qu'il serait là et la mort seule eût pu l'empêcher de +tenir sa promesse.</p> + +<p>Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables +préparatifs qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient +tout aussi bien le viser, que le Torero.</p> + +<p>De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne +s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu +de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde +hostilité.</p> + +<p>Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, +comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants, +il se hérissa plus que jamais, toute son attitude +devint une provocation qui s'adressait à une multitude.</p> + +<p>Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, +comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait +toutes les chances d'être emporté par la tourmente.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VII</h3> + +<h3>LA CORRIDA</h3> + +<p>Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, +à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui +faire garder, les trompettes sonnèrent.</p> + +<p>C'était le signal impatiemment attendu annonçant que +le roi ordonnait de commencer.</p> + +<p>Barba Roja avait été désigné pour courir le premier +taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque +dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au +Torero.</p> + +<p>Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une +superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se +tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une +dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa +lutte.</p> + +<p>La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes +qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient +l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards +des belles et nobles dames occupant les balcons et les +gradins.</p> + +<p>Nécessairement, on entourait et complimentait Barba +Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément +fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer +la bête qu'il allait combattre.</p> + +<p>En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et +des <i>areneros</i> de Barba Roja, il y avait tout un peuple +d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les +blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, +de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de +mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité +urgente se révélait à la dernière minute.</p> + +<p>Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade +générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des +milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher +un mince sourire à Sa Majesté. On savait que +l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, +dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à +face avec la bête.</p> + +<p>Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au +drame.</p> + +<p>Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la +barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui +devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient +à peine de se masser prudemment derrière son cheval, +que, déjà, le taureau faisait son entrée.</p> + +<p>C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, +sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes +et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux +yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, +était fièrement redressée, dans une attitude de force et +de noblesse impressionnantes.</p> + +<p>En sortant du toril, où depuis de longues heures il +était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, +comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant, +inondant la place. Le taureau se présentant noblement, +les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le +surprendre et le déconcerter.</p> + +<p>Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les +cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba +Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à +moins qu'il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le +trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise +à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel +moyen.</p> + +<p>Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il +eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur +lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de +suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, +attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.</p> + +<p>Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un +galop effréné.</p> + +<p>C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à +fond de train, la lance en arrêt.</p> + +<p>Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course +échevelée fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de +mort plana sur la foule angoissée.</p> + +<p>Le choc fut épouvantablement terrible.</p> + +<p>De toute la force des deux élans contraires, le fer de +la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.</p> + +<p>Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles +puissants pour obliger le taureau à passer à sa +droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche. +Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, +augmentée encore par la rage et la douleur, et +le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait +violemment dans le vide ses jambes de devant.</p> + +<p>Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, +écrasant son cavalier dans sa chute.</p> + +<p>Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant +derrière la bête, s'efforçaient de lui trancher les +jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très +aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que +l'on appelait la <i>media-luna</i>.</p> + +<p>Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle +manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre +pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, +comme s'il eût voulu la franchir, tandis que le taureau +poursuivait sa course en sens contraire.</p> + +<p>Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de +Barba Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de +rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant +lui.</p> + +<p>Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant +personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et +chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa +queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don +de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était +visible—toutes ses attitudes parlaient un langage très +clair, très compréhensible—qu'elle ferait payer cher le +mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, +elle resta à la place où elle s'était arrêtée et +attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.</p> + +<p>Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, +étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes, +maintenant, il était clair que la deuxième passe serait +plus terrible que la première.</p> + +<p>Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, +il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, +très court, et, voyant que le taureau semblait méditer +quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque, +il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre +en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à +même de le comprendre.</p> + +<p>—Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! +(Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!...</p> + +<p>Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes +de l'homme qui avançait lentement, prêt à saisir au +bond l'occasion propice.</p> + +<p>Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme +accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées +d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs +de l'époque.</p> + +<p>Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde +de répondre.</p> + +<p>Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, +se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en +effet, tenaient pour l'homme et criaient:</p> + +<p>«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui +les oreilles! Donne-le à tes chiens!</p> + +<p>D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:</p> + +<p>«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes +au vent! Tu n'oseras pas y aller!»</p> + +<p>Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir +de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant +pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours +son allure.</p> + +<p>Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa +brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, +dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un +bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.</p> + +<p>Contre toute attente, il n'y eut pas collision.</p> + +<p>Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à +une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné +de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté +opposé.</p> + +<p>Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. +Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer +à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter, +il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué +d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être +absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que +cette monture fût douée d'une souplesse et d'une vigueur +peu communes. Accomplie avec une précision admirable, +elle eut un succès complet.</p> + +<p>Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste +de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne +visait qu'à enlever le flot de rubans.</p> + +<p>Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, +soit—plutôt—chance extraordinaire, le colosse +réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé +droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au +bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de +soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de +cette course.</p> + +<p>Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, +magistralement réussi, salua la victoire de l'homme +par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce +coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à +l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute +épreuve.</p> + +<p>Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui +avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se +faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit +ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer +pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement +récompensée par le succès d'abord, ensuite par le +roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à +voix haute.</p> + +<p>Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en +avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer +de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès, +enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus +et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors +de son contact avec la bête, il résolut incontinent de +pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.</p> + +<p>C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir +pouvait être considéré comme jeu d'enfant à +côté de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent +tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à +poursuivre la course.</p> + +<p>En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait +commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. +Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé. +Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour +lui.</p> + +<p>Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, +sa rage et sa fureur restaient les mêmes, +mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.</p> + +<p>Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, +presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau +avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été +frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours. +Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement +dangereux.</p> + +<p>Afin de permettre à leur maître de parader un moment +en promenant le trophée conquis, les aides de Barba +Roja s'efforçaient de détourner de lui l'attention de +l'animal.</p> + +<p>Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable +ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre +pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là +qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela +qu'il voulait meurtrir à son tour.</p> + +<p>Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait +pas du gîte qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels, +les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba +Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le +harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la +poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, +comme s'il eût voulu dire: c'est ici le champ de +bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer, +ou que je te tuerai.</p> + +<p>Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment +paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance +dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait +de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur +elle à toute vitesse.</p> + +<p>Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa +approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui +convenait, elle bondit de son côté.</p> + +<p>Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le +taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de +telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux +fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre. +Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait +passé par le chemin que l'homme lui indiquait.</p> + +<p>Or, le taureau avait appris la manoeuvre.</p> + +<p>Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, +on ne pouvait plus la lui faire.</p> + +<p>Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait +toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier +changeait la direction de son cheval, le taureau changea +de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.</p> + +<p>Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête +fut épouvantable.</p> + +<p>Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les +cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, +une force irrésistibles.</p> + +<p>Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant +tout le poids du corps en avant pour donner plus de +force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant +dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha +de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa +monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla +s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, +où il demeura immobile, évanoui.</p> + +<p>Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines +des spectateurs haletants.</p> + +<p>Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les +aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis +que les uns s'élançaient au secours du maître, les autres +s'efforçaient de détourner de lui l'attention de la bête +ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue +du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de +fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie +large, béante.</p> + +<p>Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas +besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait +de celui de l'armure.</p> + +<p>Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent +de le transporter hors de la piste. La barrière +n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes +qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions +du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre +côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien +arrêtée et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec +une ténacité déconcertante.</p> + +<p>Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse +de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.</p> + +<p>Voici qui le prouve:</p> + +<p>Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de +ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les +pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé +sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna +sur le malheureux coursier avec une rage dont rien +ne saurait donner une idée.</p> + +<p>Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la +masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait +pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire +l'homme étendu sur le sable.</p> + +<p>Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes +encore, il le lâcha et se retourna vers l'endroit où +était tombé l'homme.</p> + +<p>Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance +et la mettait à exécution avec un esprit de suite +vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des +aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.</p> + +<p>Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa +route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les +avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et +revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait, +c'était visible, atteindre à tout prix.</p> + +<p>Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus +furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des +efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés +eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et +s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.</p> + +<p>Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, +étreintes par l'horreur et l'angoisse.</p> + +<p>La piste avait été envahie par une foule de braves, +courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, +mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, +se tenant prudemment à distance du taureau et +ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur +vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.</p> + +<p>A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, +Tous le comprirent ainsi.</p> + +<p>Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa +et, froidement:</p> + +<p>—Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en +quête d'un nouveau garde du corps pour mon service +particulier.</p> + +<p>Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours +étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en +tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure +et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se +contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer +en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié +peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses +blessures. Si la bête montrait le même acharnement +qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure +assez puissante pour résister à la force des coups +redoublés qu'elle lui porterait.</p> + +<p>Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient +de son ennemi inerte...</p> + +<p>A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait +rien de commun avec le frisson de la terreur qui la +secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.</p> + +<p>Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes +se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant +à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner +le voisin. Une immense acclamation retentit dans les +tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait +pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de +la place et dans les rues adjacentes:</p> + +<p>«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»</p> + +<p>Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et +d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément +la sévère étiquette pour se bousculer derrière +le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour +voir.</p> + +<p>Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son +impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées +sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors +du balcon.</p> + +<p>Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura +froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur +ses lèvres, qui tremblaient légèrement.</p> + +<p>Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins +et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand +inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient +voir.</p> + +<p>Voir quoi?</p> + +<p>Ceci:</p> + +<p>Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à +pied, sans armure, ayant à la main une longue dague, +hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du +prodige, venait se placer résolument entre la bête et +Barba Roja.</p> + +<p>Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, +l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur +l'assemblée haletante.</p> + +<p>Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, +avec un sourire livide:</p> + +<p>«Monsieur de Pardaillan!»</p> + +<p>Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, +de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en +ajoutant aussitôt:</p> + +<p>«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, +monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés +du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis +fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne +pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus +à son représentant.</p> + +<p>—Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son +calme accoutumé.</p> + +<p>—Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le +sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint +délibérément Fausta.</p> + +<p>—Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais +pas un maravédis de sa peau.</p> + +<p>Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent +prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:</p> + +<p>—Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va +tuer proprement cette brute.</p> + +<p>—Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le +roi.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est +au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels +ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier +de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, +et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen +que je vous ai indiqué.</p> + +<p>Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il +demeura tout songeur.</p> + +<p>Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain +devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme +s'il eût été étonné.</p> + +<p>Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, +visa son adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et +porta un coup foudroyant de rapidité.</p> + +<p>Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux +qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant +la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en +équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et +flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée +à droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait +Frapper.</p> + +<p>Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça +tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.</p> + +<p>Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe +de la dague en effaçant à peine sa poitrine.</p> + +<p>Enferré, le taureau ne bougea plus.</p> + +<p>Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi +les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.</p> + +<p>Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? +Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il +ainsi immobile?</p> + +<p>Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en +statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas +de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît +et le mît en pièces?</p> + +<p>Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.</p> + +<p>A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les +spectateurs.</p> + +<p>Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la +garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. +Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui +pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment +grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur +et lui faire payer par une mort épouvantable le +coup qu'il venait de lui porter?</p> + +<p>C'est ce que se demandait Pardaillan...</p> + +<p>Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il +résolut d'en avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, +il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta, +au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.</p> + +<p>Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une +masse.</p> + +<p>Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés +reprirent leur expression naturelle, les gorges +contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On +respira largement: on eût dit qu'on craignait de ne pouvoir +emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons +violemment comprimés.</p> + +<p>Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent +en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient +aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord, +puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la +joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation +délirante à l'adresse de l'homme courageux qui +venait d'accomplir cet exploit.</p> + +<p>Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un +bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé +l'agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux +à l'époque, il venait de mettre à mort.</p> + +<p>En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour +de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air +provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se +pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, +livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé +à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et +ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions. +Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.</p> + +<p>Après avoir longuement considéré le taureau expirant, +il murmura avec un accent de pitié inexprimable:</p> + +<p>«Pauvre bête!...»</p> + +<p>Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête +qui l'eût infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.</p> + +<p>En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux +tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans +son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans +un geste de répulsion et de dégoût.</p> + +<p>Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba +Roja qui emportaient leur maître, toujours évanoui, et, +machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse +qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà +à traîner hors de la piste.</p> + +<p>Ses traits reprirent leur première expression de rêverie +mélancolique, tandis qu'il songeait:</p> + +<p>«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le +plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la +bête, que j'ai stupidement sacrifiée?»</p> + +<p>Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans +l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées +furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui +l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se +demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide +gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas +quelque peu dément.</p> + +<p>Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, +Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente, +ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé, +mais ne voulant pas cependant abandonner le prince +au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.</p> + +<p>Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on +avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. +Mais, alors que partout ailleurs—ou à peu près—on +souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, +dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, +sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à +Philippe II et à d'Espinosa.</p> + +<p>Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement +que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait +infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, +sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la +pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en +souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait +vainqueur de la brute.</p> + +<p>Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, +elle fit:</p> + +<p>—Eh bien, qu'avais-je dit?</p> + +<p>—Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.</p> + +<p>—Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme +habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est +invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant +le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas +d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.</p> + +<p>—Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.</p> + +<p>Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et +des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace +dans ses rancunes.</p> + +<p>—Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, +serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution +de nos projets.</p> + +<p>D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement +ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, +laconiquement, avec un accent de froide résolution +et un geste tranchant comme un coup de hache:</p> + +<p>—Trop tard! dit-il.</p> + +<p>Fausta respira. Elle avait craint un instant que le +grand inquisiteur n'acquiesçât à la demande du roi.</p> + +<p>Philippe considéra à son tour, un moment, son grand +inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la +tête sans plus insister.</p> + +<p>Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de +Pardaillan.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>LE CHICO REJOINT PARDAILLAN</h3> + +<p>La course qui suit ne se rattachant par aucun point à +ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble +hidalgo, qui avait succédé à Barba Roja—sérieusement +endommagé par sa chute, paraît-il—et nous suivrons +le chevalier de Pardaillan.</p> + +<p>Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans +interruption autour de la piste, comme de nos jours.</p> + +<p>Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la +suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des +courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait +de plus la ruée de tous ceux que l'intervention imprévue +du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient précipités +vers lui.</p> + +<p>La porte de la barrière franchie, la foule acclamant +le vainqueur et s'écartant complaisamment pour lui laisser +passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il +cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant +sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui +paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand +effort longtemps soutenu.</p> + +<p>Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec +tout le soin minutieux qu'on apportait à cette opération +jugée alors très importante, don César avait été un des +derniers à avoir connaissance de l'accident survenu à +Barba Roja.</p> + +<p>Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer +le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop +généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en +semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever +de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en +courant, tel fut son premier mouvement.</p> + +<p>Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il +espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant +l'attention du taureau vers lui.</p> + +<p>Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait +avancer que lentement, trop lentement au gré de +son impatiente générosité.</p> + +<p>Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement +de traverser, il apprit la foudroyante intervention +du gentilhomme français.</p> + +<p>On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero +ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, était capable +d'un trait de bravoure et de générosité pareil.</p> + +<p>Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, +étreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les +poings de désespoir, se contenter d'écouter le récit du +combat fait à voix haute par ceux qui voyaient, répété +et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne +voyaient pas.</p> + +<p>La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau +ne put le tirer d'inquiétude. Il savait, en effet, que, +dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs, +électrisés, acclamaient impartialement aussi bien +la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration.</p> + +<p>Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent +lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'à prêter +l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:</p> + +<p>«Le taureau s'est écroulé comme une masse!—Un +coup, un seul coup lui a suffi, senor!—Et avec une +méchante petite dague!—Splendide! Merveilleux!—Voilà +un homme!—Quel dommage qu'il ne soit pas +Espagnol!—Le plus admirable, c'est que c'est le même +gentilhomme qui a, l'autre jour, administré la correction +que vous savez à ce pauvre Barba Roja, qui joue de +malheur décidément!—Quoi, le même?—C'est comme +j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé +Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour +le secourir. C'est noble, généreux!»</p> + +<p>En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois +plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me +lui en avait dit depuis qu'il le connaissait.</p> + +<p>Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le +mouvement de la foule, s'écartant pour faire place au +triomphateur, le mit face à face avec celui qu'il s'était +vainement efforcé de secourir.</p> + +<p>—Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où +courez-vous ainsi, demi nu?</p> + +<p>Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une +blessure, le Torero s'écria, en désignant de la main la +foule qui les entourait:</p> + +<p>—Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris +au milieu de cette presse, et, malgré tous mes efforts, je +n'ai pu me dégager à temps.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux +qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement +admiratif.</p> + +<p>—Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée +au milieu d'une cohue pareille.</p> + +<p>Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il +dit très doucement:</p> + +<p>—Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet +inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons +chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement +le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets +personnages.</p> + +<p>Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, +sur ce ton froid qui lui était particulier quand l'impatience +commençait à le gagner, souligné par un coup +d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus pressants.</p> + +<p>Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:</p> + +<p>—Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle +imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes +les plus atroces de mon existence!</p> + +<p>Le chevalier prit son expression la plus naïvement +étonnée.</p> + +<p>—Moi! s'écria-t-il; et comment cela?</p> + +<p>—Comment? Mais en vous jetant témérairement, +comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible. +Comment, vous ne connaissez rien du caractère du +taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, +vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la +nature l'a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur +son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main! +Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez +vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les +chances de ne pas en revenir?</p> + +<p>—Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est +précisément celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la +pauvre bête y a laissé sa vie. Et c'est grâce à vous, du +reste.</p> + +<p>—Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne +savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s'il +était en train de se moquer de lui.</p> + +<p>Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel +il n'y avait pas à se méprendre:</p> + +<p>—Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si +bien dépeint la bête, vous m'avez si bien dévoilé son +caractère et ses manières, vous m'avez si bien indiqué +et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer, +vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de son +corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si +exacte l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai +eu qu'à me souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre +vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis +à la fois étonné et honteux. Tout l'honneur du coup, +si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice.</p> + +<p>Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec +un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité +manifeste, le Torero leva les bras au ciel.</p> + +<p>—Vous avez une manière de présenter les choses +tout à fait particulière.</p> + +<p>Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata +franchement de rire. Et le Torero ne put s'empêcher de +partager son hilarité.</p> + +<p>—Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, +je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait +vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez +à être, c'est précisément, d'avoir su garder assez +de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale +manière les pauvres indications que j'ai eu le +bonheur de vous donner.</p> + +<p>—Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en +droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il +vous plaît de qualifier de merveilleux?</p> + +<p>—Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je +crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son +âme à Dieu.</p> + +<p>—Je ne vois pas...</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la +malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire +qu'il ne mourrait que de votre main.</p> + +<p>En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil +scrutateur le loyal visage de son jeune ami.</p> + +<p>—Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère +bien qu'il en sera ainsi que je désire.</p> + +<p>—Vous voyez donc bien que vous avez le droit de +m'en vouloir, dit froidement le chevalier.</p> + +<p>Le Torero secoua doucement la tête:</p> + +<p>—Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous +le voyez, je courais au secours d'une créature humaine +en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant +tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai +pas pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un +ennemi.</p> + +<p>L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.</p> + +<p>—En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne +risqueriez peut-être pour vous-même qu'à la toute dernière +extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l'eussiez +tenté en faveur d'un ennemi?</p> + +<p>—Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne +détestez-vous pas vous-même Barba Roja?</p> + +<p>Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui +pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la dénégation.</p> + +<p>Puis, il dit paisiblement:</p> + +<p>—Savez-vous à quoi je pense?</p> + +<p>—Non! dit le Torero surpris.</p> + +<p>—Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous +que notre ami Cervantes ne soit pas ici présent.</p> + +<p>De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit +auxquelles il n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit +des yeux énormes et demanda machinalement:</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, +à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à +vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les +oreilles à tout bout de champ.</p> + +<p>Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il +ajouta:</p> + +<p>—Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le +Barba Roja?</p> + +<p>—Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où +j'étais si bien écrasé que je n'ai pu en sortir.</p> + +<p>—Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura +le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir à +Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui me veut la malemort.</p> + +<p>A ce moment, une main souleva la portière qui masquait +l'entrée de la tente et un personnage entra délibérément.</p> + +<p>—Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. +Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume! +Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de +velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausses, +et ces dentelles, et ce superbe petit manteau +de soie bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, +ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au +côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et +je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois +là.</p> + +<p>Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.</p> + +<p>Le nain était vraiment superbe.</p> + +<p>Habituellement il affectait un dédain superbe pour la +toilette. Il ne pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué +qu'il était à courir la campagne. Puis, pour tout +dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses, +il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât +la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico +était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au +reste, à l'époque, la mendicité était un métier comme +un autre.</p> + +<p>Le Chico donc était habituellement en haillons. Très +propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée +la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils +soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait +de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces +beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en +comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf, +qu'il arborait ce jour-là.</p> + +<p>Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se +chargea de renseigner le chevalier.</p> + +<p>—Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est +mis dans la tête qu'il m'a de grandes obligations, alors +qu'en réalité c'est moi qui suis son obligé, le Chico est +venu me demander, comme une faveur, de m'assister +dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, +aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, +et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces +frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, +après tant d'attentions délicates. Ce qui fait qu'on +me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.</p> + +<p>—Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir +l'air le petit homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous +fera grand honneur, j'en réponds.</p> + +<p>Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, +et il le laissait ingénument voir.</p> + +<p>—Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble +maître. Puisque vous le dites, j'y ai réussi.</p> + +<p>—Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: +mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s'il +est noble seulement, puisque lui-même n'en sait rien!</p> + +<p>—Il l'est, dit le nain avec conviction.</p> + +<p>—C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il +serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.</p> + +<p>Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en +poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors +une très grande importance. Peut-être, connaissant sa +fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:</p> + +<p>—Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, +tiens!</p> + +<p>—Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.</p> + +<p>Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.</p> + +<p>—Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, +dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux). +En Espagne, c'est une profession qui anoblit.</p> + +<p>—Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?</p> + +<p>—Sans doute! Ne le saviez-vous pas?</p> + +<p>—Ma foi non.</p> + +<p>—C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur +que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant +à courir devant lui.</p> + +<p>—Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?</p> + +<p>—Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia +que je possède m'a été léguée par celui qui m'a +élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou +de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.</p> + +<p>—Vous m'en direz tant...</p> + +<p>Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner +des instructions aux deux hommes qui, en outre du +Chico, devaient l'assister dans sa course:</p> + +<p>—Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le +nain, quelle mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui +t'enrôler dans la suite de don César?</p> + +<p>Le Chico regarda fixement Pardaillan.</p> + +<p>—Vous le savez bien, dit-il.</p> + +<p>—Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux +dire!</p> + +<p>Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et +baissant la voix:</p> + +<p>—Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans +la salle souterraine, dit-il.</p> + +<p>—Quel rapport?...</p> + +<p>—Vous savez bien que don César est en péril, puisque +vous ne le quittez pas d'une semelle.</p> + +<p>—Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve +de ce dévouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu +t'offrir? C'est pour le défendre que tu as pris cette +dague qui te donne un air si crâne?</p> + +<p>Et il considérait le petit homme avec une admiration +attendrie.</p> + +<p>Le nain cependant se méprit sur la signification de +ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tête, il dit, sans +amertume:</p> + +<p>—Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse +et ma petite taille ne pourront apporter qu'une +aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre +d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner +le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis +être ce mosquito, tiens!</p> + +<p>—Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. +Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux +dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la +lutte sera terrible, la bagarre affreuse?</p> + +<p>—Je le sais, tiens!</p> + +<p>—Sais-tu que tu risques ta peau?</p> + +<p>—Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine +d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie, +vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton désabusé.</p> + +<p>—Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit +par la taille, mais tu as un grand coeur.</p> + +<p>—Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez +comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le +dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des +idées que je ne comprends pas très bien. On m'eût fort +étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles +idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce +que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, +depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot +de vous me bouleverse, et, pour mériter un compliment +de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier!</p> + +<p>Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit +homme, murmura:</p> + +<p>«Pauvre petit bougre!»</p> + +<p>Et tout haut, avec une douceur inexprimable:</p> + +<p>—Tu as raison, Chico, je comprends admirablement +ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.</p> + +<p>Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:</p> + +<p>—Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement +de tous côtés.</p> + +<p>—Qui donc m'a cherché? Vous?</p> + +<p>—Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite +hôtelière que tu connais bien.</p> + +<p>—Juana! dit le Chico qui rougit.</p> + +<p>—Tu l'as nommée.</p> + +<p>Le nain hocha la tête.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu +de ma parole?</p> + +<p>Le Chico eut une imperceptible hésitation.</p> + +<p>—Non! dit-il. Cependant...</p> + +<p>—Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.</p> + +<p>—Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...</p> + +<p>—Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela +prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais +pas les femmes.</p> + +<p>—Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? +dit le nain devenu radieux.</p> + +<p>—Je me tue à te le dire, mort-diable!</p> + +<p>—Alors?...</p> + +<p>—Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu +seras bien reçu, j'en réponds... si toutefois tu tires tes +chausses de la bagarre.</p> + +<p>—Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de +joie.</p> + +<p>—A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., +hasarda le chevalier.</p> + +<p>—Comment cela? fit naïvement le Chico.</p> + +<p>—En t'en allant avant la bataille.</p> + +<p>—Abandonner don César dans le danger! Vous n'y +pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens!</p> + +<p>—A la bonne heure! Silence, voici le Torero.</p> + +<p>—Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le +Torero en soulevant la portière, sans entrer, le moment +approche.</p> + +<p>—A vos ordres, don César.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IX</h3> + +<h3>L'ORAGE ÉCLATE</h3> + +<p>Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se +passait, dans la loge royale, un incident que nous devons +relater ici.</p> + +<p>Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait +de son nom serait admise séance tenante en sa +présence.</p> + +<p>Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan +et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et +du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment +d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière +s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à +Mme la princesse Fausta.</p> + +<p>Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, +avant de parler, indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, +qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.</p> + +<p>Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, +dit simplement:</p> + +<p>—Parlez, comte, Sa Majesté le permet.</p> + +<p>Le courrier s'inclina profondément devant le roi et +dit:</p> + +<p>—Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.</p> + +<p>D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.</p> + +<p>—Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.</p> + +<p>—Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement +le courrier à qui Fausta venait de donner le titre +de comte.</p> + +<p>Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet +d'un coup de foudre.</p> + +<p>Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta +tressaillit.</p> + +<p>Le roi sursauta et dit vivement:</p> + +<p>—Vous dites, monsieur?</p> + +<p>—Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est +plus, répéta le comte en s'inclinant.</p> + +<p>—Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.</p> + +<p>Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un +signe de tête qui n'annonçait rien de bon pour le messager +espagnol, quel qu'il fût.</p> + +<p>Fausta sourit imperceptiblement.</p> + +<p>—Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton +glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.</p> + +<p>—C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, +ma police n'est pas faite par des prêtres.</p> + +<p>—Ce qui veut dire?... gronda Philippe.</p> + +<p>—Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont +supérieurs en tout ce qui concerne l'élaboration d'un +plan, la mise à exécution d'une intrigue bien ourdie on +ne saurait attendre d'eux l'effort physique que nécessite +un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence, +le plus savant et le plus intelligent des prêtres +ne vaudra pas un écuyer consommé.</p> + +<p>—C'est juste, dit le roi radouci.</p> + +<p>—Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure +faite à l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra +que son messager aura fait toute la diligence qu'il était +permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera +ici.</p> + +<p>—Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement +à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis +en avant pour succéder au Saint-Père?</p> + +<p>On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi +ni comment était mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était +un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi!</p> + +<p>L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et +terrible jouteur.</p> + +<p>Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique +espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié? +Voila ce qui était important.</p> + +<p>Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il +était visible qu'il avait donné un effort surhumain +et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de +volonté.</p> + +<p>A la question du roi, il répondit:</p> + +<p>—On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.</p> + +<p>—Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.</p> + +<p>—On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.</p> + +<p>Le roi fit une moue significative.</p> + +<p>—On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.</p> + +<p>La moue du roi s'accentua.</p> + +<p>—Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande +partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte. +Il est certain que le conclave suivra docilement les indications +que lui donnera le cardinal Montalte.</p> + +<p>—Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un +signe de tête.</p> + +<p>—Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. +Vous en avez besoin.</p> + +<p>Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction +visible et ne se la fit pas renouveler.</p> + +<p>—Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie +l'élection du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame? +dit le roi lorsque le courrier fut sorti.</p> + +<p>—Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.</p> + +<p>—Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce +Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?</p> + +<p>—Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, +dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.</p> + +<p>—Ne vous ont-ils pas suivie ici?</p> + +<p>—Je crois que oui, sire.</p> + +<p>Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant +sur celui d'Espinosa qui répondit par un imperceptible +signe de tête.</p> + +<p>Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence +de l'autre. Elle comprit et elle pensa:</p> + +<p>«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. +Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car +ces deux fous d'amour commençaient à me gêner plus +que je n'aurais voulu.»</p> + +<p>Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était +plus:</p> + +<p>«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je +ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne +reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A présent que +Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force à me +résister?»</p> + +<p>Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir +profondément:</p> + +<p>«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! +momentanément. Ce que j'entreprends ici ne le cède en +rien en grandeur et en puissance à ce que j'avais rêvé. +Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus sûrement à +la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si +je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera +tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le +vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En +cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y serai +encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, +le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher +cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention +mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que +j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît +la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est +plus. Mon fils, du moins, sera riche.»</p> + +<p>Et avec une sorte d'étonnement:</p> + +<p>«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir +de revoir l'innocente petite créature, de la serrer dans +mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l'abri de +tout danger?...»</p> + +<p>A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa +disait:</p> + +<p>—Et vous, madame, que comptez-vous faire?</p> + +<p>Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, +grand inquisiteur d'Espagne, la désinvolture avec laquelle +il se permettait de l'interroger sur ses projets ne +laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher +en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à +son tour:</p> + +<p>—A quel sujet?</p> + +<p>—Au sujet de la succession du pape Sixte V.</p> + +<p>—Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, +en quoi cette succession peut-elle m'intéresser?</p> + +<p>D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, +avec une insistance lourde de menaces:</p> + +<p>«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès +vous a valu une condamnation à mort? N'avez-vous +pas, durant de longs mois, été la prisonnière de +celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous +annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice +et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets +momentanément abandonnés?</p> + +<p>—Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces +projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement. +Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me +verra pas me dresser sur son chemin.</p> + +<p>—Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos +conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner +l'Italie, Rome?</p> + +<p>—Non, cardinal. J'entends rester ici.</p> + +<p>Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant +s'intéresser à la course, ne perdait pas un mot de cette +conversation:</p> + +<p>—A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.</p> + +<p>Philippe II la regarda d'un air étonné.</p> + +<p>Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa +répondit pour lui:</p> + +<p>—Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous +pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi +Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous gardera près +d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.</p> + +<p>L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie +ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinée +en apparence.</p> + +<p>Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un +oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant +qui chacun se courbait et s'effaçait, elle songeait, avec +un imperceptible sourire aux lèvres:</p> + +<p>«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde +prisonnière à Séville jusqu'à ce que le pape de ton choix +soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t'en douter tu +fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me débarrassant +de Montai te et de Sfondrato.»</p> + +<p>Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, +s'écria de son air le plus aimable:</p> + +<p>—Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?</p> + +<p>—Au contraire, sire, je manifestais mon intention de +prolonger mon séjour à la cour d'Espagne. A moins que +Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.</p> + +<p>—Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! +vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort +justement, à l'instant: nous ne saurions plus nous passer +de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous +êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous +ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité +ne vous soit pas trop pénible.</p> + +<p>—Votre Majesté me comble! dit sérieusement +Fausta.</p> + +<p>En elle-même, elle songeait:</p> + +<p>«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de +mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»</p> + +<p>Cependant la deuxième course venait de s'achever +sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés +à ce service s'activaient au nettoyage de la piste. +C'était comme un entracte en attendant la troisième +course, celle du Torero.</p> + +<p>Cette course, c'était le clou de la fête.</p> + +<p>Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: +ceux pour qui elle constituait un spectacle +empoignant, qui avait le don de les passionner au plus +haut point.</p> + +<p>En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque +chose, soit qu'ils fussent affiliés à la société secrète +dont le duc de Castrana était le chef nominal, soit qu'ils +eussent été soudoyés avec l'or de Fausta. Ceux-là attendaient +le signal qui, de simples spectateurs qu'ils +étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. +Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient +infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais +qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient +pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.</p> + +<p>Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, +fort avant dans la confiance du roi ou du grand +inquisiteur, qui savaient tout—tout ce que le roi avait +consenti à avouer, bien entendu—tout le reste savait +qu'il était question de l'arrestation du Torero et que la +cour craignait que cette arrestation ne provoquât un +soulèvement populaire.</p> + +<p>Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y +avait les troupes massées par d'Espinosa dans l'enceinte +de la plazza et dans les rues environnantes.</p> + +<p>Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de +les énerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient +cette course avec la même impatience, car ils +savaient qu'elle serait le terme de leur interminable +faction.</p> + +<p>Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets +sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence +lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'était le +calme décevant qui précède l'orage.</p> + +<p>Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, +la clémence existaient pour lui en tant que mots mais +non en tant que sentiments. Et c'était cela précisément +qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait +qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n'était +pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de +sa race, en la supériorité de sa dynastie.</p> + +<p>Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette +foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, +était si impressionnant qu'il impressionna le roi.</p> + +<p>Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres +encadrant des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, +la sécurité absolue. Là, nul danger à courir. Le +regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arrêta +aux tribunes.</p> + +<p>Et Philippe se posa la question:</p> + +<p>«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes +hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, +figés là dans l'angoisse de l'attente? Combien?...»</p> + +<p>Et son oeil s'attarda sur les tribunes.</p> + +<p>Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, +par-delà les barrières et les palissades et les cordes, et +les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes.</p> + +<p>Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes +du peuple. Là, point de retraite prudemment ménagée; +là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer +de sa vie la curiosité satisfaite.</p> + +<p>Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer +un long frisson, et dans le désarroi de son esprit +fulgura cette autre question, plus terrible encore que la +première:</p> + +<p>«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien +le droit d'envoyer à la mort tant de braves gens?»</p> + +<p>Et quelque chose comme un sentiment humain qui le +surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanité, +vint estomper l'éclat de son regard si froid l'instant +d'avant.</p> + +<p>A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.</p> + +<p>—Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient +nous échapper. Tout à l'heure, dans un instant, +ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.</p> + +<p>Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.</p> + +<p>Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa +le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal, +comme une énorme tache de sang qui s'étendait sur lui, +l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du +sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce +sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en +elle.</p> + +<p>Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant +sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi +qui, à l'instant même, était presque décidé à faire grâce, +le roi redevint flottant et irrésolu.</p> + +<p>—Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles +qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à +nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune +homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler, +l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer +dans nos États, à peine de la vie?</p> + +<p>D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. +Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni +surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé +à lutter sourdement contre son orgueilleux maître +pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres +les décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.</p> + +<p>—S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en +effet, s'en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre +chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.</p> + +<p>Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc +le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? A son +tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de +toute sa volonté tenace, la volonté de d'Espinosa.</p> + +<p>Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude +jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:</p> + +<p>—Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois +remettre à plus tard son exécution.</p> + +<p>Rudement, d'Espinosa dit:</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le +châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait +être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale, +à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer +ce crime de sa vie.</p> + +<p>Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. +Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur +Fausta:</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta +pourra vous dire que je n'invente ni n'exagère rien.</p> + +<p>—Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage +peut-il vous être utile?</p> + +<p>—Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous +se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter +contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner +la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme +précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse +de vous apitoyer, sire.</p> + +<p>—Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! +Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque +à voix haute.</p> + +<p>—Je le sais, dit froidement d'Espinosa.</p> + +<p>—Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.</p> + +<p>—Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté +contre la couronne, contre la vie peut-être du roi. +Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un +instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire, +terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes +mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en +appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.</p> + +<p>Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put +s'empêcher de jeter autour d'elle ce regard du noyé qui +cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.</p> + +<p>«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par +qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés +quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a +pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je +suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes +trois braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas +sans combat!»</p> + +<p>Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité +d'un éclair, et cependant son visage demeurait +toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupçonneux, +se tournait vers elle et disait:</p> + +<p>—Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, +parlez! Expliquez-vous!</p> + +<p>Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa +droit dans les yeux:</p> + +<p>—Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de +la pure vérité.</p> + +<p>D'une voix dure, le roi demanda:</p> + +<p>—Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous +n'ayez pas cru devoir nous aviser?</p> + +<p>Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait +lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont +le courage intrépide s'était manifesté en mainte circonstance +critique, tourmentait la poignée de la mignonne +dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait +mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné +qu'un bond adroitement calculé pouvait la soustraire +au danger d'une arrestation immédiate; déjà elle +ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait +les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, +d'une voix apaisée, déclara:</p> + +<p>—J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré +que j'étais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais +je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fût mêlée +en quoi que ce soit à une entreprise folle, vouée à un +échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse +n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire +à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment +pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste +raison, que je saurais faire mon devoir.</p> + +<p>La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit +pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se +détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le +manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un +signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:</p> + +<p>«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement +voulu me donner un avertissement? Il faut savoir. +Je saurai.»</p> + +<p>Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi +daignait s'excuser en ces termes:</p> + +<p>—Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit +M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, +que je pouvais douter de tout et de tous.</p> + +<p>Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un +signe de tête d'une souveraine indifférence. Quant à +d'Espinosa il reprit d'une voix grondante:</p> + +<p>—Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, +maintenant que je vous ai montré ce que complotent +les braves gens sur le sort de qui il vous plaît de +vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du +roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le +champ libre, leur donner toutes les facilités pour l'exécution +de leur forfait.</p> + +<p>Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas +rude et violent vers la sortie.</p> + +<p>—Arrêtez, cardinal! cria le roi.</p> + +<p>D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son +maître, le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, +il se retourna posément, avec un tact admirable, +ne montrant ni trop de hâte ni trop de lenteur, et, très +calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé, +il revint se placer derrière le fauteuil du roi.</p> + +<p>—Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez +forte pour que tout le monde l'entendît dans la loge, +vous êtes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le +signalé service que vous nous rendez en ce jour.</p> + +<p>D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la +réparation qu'il espérait.</p> + +<p>—Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, +ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite +la réputation qu'on lui fait en Andalousie.</p> +<br><br><br> + + +<h3>X</h3> + +<h3>LE TRIOMPHE DU CHICO</h3> + +<p>LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche +sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait +son épée de parade.</p> + +<p>Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très +réduites. Quant à l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait +jamais fait usage, malgré les apparences, c'était une +arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers +d'un des meilleurs armuriers de Tolède.</p> + +<p>Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. +Tous les quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero +s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté +son intention d'assister à la course à cet endroit qui lui +paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.</p> + +<p>Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré +par une foule de gens qui paraissaient faire partie du +personnel nombreux engagé pour la circonstance.</p> + +<p>Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre +attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun +doute, avaient le droit d'y être.</p> + +<p>Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero +serra la main du chevalier et il alla se placer au centre +de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau +dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides +et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter +à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.</p> + +<p>Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être +lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice +s'empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant +à toutes jambes vers les barrières, qu'ils se hâtèrent +de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.</p> + +<p>Les courtisans savaient que le Torero était condamné. +Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu +de l'arène, au lieu de l'accueillir par des paroles +encourageantes, au lieu de l'exciter à bien combattre, +comme on le faisait habituellement pour les autres +champions, un silence mortel s'établit soudain.</p> + +<p>Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné +ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta +ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus +à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour +ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.</p> + +<p>Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse +déconcerta tout d'abord les rangs serrés du populaire. +Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis +l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir +impérieux de le venger séance tenante de ce que plus +d'un considérait comme un outrage dont il prenait sa +part.</p> + +<p>Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut +cette sourde hostilité d'une part, cette sorte d'irritation +d'autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi +qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé, +lui fut très pénible.</p> + +<p>Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple +se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s'éleva, +timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche +en proche, s'enfla, et finalement éclata en un tonnerre +d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire +au silence dédaigneux des courtisans.</p> + +<p>Réconforté par cette manifestation de sympathie, le +Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale +et salua, d'un geste gracieux de son épée, ceux qui lui +procuraient cette minute de joie sans mélange. Après +quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il +salua le roi qui, rigide et observateur des règles de la +plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité +de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir. +Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il +avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la +vile populace avant de le saluer, lui, le roi.</p> + +<p>Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait +chez lui une audace rare, ne fut pas compris que +du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un +murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui +redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan +qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades +dont il avait le secret, s'écria au milieu de l'attention +générale:</p> + +<p>—Bravo, don César!</p> + +<p>Et le Torero répondit à cette approbation précieuse +pour lui par un sourire significatif.</p> + +<p>Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, +avaient alors une importance considérable. +Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme +espagnol.</p> + +<p>Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer +ou insulter le roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. +C'était un crime insupportable, dont la répression +devait être immédiate.</p> + +<p>Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas +un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession +de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable +aventurier s'était permis de vouloir humilier le roi. +Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur +la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses +bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier +étranger, ce Français, était venu à la rescousse.</p> + +<p>Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par +le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait +du sang! Si une diversion puissante ne se produisait +à l'instant même, c'en était fait: les courtisans se +ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille +s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.</p> + +<p>Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la +produisit par sa seule présence.</p> + +<p>A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant +à le signaler à l'attention de tous, le nain était connu +de tout Séville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse +naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature +forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée +comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, +on imagine aisément l'effet qu'il devait produire, ses +charmes étant encore rehaussés par l'éclat du somptueux +costume qu'il portait avec cette élégance native +et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il +devait être remarqué. Il le fut.</p> + +<p>Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à +son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui +mieux est, il conquit d'emblée les faveurs d'un public +railleur et sceptique qui n'appréciait réellement que la +force et la bravoure.</p> + +<p>Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une +voix, partie on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» +Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles +et vilains, sur le point de s'entre-déchirer, oublièrent +leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, +se trouvèrent d'accord dans l'admiration.</p> + +<p>Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi +ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d'homme, +les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts. +Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les +dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait +sur toutes les lèvres féminines était le même:</p> + +<p>«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»</p> + +<p>Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais +il ne s'était trouvé à pareille fête. Car il était assez +glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il était, +malgré ses vingt ans, un peu enfant.</p> + +<p>Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel +air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant +dans son esprit une seule pensée, toujours la +même, passait et repassait avec l'obstination d'une +obsession:</p> + +<p>—Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait +voir et entendre!...</p> + +<p>Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans +la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins +elle le voyait très bien.</p> + +<p>Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce +qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru +comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle +voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles +dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien +ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans +son rêve d'adoration, c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux +que ces mêmes belles dames ne craignaient pas +de jeter effrontément sur son pâtiras.</p> + +<p>Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire +de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur +et sa confusion ni son émotion, pourtant très visibles, +l'avait doucement prise par la main, l'avait entraînée +dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y +était enfermé seul à seule.</p> + +<p>Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si +émue quand il l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des +événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous +pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutôt +long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement +rouges en sortant du cabinet.</p> + +<p>Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son +intention d'assister à la course. Aussi, le moment venu, +elle demanda à la vieille Barbara de l'accompagner. +Aussitôt, celle-ci d'éclater:</p> + +<p>—Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, +ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent +une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi, +d'une jeune fille qui se respecte!</p> + +<p>Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, +ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places +réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et +que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait +seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:</p> + +<p>—Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc +d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables +de faire respecter leur jeune maîtresse et de la +défendre au besoin!—Suis-je donc si vieille, si impotente +que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai +avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, +je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice +Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.</p> + +<p>C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles +étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana, +moins favorisée que la Giralda, n'avait pu pénétrer +jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège pour +s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, +elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait +les péripéties des différentes courses que par +ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle +était là.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle avait vu—si nous pouvons ainsi +dire—la téméraire intervention de Pardaillan, et son +coeur avait battu à coups précipités. Mais, au souvenir +des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle +avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:</p> + +<p>«N'y pensons plus.»</p> + +<p>Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El +Chico!» son petit coeur se remit à battre comme il +avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait +pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de +grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe +des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir +le nain.</p> + +<p>Et, cependant, elle entendait les acclamations qui +s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela +quelques minutes plus tôt l'eût bien surprise.</p> + +<p>Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico +qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne +dans son superbe et luxueux costume—du moins, ainsi +le dépeignaient tant de nobles dames—il lui semblait +que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante +qu'elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il +lui semblait que ce devait être un autre, qu'il y avait +erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi +ni comment, avec des envies folles de rire et de +pleurer, elle cria:</p> + +<p>—Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse +voir!...</p> + +<p>D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, +que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première +fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement +dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eût pas +soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car +elle sentait confusément que quelque chose d'anormal +et d'extraordinaire se passait dans l'âme de son +enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la +foule, assise sur sa robuste épaule.</p> + +<p>C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans +toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux +comme si elle ne l'eût jamais vu, comme si ce ne fût +pas là le même Chico avec qui elle avait, été élevée, le +même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire +souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à +l'égard de qui elle pouvait tout se permettre.</p> + +<p>C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de +changé, si ce n'est son costume et un petit air crâne et +décidé qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était +toujours le même, c'est donc que quelque chose qu'elle +ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!...</p> + +<p>Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, +et, comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur +les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir +ce qu'elle disait, avec un regard de colère et de +défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:</p> + +<p>—C'est à moi, cette poupée! à moi seule!</p> + +<p>Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces +moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement +chaussés, battant dans le vide, se mirent à tambouriner +frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara, +qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois, +se mit à beugler:</p> + +<p>—Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? +que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon +coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!</p> + +<p>Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle +avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» +elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux:</p> + +<p>«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, +ces éhontées! Elles me rendraient folle!</p> + +<p>Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir +machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement +était grand, et elle considéra un moment avec +une inquiétude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait +ne plus avoir toute sa raison.</p> + +<p>Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience +qui lui restait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant +la matrone par la main, elle l'entraîna violemment, +en disant d'une voix coupée de sanglots:</p> + +<p>—Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une +minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus +entendre!</p> + +<p>Et, avec une inconscience qui assomma littéralement +la nourrice, elle ajouta:</p> + +<p>—Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire +à cette course!</p> + +<p>C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de +la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa +à la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait +le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle échappa +à la mort qui planait sur cette multitude de curieux.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XI</h3> + +<h3>VIVE LE ROI CARLOS!</h3> + +<p>Cependant le taureau avait été lâché.</p> + +<p>Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la +lumière éclatante, succédant sans transition à l'obscurité +d'où il sortait, il s'arrêta, indécis, humant l'air, +frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.</p> + +<p>Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis +il fit quelques pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, +lui présentant sa cape déployée.</p> + +<p>Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau +de satin écarlate qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout +de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.</p> + +<p>Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui +ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, +empoigné par la tragique grandeur de cette lutte +inégale, suivait avec une attention passionnée les phases +de la passe.</p> + +<p>Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le +choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le +taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la +cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau +d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.</p> + +<p>La seconde d'après, les spectateurs haletants virent +don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait +avec autant d'aisance et de tranquillité qu'il eût pu en +montrer dans son intérieur paisible.</p> + +<p>Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace +exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables. +Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir. +Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste +émerveillé.</p> + +<p>Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se +rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa +cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant +le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement +devant elle.</p> + +<p>La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra +que l'étoffe. Elle retourna à la charge et frappa +à gauche. Le Torero, par une série de balancements du +corps, évitait les coups et lui présentait toujours l'étoffe. +Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau +suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir +toucher autre chose que ce leurre qu'on lui présentait.</p> + +<p>Et les acclamations se firent délirantes.</p> + +<p>Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas +d'un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero +prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits +que le dernier des capéadores exécute sans sourciller +aujourd'hui.</p> + +<p>Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque +chose comme trois siècles avant que ne fussent +créées et mises en pratique les règles de la tauromachie +moderne.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues +à l'époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, +avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à +juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule.</p> + +<p>Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne +portait, s'arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il +pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le +sol de son mufle et recula pour prendre son élan.</p> + +<p>Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en +avant et en dehors de la ligne de son corps. En même +temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus +près possible, et, avançant un pied, il provoqua la bête.</p> + +<p>Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant +la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement +la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En +même temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant +un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger +les pieds.</p> + +<p>Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape +trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et +se présenta de nouveau devant la bête.</p> + +<p>Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son +épée le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au +passage.</p> + +<p>Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur +et d'angoisse, laissa éclater sa joie, et, à la considérer, +hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu'elle venait +soudain d'être prise de folie. Les uns criaient, d'autres +applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là +des sanglots convulsifs.</p> + +<p>Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient +le résultat de la réaction qui se produisait. C'est que, +pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué +sa fureur, attendait l'assaut de la bête sans reculer +d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse étreignait +les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire +que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans +les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément +les mouvements violents de la brute qui, seule, +attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait +à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient +portés.</p> + +<p>Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre +celui qui lui rappelait son déshonneur d'époux, le +roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par +la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.</p> + +<p>Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait +s'empêcher de frémir en songeant qu'un faux pas, un +faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient +provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait +l'espoir de ses rêves d'ambition.</p> + +<p>Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait +injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement +longs où l'homme, impassible, subissait l'attaque +furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient +cependant qu'il était condamné, faisaient des +voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient +portés.</p> + +<p>Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé +de la foule, se transforma en admiration frénétique, et +l'enthousiasme déborda, délirant, indescriptible. +Mais ce n'était pas fini.</p> + +<p>Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. +Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait +jamais la bête, il s'imposait à lui-même de la chasser de +la piste, seul, par ses propres moyens.</p> + +<p>Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et +variés, semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec +tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de +sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette +porte et amener le taureau à foncer une dernière fois +sur lui.</p> + +<p>Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la +brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste. +Il avait l'espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. +Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait +que s'effacer à droite ou à gauche.</p> + +<p>Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, +emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât +seulement un centième de seconde, et c'en était fait de +lui. C'était l'instant le plus critique de sa course.</p> + +<p>La multitude savait tout cela. On respira longuement, +on reprit des forces, en vue de supporter les émotions +violentes de la fin de cette course.</p> + +<p>Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero +aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la +dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé +lui-même.</p> + +<p>Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait +cependant lui être refusée, car c'était l'instant qui +avait été choisi précisément pour son arrestation.</p> + +<p>Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante +bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir +jusqu'au bout la tâche qu'il s'était imposée de +mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les +troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions +en vue de l'événement qui allait se produire.</p> + +<p>Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, +par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies +nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses, +destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie +il y avait.</p> + +<p>Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux +gradins, c'est-à-dire qu'elles prenaient position du côté +où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins +étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement +triés, et sur lesquels, par conséquent, le +grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait +nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était +naturellement gardé par ceux qui l'occupaient en ce +moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant, +des combattants.</p> + +<p>Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait +éclater la révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient +à s'écraser, attendant en silence et dans un ordre +parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la +piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.</p> + +<p>S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses +compactes d'hommes d'armes casqués et cuirassés, +sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et +les principales maisons en bordure de la place, chargés +de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se +trouvait prise entre deux feux.</p> + +<p>Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient +donc qu'à entraîner le condamné du côté des gradins +où ils n'avaient que des alliés.</p> + +<p>Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons +de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait +en détournant l'attention des spectateurs, concentrée +sur les passes audacieuses qu'il exécutait en vue +d'amener le taureau en face de la porte de sortie.</p> + +<p>Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire +qu'il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient +peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner +et ébaucha un sourire railleur.</p> + +<p>Au début de la course du Torero, il n'avait autour de +lui qu'un nombre plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, +d'employés aux basses besognes, qui avaient quitté précipitamment +la piste au moment de l'entrée du taureau +et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant +de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer +leur besogne.</p> + +<p>Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention +à ces modestes travailleurs. Mais, au fur et à mesure +que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la +métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers.</p> + +<p>Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient +tenus, comme il convenait, modestement à l'écart, armés +de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. +Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient +des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des +attitudes qui trahissaient une condition supérieure à +celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.</p> + +<p>Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait +d'où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se +massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à +ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient +s'entendre à merveille.</p> + +<p>Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine +d'hommes qui semblaient obéir à un mot d'ordre +occulte.</p> + +<p>Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement +comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns +de ces étranges ouvriers s'occupaient à scier les +poteaux de la barrière.</p> + +<p>Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop +étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis +que les autres s'efforçaient de masquer cette bizarre +occupation.</p> + +<p>Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, +et, avec cette mémoire merveilleuse dont il était +doué, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille +à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.</p> + +<p>«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde +d'honneur que Fausta destine à son futur roi d'Espagne, +ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien +gardé, et je crois décidément qu'il se tirera sain et sauf +du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là, +le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent +de scier, et, au même instant, ils entoureront celui +qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien.»</p> + +<p>Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait +peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour +lui-même. Il n'y pensa pas.</p> + +<p>A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder +une importance qu'ils n'ont pas, notre héros était +peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il +était ainsi fait, nous n'y pouvons rien.</p> + +<p>«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. +Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en +partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les +passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don +César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire +adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le +taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière +fois sur lui et irait s'enfermer lui-même dans l'étroit +boyau ménagé à cet effet.</p> + +<p>A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne +payât de sa vie, au moment suprême d'en finir, sa trop +persistante témérité.</p> + +<p>C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et +tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue +lutte ou tomberait, frappé à mort.</p> + +<p>Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient +d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde +et regarda attentivement.</p> + +<p>Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, +il se retourna et aperçut à quelques pas de lui +Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait +comme une proie couvée.</p> + +<p>«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux +pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des +pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»</p> + +<p>Mais les événements les plus futiles en apparence +avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification +dont il s'efforçait de dégager la cause séance +tenante.</p> + +<p>«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté +la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n'est +pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler. +Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle +il court infructueusement depuis si longtemps?</p> + +<p>Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt +qui n'était qu'à, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, +et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui +l'entouraient et alors il tressaillit.</p> + +<p>«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire +narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d'une +compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne +cette assurance imprévue.»</p> + +<p>Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils +et il ajouta en lui-même:</p> + +<p>«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une +compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, +il viendrait m'arrêter?»</p> + +<p>En même temps, d'un geste machinal, il assurait son +ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout +événement.</p> + +<p>Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il +était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant, +son esprit travaillait et il s'attendait à tout.</p> + +<p>A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations +éclata, saluant la victoire du Torero.</p> + +<p>Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une +dernière fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre +celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui +avec une audace rare, il était allé s'enfermer lui-même +dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se refermant +derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.</p> + +<p>Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations +délirantes, la salua de son épée et se dirigea +vers l'endroit où il avait, dès le début de la course, +aperçu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement +hommage de son trophée.</p> + +<p>Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait +sous une poussée violente et les cinquante et quelques +gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient +que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes +parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par l'enthousiasme +de sa victoire, mais en réalité pour lui faire +un rempart de leurs corps.</p> + +<p>A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir +circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la +piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche +de leurs arquebuses allumée, prêts à faire feu devant les +rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre +imprévue.</p> + +<p>En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, +se dirigeait à la rencontre du Torero.</p> + +<p>Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas +la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne +comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entraînaient +dans la direction opposée à celle où il voulait aller.</p> + +<p>En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face +d'un homme seul, qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, +qui avait trouvé quelque peu ridicule qu'on l'obligeât à +prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre +que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait +cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être +obligé de courir après un groupe compact, deux fois +plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le +dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent +pas disposés à se laisser faire.</p> + +<p>Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait +lui glisser entre les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne +sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien +sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir, +comme lui, le respect de l'autorité dont il était le représentant, +l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:</p> + +<p>«Au nom du roi!... Arrêtez!»</p> + +<p>Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer +et qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour cueillir son +prisonnier.</p> + +<p>Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient +ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect +de l'autorité. Ils ne s'arrêtèrent donc pas.</p> + +<p>Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait +de désespoir les poils de sa moustache grisonnante, +ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre, +comme un soufflet violent, le roi qui assistait, +impassible, à cette scène:</p> + +<p>«Vive don Carlos!»</p> + +<p>Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du +roi comme un coup de masse qui les effara.</p> + +<p>Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même +instant des milliers de voix vociférèrent en précisant +plus explicitement:</p> + +<p>«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»</p> + +<p>Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi +effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une +traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit +se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos, +qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on +expliquait: Carlos, c'était le Torero lui-même.</p> + +<p>Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre +fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine. +Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un +roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple, +saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères +et saurait y compatir; mieux, y remédier.</p> + +<p>Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule +l'apprenait en un moment inappréciable. Et, rendons-leur +cette justice, la plupart de ces hommes du peuple +n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait +arrêter le Torero, leur dieu!</p> + +<p>Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre +roi, peu leur importait. Pour eux, c'était le Torero.</p> + +<p>Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du +Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se +laisser enlever bénévolement leur idole!</p> + +<p>Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous +ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros, +venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent +littéralement furieux, se changèrent en combattants +prêts à répandre leur sang pour la défense du +Torero.</p> + +<p>Comme par enchantement—apportées par qui? distribuées +par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en +occupait!—des armes circulèrent, et ceux qui n'avaient +rien, sans savoir comment cela s'était fait, se virent dans +la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, +qui un pistolet chargé.</p> + +<p>Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée +en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées, +la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.</p> + +<p>Un vieil officier, commandant une partie des troupes +royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale +qui s'apprêtait.</p> + +<p>—Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, +ou je fais feu!</p> + +<p>Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation +de la foule, cria, en réponse:</p> + +<p>«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger +vos arquebuses!</p> + +<p>Une autre voix entraînante hurla:</p> + +<p>«En avant!»</p> + +<p>Et ils allèrent de l'avant.</p> + +<p>Et le vieil officier mit à exécution sa menace.</p> + +<p>Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres +dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs, +les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots +rouges.</p> + +<p>Si les officiers qui commandaient là avaient pris la +précaution élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes +ayant le temps de recharger les arquebuses—opération +assez longue—pendant que d'autres auraient fait +feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et +étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui +n'avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer +aux balles.</p> + +<p>Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, +les soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent +pas l'ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne. +Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant +déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir +le choc à l'arme blanche.</p> + +<p>La partie devenait presque égale en ce sens que, si les +soldats casqués et cuirassés de buffle ou d'acier offraient +moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci +avaient sur eux la supériorité du nombre.</p> + +<p>Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné +de part et d'autre.</p> + +<p>Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses +partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations, +ses menaces, malgré sa défense désespérée.</p> + +<p>Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. +En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous +les côtés, il en surgissait.</p> + +<p>C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos—comme +ils disaient—aux vingt soldats chargés de l'appréhender +n'était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, +qui ne manqueraient pas de leur barrer la +route.</p> + +<p>Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait +admirablement le champ de bataille sur lequel il +devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement +organisé l'enlèvement. Car, c'était, en +somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.</p> + +<p>L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait +être, et il était, en effet, rigoureusement suivi.</p> + +<p>Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une +sortie où l'on se fût heurté à des troupes de gentilshommes +et de soldats, mais vers les coulisses de l'arène. +Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte +même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.</p> + +<p>D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir +que le Torero serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas +de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats. +Il avait donc négligé d'occuper ces coulisses. C'était +précisément sur quoi comptait Fausta.</p> + +<p>Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des +groupes d'hommes à elle étaient postés. On se passa le +Torero de main en main jusqu'à ce qu'il fût amené +devant une maison qui appartenait à l'un des conjurés.</p> + +<p>Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir +comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite, +derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue, +avec mission d'empêcher de passer quiconque tenterait +de sortir de la place.</p> + +<p>Comme toujours en pareille circonstance, les soldats +gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne +s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.</p> + +<p>L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à +Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance, +dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit +ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enfermé, pour +plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les +apparences d'une prison.</p> + +<p>Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux +mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré +sa résistance désespérée?</p> + +<p>C'est qu'il pensait à la Giralda.</p> + +<p>Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait +songé qu'à elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas +existé pour lui. Et, en se débattant entre les mains de +ceux qui l'entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette +clameur retentissait sans cesse:</p> + +<p>«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que +je pressens, quel sort sera le sien?»</p> + +<p>Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire +en peu de mots:</p> + +<p>Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant +la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, +la Giralda, au premier rang, se trouvait une +des plus exposées, et, à moins d'un hasard providentiel, +elle devait infailliblement tomber à la première décharge.</p> + +<p>Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait +pas la gravité des événements, elle s'était dressée +instinctivement en s'écriant:</p> + +<p>«Que se passe-t-il donc?»</p> + +<p>Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette +place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions +préalables:</p> + +<p>—On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui +rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers +d'admirateurs résolus à l'entraver de leur mieux. +Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez +pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions +dont beaucoup seront mortels.</p> + +<p>De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: +on voulait arrêter le Torero.</p> + +<p>—Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime +a-t-il commis?</p> + +<p>Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, +elle avait voulu s'élancer, courir au secours de l'aimé, +lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel +qu'il fût.</p> + +<p>Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les +deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés +là uniquement à son intention à elle.</p> + +<p>Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, +renforcés pour la circonstance.</p> + +<p>La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, +les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle +pour lui barrer le chemin; d'autre part, le même cavalier +empressé la saisit au poignet d'une main robuste, +et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:</p> + +<p>—Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.</p> + +<p>—Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.</p> + +<p>Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier +de toutes ses forces:</p> + +<p>—A moi! On violente la Giralda... la fiancée du +Torero!</p> + +<p>Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui +avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom, +aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant +de son titre de fiancée en semblable occurrence, +avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes +de Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de +sainteté aux yeux du populaire.</p> + +<p>Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et +comme tel commandait en son absence, comprit le danger. +Il eut, à son tour, une inspiration, et, la lâchant +aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il croyait irrésistibles:</p> + +<p>—Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable +Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi +vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon +est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi +certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet +escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent +au nez et à la barbe des soldats chargés de +l'arrêter?</p> + +<p>—Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement +à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.</p> + + +<p>Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:</p> + +<p>—Il faut que je le rejoigne à l'instant.</p> + +<p>—Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans +moi, vous ne passerez jamais à travers cette multitude!</p> + +<p>La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de +l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant +l'impassibilité des compagnons qui l'entouraient et qui +ne bougeaient—pour cause—elle eut un geste de +déception douloureuse.</p> + +<p>—Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous +jure que vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis un +admirateur passionné du Torero et suis trop heureux +de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.</p> + +<p>Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait +pas à ses hommes, ceux-ci se hâtaient de lui +livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long. +Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de +son fiancé.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule +dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans +songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin +et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut +s'élancer.</p> + +<p>Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers +qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d'elle +Alors, elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa voix +fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui éclata +comme un tonnerre à cet instant précis.</p> + +<p>Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, +jetée sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses +la happaient, la maintenaient immobile, tandis que +la voix railleuse du cavalier murmurait:</p> + +<p>—Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci +je te tiens bien, et tu ne m'échapperas pas!</p> + +<p>Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût +apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur +ce ton à la fois grossier et menaçant, et elle reconnut +Centurion. Elle se sentit perdue.</p> + +<p>Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, +lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda, +trop tard, hélas! comment elle avait pu être +aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue +de ces mufles de fauves qui suaient le crime.</p> + +<p>Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté +de son bien-aimé César, elle n'avait pas même songé à +les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait +maintenant.</p> + +<p>Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie +ses ailes et s'abandonne en tremblant à la main cruelle +qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle +ferma les yeux et s'évanouit.</p> + +<p>La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme +un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, +il commanda:</p> + +<p>—En route, vous autres!</p> + +<p>Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du +peloton, qui s'ébranla et partit à toute bride.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XII</h3> + +<h3>L'ÉPÉE DE PARDAILLAN</h3> + +<p>Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc +avait échoué dans sa tentative d'assassinat sur +la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué +à la suite de quels combats et quels déchirements +intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette +besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait +avec une violence de langage qu'il n'eût, certes, pas +tolérée chez un autre.</p> + +<p>Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche +en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la +haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa +mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule +laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins +bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était +résigné à l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'était +terminée.</p> + +<p>Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans +les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit +Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours +dans sa chambre, à ressasser sans trêve son humiliante +aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus +violentes et les plus variées.</p> + +<p>Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution +qu'il traduisit à haute voix en grognant d'une voix +qui n'avait plus rien d'humain:</p> + +<p>«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, +protégé par tous les suppôts d'enfer, d'où il est +certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque +moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il +vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais pas le +front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi +et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste +plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir +moi-même. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait +grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»</p> + +<p>Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout +son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant +dans l'eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il +se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après +avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis, +il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la +plus propre à réhabiliter sa mémoire.</p> + +<p>La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en +aperçût jusque vers une heure de l'après-midi.</p> + +<p>Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien +oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée +qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre, +contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la +place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer convenablement.</p> + +<p>Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable +geste, on frappa violemment à sa porte.</p> + +<p>«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. +Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons +que j'ai placés chez Fausta!»</p> + +<p>Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait +cria à travers la porte:</p> + +<p>—Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! +De la part de la princesse Fausta!</p> + +<p>«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, +ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»</p> + +<p>Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:</p> + +<p>«Fausta!...»</p> + +<p>L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un +vacarme étourdissant en criant à tue-tête:</p> + +<p>«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de +première importance.»</p> + +<p>«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce +braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever +tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce +que nous veut Fausta.»</p> + +<p>Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.</p> + +<p>Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il +à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?</p> + +<p>Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au +spadassin était de nature à changer ses résolutions, +puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à +la corrida royale.</p> + +<p>Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions +ou les conseils de Centurion devaient être +particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui +avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se fâcher +tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter +par la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de +lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et +indignes d'un gentilhomme.</p> + +<p>Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut +trouver les mots qui convainquent, ou que la haine +aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de +lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par +se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida +pas.</p> + +<p>Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux +que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, +dans le couloir circulaire de la plazza, semblant +guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de soldats +espagnols.</p> + +<p>Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes +à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque +le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa +à les suivre, tout en surveillant l'ancien maître d'armes +du coin de l'oeil.</p> + +<p>Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à +entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa +rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la +route.</p> + +<p>Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats +qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eût été +réellement leur chef.</p> + +<p>En toute autre circonstance et en présence de tout +autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin +sans hésitation, d'autant plus que les forces qui se présentaient +à lui étaient assez considérables pour conseiller +la prudence, même à Pardaillan.</p> + +<p>Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un +ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites, qu'il +savait être très douloureuses pour l'amour-propre du +bretteur réputé.</p> + +<p>Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait +que cet ennemi avait, jusqu'à un certain point, le droit +de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan, +n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.</p> + +<p>Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit +puisqu'il lui criait d'un ton provocant:</p> + +<p>—Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. +J'ai deux mots à vous dire.</p> + +<p>Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.</p> + +<p>Mais il y avait une autre considération qui avait à +elle seule plus d'importance encore que tout le reste: +c'est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions, +se présentait à la tête d'une troupe d'une centaine +de soldats. Se dérober dans de telles conditions +lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une +lâcheté—le mot était dans son esprit—dont il était +incapable.</p> + +<p>Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans +l'esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de +l'avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable +d'une félonie.</p> + +<p>Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre +les défenseurs du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, +glacial, hérissé, d'autant plus furieux que, du coin de +l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain +du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de +l'autre côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, +il se trouvait pris entre deux troupes d'égale force.</p> + +<p>Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé +dans un traquenard d'où il ne lui semblait pas possible +de se tirer, à moins d'un miracle.</p> + +<p>Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger +qu'il courait, il se fût fait tuer sur place plutôt que de +paraître reculer devant la provocation qu'il devinait +imminente.</p> + +<p>A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui +domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous, +avec cette terrible froideur qui, chez lui, dénotait une +puissante émotion, il répondit:</p> + +<p>—Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! +Leclerc qui se prétend un maître en fait d'armes et qui +est moins qu'un méchant prévôt... un écolier médiocre! +Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise +est mort pour lui voler son nom et le déshonorer +en l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui +vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait +pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire +de Bussi, s'il était encore de ce monde!</p> + +<p>En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi +anormales, après sa tentative d'assassinat si récente et +sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes à être +accueilli par une bordée d'injures comme on savait les +prodiguer à une époque où tout se faisait avec une +outrance sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait +pas à être touché aussi profondément. Ce démon de +Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers, +ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous +cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce +qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître +invincible!</p> + +<p>Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il +accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il +croyait dédaigneux et qui n'était qu'une grimace. Il +souriait, mais il était livide.</p> + +<p>Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une +réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne +trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta +de grincer:</p> + +<p>—C'est moi, oui!</p> + +<p>—Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, +la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle +aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même +lorsque vous tentâtes de m'assassiner?</p> + +<p>Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient +à chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il +eût voulu poignarder à l'instant même. Il tira la longue +rapière dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler, +il hurla, les yeux hors de l'orbite:</p> + +<p>—Misérable fanfaron!</p> + +<p>Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules +et continua:</p> + +<p>—Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout +à l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si +j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant +mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler, +plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous +croyez un maître et vous l'êtes en effet: un maître +fuyard!</p> + +<p>Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du +coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait +autour de lui.</p> + +<p>En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de +faire bonne contenance sous les douloureux coups +d'épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il +n'était venu là que pour détourner son attention en +excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.</p> + +<p>Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils +s'étaient terrés jusque-là.</p> + +<p>Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large +de plus d'une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui +avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c'était +la piste. En face de lui, c'était le couloir qui tournait +sans fin autour de la piste.</p> + +<p>En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit +réservé au populaire. Derrière lui, c'était toujours +le même couloir, ayant en bordure les gradins occupés +par les gens de noblesse. Enfin, à sa droite, il y avait un +large couloir aboutissant à l'endroit où se dressaient les +tentes des champions.</p> + +<p>Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, +sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis +une troisième compagnie étaient venues se joindre à la +première et s'étaient placées là en masses profondes.</p> + +<p>Environ quatre cents hommes se trouvaient là.</p> + +<p>Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir +que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire, +être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que +les troupes, manquant de front pour se déployer, s'étendaient +en profondeur.</p> + +<p>Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt +ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise +chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait +être tentée, même par un Pardaillan.</p> + +<p>Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, +trouver assez d'espace pour non pas tenter une défense +impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant +parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites +qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce +côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise +qui ne fût occupé.</p> + +<p>En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, +l'encerclement était complet, et Pardaillan se +trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de +près d'un millier de soldats.</p> + +<p>Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc +ne s'était placé d'un air provocant sur sa route, +il est à présumer qu'il ne se fût pas laissé acculer ainsi. +Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait +réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que +la manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été +coupée.</p> + +<p>Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, +résolut de lui tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne +se croyait pas, nous l'avons dit, directement menacé, +L'eût-il cru que sa résolution n'eût pas varié. Mais, +comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait +attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut +pas longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en +voulait.</p> + +<p>Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, +et, en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait +la situation telle qu'elle était, avec ce sang-froid +qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il sentît le sang +battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:</p> + +<p>«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais +laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je +besoin de m'arrêter pour répondre à ce spadassin que +j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au +large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus +chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable +lui-même ne m'en tirerait pas.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. +Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses, +avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré. +La piste était envahie, le sang coulait à torrents.</p> + +<p>De part et d'autre, on se portait des coups furieux, +accompagnés d'injures, de vociférations, d'imprécations, +de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero, +cause involontaire de cette effroyable boucherie, était +enlevé par les hommes de Fausta.</p> + +<p>Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant +Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'était +rétréci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit +espace de libre.</p> + +<p>Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt +dit avec un accent grave:</p> + +<p>—Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde +autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armés +qui te serrent de près. Tout cela, c'est mon oeuvre à moi. +Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance +humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon +étreinte!</p> + +<p>—Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré +celui-ci—d'un geste de mépris écrasant il désignait +Bussi, livide de fureur—j'ai vu celui-ci que j'ai +connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se +jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de +bourreau; j'ai vu ceux-là—il désignait les officiers et +les soldats qui frémirent sous l'affront—ceux-là qui ne +sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis +à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai +vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai +vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et +immondes s'avancer en rampant, prêtes à la curée, et +me suis dit que, pour compléter la collection, il ne manquait +plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes apparue!</p> + +<p>Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans +sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon?</p> + +<p>Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement +sa moustache, honteux qu'il était du rôle qu'on lui +faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant +Pardaillan de la main:</p> + +<p>—Arrêtez cet homme!</p> + +<p>L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:</p> + +<p>—Un instant, mort-diable!</p> + +<p>Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était +pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement +vers lui et, sans cacher le mécontentement qu'elle +éprouvait:</p> + +<p>—Perdez-vous la tête, monsieur?</p> + +<p>—Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, +le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé +et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable! +Je ne suis venu ici que pour cela, moi!</p> + +<p>Fausta le considéra une seconde avec un étonnement +qui n'avait rien de simulé. Très sincèrement, elle le crut +soudainement frappé de démence. Elle baissa d'instinct +le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoyé:</p> + +<p>—Vous voulez donc vous faire tuer?</p> + +<p>Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, +et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta:</p> + +<p>—Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan +ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle.</p> + +<p>Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte +secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que, sûr +de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats +qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa +réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait +tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, +qu'elle traduisit en grondant:</p> + +<p>—Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?</p> + +<p>—Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni +pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne +le tuerai pas, soyez tranquille.</p> + +<p>Il prit un temps pour produire son petit effet avec +plus de force et, avec une insouciance affectée:</p> + +<p>—Je me contenterai de le désarmer.</p> + +<p>Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait +si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle était payée +pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais +jurer de rien.</p> + +<p>Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant +à la prise de corps de celui qu'on pouvait considérer +comme prisonnier.</p> + +<p>Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.</p> + +<p>—Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, +j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi +seul sais ce qu'il m'en a coûté. De grâce, je vous en +prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou je ne +réponds de rien.</p> + +<p>Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. +Fausta comprit que le contrarier ouvertement +pouvait être dangereux.</p> + +<p>—Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre +guise.</p> + +<p>Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:</p> + +<p>—Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il +n'échappera pas au sort qui l'attend.</p> + +<p>Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux +aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet +entretien particulier:</p> + +<p>—Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne +pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner +au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses +leçons dont vous seul avez le secret? Voyez +l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver +témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la +défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger?</p> + +<p>Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc +était brave. Mais d'où venait donc qu'il osât +l'appeler en combat singulier devant cette multitude de +soldats, lesquels seraient témoins de son humiliation? +Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il +serait vainqueur.</p> + +<p>Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait +quelque coup de traîtrise.</p> + +<p>Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme +pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, +par-derrière.</p> + +<p>Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, +qu'on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur +côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête +pour chasser les pensées qui l'importunaient, et, de sa +voix mordante:</p> + +<p>—Et, si je vous disais que, dans les conditions où +il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre +défi?</p> + +<p>—En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté +en prétendant m'avoir désarmé. Je dirai—continua +Bussi en s'animant—que le sire de Pardaillan est un +fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, s'il +le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai +recours au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec +les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant +vous tous qui m'entendez et nous regardez!</p> + +<p>Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et +leva sa rapière comme pour en cingler le visage du +chevalier.</p> + +<p>Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation +inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier, +quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure +de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.</p> + +<p>Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua +pas cette réprobation.</p> + +<p>Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et +ce simple geste suffit pour que le maître d'armes n'achevât +pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un +frisson sur la nuque du provocateur:</p> + +<p>—Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.</p> + +<p>Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son +index sur la poitrine de Bussi:</p> + +<p>—Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous +savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous +êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser, +vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien, +Jean Leclerc, je vais te tuer!</p> + +<p>Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la +main. C'était cette épée qui n'était pas à lui, cette épée +qu'il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion +et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte +au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même +pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la +changer.</p> + +<p>Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons +lui revenaient en foule, et une vague inquiétude +l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le +considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à +quoi s'en tenir.</p> + +<p>Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc +comme s'il eût voulu le fouiller jusqu'au fond de l'âme +Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute +rien de bon, car il revint à son épée.</p> + +<p>Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer +et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et +n'avait rien découvert d'anormal. Cette fois encore, l'épée +lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit +aucune tare.</p> + +<p>Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose +qui gisait là, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à +découvrir, faute du temps nécessaire à l'étudier minutieusement, +comme il eût fallu.</p> + +<p>Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière +étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues, +bougonna d'une voix railleuse:</p> + +<p>—Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons +pas.</p> + +<p>Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:</p> + +<p>—Quand vous voudrez, monsieur!</p> + +<p>Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il +paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de +lui, campé dans une attitude irréprochable.</p> + +<p>Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:</p> + +<p>—Le sort en est jeté!</p> + +<p>Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents +serrées, il croisa le fer en murmurant:</p> + +<p>—Allons!</p> + +<p>Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le +voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un +soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait +éclairé furtivement son regard.</p> + +<p>«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers +cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien +manigancer ce scélérat!»</p> + +<p>Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa +fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son +adversaire.</p> + +<p>L'engagement ne fut pas long.</p> + +<p>Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente +réserve et se mit à charger furieusement.</p> + +<p>Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups +et soudain, d'une voix éclatante:</p> + +<p>—Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je +vais te désarmer!</p> + +<p>A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement +plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il +eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs, +le laissait faire complaisamment, espérant qu'il finirait +par se trahir et découvrir son jeu.</p> + +<p>Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient +rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa +prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme +pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa +son épée de toute sa force.</p> + +<p>Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, +émerveillés, virent ceci:</p> + +<p>La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force +irrésistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de +Bussi, s'éleva dans les airs, décrivit une large parabole +et alla tomber dans la piste.</p> + +<p>—Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.</p> + +<p>Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta +de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, +visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de +le toucher, porta son coup et, comme s'il eût craint que, +même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un bond en +arrière et se mit hors de sa portée.</p> + +<p>Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait +sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de +gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de +cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de +toucher l'invincible Pardaillan.</p> + +<p>Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan +était allée tomber sur la piste.</p> + +<p>En effet, on se tromperait étrangement si on croyait +sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son +Adversaire.</p> + +<p>La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, +habilement maquillée, mais la poignée était restée dans +la main du chevalier.</p> + +<p>En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé +son adversaire et la piteuse comédie qu'il venait de jouer +était de l'invention de Centurion, qui avait vu là le +moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé +de lui demander, et de se venger en même temps par +une humiliation publique de celui qui l'avait corrigé +vertement en public.</p> + +<p>Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de +loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main +crispée de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche, +avait pu voir voler la lame, pour la plupart des +spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, +le terrible Français avait trouvé son maître.</p> + +<p>Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se +trouva que son épée, alors qu'il s'était fendu sur son +adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée +avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques +gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de +pourpre la main de Pardaillan.</p> + +<p>Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, +ce sang permettait de croire à une blessure plus sérieuse.</p> + +<p>Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un +tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers +rangs, purent voir de près, dans tous ses détails, +la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.</p> + +<p>Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la +main du chevalier. Ils comprirent que, s'il était désarmé, +ce n'était pas du fait de l'adresse de Bussi, mais +par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la réflexion, +cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.</p> + +<p>Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement +bien compréhensible en voyant sa lame s'envoler +dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naïvement à un +accident.</p> + +<p>Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse +pût oblitérer le sens de l'honneur et même le simple +bon sens d'un homme réputé brave et intelligent, +jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser jusqu'à ourdir +une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi +niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette +grossière comédie?</p> + +<p>Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui +avait été d'admettre qu'une perfidie semblable était possible. +Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si +risible, que, malgré lui, oubliant tout, il était parti d'un +éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.</p> + +<p>Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson +le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant +dans les rangs pressés des soldats espagnols, +comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il commença +de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement +les perfides conseils de Centurion.</p> + +<p>C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait +irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, +furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, +l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien +garder son sang-froid dans les passes les plus critiques, +il était tout à fait hors de lui, et se sentait incapable de +se modérer, encore moins de raisonner ses impressions.</p> + +<p>—Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure +faite à son amour-propre, un homme s'avilisse à ce +point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc! +Mort du diable! il faut que ce scélérat soit +châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres +mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque +les blessures d'amour-propre sont les seules qui +aient réellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger +une de ces humiliations sanglantes dont il gardera +à jamais le cuisant souvenir!</p> + +<p>Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant +qu'il ne paraissait plus pouvoir réfréner, avec des +gestes brusques, saccadés, inconscients, un inappréciable +instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux.</p> + +<p>Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses +de cette scène, car il entendit vaguement Fausta +dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler:</p> + +<p>—Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...</p> + +<p>Et une autre voix impassible—celle de d'Espinosa—répondit:</p> + +<p>—Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir +été entreprise.</p> + +<p>Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, +Pardaillan ne les voyait pas. Ils étaient assez loin de lui +et ils parlaient bas, et, pourtant, il perçut nettement +toutes ces paroles. En lui-même, en faisant des efforts +désespérés pour retrouver un peu de calme, il grommelait:</p> + +<p>«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je +en effet. Je sens ma tête qui semble vouloir éclater. Il +me paraît que ma folie, si elle persistait, serait singulièrement +agréable à la douce Fausta et à son digne ami +d'Espinosa!»</p> + +<p>Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à +se maîtriser, à retrouver, en partie, sa lucidité.</p> + +<p>En même temps, il se mit en marche, allant droit à +Bussi-Leclerc, impérieusement poussé par cette idée qui +dominait en lui: châtier séance tenante le scélérat.</p> + +<p>Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour +une action déterminée, tout le reste disparut et son +calme lui revint peu à peu.</p> + +<p>D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se +diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude +qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut +un soupçon de sourire, et:</p> + +<p>—Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il +est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment +pénible à ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel +dommage que cet homme extraordinaire soit contre +nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été +à nous!</p> + +<p>Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste +qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas à +nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan +avançant, l'air menaçant, sur Bussi-Leclerc qui +reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des +regards qui criaient:</p> + +<p>«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»</p> + +<p>Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se +tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un +accent aussi froid que le sien:</p> + +<p>—En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence +de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.</p> + +<p>—Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire +saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter +ce qu'il médite.</p> + +<p>—Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. +C'est pour son propre compte et pour sa propre +satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue +main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout seul. +Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre +un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous +reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre +respect.</p> + +<p>D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait +que, lui aussi, il se désintéressait complètement du sort +de Bussi.</p> + +<p>Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant +du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva +dans l'impossibilité d'aller plus loin, arrêté qu'il était +par la masse compacte des troupes qui assistaient à +cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec +celui qu'il redoutait.</p> + +<p>Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.</p> + +<p>S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à +rester lui-même sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte +ni hésitation. Il était brave, c'était indéniable:</p> + +<p>Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe +et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer, +Pour l'amener à accomplir ce geste qui le déshonorait +à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances +spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût +à l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit +voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition +infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi +allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.</p> + +<p>Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi +avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la +réprobation sur tous les visages qui l'environnaient, +Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et méritait +d'être traité comme tel.</p> + +<p>Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, +sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que +méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger +devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le +préoccupait le plus.</p> + +<p>Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui +des regards sanglants, cherchant instinctivement dans +quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser +châtier ignominieusement—ah! cela surtout, jamais!—et +ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer +pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait +exaspéré.</p> + +<p>Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était +arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid +qu'il s'était montré hors de lui l'instant d'avant. Il +fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis, +se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit +d'une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:</p> + +<p>—Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main +sur cette face de coquin!</p> + +<p>Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, +avec des gestes mesurés, comme s'il eût eu tout le temps +devant lui, comme s'il eût été sûr que nulle puissance +ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable +qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, +passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.</p> + +<p>Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si +Pardaillan l'eût saisi à la gorge, il se fût sans doute +laissé étrangler sans porter la main à la garde de son +épée. C'eût été pour lui une manière comme une autre +d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus +redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait +le tolérer.</p> + +<p>Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un +geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien +d'humain:</p> + +<p>—Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...</p> + +<p>En même temps, il levait le bras pour frapper.</p> + +<p>Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.</p> + +<p>Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait +pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre, +la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet +dans un effort de ses muscles tendus comme des fils +d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts +engourdis du spadassin.</p> + +<p>Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps +qu'il n'en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent +renversés, et c'était Pardaillan qui, maintenant, se dressait, +l'épée à la main, devant Bussi désarmé.</p> + +<p>Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable +force que lui donnait cette arme conquise pour +tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre +chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait +pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger +à Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne +de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, +sans se soucier du reste.</p> + +<p>Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la +même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc +croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure +accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse, +il grinça:</p> + +<p>—Tue-moi! Tue-moi donc!</p> + +<p>De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, +d'une voix claironnante:</p> + +<p>—Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette +suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme +désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l'âme d'un +faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me +souffleter, tu es indigne de la porter.</p> + +<p>Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame +en deux, et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, +livide, écumant.</p> + +<p>Et ceci encore apparaissait comme une bravade si +folle que d'Espinosa murmura:</p> + +<p>—Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!</p> + +<p>—Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est +un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.</p> + +<p>Ils se trompaient tous les deux.</p> + +<p>Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:</p> + +<p>—Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je +pourrais t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes +mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il +ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu +coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de +me donner, je te le rends!...</p> + +<p>En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le +tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main +gantée, largement ouverte, s'abattit à toute volée sur +la joue du misérable, qui alla rouler à quelques pas, +étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de +honte et de rage, plus encore que par la douleur.</p> + +<p>Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua +comme quelqu'un qui vient d'achever sa tâche, et, du +bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés, +il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une +ordure répugnante.</p> + +<p>Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait +pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers +Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingénu aux +lèvres, il se dirigea droit sur eux.</p> + +<p>Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très +explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir +une avanie semblable à celle de Bussi qu'on emportait +hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe attendu +par les officiers qui commandaient les troupes.</p> + +<p>A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, +dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier +le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait.</p> + +<p>Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu +duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il +renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau +danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes +se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire +un mouvement, et, si la poussée formidable persistait +aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d'être +pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de +défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce +qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire:</p> + +<p>«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement +jetée après avoir estoqué ce taureau!»</p> + +<p>Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il +venait de briser à l'instant même. Mais il n'avait garde +de le faire, et, en cela, il était logique avec lui-même. +En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que pour se +donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face +du maître d'armes.</p> + +<p>Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il +se dispensait généreusement, il observait les mouvements +de ses assaillants avec cette froide lucidité qui +engendrait chez lui les promptes résolutions.</p> + +<p>Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner +un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en +avant avec une régularité d'automate, une précision pour +ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir +de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement +sur lui-même, de façon à frapper alternativement +chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se +resserrait de plus en plus.</p> + +<p>Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la +chair violemment heurtée, d'une plainte sourde, d'un +gémissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri étouffé.</p> + +<p>Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était +enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main +en main, porté sur les derrières du cercle infernal où +on s'efforçait de le ranimer.</p> + +<p>Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait +comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur +les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes, +c'était des soldats aux prises avec le peuple +excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.</p> + +<p>Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups +de feu, le halètement rauque des corps à corps, les +plaintes des blessés, et, par-ci par-là, couvrant l'effroyable +tumulte, une formidable clameur éclatait, à la fois +cris de ralliement et acclamation:</p> + +<p>«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»</p> + +<p>Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait +patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups. +Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la +mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il +songea:</p> + +<p>«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son +digne allié, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse +me soustraire aux tortures qu'ils ont résolu de m'infliger!»</p> + +<p>Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans +arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur +inquiétante, il ajouta:</p> + +<p>«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer +passivement jusqu'à ce que je sois à bout de souffle. +Il faudra bien qu'ils se décident à rendre coup pour +coup.»</p> + +<p>Il raisonnait avec un calme admirable en semblable +occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il pût +lui advenir, c'était de recevoir quelque coup mortel qui +l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.</p> + +<p>Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, +en effet, commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement +assénés par Pardaillan, ils répondirent par +des horions décochés au petit bonheur. Il eût, sans nul +doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix +impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en +ordonnant:</p> + +<p>«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»</p> + +<p>En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il +fallait enfin en finir, comme la patience a des limites +et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui +tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manoeuvre: +c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous +ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se +vit accablé par le nombre.</p> + +<p>Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être +trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions +reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais, +soit respect de la consigne, soit conscience de leur force, +pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups +de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne +ménageait les siens.</p> + +<p>Un long moment, il tint tête à la meute, en tout +pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses +vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses +mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce +n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes +reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats +pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture. +Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre +sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier +sur ses jambes et tomba à terre.</p> + +<p>...C'était fini. Il était pris.</p> + +<p>Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il +apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré +qu'il fût impossible d'esquisser un geste, tant on avait +multiplié les liens autour de son corps, une dizaine +d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par +surcroît, cependant que les autres formaient le cercle +autour de lui.</p> + +<p>Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré +se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta, +qui assistait, impassible, à cette lutte gigantesque +d'un homme aux prises avec des centaines de combattants.</p> + +<p>Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment +ficelé des pieds jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, +elle s'approcha lentement de lui, écarta d'un +geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et, s'arrêtant +devant lui, si près qu'elle le touchait presque, elle +le considéra un long moment en silence.</p> + +<p>Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!</p> + +<p>En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle +venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui +meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au +point de gêner la respiration, malgré la pesée, violente de +ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en songeant:</p> + +<p>—Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa +victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens, +une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour +s'emparer d'un homme!...</p> + +<p>En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue +à ses épaules, il s'était redressé, avait levé la tête, l'avait +fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie +au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude +en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui décocher +quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le +secret.</p> + +<p>Fausta se taisait toujours.</p> + +<p>Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe +insolent qu'il s'attendait à trouver en elle, et, dans +ses yeux, qu'il s'attendait à voir brillants d'une joie +insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut qu'indécision +et tristesse.</p> + +<p>Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée +pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses +impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement +que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer.</p> + +<p>C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses +prévisions.</p> + +<p>Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, +avait tué l'amour. Et voici que, au moment où elle +tenait enfin l'homme qu'elle croyait haïr, elle s'apercevait +avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris +pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son +esprit éperdu, elle râlait:</p> + +<p>«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine +n'était que le dépit de me voir dédaignée... car il ne +m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant +que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé +pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois +que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins +encore: un regard qui ne soit pas indifférent, je poignarderais +de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette, +et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le délivrer. Que +faire? Que faire?</p> + +<p>Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, +pour la première fois de sa vie, devant la décision à +prendre.</p> + +<p>Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. +Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle +l'abandonnait à son sort, et, d'une voix extrêmement +douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:</p> + +<p>—Adieu, Pardaillan!</p> + +<p>Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait +à d'autres paroles.</p> + +<p>Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour +si peu.</p> + +<p>—Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.</p> + +<p>Elle secoua la tête négativement et, avec la même +intonation de douceur inexprimable, elle répéta:</p> + +<p>—Adieu!</p> + +<p>—Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me +tue pas si aisément. Vous devez en savoir quelque +chose!</p> + +<p>Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, +et répéta encore:</p> + +<p>—Adieu! Tu ne me verras plus.</p> + +<p>Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.</p> + +<p>«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne +me verras plus.» Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable +créature aurait-elle conçu l'infernal projet de +me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait +trop hideux!»</p> + +<p>De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle +continuait:</p> + +<p>—Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, +Pardaillan, mais tu ne me reconnaîtras pas.</p> + +<p>«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle +énigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne +pas mourir et de ne pas être aveuglé, comme je l'ai +craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne +pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire +ce «Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se +cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence? +Bah! je le verrai bien.»</p> + +<p>Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:</p> + +<p>—Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! +Peut-être serez-vous devenue une femme comme toutes +les femmes... avec un peu de coeur et de bonté. S'il en +est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien +changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse +pas.</p> + +<p>Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. +Il soutint le regard avec cette ingénuité narquoise qui +lui était particulière. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le +dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat +qui s'était livré dans son esprit? Toujours est-il qu'elle +se contenta de faire un signe de tête et revint se placer +auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, +à cette scène.</p> + +<p>—Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, +ordonna le grand inquisiteur.</p> + +<p>—Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIII</h3> + +<h3>LES AMOURS DU CHICO</h3> + +<p>Le couvent de San Pablo était situé si près de la place +San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur +cette place même.</p> + +<p>En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent +été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier +qu'on se battait toujours sur la place, et un homme +froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre +l'imprudence de faire traverser cette place à son +prisonnier en pareil moment.</p> + +<p>Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. +Non pas que le chevalier, ligoté comme il l'était, +inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais, précisément, +ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules +en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe +que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer +au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier +pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons +que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant. +Il pouvait encore—ce qui eût été plus fâcheux encore—être +délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre +pour l'un des leurs. La nécessité d'une imposante escorte +se trouvait donc amplement justifiée.</p> + +<p>Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit +faire à sa troupe une infinité de détours par les petites +rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes +celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre, +comme le chevalier, entravé par des liens très serrés, +ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il +fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San +Pablo, qu'on eût pu atteindre en quelques minutes.</p> + +<p>En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle +tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu'elle +fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II +savait montrer quand il était sûr d'avoir le +dessus.</p> + +<p>Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, +chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement +et fut noyée dans le sang.</p> + +<p>Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour +elle, était le prince Carlos, elle avait commis la faute +impardonnable de modifier son plan.</p> + +<p>Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, +résolu à lui donner son nom, et à partager avec elle le +trône, pourvu qu'elle le hissât sur ce trône. Elle se +croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant +C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait +consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses +idées premières.</p> + +<p>Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de +consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait +ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne +pousserait pas la folie jusque-là. C'était possible, après +tout. Qu'arriverait-il alors?</p> + +<p>Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il +fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable +et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il +aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis. +Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance +l'action définitive.</p> + +<p>Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero +fut enlevé par ses partisans sans qu'il fût possible aux +troupes royales de l'approcher. Et l'émeute se déchaîna +dans toute son horreur.</p> + +<p>Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, +les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence, +firent circuler l'ordre de la retraite et s'éclipsèrent, +bientôt poursuivis de leurs hommes.</p> + +<p>Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales +que le bon populaire, celui qui ne savait rien des +dessous de cette affaire.</p> + +<p>Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les +malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques +méchants couteaux à opposer aux armes à feu des +soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.</p> + +<p>Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer +bravement. C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne +savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu'on +acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur +enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se +ferait pas.</p> + +<p>Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent +que le Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de +la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment? +Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, dès lors, +il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.</p> + +<p>Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur +la place et dans les rues que des soldats triomphants... +et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les +blessés, plus nombreux encore, qu'on enlevait à la hâte.</p> + +<p>Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin +au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir +le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang, +qui? le nain Chico en personne.</p> + +<p>Mais dans quel état, grand Dieu!</p> + +<p>Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf +quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait +si bien et qui lui avait valu auprès des nobles +dames de la cour ce mirifique succès, qui avait paru si +fort contrarier la gentille Juana!</p> + +<p>D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. +Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les +satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs +larges comme la main à ces chausses resplendissantes. +Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient +singulièrement à du sang.</p> + +<p>La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne +paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette. +Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec +la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme +il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration +bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas +une ligne de sa taille, d'homoncule.</p> + +<p>Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le +seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait +comme un dieu, n'était guère mieux arrangé que lui.</p> + +<p>Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? +Évidemment, sa petite taille l'avait utilement servi. +Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta +pas un seul instant.</p> + +<p>Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé +sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard +trahissait une peine si sincère, une affection si ardente, +un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le +voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait +diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier +de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement +réconforté, et qu'il eut à l'adresse de son petit ami un +de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient +le don de bouleverser le petit paria.</p> + +<p>Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser +quelques mots au nain. Mais il réfléchit que, dans les +circonstances présentes, il risquait fort de le compromettre.</p> + +<p>Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours +pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir +ce qu'était devenu son autre ami, don César, sur qui il +s'était promis de veiller et pour qui il s'était si imprudemment +exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, +en passant, un regard d'une muette éloquence au nain +attentif.</p> + +<p>Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement +récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement +compris à quel mobile il obéissait en paraissant +ne pas le connaître.</p> + +<p>Il comprit aussi parfaitement la signification du coup +d'oeil de Pardaillan qui criait:</p> + +<p>«Don César est-il sauf?»</p> + +<p>Dans le même langage muet, il répondit à l'instant +et il fut compris comme il avait compris lui-même.</p> + +<p>La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait +remuer à son aise, attendu qu'il n'avait pas été possible +de l'enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc +sa satisfaction par un imperceptible signe de tête, et il +passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient +ses entraves.</p> + +<p>Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté +de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs +indifférents, s'attachait obstinément à ses pas et trouvait +moyen de marcher à sa hauteur, comme s'il avait eu +quelque chose à lui communiquer.</p> + +<p>Il remarqua également que le nain serrait dans son +poing crispé le manche de sa minuscule dague, et qu'il +jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés +de colère qui les eussent infailliblement jetés bas +s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de +penser, à part lui:</p> + +<p>«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa +bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats +à qui l'on fait jouer un si triste rôle!»</p> + +<p>Et il souriait doucement, chaudement réconforté par +cette amitié sincère qui se manifestait en un moment +si critique pour lui.</p> + +<p>Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande +porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative, +pesante, sournoise par les guichets visibles ou +dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et les +innombrables serrures.</p> + +<p>On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés +avec des grincements sinistres, que les serrures géantes +fussent ouvertes à l'aide de clefs que le nain Chico eût +eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un +temps d'arrêt assez long.</p> + +<p>Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être +prévu, pour se livrer à une mimique expressive que +Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisément +et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, les +gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre +eux.</p> + +<p>«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes +du petit homme.</p> + +<p>Et les yeux de Pardaillan répondaient:</p> + +<p>«Pour quoi faire?»</p> + +<p>Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des +mains remontant jusqu'à la tête et retombant mollement, +signifiaient:</p> + +<p>«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être +bien aise de communiquer avec le dehors.»</p> + +<p>Et Pardaillan de répondre:</p> + +<p>«Soit. J'accepte ton dévouement.»</p> + +<p>Et, d'un sourire, il remerciait.</p> + +<p>Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se +fermât lourdement sur lui—peut-être pour toujours—il +tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier +adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile +semblait lui crier:</p> + +<p>«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous +abandonnerai pas!»</p> + +<p>Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats +ressortirent et s'éloignèrent allègrement, et le Chico +demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider +à s'éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur +le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et +dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout +un monde de sensations inconnues.</p> + +<p>Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son +orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait +au jour; il n'y avait plus rien à espérer. Le Chico +poussa un gros soupir, et s'éloigna lentement, tristement, +à regret.</p> + +<p>Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait +écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les +patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait +aucun passant dans ces rues habituellement si animées +à cette heure.</p> + +<p>Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, +les portes verrouillées, les volets hermétiquement +clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif, +et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il +considérait attentivement, et le remettait vivement dans +sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.</p> + +<p>Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain +paraissait attacher un grand prix, n'était autre que ce +blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja +et qu'il avait vendu à Fausta.</p> + +<p>On se souvient peut-être que Fausta était descendue +dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y +brûler la capsule destinée à empoisonner l'air. En fouillant +dans son sein pour y prendre l'étui contenant +le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait +laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé +ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait +passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour +épier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait +à son tour laissé tomber ce papier.</p> + +<p>De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé +à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le +nain l'avait, à son tour, trouvé, et, comme il savait lire, +comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s'était +rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait +soigneusement mise de côté. Son intention était de +remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il +appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait, +mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements +qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser +son intention.</p> + +<p>C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier +dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire, +il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait +qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur de +Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de +trouver.</p> + +<p>Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr +que sa trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. +Nous avons dit qu'il savait lire et même écrire.</p> + +<p>Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement +et griffonner, encore plus péniblement, les mots +les plus usuels; c'est tout.</p> + +<p>Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très +sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s'il savait été +aussi savant que la petite Juana! Il résolut soudain d'aller +soumettre le précieux parchemin à la compétence de +son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en était +au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de +l'auberge de la Tour.</p> + +<p>Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide +costume était en loques. Deux raisons qui l'eussent fait +reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil +lui serait fait s'il osait se présenter devant elle +sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il se présentait +ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.</p> + +<p>Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela +n'était pas fait pour le surprendre après les événements +sanglants de l'après-midi. Les quelques personnes attablées +étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient +qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.</p> + +<p>La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à +la cuisine, et qui était comme le bureau de l'hôtellerie. +Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette +qu'elle avait endossée pour aller à la corrida, et, ainsi +parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner +un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans +son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on +eût dit une marquise déguisée.</p> + +<p>En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, +le Chico sentait son coeur battre la chamade, +ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui +monta au visage.</p> + +<p>Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à +ne songer qu'à son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait +jamais prévu: c'est qu'il se présenta avec une assurance +qu'elle ne lui avait jamais vue.</p> + +<p>Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana +n'avait pas escompté un peu cette visite de son timide +amoureux.</p> + +<p>Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne +résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle +avait dû arranger d'avance la réception qu'elle lui +ferait.</p> + +<p>On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue +du petit homme la piqua au vif.</p> + +<p>Cependant, comme elle était femme et coquette, elle +sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupçonna +rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le +plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lança:</p> + +<p>—Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai +chassé? Et dans quel état encore. Vierge Sainte! N'es-tu +pas honteux de te présenter ainsi devant moi?</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit +cette violente sortie avec une indifférence qui accrut +son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la +tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en +face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement +et très doucement:</p> + +<p>—J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.</p> + +<p>La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait +changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace? +La vérité est que le Chico n'avait pas conscience de son +audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et tout s'effaçait +devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace +n'était que de la distraction.</p> + +<p>Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle +avait vu du premier coup d'oeiï, et s'écria:</p> + +<p>—Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?</p> + +<p>—Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?</p> + +<p>—Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a +eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts +par milliers...</p> + +<p>Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une +inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:</p> + +<p>—Tu es donc blessé?</p> + +<p>—Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être +ai-je bien quelque écorchure par-ci par-là, mais ce n'est +rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux +que j'ai vu tuer devant moi.</p> + +<p>Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son +air grondeur et dit:</p> + +<p>—C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? +Qu'avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?</p> + +<p>—Il le fallait bien.</p> + +<p>—Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je +suis allée à cette course et que je serais peut-être morte +à l'heure qu'il est si j'étais restée jusqu'à la fin!</p> + +<p>Ce fut à son tour de pâlir de crainte:</p> + +<p>—Tu es allée à la course?</p> + +<p>—Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait +sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui +m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza après que le +sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le taureau. +Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle +de Notre-Dame la Vierge!</p> + +<p>Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien +au monde elle n'eût voulu lui donner cette satisfaction +de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que +c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.</p> + +<p>Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle +avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver +dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir +quelque coup mortel.</p> + +<p>—Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On +voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est +battu. Heureusement ses partisans l'ont enlevé, et maintenant, +bien caché, il est hors de l'atteinte de ses ennemis.</p> + +<p>—Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement +intéressée.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu +parler, c'était en faveur de don César. On dit qu'il est le +fils du roi; c'est lui qui est, paraît-il, le légitime enfant +et c'est lui qu'on voulait placer sur le trône à la place +de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous +le nom de roi Carlos.</p> + +<p>Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout +de connaître personnellement un homme qu'on prétendait +fils du roi.</p> + +<p>Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel +dépit, et joignant ses petites mains:</p> + +<p>—Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, +à dire vrai, cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé +qu'il devait être de très haute naissance. Et tu dis qu'il +est l'infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?</p> + +<p>—Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.</p> + +<p>—Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il +ne savait pas, sans doute.</p> + +<p>—Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il +voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, +mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais, +tiens! et personne ne s'en doute.</p> + +<p>—Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père +veuille faire tuer son fils!</p> + +<p>—Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison +d'Etat». Je sais cela aussi.</p> + +<p>Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à +l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de même, qu'il +savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment +s'arrangeait-il pour savoir?</p> + +<p>Il reprit très sérieux:</p> + +<p>—Je servais de page à don César dans sa course. Tu +n'as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous +sommes entrés sur la piste.</p> + +<p>Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, +elle feignit d'être surprise. Lui continua:</p> + +<p>—Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. +Je l'ai suivi. C'est là que j'ai été si mal arrangé.</p> + +<p>Et avec un soupir de regret:</p> + +<p>—J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu +m'avais vu! Regarde donc dans quel état on l'a mis.</p> + +<p>Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait +plus être question de gronder. Il avait fait son devoir +en suivant son maître, le petit homme; c'était bien.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai +encore une nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, +Juana.</p> + +<p>—Parle... Tu me fais frémir.</p> + +<p>—On a arrêté le sire de Pardaillan.</p> + +<p>Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. +Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui +le déconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement:</p> + +<p>—Tu as du chagrin?</p> + +<p>—Oui, dit-elle simplement.</p> + +<p>—Tu l'aimes toujours?</p> + +<p>Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas +joué.</p> + +<p>—Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.</p> + +<p>—Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...</p> + +<p>—J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, +comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime +comme un frère aîné, mais pas plus. N'oublie pas cela, +Chico. Ne l'oublie plus jamais.</p> + +<p>—Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...</p> + +<p>—Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. +Comment faut-il donc te dire les choses pour +que tu les comprennes?</p> + +<p>Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement +heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:</p> + +<p>—Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur +de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien +m'aider à le tirer de sa prison.</p> + +<p>—De tout mon coeur, fit-elle spontanément.</p> + +<p>—Bon! c'est l'essentiel.</p> + +<p>—Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?</p> + +<p>—Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. +J'étais là, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa +prison. On l'a enfermé au couvent San Pablo.</p> + +<p>Tu l'as suivi! Pour quoi faire?</p> + +<p>—Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher +de le délivrer.</p> + +<p>—Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?</p> + +<p>—Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour +moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon +sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l'ont +frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme +c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont +mis pour l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. +Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et +Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi, +que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des habits +d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, +lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à +coups de poing. Si tu avais vu!...</p> + +<p>Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, +parlait, parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait +et s'exaltait. Et ce n'était pas à son sujet, à elle, +qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et constante préoccupation +du petit homme, elle le savait bien. Aussi la +petite Juana allait de surprise en surprise.</p> + +<p>C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était +l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des +fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! après pareille +trahison!</p> + +<p>Pour l'amener à se départir de cette inconcevable +froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué +et redoutable de ses petites ruses puériles de +coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un +stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.</p> + +<p>D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée +dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec, +l'avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme +pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissée +tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. Naïvement, +elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur +qu'elle lui jetait.</p> + +<p>Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du +pied jusqu'à ce qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, +autrefois, n'eût pas manqué d'implorer la faveur d'emporter +cette fleur, ou qui l'eût sournoisement ramassée +et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée +où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait +pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!</p> + +<p>Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa +petite maîtresse. Il aimait à s'accroupir devant elle et, +tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis +qu'elle babillait, il écoutait gravement, les caressant +doucement, en des gestes frôleurs, avec l'appréhension +vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à +poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.</p> + +<p>Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, +elle stimulait sa timidité naturelle, afin de +l'amener, sans en avoir l'air, à ce jeu qu'elle partageait +avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible +qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette +adoration spéciale.</p> + +<p>C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était +elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence, +peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu +et cultivé au point d'en faire une passion.</p> + +<p>En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais +elle n'eût pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, +si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la +fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très +petit, très joli.</p> + +<p>Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait +eu recours au suprême moyen qu'elle avait tout lieu de +croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées +dans des bas de soie brodée, comme en portaient +les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons +et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à +s'agiter et se trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention +du récalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas +voir, elle s'était décidée à repousser petit à petit le tabouret +sur lequel elle posait ses pieds.</p> + +<p>Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce +diable de tabouret. N'importe, elle avait réussi à le +pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil, +elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un +point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait +ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.</p> + +<p>En toute autre circonstance, le nain se fût empressé +de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de +plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la +tentation.</p> + +<p>Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait +pas de s'émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan, +son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait +dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait seule +existé pour lui.</p> + +<p>Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana +ne savait plus si elle devait s'indigner du changement +d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie. +Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l'accabler +de reproches et d'injures.</p> + +<p>En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle +avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si +le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué +sa pâleur soudaine et l'éclat trop brillant de ses yeux.</p> + +<p>Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, +tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment +très tendre pour lui. Peut-être! Ce qu'il y a de +certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle +avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé +à cet amour romanesque.</p> + +<p>Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils +fraternels de Pardaillan, elle s'était tournée vers le +Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle +savait insaisissable et impossible avec l'autre.</p> + +<p>Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant +tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas +rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit +le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait +Pardaillan comme un frère aîné.</p> + +<p>Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être +disposée à tenter l'impossible, même à sacrifier sa vie +au besoin, pour le secourir.</p> + +<p>Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan +avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse +qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait +que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour +le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet +égard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait +Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.</p> + +<p>Malheureusement pour lui, influencé sans doute par +ce qu'il avait accoutumé d'entendre sur son compte, +vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagérait outre +mesure son infériorité physique.</p> + +<p>Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet +n'était pas parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement +convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et +mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.</p> + +<p>Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il +osât avouer son amour, il eût fallu qu'il fût sur le point +d'expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les +rôles, parlât la première. Mais ceci n'arriverait jamais, +n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que +comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en +dît, c'était Pardaillan.</p> + +<p>De même que lui savait que Juana ne serait jamais à +lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à +Pardaillan. Ce n'était pas au moment où il pensait +qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il trouverait +le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire +jusqu'à ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana +prenait pour de la froideur et de l'indifférence.</p> + +<p>D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner +son amour était de ne paraître s'occuper que +de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement. +Et, comme sur ce point il était en outre +poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup +de peine à rester dans le rôle qu'il s'était dicté.</p> + +<p>Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait +de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des +paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique +d'un raisonnement serré, elle avait compris qu'il lui +fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour +Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle +ne pût l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était +résignée.</p> + +<p>Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le +devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait +déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact +qu'il puisait dans la bonté de son coeur, avait su lui +imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.</p> + +<p>Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait +dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel +homme n'adresserait pas un compliment qui ne fût pleinement +mérité. De ceci, il était résulté que, si Pardaillan +avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain, +grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.</p> + +<p>En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. +Mais son amour n'était pas encore assez violent pour +l'amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille +en la faisant parler la première.</p> + +<p>Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait +pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il +avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercée de +mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu +cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins, +peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire +oublier sa retenue.</p> + +<p>Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien +mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se +tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur. +Alors qu'elle eût voulu ne parler que d'eux-mêmes, +voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était +désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.</p> + +<p>Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans +calcul d'aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé, +sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur +de celle qui, de son côté, sans s'en douter assurément, +l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.</p> + +<p>Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les +autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de +conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, espérant +bien se rattraper après et reprendre, avec succès, +elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à +se déclarer.</p> + +<p>Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude +qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan, +jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c'était +possible, aidèrent puissamment à la faire patienter.</p> + +<p>—Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, +comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es +si dévoué?</p> + +<p>—Il m'a dit des choses!... des choses que personne +ne m'avait jamais dites, répondit énigmatiquement le +nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu pas résolue à le +soustraire au supplice qui l'attend?</p> + +<p>—Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.</p> + +<p>—Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre +ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui +pourrait nous arriver serait d'être pendus haut et court. +Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance +avec la torture.</p> + +<p>Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le +lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, +car il était bien résolu à se passer d'elle et à ne pas la +compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la +torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir mourir! +Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!</p> + +<p>Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur +la valeur de sa trouvaille.</p> + +<p>Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime +qu'elle connût la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. +Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons +de tenir à la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie, +il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il l'avait fait à bon +escient.</p> + +<p>Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, +n'avait pu tout d'abord réprimer un long frisson.</p> + +<p>Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le +Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé +par un danger mortel avait-il un attrait particulier +pour elle?</p> + +<p>Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle +à une heure où elle était dans l'état d'esprit +qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions +plutôt pour cette raison.</p> + +<p>En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous +les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses +vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique, +lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui, +au physique comme au moral, était une réduction +d'homme infiniment gracieuse.</p> + +<p>Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, +attirée par la force de l'un presque autant que sollicitée +par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnée par +l'un au profit de l'autre, elle s'était décidée à choisir. Et +voici que, maintenant que son choix était fait en faveur +du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre +tous les deux à la fois.</p> + +<p>Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un +pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui +qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir l'autre, se dévouant +inutilement au salut du premier. Tout l'univers +pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, +que ferait-elle dans la vie?</p> + +<p>Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu +le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de +Pardaillan.</p> + +<p>Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la +froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort +qui pouvait être le sien s'il se lançait dans l'aventure +qu'il méditait.</p> + +<p>Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique +serrée que lui eussent enviée bien des hommes +réputés habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire +qu'il menait depuis de longues années, il avait +contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne +parler et d'agir qu'à bon escient.</p> + +<p>Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez +méditée... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir +le plus formidable qui existât. Évidemment, lui, pauvre, +solitaire, faible, d'intelligence médiocre—c'est lui qui +parle—ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource, +il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour +lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas +difficile à comprendre, cela!</p> + +<p>Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête +pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé +que ce serait oui.</p> + +<p>Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, +Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se +révélait à elle sous un jour qui lui était complètement +méconnu.</p> + +<p>Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé +de tourner au gré de son humeur, avait disparu. Disparu +aussi l'enfant qu'elle se plaisait à couvrir de sa protection. +C'était un vrai homme qui pouvait devenir son +maître.</p> + +<p>Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois +encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le +nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'appréhension +l'envahir. Elle qui, jusqu'à ce jour, s'était +crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours +dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, +étreinte par les affres du doute, elle se demandait +si elle était digne de lui.</p> + +<p>C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; +elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un +mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise +et résignée; lui qui, en apparence, se montrait +indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait +là une preuve d'énergie extraordinaire dans un si petit +corps, car son coeur battait à se rompre dans sa poitrine, +et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds, +de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, +qui semblaient appeler ses lèvres.</p> + +<p>Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, +bien persuadée, d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter +tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse, +avec un sourire à la fois soumis et provocant, +elle répondit, sans hésiter:</p> + +<p>—Puisque tu risques la torture, je la veux risquer +avec toi.</p> + +<p>Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui +semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement:</p> + +<p>—Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est +avec toi.</p> + +<p>Malheureusement, il était dit que le malentendu se +prolongerait entre eux et les séparerait implacablement. +Le Chico traduisit: «J'aime le sire de Pardaillan assez +pour risquer la torture pour lui.» Il sentit son coeur +se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur +qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:</p> + +<p>«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de +fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai +l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau.</p> + +<p>Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec +une grande douceur et reprenant ses propres paroles:</p> + +<p>—Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?</p> + +<p>Et l'horrible malentendu s'accentua encore.</p> + +<p>Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le +Chico était jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était +fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux, +croyant l'amener à se déclarer enfin, elle minauda:</p> + +<p>«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait +jamais dites avant lui.»</p> + +<p>A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico +et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie +et exciter sa jalousie.</p> + +<p>Le nain comprit autre chose.</p> + +<p>Pardaillan lui avait dit et répété:</p> + +<p>«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon +coeur est mort, il y a longtemps.»</p> + +<p>Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur +lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas +qu'elles ne fussent l'expression de la vérité. Il ne redoutait +rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que +le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan +avait ajouté:</p> + +<p>«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»</p> + +<p>Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami +ne parlait que de lui-même, il pouvait s'en rapporter à +lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des +autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles de +Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû +lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait +rien à espérer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas +devant l'évocation terrifiante de la torture et revendiquait, +avec un calme souriant, son droit à participer +au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré +tout. Pour lui, c'était clair et simple: Juana aimerait, +sans espoir et jusqu'à la mort, le sire de Pardaillan, +comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort et sans +espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint +irrévocable. Il se condamnait lui-même.</p> + +<p>Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, +puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le +savoir puisqu'elle préférait la mort. Alors, lui, il eût +considéré comme une bassesse de chercher à l'attendrir.</p> + +<p>Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva +de les séparer.</p> + +<p>Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête +à ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le +blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle +il s'efforçait de cacher ses véritables sentiments:</p> + +<p>—Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi +ce que c'est et ce qu'il vaut.</p> + +<p>La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. +Elle avait espéré le faire parler et voici qu'il se montrait +plus froid, plus cassant qu'il n'avait été depuis le début +de cet entretien.</p> + +<p>Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, +elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et +l'étudia en s'efforçant d'imiter son attitude glaciale.</p> + +<p>—Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois +rien là que deux cachets et deux signatures, sous des +formules inachevées.</p> + +<p>—Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, +Juana?</p> + +<p>—Le cachet et la signature du roi, le cachet et la +signature de monseigneur le grand inquisiteur.</p> + +<p>—En es-tu bien sûre?</p> + +<p>—Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, +par la grâce de Dieu, roi... mandons et ordonnons... à +tous représentants de l'autorité religieuse, civile, militaire...» +Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque, +grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu +ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les +mêmes. Nul doute n'est possible.</p> + +<p>—C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on +appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise +et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout +le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce +parchemin.</p> + +<p>—Où t'es-tu procuré cela?</p> + +<p>—Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce +que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra +dire à âme qui vive que tu m'as vu en possession de ce +parchemin.</p> + +<p>—Pourquoi? Que veux-tu en faire?</p> + +<p>—Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. +Je cherche. Et, à force de chercher, je finirai bien par +trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de +ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan. +Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne +m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, +ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien +grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte +de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important. +Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret +le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons +sauver tous les deux.</p> + +<p>Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre +qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne +se doutait pas qu'il avait donné la meilleure de toutes +les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine», +et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.</p> + +<p>Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui +la peignait, elle murmura en joignant les mains dans +un geste implorant:</p> + +<p>—Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que +de m'arracher une parole sur ce sujet.</p> + +<p>Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:</p> + +<p>—Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.</p> + +<p>Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se +contenir, il s'inclina devant elle et murmura:</p> + +<p>—Adieu, Juana!</p> + +<p>Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea +vers la porte.</p> + +<p>Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait +ainsi, sans un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, +un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne +le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute +droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chaviré, +un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes, +comme un appel éperdu:</p> + +<p>—Chico!</p> + +<p>Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.</p> + +<p>Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna +brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait +les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience +de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains pour +les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, +l'eût soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le +dénouement radieux de cette fantastique idylle.</p> + +<p>Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le +nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s'arrêta +et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il +ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il +attendit qu'elle s'expliquât.</p> + +<p>Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si +elle eût senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés +de larmes, elle balbutia machinalement:</p> + +<p>—Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc +rien d'autre à me dire?</p> + +<p>Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! +Il fallait être aveugle et fou connue le Chico pour +ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se +frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout +à coup.</p> + +<p>—Et la Giralda? s'écria-t-il.</p> + +<p>Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un +mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale? +Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C'en +était trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui, +s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer +arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:</p> + +<p>—Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi +des choses que nulle ne t'a dites?</p> + +<p>Il la regarda d'un air étonné et, gravement:</p> + +<p>—C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas +le page du Torero?</p> + +<p>Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de +son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.</p> + +<p>—C'est vrai, balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. +Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment +où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage +du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se +trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas +arrivé malheur!</p> + +<p>—Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai +sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement +s'enquérir de son fiancé.</p> + +<p>Le nain hocha la tête d'un air pensif.</p> + +<p>—Elle ne viendra pas, dit-il.</p> + +<p>—Qu'en sais-tu?</p> + +<p>—Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient +suspects. J'ai cru reconnaître dans le tas la gueule de +loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?</p> + +<p>—Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, +je le crains, a dû être victime'de quelque tentative +d'enlèvement comme celle que j'avais déjà surprise. +Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja +là-dessous!</p> + +<p>—Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux +être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. +Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre, +si jolie!</p> + +<p>Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle +savait rendre à chacun la justice qui lui était due.</p> + +<p>Le Chico approuva gravement de la tête, et:</p> + +<p>—Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai +vu où l'on a conduit don César. Il faut que je sache +maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a été +enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où +on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera +sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je +n'ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu +avais à me dire, Juana?</p> + +<p>Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—En ce cas, adieu, Juana!</p> + +<p>—Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. +C'est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me +serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je +donc plus?</p> + +<p>—Si fait bien.</p> + +<p>Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait +quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient +faux.</p> + +<p>—Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.</p> + +<p>Évasivement, il répondit:</p> + +<p>—Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être +dans quelques Jours. Cela dépendra des événements.</p> + +<p>Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des +autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant:</p> + +<p>—N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la +délivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que +tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je +pourrai t'être utile.</p> + +<p>Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance +de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était +bien résolu à se passer d'elle. Pour rien au monde, il +n'eût voulu la mêler à une aventure qu'il devinait devoir +lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l'heure.</p> + +<p>Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner +ses intentions, il répondit avec une assurance +qui la tranquillisa un peu:</p> + +<p>—C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en +quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache +exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce +moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la +Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès +que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C'est +promis.</p> + +<p>Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que +ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et +savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois +aveugle qu'elle avait été de l'avoir si longtemps méconnu!</p> + +<p>Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, +elle dit:</p> + +<p>—Va donc. Luis, et que Dieu te garde!</p> + +<p>Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. +Très rarement—autant dire jamais—elle ne l'avait +appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce +comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'était +tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite +Juana.</p> + +<p>Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition +que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un +seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu +qui les séparait.</p> + +<p>Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et +toute son attitude était un cantique d'amour. Il ne vit +rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il +s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:</p> + +<p>—Au revoir, Juana!</p> + +<p>Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:</p> + +<p>—Tu ne m'embrasses pas avant de partir?</p> + +<p>Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. +Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.</p> + +<p>Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.</p> + +<p>Le Chico se courba lentement, effleura le bout des +doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit précipitamment.</p> + +<p>Un long moment, elle resta debout, regardant fixement +la porté par où il venait de sortir. Et elle songeait:</p> + +<p>«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, +il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma +basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il +s'est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris. +Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»</p> + +<p>Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête +dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement, +secouée de petits sanglots convulsifs, comme +un tout-petit à qui on vient de faire une grosse peine.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIV</h3> + +<h3>FAUSTA</h3> + +<p>Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, +Il se trompait.</p> + +<p>La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines +robustes, chargés de sa surveillance, était claire, +propre, spacieuse, confortablement meublée d'un bon +lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une table, +et munie de tous les objets nécessaires à une toilette +complète.</p> + +<p>Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la +fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient +la porte massive, avec son judas très large percé +au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre +de l'hôtellerie de la Tour.</p> + +<p>Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens +et s'étaient retirés en annonçant que sous peu le souper +lui serait servi.</p> + +<p>Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été +de se rendre compte de la disposition des lieux, et il +s'était vite persuadé de l'inutilité d'une tentative de fuite +par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert +de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard +de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était +empressé de procéder à un nettoyage dont il avait +grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater +avec satisfaction qu'il n'avait que des écorchures insignifiantes.</p> + +<p>Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que +délicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne +y figurèrent avec une profusion royale.</p> + +<p>En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce +robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même +dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant +les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une +conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul +que d'appétit réel, il réfléchissait profondément.</p> + +<p>Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement +dressée, les mets, servis dans des plats +d'argent massif, étaient préalablement découpés, et il +n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, +qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un +couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, +devenir une arme.</p> + +<p>Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait +vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle +on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. +Il sentait une indéfinissable inquiétude l'envahir +sournoisement.</p> + +<p>Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la +tête lourde et il fut pris d'une irrésistible envie de +dormir.</p> + +<p>Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans +un bâillement:</p> + +<p>«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin +de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre +mesure! La fatigue, sans doute...»</p> + +<p>Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus +lourde encore que lorsqu'il s'était couché, les membres +brisés, il constata avec stupeur qu'il était complètement +déshabillé et couché entre les draps.</p> + +<p>«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr +pourtant de ne pas m'être déshabillé!»</p> + +<p>Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober +sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n'en avait +jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes +journées.</p> + +<p>Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre +destiné à sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea +sa figure dans l'eau fraîche. Après quoi, il alla à la +fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux +sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent +plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements +pour s'habiller.</p> + +<p>«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer +mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, +ma foi!»</p> + +<p>Il examina et palpa les différentes pièces du costume +en connaisseur.</p> + +<p>«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et +solide. On connaît mes goûts apparemment», murmurait-il +en faisant cette inspection.</p> + +<p>Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à +terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina +comme il avait fait du costume.</p> + +<p>«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant +de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»</p> + +<p>C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez +bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on +avait consciencieusement nettoyées. Seulement, on avait +enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige +d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied +par des courroies.</p> + +<p>En un moment, effroyablement critique, de son existence +aventureuse, alors qu'il était enfermé avec son +père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient +être broyés, le chevalier avait détaché des éperons semblables, +en avait donné un à son père, et, tous deux, +pour se soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement +résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. +Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar, +il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette. +Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur +un poignard passable, qu'on avait eu la précaution +de lui enlever pendant son sommeil.</p> + +<p>Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:</p> + +<p>«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse +de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? +N'a-t-on pas voulu plutôt me mettre dans l'impossibilité +de me soustraire par une mort volontaire au supplice +qui m'est réservé?... Quel supplice?...»</p> + +<p>Et, avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons +à régler... si je sors vivant d'ici!»</p> + +<p>Et, tout à coup:</p> + +<p>«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume +déchiré... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher +le costume qu'il m'impose!»</p> + +<p>Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement +sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec +une satisfaction non dissimulée.</p> + +<p>«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal +juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni +manger maintenant, de crainte qu'on ne mélange encore +quelque drogue endormante à ma pitance.»</p> + +<p>Il réfléchit un instant, et:</p> + +<p>«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. +Il est à présumer qu'ils ne chercheront pas à +m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.»</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans +éprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée +à ses aliments.</p> + +<p>Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres +personnes que les moines qui le servaient et le gardaient +en même temps, sans jamais se départir d'un calme +absolu, sans jamais lui dire une parole.</p> + +<p>Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les +religieux s'étaient contentés de le saluer gravement et +profondément, et s'étaient retirés sans répondre à ses +questions.</p> + +<p>Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans +sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccadé pour +se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une +foule de projets qu'il rejetait au fur et à mesure qu'ils +naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, +comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et +repassait devant cette fenêtre.</p> + +<p>Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna +vivement et aperçut une balle grosse comme le poing +qui venait d'être projetée, par la croisée ouverte. Avant +même que de ramasser cette balle, il se précipita à la +fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un +signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel +il avait vue.</p> + +<p>«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! +le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire +ici?»</p> + +<p>Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable +qu'il n'était pas épié par le judas percé au milieu +de sa porte. Le judas était fermé... ou du moins il paraissait +l'être.</p> + +<p>Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la +porte, et contempla l'objet qui venait de lui être jeté.</p> + +<p>C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour +d'un corp dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet +enroulé autour d'une pierre. Il déplia le feuillet et +lut:</p> + +<p>«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. +On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai +réussi à vous faire évader. Si j'échoue, il sera temps +pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. +Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»</p> + +<p>«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan +en faisant la grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais +s'il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout +de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... Hum!... Que +veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour +trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement +du poison... d'autant que ces trois jours se +réduisent à deux, attendu qu'il me reste de mon souper +d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai +mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas +encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas +empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.»</p> + +<p>Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, +en fit deux parts, et attaqua bravement la première. +Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il +s'était accordée, il prit la deuxième part et alla l'enfermer +dans le coffre à habits. Et il attendit.</p> + +<p>Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort +qu'il faisait pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à +son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profité de +son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait +le foudroyer, disait le billet de Chico.</p> + +<p>Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les +moines qui le servaient avaient paru s'étonner de la disparition +des restes du souper de la veille. Mais, comme +le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu'ils +apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une fringale +subite, il avait préféré se contenter de ces restes et +que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc +laissé la table servie et s'étaient retirés, toujours sans +ouvrir la bouche.</p> + +<p>Certain maintenant de ne pas être empoisonné—pour +le moment, du moins—il se mit à réfléchir.</p> + +<p>A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa +n'eussent pas trouvé quelque supplice plus long, +plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de +poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant +ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, +plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? +Il n'y avait pas à douter, il avait vu de ses propres +yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire +un geste amical. Donc, le billet était bien du nain, donc +son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le +suivre.</p> + +<p>Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine +du grand inquisiteur.</p> + +<p>«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque +chose.»</p> + +<p>D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, +pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte, +pas l'ombre de défi, pas la moindre manifestation de +satisfaction de son succès. On eût dit d'un gentilhomme +venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.</p> + +<p>Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, +d'Espinosa s'était rendu directement à la Tour de l'Or. +C'est là, si on ne l'a pas oublié, que le cardinal Montalte +et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine +commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de +d'Espinosa, par un moine médecin.</p> + +<p>D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome +et de se servir de leur influence réelle pour peser sur +les décisions du conclave, à l'effet de faire élire un pape +de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d'imposer +ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le +cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. +Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, +n'avait rien à espérer personnellement dans cette élection, +s'était montré plus rebelle que Montalte qui, lui, +prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer succéder +à son oncle Sixte-Quint.</p> + +<p>D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la +résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, +il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta +sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n'avait pas +hésité un seul instant.</p> + +<p>Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, +il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait +pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait +montré, profondément endormi, sous l'influence du narcotique +puissant qui avait été versé dans son vin. Et il +leur avait dit ce qu'il comptait en faire.</p> + +<p>Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan +n'existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils +sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du +cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement +très étroitement, repris par leur haine jalouse, l'un +contre l'autre.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, +comme s'il se fût excusé, vous me voyez désespéré de +la violence que j'ai été contraint de vous faire.</p> + +<p>—Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, +votre désespoir me touche à un point que je ne saurais +dire.</p> + +<p>—Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait +pour vous éviter cette fâcheuse extrémité.</p> + +<p>—Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. +Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette +même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous +êtes emparé de ma personne.</p> + +<p>—Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, +et l'importance que j'attachais à m'assurer de votre personne +et la haute estime que je professe pour votre force +et votre vaillance.</p> + +<p>—L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, +avec son plus gracieux sourire. Il a du moins +cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de +mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il +lui faut renoncer à ce rêve.</p> + +<p>—Pourquoi cela, monsieur?</p> + +<p>—Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il +faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez +que je peux être bien tranquille. Jamais S.M. Philippe +d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de +la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!</p> + +<p>—Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français +ne valent pas M. de Pardaillan.</p> + +<p>—Paroles précieuses, venant d'un homme tel que +vous, répondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez +garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter +à pécher par orgueil!</p> + +<p>—S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne +vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici +m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette +longue semaine de détention, on a bien eu pour vous +tous les égards auxquels vous avez droit.</p> + +<p>—Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux +traité. C'est à tel point que, lorsqu'il me faudra quitter +ces lieux—car il faudra bien que je m'en aille—j'éprouverai +un véritable déchirement. Mais, puisque +vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je +vous prie, de l'incertitude où je suis plongé par suite +de vos paroles.</p> + +<p>—Parlez, monsieur de Pardaillan.</p> + +<p>—Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue +semaine de détention. Quel jour sommes-nous +donc?</p> + +<p>—Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa +avec surprise.</p> + +<p>—Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien +sûr que c'est aujourd'hui samedi?</p> + +<p>D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise +grandissante et une inquiétude qu'il ne cherchait +pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses +lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une +modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.</p> + +<p>—Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.</p> + +<p>—Samedi, monseigneur, répondirent les moines +d'une même voix.</p> + +<p>D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines +sortirent sans ajouter un mot de plus.</p> + +<p>—Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant +vers Pardaillan qui songeait:</p> + +<p>«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux +jours et deux nuits. Bizarre! Où veut-il en venir et quel +sort me réserve-t-il?»</p> + +<p>Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude +que trahissait l'attention soutenue avec laquelle +il le dévisageait:</p> + +<p>—Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce +point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis +combien de temps pensiez-vous être ici?</p> + +<p>—Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le +fouillant de son clair regard.</p> + +<p>—Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait +très sincère.</p> + +<p>Et remarquant alors le déjeuner encore intact:</p> + +<p>—Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre +repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne +sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous +plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent +ont l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels +qu'ils soient...</p> + +<p>—De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.</p> + +<p>Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances +dont vous m'accablez.</p> + +<p>S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si +bien voilée que d'Espinosa ne la perçut pas.</p> + +<p>—Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous +manquez d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action +comme vous s'accommode mal à ce régime sédentaire. +Une promenade au grand air vous fera du bien. +Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans +les jardins du couvent?</p> + +<p>—Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que +le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur +de votre compagnie.</p> + +<p>—Venez donc, en ce cas.</p> + +<p>De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son +sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent +et se tinrent immobiles.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant +les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous +montrer le chemin.</p> + +<p>—Faites, monsieur.</p> + +<p>Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. +Seulement, dès que Pardaillan et d'Espinosa se furent +engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent +deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les +quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, +se maintenant toujours à quelques pas derrière +lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, reprenant leur +marche dès qu'il se remettait à marcher.</p> + +<p>En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade +avec le vague espoir qu'une occasion inespérée +se présenterait peut-être de fausser compagnie à son +obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne +folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.</p> + +<p>Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du +grand inquisiteur, comment fût-il sorti de ce dédale de +couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse +sillonnés en tous sens par des groupes de religieux? +Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles +qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés?</p> + +<p>Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour +le moment. Mais, tout en marchant posément à côté +d'Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention +souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment +sur les occupations variées des membres de +la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir +la moindre occasion propice qui se présenterait.</p> + +<p>Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme +à lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs +admirables, uniquement par humanité. Il pensait, +non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée +bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.</p> + +<p>Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.</p> + +<p>Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une +dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie.</p> + +<p>Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps +de bâtiment où ils se trouvaient. Tout un côté était occupé +par de minces colonnettes dans le style mauresque, +reliées entre elles par un garde-fou qui était une +merveille de mosaïque et de sculpture.</p> + +<p>Cela constituait une longue suite de larges baies par +où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé, +de distance en distance, de portes massives: cellules +sans doute.</p> + +<p>Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui +paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement. +Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua +aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.</p> + +<p>«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons +du dénouement. Mais diantre! il paraît que +ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de +l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes +révérends qui me paraissent taillés pour porter la +cuirasse plutôt que le froc!»</p> + +<p>La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était +sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui +paraissaient surtout garder les baies.</p> + +<p>D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il +rencontra.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, +je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre +vous. Me croyez-vous?</p> + +<p>—Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous +me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter.</p> + +<p>D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:</p> + +<p>—Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, +et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions, +l'homme que je suis doit s'effacer, céder complètement +la place au grand inquisiteur, c'est-à-dire à un être exceptionnel, +inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement +implacable dans l'accomplissement des devoirs +de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur +qui vous parle.</p> + +<p>—Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire +est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul, +sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non, +videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.</p> + +<p>—Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes +condamné. Vous devez mourir.</p> + +<p>—A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. +Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis +condamné, je dois mourir. Reste à savoir comment vous +comptez m'assassiner.</p> + +<p>Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:</p> + +<p>—Le châtiment doit être toujours proportionné au +crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable +des crimes. Donc le châtiment doit être +terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné +à la force morale et physique du coupable. Sur ce +point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne +vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera +infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est +rien, en elle-même.</p> + +<p>—C'est la manière de la donner. Ce qui revient à +dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice +sans nom.</p> + +<p>Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui +masquait ses émotions lorsqu'elles étaient, comme en +ce moment, à leur paroxysme et qu'il méditait quelque +coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans +sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il +fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, +qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna +pas ce qu'elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit +donc, sans ironie aucune:</p> + +<p>—J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. +Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec +laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant, +en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois +à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les +conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais +pourquoi, vous veut la malemort.</p> + +<p>—Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. +J'espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui +dire les deux mots que j'ai à lui dire. Mais vous, monsieur, +savez-vous que vous êtes un dangereux reptile? +Savez-vous que l'envie me démange furieusement de +vous étrangler, pendant que je vous tiens?</p> + +<p>Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et +d'une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes +dans la figure.</p> + +<p>Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas +un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux +ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier, +et sans rien perdre de son impassibilité, comme +s'il n'eût pas été en cause:</p> + +<p>—Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez +rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme +à m'exposer à votre fureur sans avoir pris mes précautions.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et +il vit que le cercle des moines s'était resserré autour +de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps +de mettre sa menace à exécution. Une fois encore il serait +écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la +tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa +main sur l'épaule de son ennemi:</p> + +<p>—Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci +tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et +puis, qui sait si...</p> + +<p>—Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de +son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant +que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les +révérends pères.</p> + +<p>—Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée +que vous méditez? C'est que je serai contraint +de vous faire enchaîner.</p> + +<p>Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser +la colère qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient +n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur +le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et +muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.</p> + +<p>En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; +il comprit les conséquences irréparables que son geste +pourrait avoir et qu'il était à la merci de son redoutable +adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer. +Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.</p> + +<p>Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de +ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de +mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement, +comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:</p> + +<p>—Soit, vous avez raison.</p> + +<p>Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, +d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il +s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit à l'instant même.</p> + +<p>A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, +agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris +que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin +comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres +gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue +pour cela leur prisonnier.</p> + +<p>La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une +étroite cellule. Il n'y avait là aucun meuble et la petite +pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait +de s'ouvrir.</p> + +<p>Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le +sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient +de petites rigoles destinées à l'écoulement des +eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien là-dedans?</p> + +<p>Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. +Sur les dalles, des petites flaques de même teinte +et de même apparence. C'était froid et sinistre, sinistre +surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? Un cachot? +Une tombe? Quoi?...</p> + +<p>Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. +Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan +virent:</p> + +<p>Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de +s'ouvrir toute grande, un homme—une loque humaine +était solidement attaché sur une sorte de chaise de +bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides +crampons de fer.</p> + +<p>Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds +de la chaise; son buste était maintenu droit contre le +dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue +par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement; +presque sous le menton, une épaisse traverse +de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de +l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnées +pendaient mollement.</p> + +<p>A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé +jusqu'à la ceinture, les larges manches retroussées laissant +à nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes +énormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il +examinait attentivement sans paraître se soucier le +moins du monde de la victime qui, les traits contractés +par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des +yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.</p> + +<p>Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement +donnés, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs +de cette scène fantastique, il se mit à l'oeuvre +dès qu'il eut terminé l'inspection de ses instruments.</p> + +<p>Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince +qu'il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient +de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible, +à faire croire qu'il allait briser ses cordes; en +même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, +s'échappa de ses lèvres contractées.</p> + +<p>Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose +de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que, +du bout du doigt qu'il venait de lâcher, une petite pluie +rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l'ensanglantait: +le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, méthodiquement, +avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau +saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le +supplicié se tordit comme un ver, une expression de +souffrance atroce s'étendit sur sa face convulsée; le +même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit +entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, +du même geste indifférent du bourreau jetant +négligemment à terre l'ongle auquel adhéraient des lambeaux +de chair.</p> + +<p>Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau +s'arrêta. Il prit, dans une trousse posée à terre, +différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se +mit, non pas à panser les plaies affreuses qu'il venait de +faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin, +la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.</p> + +<p>Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques +qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le +moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur +place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.</p> + +<p>Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume +des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût, +Pardaillan, se demandant s'il n'était pas en proie à quelque +hideux cauchemar, remué d'une pitié immense, sentant +son coeur se soulever d'indignation, dut assister, +impuissant, à cette scène atroce.</p> + +<p>Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du +patient s'étaient changés en râles étouffés, et le bourreau, +toujours effroyablement insensible et méthodique, +se disposait à passer à la deuxième main.</p> + +<p>—Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré +lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-être.</p> + +<p>Froidement, d'Espinosa formula:</p> + +<p>—Ceci n'est rien!... Passons!</p> + +<p>Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en +frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer.</p> + +<p>—Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix +paisible, n'est rien, comparé à celui que vous avez osé +commettre.</p> + +<p>Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui +signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé +à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu'il venait de voir. +Il se raidit pour combattre l'épouvante qui se glissait +sournoisement en lui.</p> + +<p>Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette +épouvante provenait surtout de l'ébranlement nerveux +qu'il venait d'éprouver, et il se disait, non sans angoisse, +que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur +coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez +lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de pouvoir +surmonter.</p> + +<p>Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, +pendant lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses +nerfs mis à une si rude épreuve.</p> + +<p>Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: +deuxième arrêt. Pardaillan frémit.</p> + +<p>Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. +Comme la première, elle démasqua une cellule en tous +points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau +et par un condamné. Celui-ci, comme le premier, +était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, +celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse, +nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui +eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier, +ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, +dès que la porte se fut ouverte.</p> + +<p>Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua +une incision sur toute la largeur de la poitrine du +patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif. +Comme précédemment, des hurlements affreux se firent +entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur +et à mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient +perdait de plus en plus ses forces.</p> + +<p>Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une +sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui +se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les +chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères, +les nerfs.</p> + +<p>Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son +indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et retendait +doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et, +alors, les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau +de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.</p> + +<p>Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine +humaine, des filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient +sur îles dalles qui rougissaient, allaient se perdre +dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan, +affolé, comprenait maintenant l'utilité.</p> + +<p>—Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et +indifférent.</p> + +<p>Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec +une insistance grosse de menaces sous-entendues:</p> + +<p>—Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui +que vous avez commis.</p> + +<p>Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur +avec son sinistre laconisme. Seulement, cette +deuxième porte ne se referma pas comme la première, +en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas qu'il +allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision, +continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, +alternant avec les hurlements de douleur, qui s'échappaient +de cette porte restée ouverte et emplissaient la +galerie de leurs lugubres sons.</p> + +<p>«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé +de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles? +Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»</p> + +<p>Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un +coup de tonnerre.</p> + +<p>Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme +si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, +tout à coup, il se rappela les paroles échangées +entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec +Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux +de l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais +tu ne me reconnaîtras pas.» Et il clama dans sa pensée:</p> + +<p>«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité +de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta +qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant, +c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me +frapper dans mon intelligence. La diabolique créature +m'a pris au mot... Je croyais la connaître et je suis forcé +de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposée capable +d'une telle scélératesse!»</p> + +<p>Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait +l'épouvantable spectacle que lui présentait d'Espinosa, il +souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve +déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son +coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda +à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, +il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et +tout entendre.</p> + +<p>A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un +malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis à blanc. +Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à +celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé +sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide +blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la +cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de +faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies, +c'était un mélange d'huile bouillante, de plomb et d'étain +fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable +supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui +n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dément—peut-être +devenu subitement fou—rugissait: «Encore!... +Encore!...»</p> + +<p>Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché +vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.</p> + +<p>Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan +se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses +impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer +pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais, pour +quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité étrange du regard, +la teinte terreuse répandue sur ses joues, une +imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop +rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent été autant +d'indices visibles de l'émotion qui l'étreignait et +de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter.</p> + +<p>Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: +«Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du +misérable qui râlait et hurlait tour à tour n'était rien, +comparé au crime de Pardaillan.</p> + +<p>Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit +à travers l'interminable galerie pleine maintenant des +rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, +des menaces et des blasphèmes des malheureux +que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à +des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.</p> + +<p>Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui +l'on brisa les membres à coups de masse de fer, puis +celui à qui l'on creva les yeux, et celui à qui l'on arracha +la langue, en passant par le supplice du chevalet, +celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les +mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on +faisait sécher en les exposant à la flamme d'un réchaud.</p> + +<p>La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine +poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine +de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant +de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le +mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.</p> + +<p>Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir +de supplices infâmes, de raffinements de torture +inouïs, passa là, sous ses yeux, et, de toutes ces portes +demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements qui +eussent attendri un tigre.</p> + +<p>Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: +«Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime +du malheureux qui agonisait et qui n'était toujours rien, +comparé au crime de Pardaillan.</p> + +<p>Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan +se crut délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait +depuis une heure. Malgré ses effort, malgré son stoïcisme, +il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu'il +ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait +le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante +série de supplices sans nom qu'on faisait défiler sous +ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce +qu'il voyait là d'horrible et d'affreux n'était rien, comparé +à ce qui l'attendait, lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XV</h3> + +<h3>LE REPAS DE TANTALE</h3> + +<p>A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier +de quelques marches, et, sur la droite, un mur, très +haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait à un +jardinet. Le mur séparait ce jardinet du grand jardin.</p> + +<p>En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante +de l'éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins +poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu privé d'air et de +lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible +à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:</p> + +<p>«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, +mais, mordieu! il était temps que l'infernal supplice +qu'il vient de m'infliger prît fin.»</p> + +<p>Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision +d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient +l'air qu'il respirait avec délices. Alors, il tressaillit +et murmura:</p> + +<p>«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»</p> + +<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition +spéciale du jardinet. Voici:</p> + +<p>De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un +corps de bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, +et en mauvais état, ce jardinet pouvait avoir, en +largeur, de dix à douze mètres environ.</p> + +<p>Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui +prolongeait la galerie et le séparait du grand jardin, +jusqu'à un autre corps de bâtiment composé aussi d'un +seul rez-de-chaussée, il mesurait environ une trentaine +de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé +entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus +important où se trouvait la galerie) et une haute muraille.</p> + +<p>Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce +qui l'étonnait, c'est que ce jardinet était coupé, au milieu +et dans toute sa longueur, par un parapet surmonté +d'une haute grille dont les barreaux étaient très forts et +très rapprochés.</p> + +<p>En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, +partaient du toit d'un de ces corps de bâtiment, +et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De +sorte que cela constituait une cage monstrueuse.</p> + +<p>Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient +jusqu'au faîte de cette étrange cage, y formaient un +dôme de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait.</p> + +<p>Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par +son escorte de moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, +se dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait +la largeur du jardinet.</p> + +<p>Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le +bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de +l'allée, il perçut comme une galopade furieuse de l'autre +côté du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis +une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches +froissées, des faces humaines hâves, décharnées, +des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là +entre les barreaux, et une plainte déchirante, monotone, +s'éleva soudain:</p> + +<p>«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»</p> + +<p>Et, presque aussitôt, une voix rude cria:</p> + +<p>—Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la +niche!</p> + +<p>Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou +d'une lanière cinglant un corps, suivi à son tour d'un +hurlement de douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la +même voix rude accompagnant chaque coup de fouet de +ce cri, toujours le même:</p> + +<p>«A la niche! A la niche!»</p> + +<p>Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide +comme un éclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoissé +sur la cage fantastique, il songea:</p> + +<p>«Quelle abominable surprise me réserve encore ce +maître-bourreau?</p> + +<p>D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un +moine se détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui +maintenaient extérieurement un fort volet de bois. Le +volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie +d'épais barreaux croisés.</p> + +<p>Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le +sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables, +à moitié nu, un homme était accroupi.</p> + +<p>Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition +à l'obscurité profonde dans laquelle il était plongé, il +demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis +il se dressa brusquement, déchira l'air d'un hurlement +lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper +ceux qui le regardaient du dehors.</p> + +<p>Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre +les barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, +du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le +forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et +se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se soustraire +à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.</p> + +<p>Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, +puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant +au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement +et à torrents, sur lui.</p> + +<p>Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une +porte s'ouvrit; un moine, armé d'une discipline, entra +et attendit patiemment que l'homme, à moitié suffoqué, +reprît ses sens.</p> + +<p>Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le +moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, +car, avant même que le moine eût fait un geste, il +se redressa d'un bond, et se mit à tourner autour de la +fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans hâte, +en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans +la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, à +chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait +tomber à toute volée sur les épaules de l'homme qui +bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à +entrer en lutte avec le terrible moine.</p> + +<p>On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, +menaçant, mais n'ayant pas le courage de se +jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau.</p> + +<p>Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets +d'eau reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, +le moine continua de la fustiger jusqu'à ce qu'il +vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha sa discipline +à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de +l'homme, il sortit posément, comme il était entré.</p> + +<p>Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, +s'occupait à le refermer, d'Espinosa expliquait avec une +froide indifférence:</p> + +<p>—Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous +ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons, +de son vivant, était duc et grand d'Espagne. Le +crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial. +L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme +vous. On lui a fait boire d'une certaine potion préparée +par un révérend père de ce couvent. Ce breuvage +agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain +temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une +dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors, +nous soumettons le condamné à un régime spécial.</p> + +<p>—Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je +n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun +d'occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le +condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là +complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, +ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. +Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de +voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le +traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irrémédiablement +fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, +dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, +sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre +en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez.</p> + +<p>Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement +calme, qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait +Pardaillan, secoué d'indignation, Pardaillan qui se raidissait +pour montrer un visage froid et intrépide, vers la +cage de fer.</p> + +<p>Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan +put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux +à peine couverts de loques ignobles, maigres comme +des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures +embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, +en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme +des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. +Presque tous s'isolaient.</p> + +<p>Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se +ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le +duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres +lèvres crispées, tombaient ces mots terribles que +Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des +moines prit dans un coin un panier préparé d'avance, et +en vida le contenu à travers les barreaux.</p> + +<p>Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, +vit que ce que l'exécrable moine venait de vider ainsi +était tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus +horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait +lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur +ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant +et que chacun, dès qu'il avait pu happer un morceau de +n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on +ne vînt la lui arracher.</p> + +<p>«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût +voulu s'enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet +écoeurant spectacle.</p> + +<p>—Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, +beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils étaient de la +plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage +inventé par un de nos pères et le régime auquel on les +a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier?</p> + +<p>Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance +qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lança, +sur un ton détaché qui émerveilla le grand inquisiteur:</p> + +<p>—Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas +curieux, à quoi riment ces écoeurantes exhibitions?</p> + +<p>Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer +les lèvres d'Espinosa.</p> + +<p>—J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien +pénétré de cette pensée qu'irrémissiblement condamné, +tout ce que vous venez de voir n'est rien auprès de ce +qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais +fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je +devais à votre caractère intrépide, que j'admire plus que +quiconque, croyez-le bien.</p> + +<p>—Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. +Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot... +ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les +spectacles du genre de ceux que vous venez de me +montrer.</p> + +<p>—C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.</p> + +<p>Et, se tournant vers les moines:</p> + +<p>—Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de +Pardaillan à sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends +qu'il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.</p> + +<p>Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de +grande sollicitude:</p> + +<p>—Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. +Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin, +où vous n'avez rien pris. La diète est mauvaise dans +votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre +goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien +ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!</p> + +<p>—Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer +de l'étonnement que lui causait cette affectueuse +insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac +fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien +obligé de lui obéir.</p> + +<p>—Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac +se montrera mieux disposé que ce matin.</p> + +<p>—Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant +au milieu de son escorte de moines-geôliers.</p> + +<p>Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans +sa chambre, Pardaillan se mit à marcher de long en +large avec agitation.</p> + +<p>«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je +pu résister à la tentation de l'étrangler de mes mains?</p> + +<p>Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand +inquisiteur, s'il l'avait vu:</p> + +<p>«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais +pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné +de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui +sait si une occasion ne se présentera pas? Alors...</p> + +<p>Et son sourire se fit plus aigu.</p> + +<p>Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à +réfléchir profondément, repassant dans son esprit les +scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs +plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les +coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les +plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer +la vérité de ses observations et de ses déductions.</p> + +<p>Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux +luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les +provisions sur la table, alignèrent respectueusement les +flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, +comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en contemplation +devant la table, semblant attendre que le chevalier +fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se +décidait pas, un des deux moines demanda:</p> + +<p>—Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?</p> + +<p>Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux +gardiens, Pardaillan répondit doucement:</p> + +<p>—Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai +pas faim.</p> + +<p>Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que +Pardaillan surprit au passage.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre +chose? insista le moine.</p> + +<p>—Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...</p> + +<p>—Laquelle? fit le moine avec empressement.</p> + +<p>—Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.</p> + +<p>Les deux moines échangèrent encore le même coup +d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent +une dernière fois les mets appétissants dont +la table était chargée, et sortirent enfin en étouffant un +gros soupir.</p> + +<p>Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup +d'oeil que le judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha +alors de la table et contempla les plats, nombreux et +variés, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au +hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.</p> + +<p>«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats +à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle +de faim et de soif!...</p> + +<p>Il prit un flacon.</p> + +<p>«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que +cela prouve!»</p> + +<p>Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les +mets.</p> + +<p>«Rien! je ne sens rien!»</p> + +<p>Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.</p> + +<p>«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, +a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! +je puis bien patienter.</p> + +<p>Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation +et s'en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste +de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace +et grommela:</p> + +<p>—C'est maigre!</p> + +<p>Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à +sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste.</p> + +<p>—Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant +la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur +que la foudre écrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs +hier soir, ne sont pas mortels maintenant?</p> + +<p>Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le +coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le +dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour +se donner la force de résister, il murmura:</p> + +<p>«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. +Que diable! deux jours sont bientôt passés!</p> + +<p>Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se +soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce +que lui avait dit d'Espinosa.</p> + +<p>Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: +«On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit +sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence +s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie.»</p> + +<p>Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui +revenait obstinément à la mémoire: au premier repas +qu'il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où +il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi +plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la +table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il +avait un faible, et l'avait mise de côté, la réservant pour +la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu'il voulut +attaquer la bonne bouteille, il s'était senti pris d'un +subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son effet.</p> + +<p>Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas +plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre +qu'il venait de remplir, il le porta à ses narines et le +flaira longuement.</p> + +<p>Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa +son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes +du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le +déguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il +était. Le résultat de cette dégustation avait été qu'il +avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. +Son repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.</p> + +<p>Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. +Il s'était levé et était allé vider le verre et tout le contenu +de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect, +dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale +rougie de son sang, qu'il y avait laissée après s'être convenablement +débarbouillé. Puis, il était revenu s'asseoir +à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. +Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un +sommeil irrésistible, il s'était endormi aussitôt.</p> + +<p>Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi +ce détail qu'il avait presque oublié lui revenait-il +maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il +cet incident des paroles prononcées par d'Espinosa? +Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, +parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout +à coup revenu à la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà +la «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il +de nouveau à la mémoire?</p> + +<p>Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille +de vin de Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, +des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision +de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions +dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit +dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait +aux lèvres un sourire narquois, et, de temps en temps, +il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait +fréquemment celui-ci: FOLIE.</p> + +<p>Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait +pas touché au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent +un souper plus soigné encore que les précédents repas. +Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.</p> + +<p>Les moines durent se retirer sans être parvenus à le +décider et, dès qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au +lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante. +Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonté +peu commune, car la faim se faisait cruellement +sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu détacher +complètement son esprit de cette pensée.</p> + +<p>Mais les moines revenaient obstinément avec leur table +chargée de mets appétissants. Et, sous prétexte que, +peut-être plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas, +ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait +de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, +à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant +par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac +qui se mettait aussitôt à hurler famine.</p> + +<p>Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec +aggravation de repas augmentés. En effet, les moines, +impitoyables, lui servirent un petit et un grand déjeuner, +un dîner, une collation et un souper.</p> + +<p>Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à +l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus +en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate, +de plus en plus chargée des crus les plus rares et +les plus renommés.</p> + +<p>Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête +en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait +pour se donner du courage:</p> + +<p>«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera +comme les deux autres! Et après?... Bah! nous verrons +bien. Arrive qu'arrive.</p> + +<p>Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne +trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la +faiblesse qu'il éprouvait et qui le privait d'une partie de +ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le +Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer +de là, et il passait la plus grande partie de son temps à +guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la +fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un +nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas, +ne donna pas signe de vie.</p> + +<p>Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement +affectés de son obstination à refuser toute +nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces +deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu'il +eût pu les croire muets.</p> + +<p>A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent +aussi bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. +Et, comme leur grande préoccupation était de voir que +le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre, +les dignes révérends n'ouvraient la bouche que pour +parler mangeaille et beuverie.</p> + +<p>L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il +donnait la recette, l'autre prônait tel entremets sucré, +délicieux, disait-il, à s'en lécher les doigts; l'un sommait +le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, l'autre +l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par +tous les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer +bénévolement à un empoisonnement certain.</p> + +<p>Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement +mourir de faim, avaient quelque chose de hideux +et grotesque à la fois.</p> + +<p>Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés +bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils +eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les +deux moines jouaient une abominable comédie, pour +l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait +le poison destiné à le foudroyer.</p> + +<p>Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les +moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et +se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces +conditions, il n'y avait qu'à se résigner.</p> + +<p>Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne +jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères. +C'était deux pauvres diables de moines, d'esprit plutôt +borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils +étaient chargés qu'à leur force herculéenne.</p> + +<p>On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur +avait ordonné d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui +ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obéir à ses ordres.</p> + +<p>On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs +efforts pour l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils +s'acquittaient très consciencieusement de leur tâche et +n'en cherchaient pas plus long.</p> + +<p>Comme on les savait quelque peu gourmands et ne +détestant nullement de vider une bonne bouteille, on +leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus +exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur prisonnier, +fût-ce une simple goutte d'eau.</p> + +<p>Enfin—et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien +au hasard et savait habilement utiliser les passions de +ceux qu'il employait—on leur avait dit que, s'ils amenaient +leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables +plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce +qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique +table leur reviendraient intégralement et qu'ils +pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser +à en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine +et entière.</p> + +<p>Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, +à différentes reprises, et pour avoir le coeur net +il avait placé devant les moines un des plats pris au +hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre +d'un vin généreux et:</p> + +<p>—Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux +de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goûtez +une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que +j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de +ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la +bouteille ensuite.</p> + +<p>—Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré +un des moines.</p> + +<p>—Pourquoi? demandait Pardaillan.</p> + +<p>—Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit +d'accepter rien de vous.</p> + +<p>—Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.</p> + +<p>—La discipline et autres châtiments corporels, et +l'<i>in pace</i>, et la diète forcée et...</p> + +<p>—N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.</p> + +<p>Et, en lui-même, il ajoutait:</p> + +<p>«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants +savent que ces mets sont empoisonnés.»</p> + +<p>Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias +(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des +deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que +jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu'ils enrageaient de +voir tant de si succulentes choses; furieux, +parce qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur +prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire +pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner les deux moines +se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude. +Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, +frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne +acolyte Zacarias, annonça d'une superbe voix de basse:</p> + +<p>—Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, +nous aurons l'honneur de lui servir le dîner.</p> + +<p>Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait +cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel +piège dissimulait-elle?</p> + +<p>A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, +à leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux +qu'ils échangeaient, il crut comprendre qu'il se +tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit +donc sèchement:</p> + +<p>«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes +que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas +l'honneur de me servir le dîner, attendu que je suis +résolu à ne point bouger d'ici.</p> + +<p>Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna +le dos.</p> + +<p>Les deux moines se regardèrent consternés.</p> + +<p>Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient +des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, +fit une tentative désespérée, et, sur un ton qui n'admettait +pas de réplique:</p> + +<p>—Il faut venir cependant, trancha-t-il.</p> + +<p>Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se +redressa aussitôt, et, avec un sourire narquois, il goguenarda:</p> + +<p>—Il faut?... Pourquoi?</p> + +<p>—C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.</p> + +<p>—Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.</p> + +<p>—Nous serons forcés de vous porter.</p> + +<p>Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait +rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien +qu'il était encore de force à mettre facilement à la raison +les deux insolents frocards. Il allait donc projeter +ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite +arrêta le geste ébauché.</p> + +<p>«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai +pas l'occasion cherchée de fausser compagnie à +tous ces moines, que l'enfer engloutisse!»</p> + +<p>Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper +comme il en avait eu l'intention il répondit paisiblement, +avec son plus gracieux sourire:</p> + +<p>—Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous +éviter la peine de me porter.</p> + +<p>Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.</p> + +<p>—A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement +frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, +mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez +pas de faire connaissance avec le réfectoire +où nous vous conduisons!</p> + +<p>—Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, +c'est l'ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. +Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les +autres, vous ne réussirez à me faire absorber la moindre +nourriture.</p> + +<p>Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent +un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.</p> + +<p>—Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons +bien si vous aurez l'affreux courage de vous dérober +devant les délices de la table qui vous attend.</p> + +<p>Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines +robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent +jusqu'à la porte du réfectoire, située dans le même +couloir.</p> + +<p>L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses +deux gardiens ordinaires. Derrière lui il entendit grincer +les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur +qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres +détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle +réjouissant qui s'offrait à ses yeux.</p> + +<p>La salle elle-même était carrée, haute de plafond, +vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries +qui la recouvraient entièrement, des essences les +plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque +et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient +deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. +Mais, si le décor de chacune de ces tapisseries +variait, suivant la saison qu'il représentait, dans une +intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était +le même partout.</p> + +<p>C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, +de flacons, que des personnages, hommes et femmes, +engloutissaient gloutonnement.</p> + +<p>Une cheminée monumentale occupait à elle seule les +deux tiers d'un côté. L'intérieur de cette cheminée était +garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums +très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque +de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec +un murmure caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de +parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement +clos; dix fauteuils de dimensions colossales +s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient +vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux +quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de +cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et +dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la +salle ce parfum spécial qu'on y respirait.</p> + +<p>Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.</p> + +<p>Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en +vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait +avoir été conçu en vue de l'inciter à faire comme les +personnages des tableaux et tapisseries, c'est-à-dire à +bâfrer sans retenue.</p> + +<p>Au centre de la salle, une table était dressée, autour +de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. +Une nappe d'une blancheur éblouissante et d'une finesse +arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses, +des surtouts d'argent massif, des cristaux enchâssés +de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des +flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. +Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement +les innombrables plats, les fruits savoureux, les +entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et +l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes +dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des +bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.</p> + +<p>Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui +eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus +solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et, devant +cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses +bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention duquel on +avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.</p> + +<p>Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias +et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur énorme +bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges +narines qui reniflaient non les parfums répandus dans +la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse +modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout +cela était leur oeuvre à eux, tout implorait un compliment +que Pardaillan ne leur refusa pas.</p> + +<p>—Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.</p> + +<p>—N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, +mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses +choses qui figurent sur cette table!</p> + +<p>Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.</p> + +<p>Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan +ajouta aussitôt:</p> + +<p>—Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup +de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien +des merveilles entassées là.</p> + +<p>La consternation des moines confina au désespoir. +Pour un peu, ils l'eussent battu.</p> + +<p>—Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. +Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous +tend les bras.</p> + +<p>—Mais puisque je vous dis que je ne veux rien +prendre... Rien, entendez-vous?</p> + +<p>—C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.</p> + +<p>Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.</p> + +<p>—Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. +Vous ne variez pas souvent vos formules.</p> + +<p>—Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.</p> + +<p>—Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le +pour l'amour de nous... Nous sommes déshonorés si vous +résistez à tous nos efforts.</p> + +<p>Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? +Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux +observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens +ne lui laisseraient aucun répit, tant qu'il ne se serait +pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions +dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il +condescendit:</p> + +<p>—Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien +m'asseoir là... Mais vous serez bien fins si vous réussissez +à me faire ingurgiter la moindre des choses.</p> + +<p>Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort +à réfléchir aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes +ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier.</p> + +<p>—Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, +allons, faites en conscience votre métier de bourreau.</p> + +<p>Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils +ne comprenaient pas.</p> + +<p>Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un +orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée, +se mit à jouer des airs tour à tour tendres et +languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments +à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus +des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient +voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs +de rêves mélancoliques ou joyeux.</p> + +<p>Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, +ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de +cette table, le fumet des plats, l'arôme capiteux des vins +tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes +de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d'oeuvre +d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait +pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. +Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan +était pâle de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maîtriser.</p> + +<p>Avait-il donc réellement peur du poison dont il était +menacé?</p> + +<p>Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé +à mots couverts des supplices les plus horribles, il est +facile de comprendre qu'entre une torture savamment +dosée pour la faire durer des heures et des jours, peut-être, +et un poison foudroyant, le choix était tout fait. +N'importe qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris +le poison.</p> + +<p>Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui +l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on +eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par +lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient +ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan +ne pouvait plus guère tenir à la vie.</p> + +<p>Alors?</p> + +<p>Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan +se disait qu'ayant accepté du roi Henri une +mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir, +lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.</p> + +<p>On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, +pour mettre en pratique une logique de ce genre, il +fallait être doué d'une énergie peu commune, d'une dose +de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il était +peut-être seul capable d'avoir.</p> + +<p>Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, +calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa +cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de +ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec +une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était +tracée.</p> + +<p>Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons +faire connaître, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement +en prenant la nourriture qu'on lui présenterait, +le quatrième jour à partir de la réception du +billet du Chico.</p> + +<p>Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur +le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant +sur lui que sur n'importe qui.</p> + +<p>Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. +Pour le moment, cette carte n'était pas à dédaigner +plus qu'une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait +être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait +du jeu qu'abattrait son adversaire.</p> + +<p>Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement +parce qu'il se disait que les forces humaines ont une +limite, et que, s'il voulait être en état de profiter des +événements favorables qui pouvaient toujours se produire, +il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces +affaiblies par un long jeûne..</p> + +<p>Évidemment, la menace du poison restait toujours +suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant +bien en finir d'une manière ou d'une autre. C'était un risque +à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout.</p> + +<p>Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, +d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour +chercher autre chose.</p> + +<p>Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir +devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent +que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire +ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées +sur cette table.</p> + +<p>Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun +un flacon et versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune +que les années de bouteille avaient pâli à tel point que, +du rouge initial, il était passé au rose effacé; l'autre, +d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait +à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération +avec toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, +tels deux chiens altérés. Quand les deux verres furent +pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les soulevèrent +béatement, dévotieusement, comme ils eussent +soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.</p> + +<p>—C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en +clignant des yeux.</p> + +<p>—Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.</p> + +<p>—Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, +croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable +comédie.</p> + +<p>—Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce +n'est point une comédie.</p> + +<p>—C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. +Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous +ai prévenus: je ne toucherai à rien de ce que vous +m'offrirez.</p> + +<p>—Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, +tout borné qu'il fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez +vous-même.</p> + +<p>En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur +la table, et, d'un geste large, il désignait les flacons +rangés en bon ordre.</p> + +<p>Les deux moines faillirent se trouver mal.</p> + +<p>De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan +sortit vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il +eut réintégré sa cellule, il tomba sans forces dans son +fauteuil. Une journée de fatigues physiques les plus +dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme +qu'il venait de faire.</p> + +<p>Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours +qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans +un état de faiblesse compréhensible, mais qui ne laissait +pas que de l'inquiéter.</p> + +<p>La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait +sa gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, +le faisait cruellement souffrir.</p> + +<p>Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient +exaspérants, et, ce qui était plus grave, des +éblouissements fréquents, qui le laissaient dans un état +de prostration qui ressemblait singulièrement à l'évanouissement. +Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en +songeant aux deux moines:</p> + +<p>«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on +jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce +du plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim +qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim +et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!</p> + +<p>Arrive qu'arrive, demain je mangerai.</p> + +<p>Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les +moines ne parurent pas.</p> + +<p>«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? +M. d'Espinosa aurait-il changé d'idée et, renonçant +au poison, voudrait-il me prendre par la faim?</p> + +<p>Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant +un repas frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire +après le long jeûne qu'il venait d'endurer.</p> + +<p>L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les +moines ne parurent toujours pas.</p> + +<p>Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour +de bon.</p> + +<p>«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il +en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir +quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il deviné +qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter son poison?... +Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... +Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»</p> + +<p>Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper +au judas, il s'arrêta, indécis.</p> + +<p>«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas +leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience... +quoique, à tout prendre... Patientons encore.»</p> + +<p>L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner +vint à son tour. Les moines demeurèrent invisibles. +Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les +moines.</p> + +<p>«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir +à quoi m'en tenir!»</p> + +<p>Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On +ouvrit aussitôt.</p> + +<p>—Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix +doucereuse qui n'était pas celle de ses gardiens ordinaires.</p> + +<p>—Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins +que vous n'ayez résolu de me laisser crever de faim, +auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.</p> + +<p>—Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de +surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N'avez-vous +pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre?</p> + +<p>—Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est +pourquoi je vous demande de me dire si vous avez +résolu de me laisser périr de faim!</p> + +<p>—Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? +Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir +votre table, je présume.</p> + +<p>—Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se +demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus +petit morceau de pain, pas une goutte d'eau.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!</p> + +<p>La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier +la physionomie pour se rendre compte si on ne +jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. A +travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité +d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, +l'oeil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère +que des contours indécis.</p> + +<p>—Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les +aie pas vus aujourd'hui?</p> + +<p>—Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir +du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on +pensait qu'ils auraient eu la précaution de vous fournir +les provisions nécessaires à la journée avant de s'absenter. +Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence +ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas être +à leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir +attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prévenu des +le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis +que, à présent...</p> + +<p>—A présent? fit Pardaillan.</p> + +<p>—A présent, tout dort au couvent, le père pitancier +comme les autres. Impossible de vous donner la moindre +des choses. Quel malheur!</p> + +<p>—Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, +un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai +pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter +mes lèvres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai +jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait +pas décidé de me laisser mourir de faim.</p> + +<p>Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours +pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l'avoir +assommé de prévenances, après l'avoir accablé d'une +profusion de mets délicats, alors qu'il était résolu à ne +rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser +indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand +déjeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines +lugubres, annoncèrent que «les viandes de monsieur le +chevalier étaient servies».</p> + +<p>Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur +fit répéter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain +que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort +serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance. +Souriant de la mine piteuse des deux moines qui, +pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:</p> + +<p>—Comment se fait-il que, devant vous absenter toute +la journée, vous n'ayez pas eu la précaution de me munir +des aliments nécessaires?</p> + +<p>—Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous +offrons, s'écria naïvement Bautista.</p> + +<p>—Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé +à manger.</p> + +<p>—Est-ce possible!...</p> + +<p>—Puisque je vous le dis.</p> + +<p>—Et aujourd'hui? haleta Zacarias.</p> + +<p>—Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de +soif!...</p> + +<p>—Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir +vous nous faites!... Venez vite, monsieur.</p> + +<p>Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se +laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant +la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille, +le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un clignement +d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés +de victuailles:</p> + +<p>—Je vous défie bien de la mettre à sec!</p> + +<p>—Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de +quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.</p> + +<p>Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, +comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, +mystérieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient +à le servir, pleins de prévenances et d'attentions, +les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser +qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.</p> + +<p>Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à +le voir si calme, si admirablement maître de lui, on +n'eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui +se passait dans son esprit.</p> + +<p>En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en +eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:</p> + +<p>—Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?</p> + +<p>Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se +disait:</p> + +<p>«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être +pour celui-ci.»</p> + +<p>Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection +chaque bouchée, chaque gorgée, analysant, +pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans +la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait +impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus, +et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été +sûr de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme +quatre et but comme six, non par gourmandise, comme +il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce +qu'il estimait que c'était nécessaire.</p> + +<p>Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il +goûtât à l'un quelconque de ces plats, à seule fin que le +reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis.</p> + +<p>Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il +le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet, +s'acheva enfin, et il regagna sa chambre où il se jeta +dans son fauteuil.</p> + +<p>«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. +Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui, +mais on peut avoir changé d'idée... on peut avoir mis +un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»</p> + +<p>Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son +fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. +Suivant son expression, il attendait et, en même temps, +il réfléchissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit +à se promener lentement, un sourire au lèvres.</p> + +<p>«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait +pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbés. +D'Espinosa aurait-il changé d'idée, comme je le +prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comédie admirablement +machinée, et dont j'ai été sottement dupe?... +Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la +collation est passée et je n'ai pas encore aperçu mes +dignes gardiens.»</p> + +<p>En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure +du dîner, ni à l'heure du souper non plus. Pardaillan +avait trop copieusement déjeuné, à une heure trop +tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée qu'il +avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas +et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut +le frère Zacarias qui lui répondit.</p> + +<p>—Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et +raisin, l'heure du dîner est passée, celle du souper +aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?...</p> + +<p>—Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine +d'une voix pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!</p> + +<p>—Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, +dites-moi, pourquoi cet «hélas!»... Vous vous intéressez +donc à moi?...</p> + +<p>Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle +n'eût été de l'inconscience, le moine répondit:</p> + +<p>—Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez +commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle +nos supérieurs ont décidé de vous priver de nourriture +pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et +moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, +que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se +trouve que la punition dont vous êtes frappé nous +atteint autant, si ce n'est plus, que vous.</p> + +<p>—Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. +En sorte que vous vous êtes régalé des reliefs +de mon succulent déjeuner?</p> + +<p>—Sans doute!... Et il était même si succulent que +notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est +que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues, +pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.</p> + +<p>—Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît +pas juste!</p> + +<p>—Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que +vous fussiez traité magnifiquement et que vous fissiez +honneur aux repas confectionnés à votre intention. Pour +nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions tenus +pour responsables, on nous privait de ces merveilles +culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous +aviez consenti à en goûter tant soit peu.</p> + +<p>—Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous +m'aviez averti, je me fusse laissé faire, pour vous être +agréable.</p> + +<p>—Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement +interdit de vous prévenir.</p> + +<p>—Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, +ayant tiré du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans +façon.</p> + +<p>Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un +rire silencieux et murmura:</p> + +<p>«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme +un sot!... La leçon ne sera pas perdue.»</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVI</h3> + +<h3>LE PLANCHER MOUVANT</h3> + +<p>Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait +adopté une embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le +fauteuil, et, là, abrité par le renfoncement de la fenêtre, +caché par le large et haut dossier du fauteuil, il était +à peu près certain d'échapper à la surveillance occulte +qu'il sentait peser sur lui.</p> + +<p>Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues +heures, immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant +profondément. Et, sans doute croyait-il avoir percé le +but mystérieux poursuivi par le grand inquisiteur, car, +parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses +prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il +savait qu'il était condamné à jeûner durant quelque +temps, puisque le frère Zacarias l'avait prévenu la veille; +donc, il pensait que ses gardiens ne pénétreraient pas +dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se +passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. +Vers une heure de l'après-midi, il se leva languissant, et +s'en fut au coffre à habits, d'où il tira un petit paquet +qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement +dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas +depuis quelque temps, et, péniblement, car il se sentait +très faible, il regagna son fauteuil où il disparut.</p> + +<p>Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il +remuait les mâchoires comme quelqu'un qui mastique +un aliment. Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper +la faim.</p> + +<p>Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans +lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il +était devenu d'une faiblesse extrême, il paraissait avoir +une grande peine à se tenir debout, et il lui fallait de +longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le fauteuil +dans son coin favori.</p> + +<p>Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y +avait exactement treize jours qu'il était enfermé dans +ce couvent-prison, et il n'était plus reconnaissable. Hâve, +les traits tirés, une barbe naissante envahissant ses +joues et son menton, les yeux brillants d'un éclat +fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait +la plus grande partie de son temps dans le fauteuil +où il restait prostré de longues heures.</p> + +<p>Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent +une boule de pain noir et un alcarazas rempli +d'eau en lui recommandant de ménager ces maigres +provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres +que dans deux jours.</p> + +<p>C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. +Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris, +car, deux heures plus tard, le pain était diminué de +moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les mêmes proportions. +Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près, +car, peu de temps après, les moines reparurent et le +prièrent de les suivre.</p> + +<p>Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu +un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultés. +Mais, ce qui étonna les deux gardiens, c'est qu'il ne +paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils disaient.</p> + +<p>Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par +l'autre, et ils l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser +quelques couloirs et descendre deux étages. Une +porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement +au geste et pénétra dans le nouveau local qui +lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui +restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la précaution +d'emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista +s'en fut tout droit chez le supérieur du couvent.</p> + +<p>—Eh bien? fit laconiquement ce personnage.</p> + +<p>—C'est fait, répondit non moins laconiquement le +frère Bautista.</p> + +<p>—Il n'a pas fait de difficultés?</p> + +<p>—Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais +si c'est l'effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas +avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant +cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!</p> + +<p>—Est-il réellement si bas? Faites attention, mon +frère, que ceci est d'une importance capitale.</p> + +<p>—Révérendissime père, je crois sincèrement que, si +on le soumet encore quelques jours à un régime aussi +dur, il perdra la raison... à moins qu'il ne tombe +d'inanition.</p> + +<p>—Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il +puisse s'en douter. Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé +le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous +avions recommandé de placer bien en évidence le jour +de son entrée au couvent?</p> + +<p>—Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin +au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous +nous en sommes assurés.</p> + +<p>Le prieur eut un sourire sinistre:</p> + +<p>—S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. +N'importe, pour plus de sûreté, j'enverrai le médecin. +Allez, mon frère!</p> + +<p>La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan +pouvait avoir environ dix pieds de long et autant +en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n'y avait +aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de +paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de +forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à +une des cloisons de son cachot.</p> + +<p>Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures +ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait +avoir perdu conscience de l'état misérable dans lequel +il se trouvait.</p> + +<p>Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez +long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit +la miche de pain et vida presque entièrement la provision d'eau.</p> + +<p>A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. +Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et +paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous +l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus +en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.</p> + +<p>Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, +un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point +que, si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en +temps, n'avait pas été sous sa main, il n'aurait pu la +retrouver.</p> + +<p>Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que +paraissait être le plafond s'ouvrit soudain, un flot de +lumière inonda le cachot et vint l'aveugler de son éclat +insoutenable.</p> + +<p>C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, +au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants +lui brûlaient les yeux. Et, en même temps, par un +phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce +fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que +s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial. +Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait +dans son coin.</p> + +<p>Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, +un autre phénomène se produisit: des émanations délétères +envahirent son cachot, une puanteur insupportable +vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui +lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle +atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait +à ouvrir les paupières.</p> + +<p>Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la +congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s'était emparé +de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses +lèvres glacées, et, parfois, un gémissement plaintif alternait +avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, douloureuses, +mortelles, sans qu'il en eût conscience.</p> + +<p>Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut +encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins, +était très supportable. En même temps, un déplacement +d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur, +balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, +et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées +de chaleur attiédirent l'atmosphère, pendant que des +bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce +qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.</p> + +<p>Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé +tour à tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et +la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé +par les éclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable. +Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet +heureux changement. Le délire fit place à une sorte +d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les +râles cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à +peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva +non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur +à ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon +de conscience.</p> + +<p>C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, +comparée à l'état où il se trouvait avant.</p> + +<p>Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur +son manteau que nous aurions dû dire.</p> + +<p>En effet, malgré la chaleur—on était au gros de +l'été—par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie, +tout à coup, il s'était enveloppé dans son manteau +et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie remontait +au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait +dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son +intention.</p> + +<p>Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, +depuis, il ne l'avait plus quitté, ni jour ni nuit.</p> + +<p>Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort +bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d'importance, +d'ailleurs.</p> + +<p>Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. +Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans +doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et, +comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus et +s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui +n'était plus ce regard si vif d'autrefois, mais où ne +luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant +d'avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche +pleine d'eau.</p> + +<p>Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, +deux jours peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions +sans qu'il s'en fût aperçu. Il prit le pain sec et +dur et le dévora presque en entier. De même, il vida +aux trois quarts la cruche.</p> + +<p>Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les +forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son +état mental. Il eut plus nettement conscience de sa +situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il +put et se remit à regarder attentivement autour de lui, +avec ce regard étonné d'un homme qui ne reconnaît pas +les lieux où il se trouve.</p> + +<p>A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit +sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda. +Une lame large comme une main, longue de près de +deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme +une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, +venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur +du sein. Le tranchant, placé horizontalement et +tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; quelques +lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame +le perçait de part en part.</p> + +<p>Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y +avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse +apparition avec étonnement, peut-être—et encore, +n'est-ce pas bien sûr—en tout cas, sans manifester le +moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les +intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux +semaines, quelque drogue infernale qu'on avait réussi à +lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine. +Il n'était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près +de le devenir.</p> + +<p>De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, +la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait +avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans +volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était le plus affreux, +c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de +dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, +de l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, +avait fait un être pusillanime qu'un rien effarouchait +et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave; +finissant dans la peau d'un lâche!... Quel triomphe pour +Fausta!</p> + +<p>En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que +c'était un miracle qu'elle ne l'eût pas transpercé, le +nouveau Pardaillan fut secoué d'un tremblement nerveux; +il tremble, sans songer à s'écarter. Au même +instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur +d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, +avec une expression de terreur indicible, et un hurlement, +long, lugubre, pareil à celui d'un chien hurlant à la +mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame +venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, +il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.</p> + +<p>Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux +tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine, +pareils aux deux branches énormes de quelque +fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et +à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une +troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le +sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de +haut en bas.</p> + +<p>Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle +manqué de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eût +pas manqué de se poser cette question dès la première +apparition.</p> + +<p>Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus +fort, et, en même temps, plus plaintivement. Seulement, +cette fois, guidé sans doute par l'instinct de la conservation, +il s'écarta précipitamment de l'infernale muraille. +Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement +que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. +Il eut pourtant cette suprême chance de ne pas +déchirer ses chairs en même temps.</p> + +<p>Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se +hâta de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu +du cachot, en continuant d'émettre des gémissements, +comme fasciné, il regardait les trois faux d'un air stupide.</p> + +<p>Alors, les deux faux horizontales, placées exactement +sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle, +se refermant à fond l'une sur l'autre, comme les deux +branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent, +et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se +relever dès que les autres se rapprochaient pour se +croiser.</p> + +<p>Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au +jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant, +avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés, +malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des +faux se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela +produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait +comme le bruit d'une baguette frappant un tambour. +En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, +d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu +qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore.</p> + +<p>Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement +établi, à côté, une deuxième série de trois faux +fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en +mouvement automatiquement. Et le roulement devint +plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième +série apparurent et se mirent en branle.</p> + +<p>Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, +Pardaillan ne vit plus que l'éclat fulgurant de +l'acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse. +Il était interdit de s'approcher de cette cloison, +sous peine d'être happé par les faux et haché menu +comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.</p> + +<p>Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher +ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique. +Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans +répit.</p> + +<p>Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher +s'écrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'être +trompé.</p> + +<p>La peur—car il avait une peur affreuse, peur de +mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur, +lui! Pardaillan!—la peur, donc, lui donnait une lueur +de lucidité qui lui permettait d'observer et de raisonner.</p> + +<p>Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, +il vit bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement +trompé. En effet, il n'y avait pas à en douter, le +plancher s'inclinait dans la direction de la machine à +hacher.</p> + +<p>C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément +donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il +s'inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes, +qui était comme une pièce dont le tout constituait +la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.</p> + +<p>La disposition de ces quatre faux formait un losange +parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant +cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives +continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir, +la quatrième restait immobile, paraissant attendre +et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement +d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec +une régularité terrifiante.</p> + +<p>Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore +remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot +paraissait être une énorme plaque d'acier, lisse, glissante, +sans une soudure visible, sans la moindre protubérance +à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais +irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit +qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq +hachoirs qui le mettrait en pièces.</p> + +<p>Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur +sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent +l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce +durant quinze jours de tortures variées, longuement et +froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique +et destinées à faire sombrer cette raison si solide, +si lumineuse.</p> + +<p>Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: +Pardaillan n'était plus.</p> + +<p>C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, +écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce +fou, d'une voix qui s'efforçait de couvrir le tonitruant +roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses +forces, déjà épuisées:</p> + +<p>—Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je +ne veux pas!...</p> + +<p>Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être +l'implacable volonté de l'inquisiteur avait-elle décidé de +pousser l'expérience jusqu'au bout.</p> + +<p>Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité +désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, +mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec +la même rapidité, avec le même roulement formidable +qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.</p> + +<p>L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du +raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan +découvrit l'unique chance qui lui restait de sauver +cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle +était cette chance:</p> + +<p>Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des +charnières puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées +contre le mur qui soutenait le plancher. Elles +étaient sous le plancher même. C'est-à-dire que, du côté +opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de +métal.</p> + +<p>C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. +Si cette traverse avait eu quelques centimètres +de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur +se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses +forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse +était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de +se poser là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher +et s'y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu +par le bout des doigts. Le fou—nous ne voyons pas +d'autre nom à lui donner—avait vu cela.</p> + +<p>C'était, tout bonnement, une manière de prolonger +son supplice de quelques secondes. Il était évident qu'il +ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position +et même, en admettant que le mouvement de descente +s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la +chute inévitable.</p> + +<p>Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de +prolonger son agonie, et, désespérément, il s'accrocha à +ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus +les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler.</p> + +<p>Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la +cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa +largeur de faux qui continuaient immuablement leur +mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie +convoitée.</p> + +<p>Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces +l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par +l'effort, s'engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré +son état, il comprenait que, bientôt, dans un instant, +il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas +se faire hacher par la hideuse machine.</p> + +<p>Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement +tenace qu'il trouvait encore, et malgré +tout, la force de crier presque sans discontinuer:</p> + +<p>«Arrêtez! Arrêtez!...»</p> + +<p>Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, +lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main +droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent +un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés +dans le métal et supportèrent le poids de son +corps un inappréciable instant.</p> + +<p>Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa +poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu'on égorge, +jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas +sur les hachoirs qui le saisirent.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVII</h3> + +<h3>LE PHILTRE DU MOINE</h3> + +<p>Or, Pardaillan n'était pas mort.</p> + +<p>La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée +par Fausta, de concert avec d'Espinosa.</p> + +<p>Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen +qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. +Il l'avait adopté et perfectionné dans les détails. +On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût +paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour +adopter celui-là.</p> + +<p>Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec +une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle était froidement +raisonnée. Il agissait pour un principe—et c'est +ce qui le faisait si terrible, si redoutable—non pour +l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas +menti lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.</p> + +<p>Cette incroyable et abominable invention de la machine +à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier, +mais à achever de porter l'épouvante dans son +esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.</p> + +<p>Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une +graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement +préparée par un stupéfiant, et en même temps +devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.</p> + +<p>En conséquence, les premières faux apparues étaient +réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement +tranchantes et acérées. Mais, les hachoirs du bas, +ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, étendu +à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, +il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, +grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler, +étaient placés là comme un leurre et s'étaient repliés +comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils +auraient dû hacher.</p> + +<p>Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié +évanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas +de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.</p> + +<p>Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à +petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard, sans +vie.</p> + +<p>Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement +égales à celles de la chambre d'où il venait d'être +précipité. Le plancher d'acier était remonté automatiquement +et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.</p> + +<p>Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun +meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer +dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre +battue, les murs étaient épais et couverts d'une couche +de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.</p> + +<p>Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression +et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau +qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme +un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer une poupée, +et il éclata de rire.</p> + +<p>Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits +et aux grands dont l'intelligence s'est éteinte, il +s'occupa à cette distraction enfantine.</p> + +<p>Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts +tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles +qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses +bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés, +puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment, +sans motif apparent, il laissait échapper le même +éclat de rire sans expression.</p> + +<p>Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il +n'avait plus conscience du temps.</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un +pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on +un retour d'intelligence, une crise de révolte et de fureur, +car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à +la main.</p> + +<p>Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas +regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il +aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse, +se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son +bras replié—le geste d'un enfant qui veut se garer de +la taloche—il hoqueta d'une voix suppliante:</p> + +<p>«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»</p> + +<p>Le moine posa tranquillement à terre le pain et la +cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement, +il leva le bras armé du fouet.</p> + +<p>«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs +à éviter le coup.</p> + +<p>Le bras du moine retomba doucement sans frapper. +Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même +attention curieuse, et murmura:</p> + +<p>«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa +pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile +de le frapper, c'est un enfant inoffensif.»</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin +où il s'était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son +bras, et, ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son +jeu avec le pan de son manteau.</p> + +<p>Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler +ses provisions. Chaque fois, la même scène se produisit. +La troisième fois, le moine était accompagné d'Espinosa. +Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur +enfantine.</p> + +<p>«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours +ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant +un enfant faible et peureux. De toutes les secousses +qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste +plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence +remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: +détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout. +C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant.</p> + +<p>—Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais +la puissance dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant +que je redoutais qu'il ne produisît pas tout l'effet +désirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions à +l'appliquer était doué d'une constitution exceptionnellement +vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de +vraiment remarquable.</p> + +<p>Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son +coin, le visage enfoui dans son bras, secoué de tremblements +convulsifs, gémissait doucement. Et le grand +inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient +devant lui comme s'il n'eût pas existé.</p> + +<p>—Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après +un silence passé à considérer froidement le prisonnier +de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment +l'intelligence nécessaire pour me comprendre.</p> + +<p>—J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible +assurance, j'ai apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de +la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses +forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de +cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une demi-heure.</p> + +<p>—C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui +dire.</p> + +<p>Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du +prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit +pas un geste pour éviter l'approche de celui qui l'effrayait +à ce point.</p> + +<p>Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, +mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci +opposât la moindre résistance, fît autre chose que de +continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres +et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement +dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, +d'Espinosa l'arrêta en disant:</p> + +<p>—Faites attention, mon révérend père, que je vais +rester en tête-à-tête avec le prisonnier. Cette liqueur +doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait +pourtant pas que je sois exposé...</p> + +<p>—Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement +le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours, +sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera à peine +galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de faire usage de +sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: +un enfant craintif. J'en réponds.</p> + +<p>Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un +minuscule flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, +n'opposa aucune résistance, et, se redressant:</p> + +<p>—Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera +en état de vous comprendre... à peu près, dit-il.</p> + +<p>—C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez +la porte à l'extérieur et remontez sans m'attendre.</p> + +<p>—Et monseigneur? dit-il respectueusement.</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le +moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette +porte.</p> + +<p>Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef +suprême et obéit passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, +sans manifester ni inquiétude ni émotion, entendit les +verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui ne +l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à +la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posée à +terre, il se mit à étudier curieusement l'effet produit par +la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanisé par +le remède violent, le prisonnier parut retrouver une vie +nouvelle.</p> + +<p>Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis +son torse affaissé se redressa lentement. Comme s'il +avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à la suffocation, il +respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses +pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une +partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueur +d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds, +s'étira longuement, avec un sourire de satisfaction.</p> + +<p>Il regarda autour de lui avec un étonnement visible +et aperçut d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se +recula vivement jusqu'au mur, qui l'arrêta. Mais il ne +se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas. +Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude +manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le +poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas +vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la +bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer. +Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua +le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en +exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le +grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaître.</p> + +<p>D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non +qu'il eût peur, il était brave, la mort ne l'effrayait pas.</p> + +<p>Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas +partir en laissant son oeuvre inachevée.</p> + +<p>Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, +de sa voix très calme, presque douce:</p> + +<p>—Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...</p> + +<p>—Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire +des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs +confus que ce nom évoquait dans son esprit.</p> + +<p>—Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit +d'Espinosa en le fixant.</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:</p> + +<p>—Je ne connais pas ce nom-là.</p> + +<p>Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui +parlait, avec une inquiétude manifeste. D'Espinosa fit +un pas de plus et lui mit la main sur l'épaule. Pardaillan +se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son étreinte, le +sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, +il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, +il dit:</p> + +<p>—Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de +mal.</p> + +<p>—Vrai? fit anxieusement le fou.</p> + +<p>—Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.</p> + +<p>Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance +visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna +et, finalement, se mit à sourire, d'un sourire sans +expression. Le voyant tout à fait rassuré, d'Espinosa +reprit:</p> + +<p>—Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es +Pardaillan.</p> + +<p>—C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. +Alors, je veux bien être Par...dail...lan... Et vous, qui +êtes-vous?</p> + +<p>—Je suis d'Espinosa.</p> + +<p>—D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. +D'Espinosa!... je connais ce nom-là...</p> + +<p>Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.</p> + +<p>—Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive +terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un +méchant... prenez garde... il va nous battre!</p> + +<p>—Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. +Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. +Pardaillan, l'ami de Fausta.</p> + +<p>—Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une +femme qui s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...</p> + +<p>—C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire +te revient tout à fait.</p> + +<p>Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans +défaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:</p> + +<p>—Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, +il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont +des méchants... Ils nous feront du mal.</p> + +<p>—Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je +te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi!</p> + +<p>Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, +à deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard +ardent comme s'il avait espéré lui communiquer ainsi +un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné à abolir. +Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa +volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une +brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot, +et, d'une voix qui haletait, il râla:</p> + +<p>—Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je +me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible +faim et la soif... et cette galerie abominable où +l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!...</p> + +<p>—Enfin! tu te souviens!</p> + +<p>—N'approchez pas!... hurla le fou au comble de +l'épouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous?</p> + +<p>—Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un +homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un +enfant qu'un rien épouvante. Et c'est moi qui t'ai mis +dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan; +une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment +ton cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau +en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l'instant: +un pauvre fou.</p> + +<p>—Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures +qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton +amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idée que je +n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te +tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un +coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop +rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans +une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l'horrible +faim, comme tu disais tout à l'heure. Regarde, +Pardaillan, voici ton tombeau.</p> + +<p>En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné +quelque invisible ressort, car une ouverture apparut +soudain, au milieu d'une des parois du cachot.</p> + +<p>D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher +Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât +la moindre résistance, car, le malheureux, inconscient +de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna +jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il +pût mieux voir:</p> + +<p>—Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. +Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est +une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras +lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce +tombeau; nul que moi.</p> + +<p>—Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à +seule fin que ton supplice soit plus grand—si toutefois +tu te souviens de mes paroles—ce tombeau qui +tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que, +seul, je connais.</p> + +<p>—Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera +une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car +tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras +pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, +dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir. +Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en +posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, +tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui +doit te murer vivant là-dedans.</p> + +<p>—Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je +ne veux pas mourir! Grâce!...</p> + +<p>—Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme +terrible. Et, cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, +à compter de cet instant, tu n'existeras plus.</p> + +<p>—Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que +tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je +l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne +viennent pas à nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un +danger permanent pour l'ordre de choses établi par +notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la +majesté royale de mon souverain. Parce que tu t'es dressé +menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter +ses vastes projets.</p> + +<p>—Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que +tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré +de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises +contre nous. Sache donc que ce parchemin que +tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!</p> + +<p>—Le parchemin!... bégaya Pardaillan.</p> + +<p>—Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes +cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? +C'est la déclaration du feu roi Henri troisième qui +lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le +bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra +espagnol.</p> + +<p>Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le +parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que +l'autre le regardait d'un air hébété, sans comprendre, il +haussa doucement les épaules, replia le précieux document, +le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main +robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement +à lui, car l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, +sur un ton impératif:</p> + +<p>—Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, +entre dans la mort.</p> + +<p>Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan +et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture +béante, en ajoutant:</p> + +<p>—Voici ta tombe.</p> + +<p>Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une +voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna +soudain:</p> + +<p>—Mordieu! mourons ensemble!</p> + +<p>Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main +de fer le saisissait à la gorge et l'étranglait.</p> + +<p>D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla +chercher la dague dont il avait eu la précaution de +s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main +de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit +entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge, +et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha +de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et +le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.</p> + +<p>Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa +avait reposée à terre, alla prendre son manteau—ce +fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer +et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons +de poupée—et, sa lampe à la main, il franchit le seuil +de l'ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement +le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant +la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquée +lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.</p> + +<p>En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit +que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus là +d'ouverture visible.</p> + +<p>Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou +noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance +sur le sol, ressemblait assez à une tombe.</p> + +<p>Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais +il y avait d'abord jeté son puissant et implacable +adversaire.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVIII</h3> + +<h3>CHANGEMENT DE RÔLES</h3> + +<p>Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans +ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots +où il venait de séjourner, il n'y avait aucun meuble; pas +de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver +l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée +d'elle-même.</p> + +<p>Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. +La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé +son ennemi et l'avait projeté dans ce trou prouvait que +ses forces lui étaient revenues.</p> + +<p>Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu +dans sa personne. En même temps que la vigueur, l'intelligence +paraissait lui être revenue.</p> + +<p>Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il +avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, +froidement résolu, et cependant nuancé d'ironie, +qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait à accomplir +quelque coup de folie.</p> + +<p>Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit +le parchemin, qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu +que ce n'était pas une copie, mais l'original parfaitement +authentique, il le plia soigneusement et, à son +tour, il le mit dans son sein.</p> + +<p>Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et +s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, +ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas +échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit paisiblement à +terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec +un sourire indéchiffrable aux lèvres.</p> + +<p>Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. +Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette +physionomie qui avait retrouvé son expression d'audace +étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un +mot.</p> + +<p>Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui +était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, +aussi ferme et assuré que s'il avait été dans le palais, +entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement, +ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu +ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention +passionnée.</p> + +<p>Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, +puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait +retrouvé assez de lucidité pour essayer de l'entraîner +dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante +au bout d'une demi-heure.</p> + +<p>Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque +du prisonnier jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus +d'action, il redevînt ce qu'il était avant, ce qu'il resterait +jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.</p> + +<p>En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. +Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire; +tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps +dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait +gagner quelques minutes. Toute la question se résumait +à cela.</p> + +<p>Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes +nécessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menaçant, +il s'en débarrasserait d'un coup de dague.</p> + +<p>Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant +Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, +cherchait la dague qu'il avait cachée. Alors seulement +il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il +comptait en cas de suprême péril.</p> + +<p>Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de +ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible, +le même regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance. +Et comme il croyait toujours que Pardaillan, +en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement +tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa +chute la dague s'était peut-être détachée de sa ceinture +et qu'elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il +fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il se mit +à fureter partout.</p> + +<p>—Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, +le prisonnier lui dit:</p> + +<p>—Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.</p> + +<p>Et en disant ces mots il frappait doucement sur la +poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait +avec un sourire railleur:</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention +de songer à m'apporter une arme...</p> + +<p>D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de +se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait +devant lui.</p> + +<p>Au même instant, une idée lui traversa le cerveau +comme un éclair et, d'un geste instinctif, il porta les +mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.</p> + +<p>Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit +sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible +que la perte de l'arme qui devait le sauver.</p> + +<p>Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité +et qu'il avait été joué de main de maître par cet +homme vraiment extraordinaire, qui avait su déjouer la +surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme +qui avait su tromper les moines médecins qui avaient +passé de longues heures à l'étudier et à l'observer; cet +homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu'il +s'était donné qu'il en avait été dupe, lui d'Espinosa.</p> + +<p>Il jeta sur celui dont il était le prisonnier—par un +renversement de rôles inouï d'audace—un regard d'admiration +sincère en même temps qu'un soupir douloureux +trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.</p> + +<p>Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, +sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération +que l'oreille subtile d'Espinosa perçut nettement et qui +l'humilia profondément:</p> + +<p>—Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... +comme votre dague. Je suis vraiment honteux +du peu de difficulté que j'ai rencontrée dans l'accomplissement +de la mission qui m'était confiée.</p> + +<p>—Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez +agi avec une étourderie sans égale. A force de vouloir +pousser les choses à l'excès, à force de présomption, +vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si +belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette +partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. +Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et +vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser.</p> + +<p>D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention +soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte, +ni colère.</p> + +<p>—Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du +stupéfiant qu'on vous a fait boire?</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.</p> + +<p>—Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, +quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil +à celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de +manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence +par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.</p> + +<p>—Cependant, vous avez absorbé le narcotique.</p> + +<p>—Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous +penser qu'un homme comme moi se sentira +terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux +malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce +sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance +a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant +avait changé—oh! d'une manière imperceptible—le goût +du Saumur que je connais fort bien.</p> + +<p>Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte +s'en allât se mélanger aux eaux sales de mes +ablutions.</p> + +<p>—Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me +méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé +de forcer un peu la dose du poison. N'importe, +je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et +de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège +auquel d'autres, réputés délicats, s'étaient laissé prendre.</p> + +<p>Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté +du compliment. D'Espinosa reprit:</p> + +<p>—En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. +Mais comment avez-vous pu deviner que mon +dessein était de vous acculer à la folie?</p> + +<p>—Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les +épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles +imprudentes que vous avez prononcées et que +Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent. +Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines +autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, +il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage, +me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie +invention de la cage où vous enfermez ceux que vous +avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, +si complaisamment, que vous obteniez ce résultat +en leur faisant absorber une drogue pernicieuse +qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez +l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur +continu, en les frappant à coups d'épouvante, si +je puis ainsi dire.</p> + +<p>—Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; +à force d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû +me souvenir qu'avec un observateur profond tel que +vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. +C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.</p> + +<p>Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois +qu'il avait quand il était satisfait:</p> + +<p>—Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne +vous gênez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant +nous.</p> + +<p>—J'userai donc de la permission que vous m'octroyez +si complaisamment, et je vous dirai que je reste +confondu de la force de résistance que vous possédez.</p> + +<p>Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs +jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte +pas le pain qu'on vous donnait: il était mesuré pour +entretenir chez vous les tortures de la faim et non +pour vous sustenter.</p> + +<p>En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard +aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa +pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:</p> + +<p>Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet +d'une force de résistance exceptionnelle qui me permet +de résister aux affres de la faim et, là où d'autres succomberaient, +de conserver mes forces et ma lucidité. +Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir +sur mon état de faiblesse, je juge préférable de +vous faire connaître la vérité.</p> + +<p>Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui +ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer, +et aux yeux étonnés de d'Espinosa, il en tira un jambon +de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau +et quelques fruits.</p> + +<p>—Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique +festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je +mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait +la prudence, vu l'état de délabrement dans lequel +m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je +mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient +d'yeux que pour les provisions accumulées sur ma table +et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions, +plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et +menues pâtisseries.</p> + +<p>—Ces provisions me furent d'un grand secours et +c'est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux. +Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin +de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche, +qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un +jour on ne me priverait pas complètement de nourriture +et de boisson.</p> + +<p>—Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il +serait en mon pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne +point vous le celer, que vous commettriez cette suprême +faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L'événement +a justifié mes prévisions et bien m'en a pris +d'avoir agi en conséquence.</p> + +<p>—Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu +près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes +épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature +à ébranler une raison aussi solide que la vôtre.</p> + +<p>—J'avoue que cette invention de la machine à hacher, +avec les différents incidents qui l'agrémentent, est +une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que +je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais +pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai +donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil +ardent, l'asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement +en temps voulu. C'était un moment fort désagréable +à passer. Je me résignai à le supporter de mon +mieux.</p> + +<p>D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, +puis, avec un long soupir:</p> + +<p>—Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous +ne soit pas à nous!</p> + +<p>Et voyant que Pardaillan se hérissait:</p> + +<p>—Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer +de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que +les hommes de votre trempe se dévouent à une cause +qui leur paraît belle et juste... mais ne se vendent pas.</p> + +<p>Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois +de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait +sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant +son adversaire en face, sans trouble apparent, sans +provocation, avec une aisance admirable:</p> + +<p>—Et maintenant que je suis votre prisonnier—car +je suis votre prisonnier—que comptez-vous faire?</p> + +<p>—Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et +comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde, +je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrète, +et que vous êtes seul au monde à connaître, et +qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de +bien plaisant.</p> + +<p>—Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.</p> + +<p>—Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec +une froide résolution.</p> + +<p>—Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, +mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera +égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret, +vous aurez ce regret au même degré que moi.</p> + +<p>—Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le +supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que +vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours, +en les rationnant convenablement. Il est clair que vous +succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre +de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. +Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le +fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.</p> + +<p>Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put +réprimer un frisson.</p> + +<p>—Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la +mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement +calme. Le seul regret que j'éprouverai sera de ne pouvoir, +avant de m'en aller, dire deux mots à Mme Fausta. +C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je +l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on +veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction +de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la +mission que je m'étais donnée: arracher au roi Philippe +ce document qui lui livrait la France, mon pays. +Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour +vous?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa +comme s'il avait été piqué par un fer rouge.</p> + +<p>—Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le +grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mené +à bien la tâche qu'il s'est imposée pour le plus grand +profit de notre sainte mère l'Eglise.</p> + +<p>—Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint +dans ce qui lui tenait le plus au coeur.</p> + +<p>—Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, +que nous ne sommes nullement logés à la même +enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous +mourrez désespéré de laisser votre oeuvre inachevée. +Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même +sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne +plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me +le direz. Bonsoir!</p> + +<p>Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota +contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec +son manteau et parut s'endormir.</p> + +<p>D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un +mouvement. La pensée de sauter sur lui à l'improviste, +de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de +s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un homme +comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi +aisément.</p> + +<p>Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. +Mais en écartant cette idée il lui en vint une +autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent +ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète +et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant +bien, ceci lui parut peut-être réalisable. +C'était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il +réussissait, c'était sa délivrance et la mort certaine de +Pardaillan.</p> + +<p>Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une +direction opposée précisément à celle où se trouvait +Pardaillan.</p> + +<p>Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions +infinies, il se mit en marche. Il avait avancé de +quelques pieds et commençait à espérer qu'il pourrait +mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger +de sa place, lui dit tranquillement:</p> + +<p>—Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra +chercher la sortie... quand vous aurez cessé de vivre. +Mais, monsieur, votre compagnie m'est si précieuse que +je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir +ici près de moi.</p> + +<p>Et sur un ton rude:</p> + +<p>—Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement +suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand +regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons +d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou +nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!</p> + +<p>D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une +fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible +jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance +qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près de Pardaillan, +ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il +se plongea dans ses pensées.</p> + +<p>La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, +et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer +Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'était la +pensée de laisser son oeuvre inachevée.</p> + +<p>Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, +lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui: +choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le +prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa +main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste +détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, +de richesse, d'autorité, d'ambition.</p> + +<p>Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement +dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que +Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand +inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment +où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux +étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur +de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait +que cette disparition coïncidait avec une visite faite +à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San +Pablo où tout lui appartenait!</p> + +<p>Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa +dans son coin.</p> + +<p>Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais +d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au +moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.</p> + +<p>Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il +commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur +et sentait confusément que le mieux qu'il eût à faire +était de s'abandonner à sa générosité; il en tirerait certes +plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la +force ou par la ruse.</p> + +<p>Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que +Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de +ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant +les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut, +il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan +lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la +capitulation.</p> + +<p>Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui +prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait +que cet être exceptionnel était de force à attendre +patiemment qu'il fût mort de faim, lui Espinosa, ainsi +qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait +la porte secrète.</p> + +<p>Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses +recherches. Certes, la découverte du ressort caché n'était +pas besogne facile. Elle n'était cependant pas impossible. +Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette +besogne se simplifiait beaucoup.</p> + +<p>Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais +maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser +tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant +avec insouciance vers la France, rapportant à +Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis +de haute lutte.</p> + +<p>Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même +par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux +valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire +hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa sécurité, l'accompagner +lui-même, mais rester vivant et continuer +l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un +instant la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:</p> + +<p>—Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous +convient d'accepter certaines conditions, je suis tout +prêt à vous tirer d'ici.</p> + +<p>—Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer +ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons +causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites +conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous plaît, +les discuter, avant les vôtres... que je devine, au +surplus.</p> + +<p>—Voyons vos conditions?</p> + +<p>—Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, +je quitterai l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé +certaines petites affaires que j'ai à régler. Vous +voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions +que vous vouliez m'imposer.</p> + +<p>Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer +un geste de surprise. Pardaillan eut un léger sourire et +continua avec cet air glacial qui dénotait une inébranlable +résolution:</p> + +<p>—Pareillement, je souscris à votre seconde condition +et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura +que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne à ma merci +et que je lui ai fait grâce de la vie.</p> + +<p>Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration +qui tenait du prodige et il le laissa voir.</p> + +<p>—Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!</p> + +<p>Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique +et reprit:</p> + +<p>—Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions +à me poser. Si je me suis trompé, dites-le.</p> + +<p>—Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui +s'était ressaisi.</p> + +<p>—Et maintenant voici mes petites conditions à moi. +Premièrement, je ne serai pas inquiété pendant le court +séjour que j'ai à faire ici et je quitterai le royaume avec +tous les honneurs dus au représentant de Sa Majesté le +roi de France.</p> + +<p>—Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.</p> + +<p>—Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait +d'avoir montré quelque sympathie à l'adversaire que j'ai +été pour vous.</p> + +<p>—Accordé, accordé!</p> + +<p>—Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre +le fils de don Carlos, connu sous le nom de don César +el Torero.</p> + +<p>—Vous savez?...</p> + +<p>—Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement +Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don +César et sa fiancée, connue sous le nom de la Giralda.</p> + +<p>Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne +sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et +comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque +puissant vécût pauvre et misérable à l'étranger, +il lui sera remis une somme—que je laisse à votre +générosité le soin de fixer—et avec laquelle il pourra +s'établir en France et y faire honorable figure. En +échange de quoi j'engage ma parole que le prince ne +tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du +moins de mon fait, le secret de sa naissance.</p> + +<p>A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa +réfléchit un instant, et, fixant son oeil clair sur +l'oeil loyal de Pardaillan, il dit:</p> + +<p>—Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra +rien contre le trône, qu'il ne tentera pas de rentrer +dans le royaume?</p> + +<p>—J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela +suffit, je pense.</p> + +<p>—Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être +avez-vous trouvé la meilleure solution de cette +grave affaire.</p> + +<p>—En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je +vous propose est humain... je ne saurais en dire autant +de ce que vous vouliez faire.</p> + +<p>—Eh bien, ceci est accordé comme le reste.</p> + +<p>—En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous +reste plus qu'à quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y +respire n'est pas précisément agréable.</p> + +<p>—D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir +la porte secrète:</p> + +<p>—Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution +du pacte qui nous unit? dit-il.</p> + +<p>Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux +et s'inclinant avec une certaine déférence.</p> + +<p>—Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, +votre parole de gentilhomme.</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa +se sentit violemment ému. Qu'un tel homme, après tout +ce qu'il avait tenté contre lui, lui donnât une telle marque +d'estime et de confiance, cela l'étonnait prodigieusement +et bouleversait toutes ses idées.</p> + +<p>D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard +de Pardaillan avec une loyauté égale à celle de son +ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement:</p> + +<p>—Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.</p> + +<p>Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait +pleine confiance, il ouvrit la porte secrète sans chercher +à cacher où se trouvait le ressort qui actionnait +cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire +indéfinissable.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et +Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de +modeste apparence. Pour arriver là, il leur avait fallu +ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours d'Espinosa +avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, +alors qu'il lui eût été facile de le dissimuler.</p> + +<p>Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, +des cours, des jardins, de vastes pièces, croisant +à tout instant des moines qui circulaient affairés.</p> + +<p>Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre +geste de surprise à la vue du prisonnier, paraissant sain +et vigoureux, et s'entretenant familièrement avec le +grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel, +à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan +montra le même visage calme et confiant, la même +liberté d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin +dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les +transes qu'il venait d'endurer.</p> + +<p>Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa +demanda:</p> + +<p>—Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la +Tour jusqu'à votre départ?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Bien, monsieur.</p> + +<p>Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:</p> + +<p>—J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt +à cette jeune fille... la Giralda.</p> + +<p>—C'est la fiancée de don César pour qui je me sens +une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.</p> + +<p>—Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je +pense qu'il vous importe peut-être de savoir où la +trouver.</p> + +<p>—Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il +en fixant davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait +arrêtée... avec le Torero, peut-être?</p> + +<p>—Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le +Torero n'a pas été arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de +croire que maintenant que vous voilà libre, ceux qui le +séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien à espérer +puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez +le prince avec vous, en France. En conséquence, +ils ne feront pas de difficulté à lui rendre la liberté. Si +vous tenez à le délivrer, orientez vos recherches du côté +de la maison des Cyprès.</p> + +<p>—Fausta! s'exclama Pardaillan.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.</p> + +<p>Et, sur un ton indifférent, il ajouta:</p> + +<p>—Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire +ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne +pouvoir lui dire avant votre départ pour l'éternel voyage. +Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, elle +est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du +côté de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites +une petite lieue, vous trouverez un château fort, le premier +que vous rencontrerez. C'est une résidence d'été +de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à cause +de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain +matin, avant onze heures, devant le pont-levis du château. +Attendez là, vous ne tarderez pas à voir paraître +celle que vous cherchez. Un dernier mot à ce sujet: il +ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné +de quelques solides lames, et souvenez-vous que +passé onze heures vous arriverez trop tard.</p> + +<p>Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. +Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une +douceur qui contrastait étrangement avec le ton narquois +qu'il avait eu jusque-là:</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète +bien des choses.</p> + +<p>D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince +sourire, il dit:</p> + +<p>—A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. +Vous aboutirez à la place San Francisco, c'est votre chemin. +Mais sur la place, détournez-vous un instant de votre +chemin. Allez donc devant l'entrée du couvent San Pablo... +vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien +content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient +là passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.</p> + +<p>Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la +maison et poussa la porte derrière lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIX</h3> + +<h3>LIBRE!</h3> + +<p>Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan +était resté impassible.</p> + +<p>Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les +rayons obliques d'un soleil brûlant—il était environ +cinq heures de l'après-midi—il aspira l'air chaud avec +délice, et en s'éloignant à grandes enjambées dans la +direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait +éclater sa joie intérieurement.</p> + +<p>Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés +l'air éclatant d'un ciel sans nuages:</p> + +<p>«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que +l'air fétide d'un cachot: il fait bon contempler cette +voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides +et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil, +soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»</p> + +<p>Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue +de régler nos comptes!»</p> + +<p>En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place +San Francisco.</p> + +<p>«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un +sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... +il n'a pas quitté la porte de ma prison. Et s'il n'a +rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonté qui +lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme +ton humble dévouement me réchauffe le coeur!...»</p> + +<p>Il était maintenant dans la rue San-Pablo—du nom +du couvent—et il approchait de la porte de cette +extraordinaire prison où il venait de passer quinze +jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait +des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. +Il commençait à se demander si d'Espinosa ne +s'était pas trompée ou si, entre-temps, le nain ne s'était +pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut +aussitôt, lui dire mystérieusement:</p> + +<p>—Suivez-moi!</p> + +<p>Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le +nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut +le Chico qui, d'un air indifférent, s'éloignait vivement +de la porte du couvent. Il le suivit cependant +sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait +bien avoir d'agir de la sorte.</p> + +<p>Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna +le mur du couvent et s'engagea dans un dédale +de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, +et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta +à ses lèvres en s'écriant avec un accent de conviction +touchant dans sa naïveté:</p> + +<p>—Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort +qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez +quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas +de temps! Suivez-moi!</p> + +<p>Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un +inexprimable attendrissement.</p> + +<p>—Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.</p> + +<p>Le Chico se mit à rire:</p> + +<p>—Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils +ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.</p> + +<p>—Me cacher!... Pour quoi faire?</p> + +<p>—Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!</p> + +<p>A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, +ils ne me reprendront pas.</p> + +<p>Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il +ne témoigna ni surprise ni inquiétude.</p> + +<p>Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se +cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. +Et comme son petit coeur débordait de joie, il saisit une +deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter +à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva +dans ses bras, en disant:</p> + +<p>—Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...</p> + +<p>Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches +et veloutées du petit hommes, qui rougit de plaisir +et rendit l'étreinte de toute la force de ses petits bras.</p> + +<p>En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie +destinée à cacher son émotion.</p> + +<p>—En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument +me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine +hôtellerie de la Tour, où nous serons tous deux, +je le crois du moins, admirablement reçus par la plus +jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses +d'Espagne.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée +dans le patio de l'auberge de la Tour, à peu près désert +en ce moment, et où Pardaillan commença de mener +un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit: +c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour +voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.</p> + +<p>Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait +dolente, languissante, indifférente. On eût dit +qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgré cet état +inquiétant, malgré un air visiblement découragé et +comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait +d'un coup d'oeil prompt et sûr, remarqua qu'elle était +restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même.</p> + +<p>En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur +illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang +rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains +amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement, +elle fit:</p> + +<p>—Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...</p> + +<p>Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et +serait tombée si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie +dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire +malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur +le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux +s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle +s'était évanouie.</p> + +<p>Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant +délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les +mains en disant:</p> + +<p>—Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis +yeux.</p> + +<p>Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse +créature évanouie:</p> + +<p>—Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.</p> + +<p>Et avec un redoublement de malice:</p> + +<p>—Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, +après ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais +cru que cette petite eût tant d'affection pour +moi...</p> + +<p>L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana +rouvrit presque aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, +confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:</p> + +<p>—Ce n'est rien... C'est la joie...</p> + +<p>Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se +trouva qu'en disant ces mots, ses yeux étaient braqués +sur le Chico, son sourire s'adressait à lui.</p> + +<p>—C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est +la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.</p> + +<p>Et aussitôt il ajouta:</p> + +<p>—Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide +et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et +de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai +ni mangé, ni bu, ni dormi.</p> + +<p>—Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?</p> + +<p>Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix +sourde:</p> + +<p>—Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il +d'une voix qui tremblait. Oh! les misérables!...</p> + +<p>—Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma +jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas +que vous allez me faire servir et de soigner surtout +le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt +après. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. +Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir +avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises +par nulle oreille humaine—à part les vôtres, +si petites et si rosés—je vous demanderai de me faire +servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être +entendu.</p> + +<p>—Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je +vous servirai moi-même, s'écria gaiement Juana, qui +paraissait renaître à la vie.</p> + +<p>Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui +était personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres, +mais Pardaillan l'arrêta et, avec une gravité comique:</p> + +<p>—Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions +d'une douceur pénétrante—je vous ai dit que vous +seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas +l'usage ici, comme en France, que frère et soeur s'embrassent +après une longue séparation?</p> + +<p>—Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester +ni trouble ni embarras.</p> + +<p>Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur +lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels. +Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, +il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:</p> + +<p>—Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un +frère pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?</p> + +<p>Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, +ingénument tendu ses joues appétissantes, la +petite Juana, à la proposition d'embrasser le Chico, rougit +jusqu'aux oreilles.</p> + +<p>Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet +embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait +son poing sur la table à laquelle il s'appuyait, ses jambes +se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement +avec des yeux embués de larmes.</p> + +<p>Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, +les yeux baissés, l'air embarrassé, tortillant nerveusement +le coin de son tablier; comme le Chico, de +son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse, +n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air +courroucé et gronda:</p> + +<p>—Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? +Ce baiser vous serait-il si pénible?</p> + +<p>Et, poussant le Chico par les épaules:</p> + +<p>—Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle +pareillement!</p> + +<p>Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.</p> + +<p>—Juana! fit-il dans un murmure.</p> + +<p>Et cela signifiait: tu permets?</p> + +<p>Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes +contenues et gazouilla avec une tendresse infinie;</p> + +<p>—Luis!</p> + +<p>Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan +bougonna:</p> + +<p>—Morbleu! que de manières pour un pauvre petit +baiser!</p> + +<p>Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les +bras l'un de l'autre.</p> + +<p>Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du +Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune +fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement +elle enfouit son visage dans ses deux mains, et +se mit à pleurer doucement.</p> + +<p>—Juana! cria le nain bouleversé.</p> + +<p>Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de +chêne qui était son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé +sur le tabouret de bois, haut et large comme une +petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses +mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration +fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois +et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui +ensoleillait le coeur.</p> + +<p>—Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait +au gazouillis d'un oiseau. Méchant! voici quinze +grands jours que je ne t'ai vu!</p> + +<p>Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:</p> + +<p>—Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...</p> + +<p>—Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il +pas convenu que nous devions agir de concert... le délivrer +ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?</p> + +<p>—Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique +qu'il avait dans ses moments d'émotion violente, +voici du nouveau, par exemple!</p> + +<p>Et, avec un frémissement:</p> + +<p>—Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? +Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables +enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant +à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le +salut de ces deux innocentes créatures...</p> + +<p>Le Chico avoua dans un souffle:</p> + +<p>—Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais +pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas.</p> + +<p>—Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que +serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...</p> + +<p>Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa +tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une +fatalité qu'elle n'eût pas le courage de terminer sa +phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec +une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé, +acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il +était mort.» Et, le regard douloureux et cependant toujours +affectueusement dévoué qu'il jeta sur Pardaillan, +en se redressant lentement, exprimait si clairement cette +pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:</p> + +<p>—Imbécile!...</p> + +<p>Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant +rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins +pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre +Lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XX</h3> + +<h3>BIB-ALZAR</h3> + +<p>Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger +indéfiniment sans amener le dénouement qu'il +voulait. Il renonça donc, momentanément, à son projet +au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa voix bougonne, +coupa court en s'écriant:</p> + +<p>—Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément +que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de +sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami +Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les +bons vins!</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi +qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien +pris!</p> + +<p>Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, +l'entendit crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert +dans mon cabinet... le couvert de grande cérémonie. +Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins +et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles +de vouvray, montez-en deux!...</p> + +<p>Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine +reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, +aides et apprentis:</p> + +<p>—Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces +repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!</p> + +<p>Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:</p> + +<p>—Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous +donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par +hasard?</p> + +<p>—Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de +Pardaillan qui est de retour!</p> + +<p>Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec +laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient +plus long que le plus long des discours. Et il faut croire +qu'elle n'était pas seule à partager cet enthousiasme, car +le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller +faire son compliment à cet hôte illustre.</p> + +<p>C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à +la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué +le taureau l'avaient rendu populaire.</p> + +<p>On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle +de Barba Roja—qu'il avait cependant des motifs de ne +pas aimer, puisqu'il lui avait infligé une de ces corrections +qui comptent dans la vie d'un homme et dont la +cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours durant. +On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement +inusitée qu'il avait fallu employer pour la +mener à bien.</p> + +<p>Enfin—mais ceci, on le chuchotait tout bas—on +savait qu'il s'était attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement +la défense du Torero menacé. Or, le Torero +était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en particulier +et de tous les Andalous en général.</p> + +<p>Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré +et de la noblesse et du peuple.</p> + +<p>Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent +posés à côté des hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: +Le dîner de Manuel n'était peut-être pas l'incomparable +chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais +les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux +et veloutés à souhait, les pâtisseries fines et délicates, les +fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne +servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant +fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux +et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.</p> + +<p>Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout +en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi, +il ne perdait pas de vue qu'il avait encore à faire et +n'arrêtait pas de poser question sur question au petit +homme.</p> + +<p>De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: +le Chico ayant trouvé un blanc-seing—qu'il remit à +Pardaillan en assurant que c'était lui qui l'avait perdu—avait +eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer +dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait +été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.</p> + +<p>Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle +du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document. +Il avait donc pensé à don César. Mais il n'avait +pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire, +c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où +il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des +Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer +le Torero, à seule fin qu'il pût à son tour délivrer +le chevalier.</p> + +<p>En le transportant dans cette maison, dont il connaissait +à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui +facilitait singulièrement la besogne.</p> + +<p>Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison +sans y découvrir celui qu'il cherchait.</p> + +<p>Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en +haut, dans les appartements. Il savait bien comment +pénétrer là, ce n'était pas cela qui l'eût embarrassé; +mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne +pouvait plus être question d'une surprise.</p> + +<p>L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas +lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé +cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait +rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé +à don Cervantes.</p> + +<p>Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des +Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait +dû se morfondre.</p> + +<p>En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant +tantôt Centurion, tantôt son sergent, découvrir le +lieu de sa retraite.</p> + +<p>Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, +pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait été assez +sérieusement blessé par le taureau. Barba Roja était +maintenant sur pied, complètement remis, et certainement +il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener +chez lui.</p> + +<p>Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain +fournit à Pardaillan, attentif.</p> + +<p>Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.</p> + +<p>Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait +avec une évidente admiration que Pardaillan remarqua +fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est +que le nain affectait maintenant une singulière indifférence +vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, +n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait +avec une douceur déférente à laquelle il ne paraissait +pas prêter attention, bien qu'elle fût toute nouvelle pour +lui et dût lui paraître très douce.</p> + +<p>—Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le +nain eut terminé son récit, sais-tu que tu es un hardi +et délié compagnon?</p> + +<p>Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le +Chico et la petite Juana en devinrent écarlates de plaisir +et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait +approuver hautement ces paroles par une mimique +expressive, le petit homme eut un geste confus qui +voulait dire: ne vous moquez pas de moi.</p> + +<p>Devant son geste, Pardaillan insista:</p> + +<p>—Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me +semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces +qu'un oiselet chétif! Mais j'y songe!... A tout prendre, +c'est un malheur facilement réparable... et je veux le +réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je +veux t'apprendre à manier une épée...</p> + +<p>A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée +sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie, +joignant ses petites mains, il s'écria:</p> + +<p>—Quoi!... Vous consentiriez?...</p> + +<p>—Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je +ne me dédis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la +preuve, c'est que je vais te donner ta première leçon... +à l'instant même.</p> + +<p>Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse +que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune +fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait +Pardaillan ajouter d'un air très détaché:</p> + +<p>—D'autant que pour l'expédition que nous allons +entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu +que je vais t'enseigner en une leçon te sera peut-être +utile...</p> + +<p>Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la +jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle +attachait sur lui, il ajouta:</p> + +<p>—Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans +ma chambre deux épées... sans oublier les boutons que +vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au +mur.</p> + +<p>Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait +pour chercher les épées demandées, s'adressant au nain +qui, dans sa joie exubérante, gambadait comme un fou:</p> + +<p>—Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.</p> + +<p>—Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...</p> + +<p>—Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il +va y avoir des horions à donner et à recevoir!</p> + +<p>—On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, +fit le Chico en riant. Et puis, vous serez là, tiens?</p> + +<p>—Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?</p> + +<p>—Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico +en haussant les épaules d'un air entendu. J'imagine que +nous allons, ce soir, à la maison des Cyprès, et demain +matin au château de Bib-Alzar!</p> + +<p>Juana avait apporté les épées et les boutons, que le +chevalier ajusta à la pointe des lames, et, la table poussée +dans un coin, dans le petit cabinet même, la leçon +commença, sous l'oeil apeuré de Juana.</p> + +<p>Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes +rapières.</p> + +<p>Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les +manier. Mais il était nerveux et souple; peu à peu, +le poignet s'entraîna et il ne sentit plus le poids de la +rapière, plus longue que lui de près d'un pied.</p> + +<p>La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée +tout à fait, avec une patience inaltérable de la part +du maître, une bonne volonté que rien ne rebutait de la +part de l'élève.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez +avancée et que l'heure était venue, il arrêta la leçon et +déclara gravement qu'il était content; le Chico avait des +dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui +transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à Juana, +qui avait assisté à la leçon.</p> + +<p>Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, +choisit dans sa collection une dague assez longue, légère +et résistante, quoique flexible, et la ceignit lui-même à +la taille du nain, très fier de voir cette épée—car, pour +sa taille, c'était une longue épée—qui lui battait les +mollets.</p> + +<p>Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit +une tentative désespérée et demanda timidement:</p> + +<p>—Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez +vous reposer?... Je vous ai fait préparer un lit douillet +à faire envie à un moine!</p> + +<p>—Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma +malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet +à mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper +le temps perdu.</p> + +<p>—Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.</p> + +<p>—Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.</p> + +<p>—Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... +vous pourriez... être... blessé...</p> + +<p>—Impossible! assura Pardaillan.</p> + +<p>—Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître +en elle.</p> + +<p>—Parce qu'une expédition—autrement dangereuse, +celle-là—m'attend demain matin. Et, comme il n'y a +que moi qui puisse la mener à bien, il est clair que je +reviendrai pour l'accomplir.</p> + +<p>Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant +Juana écrasée par cette bizarre logique et plus inquiète +qu'avant.</p> + +<p>Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols +de la mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de +deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent, +comme ils étaient entrés, sans avoir été découverts, +sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais +ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.</p> + +<p>Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était +venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire.</p> + +<p>Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent +à l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; +la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte.</p> + +<p>La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré +leur absence à guetter leur retour, dans des transes mortelles. +Du premier coup d'oeil, elle avait constaté qu'ils +étaient, tous les deux, en parfait état. Un long soupir +de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux +noirs avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.</p> + +<p>Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table +toute dressée et chargée de victuailles appétissantes. +Mais Pardaillan avait déclaré qu'il avait besoin de repos +et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel, +répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que, +lui aussi, tombait de sommeil.</p> + +<p>Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, +se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la +lavande de ce lit douillet, préparé expressément à son +intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six heures +du matin.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXI</h3> + +<h3>BARBA ROJA</h3> + +<p>Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, +il sortit aussitôt et s'en fut droit chez un armurier +où il choisit une mignonne petite épée qui avait les apparences +d'un jouet, mais qui était une arme parfaite, +flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé. +C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.</p> + +<p>Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence +n'avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu'il +attendait, n'étant pas encore arrivé, il fit préparer un +déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.</p> + +<p>Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de +Pardaillan, il dit:</p> + +<p>—Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, +parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... +je les ai suivis un moment pour être sûr.</p> + +<p>—Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un +adroit compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!</p> + +<p>Le nain rougit de plaisir.</p> + +<p>Il était à ce moment un peu plus de sept heures et +demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant +lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une +deuxième leçon à son petit ami.</p> + +<p>Le nain accepta avec un empressement et une joie qui +témoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa +bonne aubaine et d'arriver à un résultat appréciable. +Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu'aux +larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que +Pardaillan était allé acheter à son intention.</p> + +<p>Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, +Pardaillan expliqua:</p> + +<p>—Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme +tout le monde. Il te faut donc compenser par une habileté, +une adresse et une vivacité supérieures l'inégalité +des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant, +t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma +rapière du double plus longue.</p> + +<p>La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. +Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura +que l'élève deviendrait un escrimeur passable. Passable, +dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable.</p> + +<p>Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner +qui les attendait et, sans s'occuper des mines désespérées +de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route, +se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.</p> + +<p>Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite +Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du +regard, tant qu'elle put les apercevoir. Après quoi, elle +rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement. +Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. Obligée +par les circonstances de diriger une maison à un âge où +l'on n'a guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus +ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes +résolutions.</p> + +<p>Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit +trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José +détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de +l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.</p> + +<p>Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge +conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé +à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur +des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes +mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur +la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. +Et le palefrenier, marchant d'un bon pas à cote du cheval, +prit le chemin de la porte de Bib-Alzar...</p> + +<p>Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.</p> + +<p>Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et +trapue, véritable nid de vautours, remontait à l'époque +des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.</p> + +<p>Suivant les règles du temps, concernant l'art de la +fortification, il était bâti sur une emmenée. Ses tours +crénelées, dressées menaçantes vers le ciel, étaient dominées +par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté, +au nord et au midi, de deux échauguettes en +poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils +scrutaient avec une vigilance de tous les instants.</p> + +<p>Comme dans toute résidence royale, il y avait là une +petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et +les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions +de se rendre à la ville proche.</p> + +<p>En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, +l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu +qu'il était interdit, sous peine de mort, de sortir du château, +sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un +ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.</p> + +<p>Cette défense, bien entendu, ne concernait que les +officiers et soldats, et non les serviteurs.</p> + +<p>La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait +le château. Là, elle bifurquait et s'ouvrait un +sentier, assez large pour permettre à la litière royale +de passer. C'était le seul chemin visible qui permettait +d'aboutir du château à la route.</p> + +<p>Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines +qui permettaient de gagner la campagne, mais +personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et +encore n'était-ce pas bien sûr.</p> + +<p>Telles étaient les explications que le Chico avait données +à Pardaillan. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, +il était un peu plus de dix heures.</p> + +<p>Pardaillan était donc en avance de près d'une heure +sur l'heure que lui avait indiquée d'Espinosa.</p> + +<p>D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre +compte de la disposition, et vit avec satisfaction que +toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer +forcément devant lui. Donc, il était impossible qu'on +emmenât la Giralda sans qu'on la vît.</p> + +<p>En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière +un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de +la porte d'entrée.</p> + +<p>Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, +mais il tenait à ce que le petit homme qui, en +tant que combattant, ne pouvait lui être d'aucune utilité, +ne se trouvât pas exposé inutilement.</p> + +<p>Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à +quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son +mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les +côtés, bordant les fossés de la petite esplanade qui +s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.</p> + +<p>Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient +et vit le pont-levis s'abaisser lentement.</p> + +<p>Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, +il mit l'épée à la main.</p> + +<p>En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras +la Giralda endormie ou évanouie.</p> + +<p>Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes +d'armes dont les sinistres physionomies étaient, à elles +seules, un épouvantail capable de mettre en fuite le plus +résolu des chercheurs d'aventures. Et, en tête de la +troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de +sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement +triés sur le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient +l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon.</p> + +<p>Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette +bande de malandrins armés de formidables rapières, sans +compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au côté droit.</p> + +<p>Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle +qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entière +sortir de la voûte et s'engager sur la petite esplanade.</p> + +<p>Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre +que toute la bande était sortie, il se redressa doucement +et, sans hâte, il alla se camper au milieu du +chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme et de +froide résolution, il cria, comme un officier commandant +une manoeuvre:</p> + +<p>—Halte... On ne passe pas!</p> + +<p>Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, +devait se trouver une troupe au moins égale à +la sienne, et il s'arrêta net, immobilisant ses hommes +derrière lui.</p> + +<p>Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il +était seul, parfaitement seul, au milieu du chemin.</p> + +<p>Il eut un sourire terrible.</p> + +<p>Par Dieu! la partie était belle!</p> + +<p>Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement +ficelé, l'obliger à assister au déshonneur de la +donzelle qu'il aimait, après quoi un coup de poignard +bien appliqué le débarrasserait à tout jamais du Français +maudit.</p> + +<p>Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle +du colosse, et de la réussite duquel il ne douta pas +un instant.</p> + +<p>Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait +pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables à +quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon, +qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester +fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet +entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a +pour soi le nombre.</p> + +<p>C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; +ces treize-là étaient ceux qui avaient été si fort +malmenés dans la fameuse grotte de la maison des +Cyprès.</p> + +<p>Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit +pas compte de cet état d'esprit qui pouvait faire avorter +son dessein de s'emparer de Pardaillan.</p> + +<p>Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, +et résolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue +avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il +mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mépris dans +sa voix pour s'écrier:</p> + +<p>—Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il +cherche, qu'il prenne garde de trouver les étrivières... +en attendant une bonne corde!</p> + +<p>—Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. +Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue, +je l'aurais prise ce jour où je dus, pour sauver votre +carcasse, mettre à mal une pauvre bête, assurément +moins brute que vous!</p> + +<p>Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. +Il aurait dû cependant se souvenir de la scène +de l'antichambre royale et savoir qu'à ce jeu-là, comme +aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec +lui.</p> + +<p>Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant +Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui +avait sauvé la vie, il étrangla de honte et de fureur. Il +ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il grinça:</p> + +<p>—Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma +haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais +pas cru possible...</p> + +<p>—Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, +on les applique aux petits garçons malappris tels que +vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer +séance tenante... ne fût-ce que pour voir si vous sautez +toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit?</p> + +<p>Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, +sans trop savoir ce qu'il disait, cria:</p> + +<p>—Ça, que veux-tu?</p> + +<p>—Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux +simplement te débarrasser du fardeau de cette jeune +fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes +faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!</p> + +<p>—Place! par le Christ! hurla le colosse.</p> + +<p>—On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant +la pointe de sa rapière.</p> + +<p>A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le +colosse ne s'obstinât à garder la jeune fille dans ses +bras, ce qui l'eût fort embarrassé.</p> + +<p>Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler +sa force. Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il +posa rudement la jeune fille à terre et se rua tête +baissé, l'épée haute.</p> + +<p>En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les +autres attaquèrent. Pardaillan eut devant lui un cercle +d'acier qui cherchait de toutes parts à l'atteindre. Il +dédaigna de s'en occuper.</p> + +<p>Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, +non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient +plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque +au jugé, il se fendit à fond.</p> + +<p>Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, +laissa tomber son épée et se renversa comme une masse +en rendant des flots de sang.</p> + +<p>Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se +tint immobile: il était mort.</p> + +<p>Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, +celui-là, comme Barba Roja, agissait pour son compte +personnel. Celui-là avait aussi une haine à satisfaire.</p> + +<p>Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit +Centurion à l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie +de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop près.</p> + +<p>Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, +et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, +se battant uniquement pour gagner honnêtement +l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de montrer la +même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis +hors de combat.</p> + +<p>—A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. +Qui veut tâter de Giboulée?</p> + +<p>Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes +avaient tâté de Giboulée.</p> + +<p>Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur +de tenter—pour la forme—une illusoire résistance. +Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur +de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.</p> + +<p>Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis +des glapissements aigus se firent entendre sur leur +flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange +petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand +diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des cris +perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre +leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable +petite bête se faufilait ainsi, un combattant +atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais +plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse +tenait autant de place que la douleur réelle, et, +sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses +forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son +mieux le long des bas-côtés du sentier.</p> + +<p>En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la +place se trouva déblayée.</p> + +<p>Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre +de Barba Roja et les corps évanouis, ou morts, de +Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXII</h3> + +<h3>L'AVEU DU CHICO</h3> + +<p>Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, +s'adressant à ce diablotin qui avait semé la panique +dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser +des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de rire sardoniques, +et se démenait en brandissant une longue +aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les +grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:</p> + +<p>—Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.</p> + +<p>Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:</p> + +<p>—Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...</p> + +<p>La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain +tomba soudain.</p> + +<p>Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention +de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il +avait poussé la poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur +impassible de l'inégale lutte.</p> + +<p>—Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire +de satisfaction. La lutte était inégale, en effet... mais pas +à leur avantage... puisqu'ils sont en fuite.</p> + +<p>—C'est vrai, tout de même, avoua le nain.</p> + +<p>—Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais +jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que +tu connais.</p> + +<p>Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea +vers la Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit +devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à +couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce +moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:</p> + +<p>—Gardez-vous!...</p> + +<p>En même temps, il perçut comme un glissement sur +son dos, et, tout de suite après, un grand cri suivi d'un +râle. Il se redressa d'un bond, l'épée à la main, et vit +d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.</p> + +<p>Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait +pas perdu connaissance, malgré sa blessure.</p> + +<p>Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo +et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il +pouvait ramper jusqu'à lui, il pourrait, d'un coup de +dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'était +mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant +de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements +lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement +souffrir.</p> + +<p>Au moment où il se redressait péniblement pour porter +le coup mortel à l'homme qu'il haïssait, le nain +l'avait aperçu et s'était jeté devant lui, le bras levé.</p> + +<p>Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague +en pleine poitrine, et c'était lui qui avait poussé ce grand +cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même +temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite +épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable +qui avait fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, +la face contre terre.</p> + +<p>Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de +sang, Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:</p> + +<p>—Ah! vipère!</p> + +<p>Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya +la tête du misérable, qui se tordit un moment et demeura +enfin immobile à jamais.</p> + +<p>Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce +à l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage.</p> + +<p>—Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, +qui prit doucement le nain dans ses bras.</p> + +<p>Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le +dévouement et toute l'affection dont son petit coeur était +rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il +murmura:</p> + +<p>—Je... suis... content!</p> + +<p>Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.</p> + +<p>Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement +le pourpoint et se mit à vérifier la blessure +avec la compétence d'un chirurgien consommé. Alors, un +immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressée, et, +avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:</p> + +<p>—C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les +côtes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il +n'y paraîtra plus... C'est égal, j'ai eu peur!</p> + +<p>Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel +insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:</p> + +<p>—Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un +enfant blessé sur les bras!... Hé! mais... morbleu! voici +mon affaire.</p> + +<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une +charrette qui s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont +le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait +se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la +grand-route ou grimper par le sentier.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps +étendus à terre. Et sa résolution fut prise. Il cria à +pleins poumons au charretier:</p> + +<p>Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un +moment!</p> + +<p>Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une +silhouette féminine se dresser debout dans la charrette, +descendre précipitamment, et se ruer à l'assaut du sentier.</p> + +<p>«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»</p> + +<p>Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la +Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement, +sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et +à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait à +sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré +la mante qui la recouvrait, il la reconnut.</p> + +<p>—Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté +au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une +femme qui sait arriver à propos!...</p> + +<p>En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment +le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, +suant, soufflant... et pestant, à son ordinaire.</p> + +<p>A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait +senti une angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant +appeler, elle avait compris qu'un malheur était arrivé. +Elle en avait le pressentiment douloureux puisque +c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche plutôt +risquée.</p> + +<p>Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise +à courir à la rencontre du chevalier.</p> + +<p>En approchant, elle avait vu que le chevalier portait +dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.</p> + +<p>Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le +malheur pressenti était arrivé!</p> + +<p>Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le +blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:</p> + +<p>—Il est mort, n'est-ce pas?</p> + +<p>Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan +répondit d'une voix sourde:</p> + +<p>—Pas encore!</p> + +<p>Et il continua son chemin, comme inconscient du +coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement +vers la charrette.</p> + +<p>La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas +une larme. Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint +livide, et, lorsque Pardaillan passa près d'elle, il courba +la tête d'un air honteux, sous le regard de douloureux +reproche qu'elle lui décocha.</p> + +<p>Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un +automate.</p> + +<p>Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda +dans les bras de la duègne en disant d'un air bourru:</p> + +<p>—Occupez-vous de celle-ci.</p> + +<p>Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur +l'herbe roussie qui bordait la route.</p> + +<p>En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet +vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes +laissant apercevoir le blanc de l'oeil révulsé, la petite +Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être +et s'abattit sur les genoux.</p> + +<p>Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de +son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que +Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle +de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer +doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, +avec une tendresse infinie:</p> + +<p>—Chico!... Chico!... Chico!...</p> + +<p>Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour +qui emplissait le coeur fidèle du petit homme, l'amour +puissant, naïf et sincère, montra une fois de plus quel +était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.</p> + +<p>Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était +blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se +penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant +dans le même sourire.</p> + +<p>Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son +grand ami, qui détourna les yeux d'un air embarrassé.</p> + +<p>—Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.</p> + +<p>—Hélas!... murmura Pardaillan.</p> + +<p>Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse +de ses traits fins.</p> + +<p>Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il +reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, +son bon sourire de chien dévoué, à l'adresse des deux +seuls êtres qu'il eût aimés au monde, et il murmura:</p> + +<p>—Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.</p> + +<p>Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les +larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris. +Très doucement, il demanda:</p> + +<p>—Pourquoi pleures-tu, Juana?</p> + +<p>—O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?</p> + +<p>—Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. +Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais été une +gêne pour toi... et moi... j'aurais été très malheureux!</p> + +<p>—Luis!... Luis!...</p> + +<p>—Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... +puisque je vais mourir...</p> + +<p>Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire +ce qu'il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:</p> + +<p>—Car je vais mourir, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son +désespoir, n'avait plus toute sa présence d'esprit, car, +au lieu de le réconforter par des paroles d'espoir, comme +le lui commandait l'humanité la plus élémentaire, il +cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses +larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il +disait frénétiquement: «Oui! Oui!»</p> + +<p>Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, +toujours avec la même douceur:</p> + +<p>—Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, +Juana... je t'aimais... je t'aimais bien.</p> + +<p>—Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.</p> + +<p>—Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, +je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu +faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, +je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ça +n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais...</p> + +<p>—Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! +tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi +aussi je t'aime... et pas comme un frère!...</p> + +<p>—Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force +de redresser sa petite tête, oh!... dis-tu vrai?...</p> + +<p>—Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement +cette tête chère dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... +je t'ai toujours aimé!...</p> + +<p>Une expression de joie céleste se répandit sur les +traits du nain.</p> + +<p>—Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais +mourir.</p> + +<p>—Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je +t'aime!... Je t'aime!...</p> + +<p>—Trop... tard!... fit encore une fois le nain.</p> + +<p>Et il se renversa, évanoui.</p> + +<p>—Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, +petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas!</p> + +<p>—Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement +la tête, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous +jure qu'elle est sincère!...</p> + +<p>—Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, +ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une +chose aussi respectable qu'une douleur sincère?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.</p> + +<p>—Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... +Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas!</p> + +<p>—Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, +puisqu'il le dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai +pas!...</p> + +<p>Et avec une inquiétude navrante:</p> + +<p>—Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand +même?</p> + +<p>—Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?</p> + +<p>Et, pour cacher son trouble:</p> + +<p>—Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie +lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous +pouviez me tuer?</p> + +<p>—Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, +dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu +d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide à prononcer +ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!</p> + +<p>—Ainsi, c'était pour cela?</p> + +<p>—M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui +prenant les deux mains.</p> + +<p>—Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...</p> + +<p>Et, avec un accent de gratitude infinie:</p> + +<p>—Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... +Ne vous devrai-je pas mon bonheur?</p> + +<p>Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin +de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas:</p> + +<p>—Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par +l'aimer?</p> + +<p>—C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous +promettez arrive.</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.</p> + +<p>—Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous +prédis?</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—C'est que votre premier enfant sera un garçon...</p> + +<p>Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, +secoua la tête d'un air de doute.</p> + +<p>Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, +que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui +deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme +un chêne.</p> + +<p>—Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le +dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean +en souvenir de vous.</p> + +<p>Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. +Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une +chose: ne se réveiller jamais.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXIII</h3> + +<h3>L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER</h3> + +<p>Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut, +naturellement, de faire appeler un médecin.</p> + +<p>Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas +s'être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, +après un minutieux examen de la blessure, se +fût prononcé.</p> + +<p>Il arriva que le médecin confirma de tous points ses +propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur +pied... C'était miracle qu'il n'eût pas été tué roide.</p> + +<p>Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, +s'enveloppa dans son manteau et s'éclipsa à la +douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à +marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, +et, avec un sourire terrible, il murmura:</p> + +<p>«A nous deux, Fausta!»</p> + +<p>Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement +de don César, était rentrée chez elle, dans cette +somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco.</p> + +<p>Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de +le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.</p> + +<p>Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par +conséquent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes +et qui avaient tous pour base son mariage avec le +fils de don Carlos.</p> + +<p>Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les +eut voulues; mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu +d'être mécontente.</p> + +<p>Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains +de don Almaran, qui avait eu la stupidité de se faire +blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu'il fût ne +lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison +à elle, chez des gens à elle.</p> + +<p>En ayant la prudence de laisser oublier les événements +qui s'étaient produits lors de l'arrestation projetée du +Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-même +dans cette maison, elle était à peu près certaine que +d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était +caché le prince.</p> + +<p>Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la +quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince +dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider +à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette +vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de +son fils... le fils de Pardaillan.</p> + +<p>Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement +renseigné au sujet de cette conspiration dont +le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était +elle, le chef occulte.</p> + +<p>D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle +à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait +jamais soufflé mot. Une chose aussi l'agaçait. Elle sentait +planer autour d'elle et même chez elle une surveillance +occulte qui, à la longue, devenait intolérable.</p> + +<p>Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. +Cela ne l'inquiétait pas autrement. Elle savait +que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie +à son terrible allié: d'Espinosa. Mais cela l'énervait +et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse +satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand +inquisiteur à son égard:</p> + +<p>Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours +qu'avait duré la détention de Pardaillan, elle s'était tenue +sur une extrême réserve.</p> + +<p>Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait +de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état +du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.</p> + +<p>La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan +arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle était +allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. +A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, avait +répondu:</p> + +<p>—Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.</p> + +<p>—Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé +Fausta.</p> + +<p>Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, +avait répété sa phrase:</p> + +<p>—Ses tourments sont terminés.</p> + +<p>En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris +que, complètement remis, il avait projeté d'aller le lendemain +au château de Bib-Alzar, où l'appelait il ne savait +quelle affaire.</p> + +<p>Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette +affaire qui appelait Barba Roja à la forteresse de +Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.</p> + +<p>Or, ce jour, une heure environ après le moment où +nous avons vu Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A +nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce +petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a +pas oublié sans doute, communiquait par une porte +secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse +demeure.</p> + +<p>Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, +très simplement meublée, Fausta terminait un long +entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero.</p> + +<p>—Madame, disait le Torero d'une voix très triste, +croyant m'amener à accepter vos propositions en levant +certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruauté +de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité +sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de +me laisser ignorer cette fatale vérité!... N'importe, le +mal est fait, il n'y a plus à y revenir... Mais votre but +n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement? +Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez +souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu +à ne pas me dresser contre celui qui est et restera, +pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition, +madame, est de me retirer dans ce beau pays de France +avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire +ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes +jours avec la compagne que j'ai choisie.</p> + +<p>—Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours +cette cruelle déception, croyant m'adresser à des +hommes, de ne rencontrer que des femmes... de misérables +et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!... +Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce Pardaillan +que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il +est devenu?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui +ignorait l'arrestation du chevalier.</p> + +<p>—Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan +dont la pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide +résistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou +furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet +autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, +qui l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le +néant.</p> + +<p>—Par le Christ! madame, si ce que vous dites est +vrai, votre...</p> + +<p>D'un geste violent, Fausta l'interrompit.</p> + +<p>—Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et +n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas +pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux +et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à ta bien-aimée... +cette misérable bohémienne pour qui tu refuses +le trône que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable +fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte +déshonorée, salie par les baisers de Barba Roja... Sois +donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi aussi, à l'imitation +de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement +fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!</p> + +<p>D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, +et, avec des yeux de dément, il lui cria dans la +figure:</p> + +<p>—Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure +Dieu, votre dernière heure est venue!...</p> + +<p>Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager +de son étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller +dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.</p> + +<p>—Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et +tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un +poison qui ne pardonne pas.</p> + +<p>Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste +brusque, et, s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, +elle reprit:</p> + +<p>—Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon +oeuvre... Ta fiancée est morte souillée... et c'est encore +mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir désespéré... et ce +sera mon oeuvre, encore, toujours!...</p> + +<p>En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait +la porte secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en +arrière.</p> + +<p>Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme +était là... derrière cette porte secrète qu'elle croyait +être seule à connaître... Un homme qui avait entendu, +peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet homme? +Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle +leva le bras armé du poignard empoisonné et l'abattit +dans un geste foudroyant.</p> + +<p>Sa main fut happée au passage par une autre main, +une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea +à lâcher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille +la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise +qu'elle reconnaissait enfin disait:</p> + +<p>—J'entends parler de mort, de poison, de folie, de +torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta +doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que +Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.</p> + +<p>A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double +cri, jeté sur un ton différent, retentit:</p> + +<p>—Pardaillan!...</p> + +<p>—Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant +la porte secrète comme pour en interdire l'approche +à Fausta.</p> + +<p>Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments +de colère terrible, il reprit:</p> + +<p>—Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se +portent assez bien. Dieu merci!... Et quant à la folie +furieuse dont vous parliez tout à l'heure... peut-être +suis-je fou, en effet, mais c'est du désir impérieux de +vous écraser comme une bête venimeuse que vous +êtes!</p> + +<p>—Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.</p> + +<p>—Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant +que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée +et qui n'a pas été souillée par l'illustre Barba Roja, +attendu que la main que voici l'a proprement expédié +dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer +l'attentat odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous +pas proclamé que tout cela était votre oeuvre?...</p> + +<p>—Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.</p> + +<p>—Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...</p> + +<p>—Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...</p> + +<p>Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire +avait lu sa condamnation dans les yeux de +Pardaillan.</p> + +<p>—Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme +surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne +veux pas mourir de sa main... à lui...</p> + +<p>Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un +petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu à son cou +et le porta à ses lèvres.</p> + +<p>Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna +de le faire.</p> + +<p>Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un +geste plus rapide encore, tira d'un même coup sa dague +et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé, +avec une physionomie hermétique, une voix étrangement +calme:</p> + +<p>—Vous demandiez comment vous acquitter du peu +que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez +ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi précieusement... +Vous m'en répondrez sur votre vie... Au moindre +geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... +comme un chien enragé.</p> + +<p>Et avec un accent d'irrésistible autorité:</p> + +<p>—Faites ce que je vous demande... pas autre chose... +et nous serons quittes, mon prince.</p> + +<p>Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, +l'épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans +doute ne s'attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire, +car ils s'arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard +avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation, +de sa voix narquoise, railla:</p> + +<p>—Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur +de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté +de vous revoir!</p> + +<p>—Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant +galamment, tout l'honneur est pour nous.</p> + +<p>Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable +des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très +poliment, en ajoutant:</p> + +<p>—Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre +à mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, +et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure +chance, messieurs.</p> + +<p>—Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.</p> + +<p>—A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions +trouver ici, ajouta Chalabre.</p> + +<p>Le quatrième personnage qui accompagnait les trois +ordinaires n'était autre que Bussi-Leclerc.</p> + +<p>Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, +qu'il était encore là, sans parole, immobile, les yeux +exorbités, comme pétrifié.</p> + +<p>Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant +une tactique qui avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, +il feignait de ne pas le voir.</p> + +<p>Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment +de Sainte-Maline, il s'écria tout à coup avec un air de +surprise indignée:</p> + +<p>—Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... +Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils +se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs, +vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!... +Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui +s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... +Fi donc!</p> + +<p>Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans +dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur, +Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués +en se ruant, l'épée haute, et les autres bondirent +à la rescousse.</p> + +<p>Pendant un moment, qui parut mortellement long à +Fausta gardée à vue par le Torero, on n'entendit, +dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le +souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en +silence.</p> + +<p>La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle +fût, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient +encore l'espace et gênaient les mouvements.</p> + +<p>Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils +ne s'aidaient.</p> + +<p>Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. +Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte +derrière lui.</p> + +<p>Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle +se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner +avec lui, bondir par cette ouverture, repousser +la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression +des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait +pas voulu.</p> + +<p>Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, +se répondait Fausta.</p> + +<p>Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle +Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.</p> + +<p>Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de +taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se +ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'écrasaient +sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant +les injures, les menaces les plus effroyables sortaient +de leurs bouches crispées.</p> + +<p>Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme +un roc. Il n'avançait pas encore, mais il n'avait pas +rompu d'une semelle.</p> + +<p>Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte +derrière lui. Son épée seule agissait. Elle était +partout à la fois, parant ici, frappant là.</p> + +<p>Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, +et il se disait surtout qu'il était temps d'en finir.</p> + +<p>Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec +une impétuosité irrésistible.</p> + +<p>Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce +qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un +coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une +masse.</p> + +<p>Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte +inégale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si +violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure +partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer... +encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup +en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, +et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction +dans ce mot:</p> + +<p>—Enfin!...</p> + +<p>Et il demeura immobile... à jamais.</p> + +<p>Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui +restaient. Et aussi paisiblement que s'il eût été sur +les planches d'une salle d'armes, il dit très sérieusement:</p> + +<p>—Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que +vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l'embarras, +je vous ferai grâce de la vie...</p> + +<p>Et avec un froncement de sourcils:</p> + +<p>—Mais comme vous devenez par trop encombrants, +je me vois obligé de vous condamner à l'inaction... pour +un bout de temps.</p> + +<p>Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, +s'écroulait en poussant un cri de douleur.</p> + +<p>—Un!... compta froidement Pardaillan.</p> + +<p>Et presque aussitôt:</p> + +<p>—Deux!</p> + +<p>C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.</p> + +<p>Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son +épée et dit doucement:</p> + +<p>—Allez-vous-en!</p> + +<p>—Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, +je ne mérite pas l'injure que vous me faites.</p> + +<p>Et il se rua à corps perdu.</p> + +<p>—C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, +je vous demande pardon... Trois!...</p> + +<p>—A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement +Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part +en part. Vous êtes un galant homme... Merci!</p> + +<p>Et il s'évanouit.</p> + +<p>Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix +cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant +la porte par où les bravi avaient fait irruption:</p> + +<p>—Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne +vous gênez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet +d'argent qui pendille sur votre sein...</p> + +<p>Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, +peut-être, Fausta fit: non! d'un signe de tête farouche.</p> + +<p>—Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, +eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, +autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!...</p> + +<p>—A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément +découragé.</p> + +<p>—Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, +puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, +permettez que je prenne mes précautions pour qu'on ne +vienne pas nous déranger.</p> + +<p>En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, +poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. +Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, +jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une +expression de menace si terrible que Fausta, affolée, +clama dans son esprit:</p> + +<p>—C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...</p> + +<p>Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha +d'elle avec une lenteur effroyable.</p> + +<p>Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le +regardait s'approcher sans faire un mouvement.</p> + +<p>Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans +desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un éclat +insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les +mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis +les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles agrippèrent, +et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous +le menton, commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle +pression.</p> + +<p>Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans +les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si +graves, si calmes, si clairs, se levèrent sur lui effarés, +suppliants, et, dans un gémissement, elle implora:</p> + +<p>—Pardaillan!... ne me tue pas!...</p> + +<p>—Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus +effrayant que sa colère de tout à l'heure, ah! c'est donc +vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur +de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...</p> + +<p>Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, +qui l'avait abandonnée un instant, lui revint +comme par enchantement, et avec un accent de souveraine +hauteur, en le fixant droit dans les yeux:</p> + +<p>—Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.</p> + +<p>—Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu +as demandé grâce... là... à l'instant.</p> + +<p>—J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas +peur... pour moi.</p> + +<p>Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de +l'inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique +avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague +qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste violent +son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son +sein nu, avec un accent de froide résolution:</p> + +<p>—Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée +à tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais +pourquoi je t'ai demandé grâce.</p> + +<p>Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.</p> + +<p>«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour +me prononcer, que vous vous soyez expliquée... +Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!</p> + +<p>—Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... +Mais écoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de +courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...</p> + +<p>Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant +à comprendre le sens de ses paroles:</p> + +<p>—Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.</p> + +<p>Et elle continua en s'animant peu à peu:</p> + +<p>—Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre +par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, +j'ai été froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, +Pardaillan... je t'ai toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... +Comprends-tu?... Mais, si j'ai été implacable et +odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, entends-tu? +Pardaillan, je n'ai pas voulu—ah! cela, jamais!—je +n'ai pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant +toi et te demander:</p> + +<p>—Qu'avez-vous fait de ma mère?</p> + +<p>—Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... +parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu +maintenant pourquoi je t'ai demandé grâce? Pourquoi +tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?</p> + +<p>En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de +prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut +l'étonnement, un étonnement prodigieux.</p> + +<p>Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...</p> + +<p>On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur +la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit +le récit des événements relatés dans les premiers chapitres +de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec +une attention soutenue, et quand elle eut terminé:</p> + +<p>—En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à +l'heure qu'il est, à Paris, sous la garde de votre suivante +Myrthis... Et vous, digne mère, vous n'avez su +trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est +vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses... +Enfin, ce qui est fait est fait.</p> + +<p>Fausta courba la tête.</p> + +<p>—Que comptez-vous faire? fit-elle.</p> + +<p>—Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi +bien ma mission est terminée.</p> + +<p>—Vous avez le document?</p> + +<p>—Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?</p> + +<p>—Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint +est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera +vivre tranquille... Je l'espère, du moins.</p> + +<p>Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent +leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa +nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-être +chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu'il +tenait à ne pas dévoiler.</p> + +<p>Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:</p> + +<p>—Adieu, madame, fit-il froidement.</p> + +<p>—Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.</p> +<br><br><br> + + +<h3>EPILOGUE</h3> + +<p>En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan +trouva un dominicain qui l'attendait patiemment.</p> + +<p>Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur +annoncer à sa seigneurie que S. M. le roi recevrait +en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour +de la semaine. En même temps le moine remit à Pardaillan +un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, +plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César +el Torero, payables à volonté dans n'importe quelle +ville du royaume, ou à Paris, ou encore dans n'importe +quelle ville du gouvernement des Flandres.</p> + +<p>Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura +que l'Espagne ne ferait aucune difficulté pour reconnaître +Sa Majesté de Navarre comme roi de France le +jour où Elle se convertirait à la religion catholique.</p> + +<p>D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter +un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait +personnellement, comme au plus brave, au plus digne +gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.</p> + +<p>Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, +était une épée de combat, une longue, solide et +merveilleuse rapière, signée d'un des meilleurs armuriers +de Tolède.</p> + +<p>Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce +n'était pas là une arme de parade, mais une bonne et +solide rapière très simple. Seulement, en rentrant à +l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait +sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit +valait pour le moins cinq à six mille écus.</p> + +<p>Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante +sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, +par la générosité reconnaissante du Torero, d'une somme +de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas +peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait +pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa +fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, +gueux comme Job de biblique mémoire.</p> + +<p>Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant +qu'il lui devait bien cette marque d'amitié.</p> + +<p>D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage +fut un véritable événement et que tout ce que la ville +comptait de huppés et même de gens de la cour eut la +curiosité d'assister à cette union qualifiée d'extravagante +par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple +qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions +s'éleva de toutes parts.</p> + +<p>Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été +en état de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement +ses leçons d'escrime et se montrait surpris et +émerveillé des progrès rapides de son élève.</p> + +<p>Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant +avec lui le Torero et sa fiancée, la jolie Giralda, +lesquels avaient résolu de s'unir en France même.</p> + +<p>Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan +apportait à Henri IV le précieux document conquis +au prix de tant de luttes et de périls, et lui rendait un +compte minutieux de l'accomplissement de sa mission.</p> + +<p>—Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille +miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin. +Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux +fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne mémoire. +Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne +pourrai-je rien pour vous?</p> + +<p>—Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire +bon enfant, voici qui tombe à merveille. J'ai précisément +une faveur à demander à Votre Majesté.</p> + +<p>—Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et +si vous n'êtes pas trop exigeant...</p> + +<p>Et, en lui-même, il se disait:</p> + +<p>«Tu y viens, comme tous les autres!...»</p> + +<p>Et Pardaillan se disait de son côté:</p> + +<p>«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais +est dans ces mots.»</p> + +<p>Et tout haut:</p> + +<p>—Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui +présenter un ami que j'ai ramené d'Espagne.</p> + +<p>—Comment, c'est tout?...</p> + +<p>—Je demanderai pour lui un emploi honorable dans +les armées du roi.</p> + +<p>Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta +froidement:</p> + +<p>—Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami +est assez riche pour se passer d'une solde.</p> + +<p>—Bon! Du moment que...</p> + +<p>Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:</p> + +<p>—Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute +estime dont elle veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement +à mon ami et lui faciliter les occasions de +se produire à son avantage.</p> + +<p>—Diable! fit le roi surpris.</p> + +<p>—Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché +la terre que cet ami compte acheter en France.</p> + +<p>—Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... +d'un coup... à quelque croquant... Cela fera hurler!</p> + +<p>—Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est +pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et +de très bonne noblesse.</p> + +<p>—Si vous en répondez! fit le roi hésitant.</p> + +<p>—J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?</p> + +<p>—C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez +cependant pas excessif que je sache à qui doit s'adresser +cette faveur?</p> + +<p>—Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, +qui avait repris son air bon-enfant.</p> + +<p>Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero +pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru +excessives au roi.</p> + +<p>—Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout +de suite?</p> + +<p>—J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.</p> + +<p>Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il +éclata de rire en levant les épaules. Il avait deviné à +quel mobile avait obéi Pardaillan.</p> + +<p>Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:</p> + +<p>—Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?</p> + +<p>—Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de +son air le plus naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque +chose...</p> + +<p>—Ah! vous voyez bien!....</p> + +<p>—J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, +d'avoir toute ma liberté à moi.</p> + +<p>—Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, +sans doute?</p> + +<p>—Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... +Un enfant à rechercher.</p> + +<p>—Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant +peut-il bien vous intéresser?</p> + +<p>—C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.</p> +<br><br><br> + + +<p><b>TABLE DES MATIÈRES</b></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>I.—Les idées de Juana.</p> +<p>II.—Fausta et le torero.</p> +<p>III.—Le fils du roi.</p> +<p>IV.—Entretien de Pardaillan et du torero.</p> +<p>V.—Dans l'arène.</p> +<p>VI.—Le plan de Fausta.</p> +<p>VII.—La corrida.</p> +<p>VIII.—Le Chico rejoint Pardaillan.</p> +<p>IX.—L'orage éclate.</p> +<p>X.—Le triomphe du Chico.</p> +<p>XI.—Vive le roi Carlos!</p> +<p>XII.—L'épée de Pardaillan.</p> +<p>XIII.—Les amours du Chico.</p> +<p>XIV.—Fausta.</p> +<p>XV.—Le repas de Tantale.</p> +<p>XVI.—Le plancher mouvant.</p> +<p>XVII.—Le philtre du moine.</p> +<p>XVIII.—Changement de rôles.</p> +<p>XIX.—Libre!</p> +<p>XX.—Bib-Alzar.</p> +<p>XXI.—Barba Roja.</p> +<p>XXII.—L'aveu du Chico.</p> +<p>XXIII.—L'échappé de l'enfer.</p> +<p>Épilogue.</p> + </div> </div> +<br><br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico +by Michel Zévaco + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + +***** This file should be named 13727-h.htm or 13727-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/2/13727/ + +Produced by Renald Levesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico + +Author: Michel Zevaco + +Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + + + + +Produced by Renald Levesque + + + + + +MICHEL ZEVACO + +LES PARDAILLAN + + + +Les amours du Chico + + + +I + +LES IDEES DE JUANA + +Nous avons dit que Pardaillan, mettant a profit le temps pendant lequel +les conjures se retiraient, avait eu un entretien assez anime avec le +Chico. + +Pardaillan avait demande au petit homme s'il n'existait pas quelque +entree secrete, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la +grotte, par ou lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir a son gre. + +Le nain s'etait d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, penetrer seul +et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'etait une maniere de +suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur francais, qui +venait d'echapper par miracle a une mort affreuse, s'exposat ainsi, +comme a plaisir. + +Mais Pardaillan avait insiste, et, comme il avait une maniere a lui, +tout a fait irresistible, de demander certaines choses, le nain avait +fini par ceder et l'avait conduit dans un couloir ou se trouvait, +affirmait-il, une entree que nul autre que lui ne connaissait. + +On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les +conjures ne connaissaient cette entree. + +Pendant que Pardaillan etait dans la salle, le nain, horriblement +inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posee sur le ressort qui +actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui +se passait de l'autre cote de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se +doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoisse, le +signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui +qu'il considerait maintenant comme un grand ami. + +Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le +nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des +manifestations d'une joie aussi bruyante que sincere, qui l'emurent +doucement. + +--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de la-dedans, dit-il, +quand il se fut un peu calme. + +--Bah! repondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne +m'atteint pas aisement. + +--J'espere que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui +tremblait a la pensee que le Francais ne s'avisat de s'exposer encore, +bien inutilement, a son sens. + +A sa grande satisfaction, Pardaillan dit: + +--Ma foi, oui! Ce sejour est peut-etre agreable pour des betes de +nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour +d'honnetes gens comme Chico. Allons-nous-en donc! + +Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagne de Chico, +fit son entree dans l'auberge de la Tour. + +Dans la vaste cheminee de la cuisine, un feu clair petillait, et la +gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugreait et +bougonnait contre les jeunes maitresses qui ne veulent en faire qu'a +leur tete, et qui, apres avoir passe la plus grande partie de la nuit +debout, sont levees les premieres et parees de leurs plus beaux atours, +genent les serviteurs honnetes et consciencieux acharnes a leur besogne. + +C'est qu'en effet la petite Juana etait descendue la premiere, n'ayant +pu trouver le repos espere. + +Elle etait bien pale, la petite Juana, et ses yeux cernes, brillants +de fievre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-etre des larmes +versees abondamment. Mais, si inquiete, si fatiguee et si desorientee +qu'elle fut, la coquetterie n'avait pas cede le pas chez elle. Et c'est +paree de ses plus riches et de ses plus beaux vetements, soigneusement +coiffee, finement chaussee, qu'elle allait et venait, ayant toujours +l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entree, comme si elle eut +attendu quelqu'un. + +C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer +Pardaillan, flanque de Chico, l'air triomphant. Et, du meme coup, le +sourire s'epanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'etaient ses +levres, ses joues si pales rosirent, et ses yeux inquiets, comme embues +de larmes, retrouverent tout leur eclat, comme par enchantement. + +--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'ecria-t-elle. +Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don Cesar, sont tres inquiets +a votre sujet? + +--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un +instant. + +Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tot, si +vivement presse le Chico de sauver le chevalier, s'il etait possible, +Juana, qui avait prodigue des promesses sinceres de reconnaissance et +d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se +changea en consternation. Elle ne parut meme pas le voir; ou plutot, si. +Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si +elle eut eu a lui reprocher quelque trahison indigne. + +Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait: + +--Seigneur, desirez-vous monter vous reposer tout de suite? Desirez-vous +prendre quelque chose avant? + +--Juana, ma jolie, je desire me restaurer d'abord. Faites-moi donc +servir la moindre des choses, une tranche de pate, avec deux bouteilles +de vin de France. + +--Je vais vous servir moi-meme, seigneur, dit Juana. + +--Honneur auquel je suis tres sensible, ma belle enfant! Pendant que +vous y etes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, a rassurer sur mon compte +MM. Cervantes et El Torero. + +--Tout de suite, seigneur! + +Vive, legere et heureuse, Juana s'elanca dans l'escalier pour informer +les amis du seigneur francais de son retour inespere, apres avoir fait +signe a une servante de dresser le couvert. + +Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit +a rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain +le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit: + +--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes! + +--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloque. + +Pardaillan haussa les epaules et: + +--Tu lui as fait que tu m'as sauve, dit-il. + +--Mais c'est elle qui m'en a prie! + +--Precisement! + +Et, comme le nain ouvrait des yeux enormes, il se mit a rire de tout son +coeur. + +--Ne cherche pas a comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime. + +--Oh! fit le Chico incredule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a +foudroye du regard. + +--C'est precisement a cause de cela que je dis qu'elle t'aime. + +Le nain secoua douloureusement la tete. Pardaillan en eut pitie. + +--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me +voir vivant... + +--Vous voyez bien... + +--Mais elle est furieuse apres toi. + +--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obeir. + +--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tue. Elle +n'aurait pas voulu que ce fut toi qui, precisement, me sauvasses. + +--Parce que? + +--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne +soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aime Juana, tu eusses ete +jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauve! Voila ce qu'elle se +dit. Comprends-tu? + +--Mais, si je ne vous avais pas sauve, elle m'eut tourne le dos. Elle +m'eut traite d'assassin. Alors? + +--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne +t'inquiete pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en +moi? Oui ou non? + +--Oui, tiens. + +--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi. +Tes affaires vont bien, je t'en reponds. + +Pour ne pas desobliger Pardaillan, Chico s'efforca de refouler son +chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins +morose. + +A ce moment, Juana redescendait et annoncait: + +--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre +Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez +prendre place, goutez cet excellent pate en attendant l'omelette qui +saute. + +Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux. + +--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne +savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je +pense m'y connaitre. + +Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait etre celui qui avait +l'honneur d'etre qualifie de brave par le seigneur francais, le brave +des braves: + +--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est +aussi un ami que j'aime. + +A dire vrai, si Juana etait surprise et intriguee, le Chico ne l'etait +pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait etre cet ami dont +parlait Pardaillan. + +Quoi qu'il en soit, Juana se hata de reparer le mal, et, curieuse, comme +toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du +reste. + +Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table +et, designant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand +ebahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles: + +--Ca, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi la, en face de moi, et +soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas vole, que t'en semble? + +Chico commencait a considerer Pardaillan comme un etre exceptionnel, +plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait +appris a respecter. + +Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero etaient descendus et, +bientot assis a la meme table, choquaient leurs verres contre les verres +de Pardaillan et de Chico. + +Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le +chevalier attable avec le petit vagabond, se garderent bien d'en laisser +rien paraitre. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied +d'egalite, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et +ils s'empresserent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur +qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle venerait au-dessus de +tout, temoigner une grande consideration a son eternelle poupee, cette +poupee a qui elle croyait faire un tres grand honneur en lui permettant +de baiser le bout de son soulier. + +Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amuse, lisait sur +sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait +sans oser les formuler tout haut. + +--Croiriez-vous, dit-il a un certain moment, que ce petit diable a ose +lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je +suis encore vivant. + +--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave? + +--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite +poitrine de cette reduction d'homme bat un coeur ferme et genereux. +Il n'est pas de bravoure comparable a celle qui s'ignore. Je vous +expliquerai un jour peut-etre ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, +sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami, +non pour l'amour de moi, mais pour lui-meme. + +--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne +de votre amitie, nous nous honorerons de faire comme vous. + +Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il etait +heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il +regardait comme des heros, le plongeaient dans une gene qu'il ne +parvenait pas a surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait +constamment du cote de Juana pour juger de l'effet produit sur elle +par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu +d'etre satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre +oeil et lui faisait son plus gracieux sourire... + +Apres avoir ainsi frappe indirectement l'esprit de la fillette, +Pardaillan la prit a partie directement et, moitie plaisant, moitie +serieux: + +--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonne, +votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauve, je vous suis +redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la +femme qui aura le bonheur d'etre aimee de Chico pourra compter sur cet +amour jusqu'a la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidele n'a +battu dans une poitrine d'homme. + +Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait: + +"Vous ne m'apprenez rien de nouveau." + +Pardaillan se montra tres sobre d'explications. C'etait du reste assez +son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris +concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire +ressortir le role de Chico, qu'il prit plaisir a exagerer, sincerement +d'ailleurs, car il etait de ces natures d'elite qui s'exagerent a +elles-memes le peu de bien qu'on leur fait. + +Ces explications donnees, il pretexta une grande fatigue, et, sur ce +point, il n'exagerait pas, car, tout autre que lui se fut ecroule depuis +longtemps, et monta s'etendre dans les draps blancs qui l'attendaient. + +Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la +Giralda et le Chico resta seul. + +Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, +apres avoir tourne et vire dans le patio, sure qu'il ne la quittait pas +des yeux, elle se dirigea d'un air detache vers un petit reduit qu'elle +avait arrange a sa guise et qui etait comme son boudoir a elle, boudoir +bien modeste. Et, en se retirant, la petite madree regardait par-dessus +son epaule pour voir s'il la suivait. + +Et, comme elle voulait qu'il vint, elle tourna a demi la tete et +l'ensorcela d'un sourire. + +Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la +rejoignit dans le petit reduit, le coeur battant a se briser dans sa +poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui +faire. + +Juana s'etait assise dans l'unique siege qui meublait la piece, tres +petite. C'etait un vaste fauteuil en bois sculpte. Comme elle etait +petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chene +cire. + +Le Chico se faufila dans la piece et resta devant elle muet et l'air +fort penaud. Voyant qu'il ne se decidait pas a parler, elle entama la +conversation, et, avec un visage serieux, sans qu'il lui fut possible de +discerner si elle etait contente ou fachee: + +--Alors, dit-elle, il parait que tu es brave, Chico? + +Ingenument, il dit: + +--Je ne sais pas. + +Agacee, elle reprit avec un commencement de nervosite: + +--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaitre, lui, +qui est la bravoure meme. + +--S'il le dit, cela doit etre... Mais, moi, je n'en sais rien. + +Les petits talons de Juana commencerent de frapper sur le bois du +tabouret un rappel inquietant pour Chico, qui connaissait ces +signes revelateurs de la colere naissante de sa petite maitresse. +Naturellement, cela ne fit qu'accroitre son trouble. + +--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras, +tu l'aimeras jusqu'a la mort? fit-elle brusquement. + +On se tromperait etrangement si on concluait de cette question que Juana +etait une effrontee ou une rouee sans pudeur ni retenue. Juana etait +parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait a elle seule a +justifier ce qu'il y avait de risque dans sa question. Rouee, elle se +fut bien gardee de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de +l'epoque etaient autrement libres que celles de nos jours, ou tout se +farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie. + +Le Chico rougit et balbutia: + +--Je ne sais pas! + +Elle frappa du pied avec colere. + +--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agacant. Pour qu'il ait +dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles. + +--Je ne lui ai pas parle de cela, je le jure! + +--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras +jusqu'a la mort? + +Et caline: + +--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la +connais? Parle donc! tu restes la, bouche bee. Tu m'agaces! + +Les yeux du Chico lui criaient: "C'est toi que j'aime!" Elle le voyait +tres bien, mais elle voulait qu'il le dit. Elle voulait l'entendre. + +Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier: + +--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien. + +Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'etait pas la l'aveu qu'elle +voulait lui arracher, et elle eut une moue depitee. Sotte qu'elle etait +d'avoir cru un instant a la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait +meme pas jusqu'a dire deux mots: "Je t'aime!" Elle ne savait pas; la +petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus +braves. + +Et dans son depit, cette pensee lui vint, puisqu'il n'etait bon qu'a +cela, de l'humilier, de l'amener a se prosterner devant elle. + +Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche: + +--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu +faire ici? Que veux-tu? + +Tres pale, mais plus resolument qu'il ne l'eut cru lui-meme, il dit: + +--Je voulais te demander si tu etais contente. + +Elle prit son air de petite reine pour demander: + +--De quoi veux-tu que je sois contente? + +--Mais... d'avoir trouve le Francais... de l'avoir ramene. + +Avec cette impudence particuliere a la femme, elle se recria d'un air +etonne et scandalise: + +--Eh! que m'importe le Francais! Ca, perds-tu la tete? + +Effare, ne sachant plus a quel saint se vouer, il balbutia: + +--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener... + +--Moi?... Sornettes! Tu as reve! + +Du coup, le Chico fut assomme. Eh quoi! avait-il reve reellement, comme +elle le disait avec un aplomb deconcertant? Il savait bien que non, +tiens! S'etait-elle jouee de lui? Avait-elle voulu le mettre a +l'epreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se revolterait? Le seigneur de +Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme +qui aime ne deteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle. +Oui! ce devait etre cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi? + +Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait delicieusement de son +trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eut voulu le +pietiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout +l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-dela +de tout... Peut-etre alors se revolterait-il enfin, peut-etre oserait-il +redresser la tete et parler en maitre! + +Est-ce a dire qu'elle etait mauvaise et mechante? Nullement. Elle +s'ignorait, voila tout. + +Dire qu'elle etait amoureuse de Chico serait exagere. Elle etait a un +tournant de sa vie. Jusque-la, elle avait cru sincerement n'eprouver +pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutat, cette +affection etait plus profonde qu'elle ne croyait. + +Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il +suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restat ce qu'elle la +croyait: purement fraternelle. C'etait l'affaire d'une etincelle a faire +jaillir. + +Or, au moment precis ou ces sentiments s'agitaient inconsciemment +en elle, Pardaillan lui etait apparu. Sur ce caractere quelque peu +romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'etait +emballee comme une jeune cavale indomptee. Pardaillan lui etait +apparu comme le heros reve. Trop innocente encore pour raisonner ses +sensations, elle s'etait abandonnee les yeux fermes. Et c'est ainsi que +nous l'avons vue pleurer des larmes de desespoir a la pensee que celui +qu'elle avait elu etait peut-etre mort. + +Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruaute +inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se +revolter, refoulant stoiquement sa douleur, voici que le Chico, avec +cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, +sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son +argument, le Chico avait dit la seule chose peut-etre capable de +l'arreter sur la pente fatale ou elle s'engageait: "Qu'esperes-tu?" + +Sans le savoir, sans le vouloir, c'etait un coup de maitre que faisait +le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de +l'echapper belle, car ses paroles, apres son depart, Juana les tourna et +les retourna sans treve dans son esprit. + +Elle etait la fille d'un modeste hotelier, un hotelier qui passait pour +etre assez riche, mais un hotelier quand meme. Et, ceci, c'etait une +tare terrible a une epoque et dans un pays ou tout ce qui n'etait pas +"ne" n'existait pas. Que pouvait-elle esperer? Rien, assurement. Jamais +ce seigneur ne consentirait a la prendre pour epouse legitime. Quant au +reste, elle etait trop fiere, elle avait ete elevee trop au-dessus de sa +condition pour que l'idee d'une bassesse put l'effleurer. + +Le resultat de ses reflexions avait ete que son amour pour Pardaillan +s'etait considerablement attenue. Or, le terrain que perdait le +chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutat elle-meme. + +Et c'est a ce moment-la que Pardaillan revenait. Certes elle fut +heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa a ses yeux et +reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de +s'etre efface et sacrifie. Elle se disait que, elle, elle ne se serait +pas sacrifiee et aurait defendu son bien du bec et des ongles. De la +l'accueil frigide qu'elle fit au nain. + +Or, Pardaillan raconta que le nain s'etait defendu comme un beau diable +et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du +Chico monterent! Pourquoi rever de chimeres? Le bonheur etait peut-etre +la. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De la le revirement +en faveur du nain. De la ce tete-a-tete. Il fallait que le Chico se +declarat. Et voila qu'elle se heurtait a sa timidite insurmontable. +Elle enrageait d'autant plus que, malgre elle, tout en s'efforcant +de l'amener a composition, elle ne pouvait s'empecher de songer a +Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eut pas tant tergiverse. + +Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente denegation, +apres etre reste un long moment perplexe et silencieux, courba l'echine, +accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement: + +--J'ai fait ce que tu m'as demande, et Dieu sait s'il m'en a coute! +Pourquoi es-tu fachee? + +Ainsi, voila tout ce qu'il trouvait a dire. Ah! si elle avait ete a sa +place, comme elle eut vertement releve l'impertinente pretention de +celui qui eut voulu la faire passer pour une sotte et se fut gausse a ce +point d'elle. Decidement, le Chico n'etait pas un homme. Et cette pensee +fugitive qu'elle avait eue de l'amener a se prosterner, tout pareil a un +chien couchant, cette pensee lui revint plus precise, prit la forme d'un +desir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle +resolut de la realiser coute que coute. + +Pour realiser cet imperieux desir, elle radoucit son ton en lui disant: + +--Mais je ne suis pas fachee. + +En disant ces mots, elle croisa negligemment une jambe fine et nerveuse, +moulee dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, +elle agitait doucement son pied qui arrivait a hauteur de la poitrine +du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on +trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: + +"Embrasse-le donc, nigaud!" + +Et le petit pied allait, venait, s'agitait, presentait la semelle, tres +blanche, a peine maculee, repetait dans son langage muet: + +"Mais va donc! va donc!" + +Si bien que le Chico ne put resister a la tentation, et, comme elle +souriait encore, preuve qu'elle n'etait pas fachee, il se laissa tomber +sur les genoux. + +Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. +Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eut pas +remarque qu'ainsi agenouille elle lui touchait la figure. + +Mais c'etait un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensee de +toucher a ce petit pied sans son autorisation a elle ne lui venait meme +pas. Qu'eut-elle dit? Tiens! Il etait bien loin de se douter que, s'il +avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses levres +sur ses levres, elle lui eut probablement rendu son baiser. + +Mais, comme la semelle passait encore un coup a portee de sa bouche, +comme la tentation etait trop forte, il reunit tout son courage, et, +d'une voix implorante: + +--Si tu n'es pas fachee, tu veux bien que... + +Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'etait plaquee sur +ses levres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si +elle eut voulu les ecorcher, les faire saigner. + +Si naif et si timide qu'il fut, le Chico comprit cette fois. Ivre de +joie, il posa ses levres partout sur cette semelle, sans s'inquieter de +savoir si elle etait maculee ou non. Tiens! il avait bien baise la terre +ou s'etait pose le soulier; il pouvait, a plus forte raison, baiser le +soulier lui-meme. + +Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner +son humble bonheur, il allongea la tete, le suivit des levres, se +courbant davantage, jusqu'a poser sa face sur le bois du tabouret. + +C'est la sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de +se derober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie +satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tete, d'un +air dominateur qui semblait dire: + +"Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'a cela. +Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, a moi! + +Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut +savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait: + +--Tu vois bien que je n'etais pas fachee, dit-elle. + +Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un +peu, se courba encore un coup, posa une derniere fois ses levres sur le +bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant +tres convaincu, avec un air de gratitude profonde: + +--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge. + +Elle rougit davantage encore. Non, elle n'etait pas bonne. Elle avait +ete mauvaise et mechante. Au lieu de la remercier il devait la battre, +elle l'avait bien merite. En se morigenant ainsi elle-meme, elle voulut +tenter un dernier effort, et, a brule-pourpoint: + +--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Francais? + +A son tour, il rougit, comme si cette question eut ete un reproche +sanglant. Il baissa la tete et fit signe oui, d'un air honteux. + +--Pourquoi? fit-elle avidement. + +Elle esperait qu'il allait repondre enfin: + +"Parce que je t'aime et que je suis jaloux!" + +Helas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il +bredouilla: + +--Je ne sais pas! + +C'etait fini. Il n'y avait plus rien a faire, rien a esperer. Elle se +mit a trepigner, et, rouge, de colere cette fois, elle cria: + +--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en! +va-t'en! + +Il courba l'echine et se retira humblement. + +Or, s'il fut revenu a l'improviste, il eut pu voir deux larmes, deux +perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone +prostree dans son fauteuil. + +Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaitre devant elle +quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'ame, +attendant que la tempete fut apaisee. + + + +II + +FAUSTA ET LE TORERO + +Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagne, le Torero s'etait +rendu aupres de sa fiancee, la jolie Giralda. + +Don Cesar ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait +dit cette mysterieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa +famille, qu'elle pretendait connaitre. Malheureusement, la Giralda +avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, fremissant d'impatience, +attendait que la matinee fut assez avancee pour se presenter devant +cette princesse inconnue, car il avait decide d'aller trouver Fausta. + +Vers neuf heures du matin, a bout de patience, le jeune homme ceignit +son epee, recommanda a la Giralda de ne pas bouger de l'hotellerie ou +elle etait en surete, sous la garde de Pardaillan, et il sortit. + +Il descendit l'escalier interieur, en chene sculpte, dont les marches, +cirees a outrance, etaient reluisantes et glissantes comme le parquet +d'une salle d'honneur du palais, et penetra dans la cuisine. + +Un cabinet semblable a peu pres au bureau d'un hotel moderne avait ete +menage la, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. + +Le Torero penetra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant +la jeune fille: + +--Senorita, dit-il, je sais que vous etes aussi bonne que jolie, c'est +pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancee pendant quelques +instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne +soupconne sa presence chez vous? + +Avec son plus gracieux sourire, Juana repondit: + +--Seigneur Cesar, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter a +l'instant chercher votre fiancee, et, tant que durera votre absence, +je la garderai pres de moi, dans ce reduit ou nul ne penetre sans ma +permission. + +--Mille graces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. +Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. a son reveil, +que j'ai du m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. +J'espere etre de retour d'ici a une heure ou deux au plus. + +--Le sire de Pardaillan sera prevenu. + +Une fois dehors, le Torero se dirigea a grands pas vers la maison des +Cypres, ou il esperait trouver la princesse. A defaut, il pensait que +quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait ou il pourrait la +trouver ailleurs. + +Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques +heretiques. Comme le roi honorait de sa presence sa bonne ville de +Seville, l'Inquisition avait donne a cette sinistre ceremonie une +ampleur inaccoutumee, tant par le nombre des victimes--sept: autant de +condamnes qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du +ceremonial. + +Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanches qui, tous, se +hataient vers la place San Francisco, theatre ordinaire de toutes les +rejouissances publiques. Nous disons rejouissances, et c'est a dessein. +En effet, non seulement les autodafes constituaient a peu pres les +seules rejouissances offertes au peuple, mais encore on etait arrive a +le persuader qu'en assistant a ces sauvages hecatombes humaines, en se +rejouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait a son +salut. + +Parmi la foule de gens presses d'aller occuper les meilleures places, +il s'en trouvait qui, reconnaissant don Cesar, le designaient a leurs +voisins en murmurant sur un mode admiratif: + +"El Torero! El Torero!" + +Quelques-uns le saluaient avec deference. Il rendait les saluts et les +sourires d'un air distrait et continuait hativement sa route. + +Enfin, il penetra dans la maison des Cypres, franchit le perron et se +trouva dans ce vestibule qu'il avait a peine regarde la nuit meme, alors +qu'il etait a la recherche de la Giralda et de Pardaillan. + +Comme il n'avait pas les preoccupations de la veille, il fut ebloui par +les splendeurs entassees dans cette piece. Mais il se garda bien de rien +laisser paraitre de ces impressions, car quatre grands escogriffes de +laquais, chamarres d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides +comme des statues et le devisageaient d'un air a la fois respectueux et +arrogant. + +Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, +sur un ton qui n'admettait pas de resistance, au premier venu de ces +escogriffes, d'aller demander a sa maitresse si elle consentait a +recevoir don Cesar, gentilhomme castillan. + +Sans hesiter, le laquais repondit avec deference: + +--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maitresse, n'est pas en +ce moment a sa maison de campagne. + +--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est +toujours un renseignement. + +Et, tout haut: + +--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut +interet et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire ou je pourrai +la rencontrer. + +Le laquais reflechit une seconde et: + +--Si le seigneur don Cesar veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le +conduire aupres de M. l'Intendant qui pourra peut-etre le renseigner. + +Le Torero, a la suite du laquais, traversa une enfilade de pieces +meublees avec un luxe inoui, dont il n'avait jamais eu l'idee. Au +premier etage, il fut introduit dans une chambre confortablement +meublee. C'etait la chambre de M. l'Intendant a qui le laquais expliqua +ce que desirait le visiteur. + +M. l'Intendant etait un vieux bonhomme tout courbe, d'une politesse +obsequieuse. + +--Le laquais qui vous a conduit a moi, dit cet important personnage, me +dit que vous vous appelez don Cesar. Je pense que ceci n'est que votre +prenom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire pres de mon +illustre maitresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous +comprendrez cela, je l'espere. + +Tres froid, le jeune homme repondit: + +--Je m'appelle don Cesar, tout court. On m'appelle aussi le Torero. + +--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au +desespoir de ma maladresse; j'espere que monseigneur aura la bonte de +me la pardonner... La princesse est menacee dans ce pays, et je dois +veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai +l'insigne honneur de conduire monseigneur aupres de la princesse qui +attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire. + +Devant ce respect outre, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero +demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si +ce discours ne s'adressait pas a un autre. Il se vit seul avec M. +l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter +en le contrariant: + +--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don +Cesar, tout court, et je n'ai aucun droit a ce titre de monseigneur que +vous me prodiguez si abondamment. + +Mais le vieil intendant secoua la tete et, se frottant les mains a s'en +ecorcher les paumes: + +--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en +attendant mieux. + +Le Torero palit et, d'une voix etranglee par l'emotion: + +--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire? + +--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera +elle-meme. + +--En ce cas, conduisez-moi aupres d'elle! + +--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesca l'intendant qui +se hata de prendre son chapeau, son manteau et se precipita a la suite +du Torero. + +Hors la maison, l'intendant preceda don Cesar et, trottinant a pas +rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, +deja encombree d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle +promis. + +Si le pave de la place etait envahi par une masse compacte de populaire, +les tribunes, les balcons, les fenetres qui entouraient la place +n'etaient pas moins garnis. Mais la, c'etait la foule elegante des +seigneurs et des nobles dames. + +Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la meme impatience +sauvage. + +Au centre de la place se dressait le bucher, immense piedestal de +fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept +condamnes. + +Face au bucher, se dressait l'autel construit sur la place meme, pare +de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculee, +enguirlande, fleuri, illumine comme pour une grande fete: et c'etait en +effet jour de grande fete. + +Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans +discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il +annoncait que la fete etait commencee, c'est-a-dire que les condamnes, +les juges, les moines, les confreries, la cour, le roi, tout ce qui +constituait le cortege, sortaient de la cathedrale pour traverser +processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi +encombrees de curieux, avant d'aboutir a la place ou les victimes, du +haut de leur bucher, devaient assister a la celebration de la messe, +avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines. + +La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels +etaient les sentiments qui eclataient sur toutes les faces convulsees. +Pas un mot de pitie, pas une protestation. + +Derriere l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, +se tracait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui +paraissait aussi casse, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus +somptueuses maisons en facade sur la place. + +Contrairement a toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas +un seul spectateur a ses nombreuses fenetres, pas plus qu'a ses balcons. + +Guide par l'intendant, apres avoir traverse un certain nombre de pieces, +meublees et ornees avec plus de magnificence encore que les salles de la +maison des Cypres, don Cesar fut introduit dans un petit cabinet, desert +pour le moment. + +L'intendant le pria d'attendre la un instant, le temps d'aller aviser sa +maitresse. + +Dans le couloir ou il s'engagea, le vieil intendant tout casse redressa +soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier etage +et penetra dans un salon, dont le balcon large et spacieux etalait sur +la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forge. + +Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande +simplicite, blanc, depuis les pieds nonchalamment poses sur un coussin +de soie rouge merveilleusement brode jusqu'a la collerette tres simple, +sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose +meditative. + +Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la +vigueur d'un homme dans la force de l'age, s'inclina profondement devant +elle et attendit. + +--Eh bien, maitre Centurion? interrogea Fausta. + +Centurion, puisque c'etait lui qui, adroitement grime, venait de jouer +le role d'intendant. Centurion repondit respectueusement: + +--Eh bien, il est venu, madame. + +--Vous l'avez amene? + +--Il attend votre bon plaisir en bas. + +Fausta repeta le meme signe de tete et parut reflechir un moment. + +--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosite. + +--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire aupres +de vous. + +Fausta eut un mince sourire. + +--Je sais qu'il ne vous affectionne pas precisement, dit-elle. + +--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. +Cela ne laisse pas que de m'inquieter beaucoup. Car enfin, si vos +projets aboutissent et qu'il continue a me detester, c'en est fait de la +situation que vous avez daigne me faire entrevoir. + +--Rassurez-vous, maitre. Continuez a me servir fidelement sans vous +inquieter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je +reponds que le roi oubliera les injures faites a l'amoureux sans nom et +sans fortune. Introduisez-le... + +Centurion s'inclina et sortit immediatement. + +Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero aupres de Fausta +et, apres avoir referme la porte sur lui, il se retirait discretement. + +En voyant Fausta, don Cesar fut ebloui. Jamais beaute aussi accomplie +n'etait apparue a ses yeux ravis. Avec une grace juvenile, il s'inclina +profondement devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par +respect. + +Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle +esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherche a le produire, elle +l'esperait. Il se realisait au-dela de ses desirs. Elle avait lieu +d'etre satisfaite. + +D'un oeil exerce, elle etudiait le jeune prince qui attendait dans +une attitude pleine de dignite, ni trop humble ni trop fiere. Cette +attitude, pleine de tact, la male beaute du jeune homme, son elegance +sobre, dedaigneuse de toute recherche outree, le sourire un peu +melancolique, l'oeil droit, tres doux, la loyaute qui eclatait sur tous +ses traits, le front large qui denotait une intelligence remarquable, +enfin la force physique que revelaient des membres admirablement +proportionnes dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup +d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire etait tout a +son avantage, l'impression qu'il lui produisait, a elle, pour etre +prudemment dissimulee, ne fut pas moins favorable. + +De cet examen tres rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, +sans paraitre le soupconner, le Torero se tira tout a son avantage. Chez +Fausta, la femme et l'artiste se declarerent egalement satisfaites. + +Tout le plan de Fausta dependait de la decision qu'allait prendre le +Torero. Cette decision elle-meme dependait de l'effet qu'elle produirait +sur lui. + +Qu'il se derobat, qu'il refusat de renoncer a son amour pour la Giralda, +et ses plans se trouvaient singulierement compromis. + +L'oeuvre n'etait pas irrealisable pourtant, du moins elle l'esperait. +Et, quant a sa difficulte meme, pour une nature combative comme la +sienne, c'etait un stimulant. + +Quant a la Giralda, qui pouvait etre sa pierre d'achoppement, on a deja +vu qu'elle avait pris une decision a son egard. C'etait tres simple, +la Giralda disparaitrait. Si puissant que fut l'amour du Torero, il ne +tiendrait pas devant l'irreparable, c'est-a-dire la mort de la +femme aimee. Il etait jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, +d'ailleurs, pour activer sa guerison, elle avait une couronne a lui +donner. + +Fausta ne connaissait qu'un seul etre au monde capable de rester froid +devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan. + +Mais Pardaillan n'avait pas son pareil. + +Oui, l'oeuvre de seduction serait difficile, mais non pas impossible. + +Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, +elle fit appel a toute sa puissance de seduction, et, de cette voix +harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda: + +--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don Cesar? + +Le Torero s'inclina en signe d'assentiment. + +--Vous aussi qu'on appelle El Torero? + +--Moi-meme, madame. + +--Vous ne connaissez pas votre veritable nom. Vous ignorez tout de votre +naissance et de votre famille. Vous supposez etre venu au monde, voici +environ vingt-deux ans, a Madrid. C'est bien cela? + +--Tout a fait, madame. + +--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insiste sur ces menus details. +Je tenais a eviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des +consequences tres graves. Veuillez vous asseoir. + +De la main, elle designait un siege place pres de son fauteuil, et un +gracieux sourire ponctuait le geste. + +Le Torero obeit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la +souplesse de ses attitudes, et, a part soi, elle murmura: + +"Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet +aventurier, eleve a la diable, je ferai un monarque superbe et +magnifique." + +A ce moment, des clameurs furieuses eclataient sur la place. Le cortege +des condamnes approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait +ses sentiments par des hurlements feroces: + +"A mort!... Mort aux heretiques!..." + +Suivis de ces autres cris: + +"Le roi!... le roi!... Vive le roi!..." + +Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois completement, +le _Miserere_, entonne a pleine voix par des milliers de moines, de +penitents, de freres de cent confreries diverses, se faisait entendre, +encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en +meme temps. + +Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, +funebre, sinistre, sa note mugissante. + +Cependant, dominant la gene que lui causaient ces rumeurs, mettant tous +ses efforts a surmonter le trouble etrange que la beaute de Fausta avait +dechaine en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement: + +--Vous avez bien voulu temoigner quelque interet a une personne qui +m'est chere. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en +exprimer ma gratitude. + +Et il etait en effet tres emu, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais +creature humaine ne lui avait produit un effet comparable a celui que +lui produisait Fausta. + +Jamais personne ne lui en avait impose autant. + +Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait +interieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance +en amour, chez l'homme, etait decidement une bien fragile chose. Cette +petite bohemienne, a qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque +importance, comptait decidement bien peu. La victoire lui paraissait +maintenant certaine, et, si une chose l'etonnait, c'etait d'en avoir +doute un instant. + +Mais l'allusion du Torero a la Giralda lui deplut. Elle mit quelque +froideur dans la maniere dont elle repondit: + +--Je ne me suis interessee qu'a vous, sans vous connaitre. Ce que j'ai +fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En consequence, vous +n'avez pas a me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi. + +A son tour, le Torero fut choque du supreme dedain avec lequel elle +parlait de celle qu'il adorait. + +Des l'instant ou cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer a +l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce +fut d'une voix plus ferme qu'il dit: + +--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assure que +vous aviez ete pleine de bonte et d'attentions a son egard. + +--Bontes, attentions--s'il y en a eu reellement--dit Fausta d'un ton +radouci et avec un sourire, je vous repete que tout cela s'adressait a +vous seul. + +--Pourquoi, madame? fit ingenument le Torero, puisque vous ne me +connaissiez pas. + +Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur +enveloppante: + +--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra +aisement le mobile auquel j'ai obei. Si vous appreniez, monsieur, qu'on +premedite d'assassiner lachement une inoffensive creature, qui vous est +inconnue, que feriez-vous? + +--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette +creature d'avoir a se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui +preterais l'appui de mon bras. + +--Eh bien, monsieur, c'est la tout le secret de l'interet que je vous ai +porte, sans vous connaitre. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et +j'ai cherche a vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a +un instant, devant etre, inconsciemment, je me hate de le dire, +l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez +l'approcher. Quand j'ai cru le danger passe, je vous ai facilite de mon +mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'a elle. Tout cela, +monsieur, je l'ai fait par humanite, comme vous l'auriez fait, comme +aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaitre +jamais. Et, a vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse +attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout merite si +l'on parait rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors +bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont +fait desirer vivement vous connaitre. Aujourd'hui que je vous ai vu, +je me felicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me +considerer comme une amie devouee, prete a tout entreprendre pour vous +sauver. + +Toute la fin de cette tirade avait ete debitee avec une emotion +communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. +Profondement emu a son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent +de gratitude tres sincere: + +--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous +remercier. Mais, franchement, ne vous inquietez-vous pas un peu a la +legere? Suis-je donc si menace? + +Tres gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du +Torero, elle dit: + +--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont +comptes; je vous dis: vous n'avez que quelques heures a vivre... si vous +vous complaisez dans cette insouciante confiance. + +Si brave qu'il fut, le Torero palit legerement. + +--Est-ce a ce point? fit-il. + +Toujours tres grave, elle fit oui de la tete et reprit: + +--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproche de cette jeune +fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du +moins, vous ne l'eussiez retrouvee. + +Un vague soupcon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint +froid, tout son calme soudain reconquis. + +--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie. + +--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction +impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort. + +Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme +imperturbable. + +Le commencement de soupcon imprecis qui l'avait effleure se fondit +instantanement sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par +ce trouble etrange qui l'avait agite et qu'il croyait avoir maitrise. + +--Mais, enfin, madame, fit-il en passant a un autre ordre d'idees, qui +est donc cet ennemi mortellement acharne apres moi? Le savez-vous? + +--Je le sais. + +--Son nom? + +--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est necessaire que +vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fut-ce que pour defendre +vos jours menaces. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est... + +Elle s'arreta, comme si elle eut hesite a porter un coup qu'elle +pressentait tres rude. + +--C'est?... + +--Votre pere! lacha brusquement Fausta. + +Et, sous ses dehors apitoyes, elle l'etudiait avec la froide et curieuse +attention du praticien se livrant a quelque experience. + +L'effet, du reste, fut foudroyant, depassant au-dela tout ce qu'elle +avait imagine. + +Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui +n'avait plus rien d'humain: + +--Vous avez dit?... + +Tres ferme, elle repeta sur un ton energique: + +--Votre pere!... + +Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des +yeux qui semblaient implorer grace. + +--Mon pere!... On m'avait dit pourtant... + +--Quoi donc? + +Et, de ses yeux, en apparence tres doux, elle le fouillait avec une +curiosite aigue. Savait-il? Ne savait-il pas? + +--On m'avait dit qu'il etait mort, voici vingt ans et plus... + +--Votre pere est vivant! dit-elle avec une energie croissante. + +--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero. + +Elle haussa les epaules. + +--Histoire inventee a plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas eloigner de +vous tout soupcon de la verite! + +Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! +decidement, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front: + +--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songe a cela?... +Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon pere +vit?... Mon pere!... + +Et il repetait doucement ce nom, comme s'il eut eprouve un soulagement +ineffable a le prononcer. + +Tout autre que Fausta eut ete attendri, eut eu pitie de lui. Mais Fausta +ne voyait que le but a atteindre. + +Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit: + +--Votre pere est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est +lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a jure votre +mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous defendez +energiquement. + +Ces mots rappelerent le jeune homme au sens de la realite, momentanement +oubliee. Mais, que son pere voulut sa mort, cela lui paraissait +impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit +une excuse a cette monstruosite. Et, tout a coup, il se mit a rire +franchement et s'ecria joyeusement: + +--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! +Est-ce qu'un pere peut chercher a meurtrir son enfant, la chair de sa +chair? Eh! non, c'est impossible! Mon pere ignore qui je suis. Dites-moi +son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous +entendrons. + +Lentement, comme pour bien faire penetrer en son esprit chaque parole, +elle dit: + +--Votre pere sait qui vous etes... C'est pour cela qu'il veut vous +supprimer. + +Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispee a sa poitrine, +comme s'il eut voulu s'arracher le coeur. + +--Impossible! begaya-t-il. + +--Cela est! dit Fausta rudement. + +--Que maudite soit l'heure presente! tonna le Torero. Pour que mon pere +veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque batard... Il faut donc +que ma mere... + +--Arretez! gronda Fausta en se redressant, fremissante. Vous +blasphemez!... Sachez, malheureux, que votre mere fut toujours epouse +chaste et irreprochable! Votre mere, que vous alliez maudire dans un +moment d'egarement que je comprends, votre mere est morte martyre... et +son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut precisement celui qui +vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait +vivant, apres vous avoir cru mort durant de longues annees. L'assassin +de votre mere, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre +pere! + +--Horreur! Mais si je ne suis pas un batard... + +--Vous etes un enfant legitime, interrompit Fausta avec force. Je vous +en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue. + +Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil. + +Lui, cependant, a moitie fou de douleur et de honte, clamait +douloureusement: + +--S'il en est ainsi, c'est donc que mon pere est un monstre sanguinaire, +un fou furieux! + +--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta. + +--Et ma mere?... ma pauvre mere? sanglota le Torero. + +--Votre mere fut une sainte. + +--Ma mere! repeta le Torero, avec une douceur infinie. + +--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement +Fausta. + +Le Torero se redressa, etincelant, et, d'une voix furieuse: + +--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon pere +pour venger ma mere?... C'est impossible! + +Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle etait patiente, +Fausta; c'etait ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle +n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la +laisser germer. + +--Avant de venger votre mere, il faut vous defendre vous-meme. N'oubliez +pas que vous etes menace. + +--Mon pere est donc un bien puissant personnage? + +--Puissant au-dessus de tout. + +Dans l'etat d'esprit ou il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une +mediocre importance a ces paroles. + +--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore a quel mobile +vous obeissez en me disant les choses terribles que vous venez de me +devoiler. + +--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obei d'abord a un simple sentiment +d'humanite. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous +cacher que vous m'avez ete sympathique. C'est a cette sympathie, +desinteressee, croyez-le, que vous devez le vif interet que je vous +porte et que vous meritez. + +--Je ne doute pas de la purete de vos intentions, a Dieu ne plaise! +madame. Mais, ce que vous venez de me reveler est si extraordinaire, si +incroyable que... + +--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. +Je n'ai rien avance que je ne sois en etat de prouver d'irrefutable +maniere. + +--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... pere? + +--Oui! + +--Quand, madame? + +--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-etre. Peut-etre dans +quelques jours seulement... + +--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il +advienne, soyez assuree de ma reconnaissance, ma vie vous appartient... + +--Il s'agit d'abord de la preserver, votre vie! + +--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain +qu'on ne me reduira pas aisement, si puissant qu'on soit. + +--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu. + +--Mais, reprit le Torero, pour me defendre, il est certaines choses que +j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser +quelques questions? + +--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y repondrai en toute sincerite. + +--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle +etre la cause de ma mort? + +A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacres, eclaterent +avec plus de force sur la place. Evidemment, le cortege venait de +deboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments +par les memes vivats et les memes cris de mort. + +Sans repondre a la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de +son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et +vit qu'elle ne s'etait pas trompee. Elle se retourna vers le Torero, qui +la regardait faire non sans surprise, et, tres calme: + +--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle. + +De plus en plus etonne, don Cesar secoua la tete, et, doucement: + +--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. +Ils me revoltent. + +--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me +repugnent pas, a moi? + +Le Torero comprit qu'elle devait avoir un interet puissant a le +faire assister a cette scene. Malgre sa repugnance, il se leva et la +rejoignit. + +Le cortege funebre faisait lentement le tour de la place. + +En tete, caracolait une compagnie de "carabins", l'arquebuse posee sur +la cuisse. Derriere les cavaliers venait une deuxieme compagnie de gens +d'armes, a pied. Cavaliers et fantassins etaient charges de refouler le +populaire et de frayer un passage a la procession. + +Derriere les soldats venait une longue theorie de penitents noirs, la +cagoule rabattue, un cierge a la main. + +En tete des penitents, un colosse, la tete couverte de la cagoule, comme +tous les autres, portait peniblement une immense croix de metal. + +Tous ces penitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_. + +Apres cette interminable theorie de penitents, venaient les gardes de +l'Inquisition: gardes a cheval, gardes a pied, et, immediatement apres, +le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tete. + +Derriere le tribunal, sous un dais rutilant, un eveque, en habits +sacerdotaux, portant a bras tendus le saint sacrement, et, derriere, les +sept condamnes, en chemise, pieds nus, la tete decouverte, un cierge +enorme a la main. + +Derriere la foule des pretres et des moines, une triple rangee +d'arquebusiers, a pied, et seul, la tete decouverte, sombre, trainant la +jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II. + +A sa droite, un pas en arriere, son fils: l'infant Philippe, heritier +du trone. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, +dignitaires, toua en habits de ceremonie. + +Voila ce que vit le Torero. + +Le cortege s'arreta devant l'autel de la place. + +Un juge lut a haute voix la sentence de mort aux condamnes. + +Un pretre s'approcha de chaque condamne et lui donna un coup sur la +poitrine, ce qui voulait dire qu'il etait expulse de la communaute des +vivants. + +Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en +delire. + +Alors, l'eveque monta a l'autel. En meme temps, les condamnes etaient +hisses sur le bucher, attaches au poteau. Et la messe commenca. + +Lorsque l'eveque prononca les dernieres paroles de l'evangile, la fumee +commenca de s'elever en tourbillonnant, et, en meme temps que la fumee, +les hurlements eclaterent: + +"Mort aux heretiques! Mort aux heretiques!" + +Alors, du haut du bucher, une voix protesta. + +C'etait un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, +ayant occupe une charge importante a la cour. Le Torero, qui le +connaissait de vue, le reconnut aussitot. + +Et le condamne clamait: + +--Je ne suis pas un heretique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe +sur ceux qui m'ont condamne! J'en appelle a... + +On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlerent +furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix. + +En meme temps, les flammes commencerent a s'elever, vinrent doucement +lecher les pieds nus des condamnes, comme pour gouter a la proie qui +leur etait offerte. Et, l'ayant trouvee a leur gout, elle s'eleverent +davantage encore, enlacerent les victimes, les etreignirent, les +happerent. + +--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses +yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux? + +--Il a commis le crime que tu reves de commettre!... le crime pour +lequel tu seras condamne comme lui, execute comme lui... si je n'arrive +a te persuader. + +--Quel crime? repeta machinalement le Torero. + +--Il a entretenu des relations avec une heretique qu'il a epousee. + +--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohemienne!... + +Mais la Giralda est catholique! + +--Elle est bohemienne, dit rudement Fausta, elle est heretique... + +--Elle a ete baptisee, se debattit le Torero. + +--Qu'elle montre son acte de bapteme... elle ne le pourra. Et, le +put-elle, elle a vecu en heretique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui +reves d'unir ton sort au sien, tu seras traite comme celui-ci. + +--Quel est donc l'infame qui impose de telles lois? + +--Ton pere. + +--Mon pere! encore! Mais qui est donc ce tigre altere de sang que la +nature maudite me donna pour pere? + +Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des +somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de +Fausta, etait reste, jusque-la, inoccupe. Et voila que les larges +portes-fenetres, donnant acces au balcon, venaient de s'ouvrir toutes +grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de pretres et de +moines se montraient par les baies. + +Un fauteuil unique fut traine sur le balcon et un personnage, devant qui +tous les autres s'effacaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, +tandis que tous les assistants, restes a l'interieur, se groupaient +derriere le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la +main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur +le bucher embrase et sur la foule hurlante un regard froid et acere. + +En reponse au cri de revolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha +de lui jusqu'a le toucher, et, la face etincelante, le dominant du +regard, imperieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix +tonnante: + +--Ton pere!... Tu veux savoir qui est ton pere?... + +Le Torero eut l'intuition rapide d'une revelation formidable, et, +affole, il begaya: + +--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre? + +Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et +repeta: + +--Tu veux connaitre ton pere?... Eh bien, regarde!... le voici!... + +Et son index tendu designait le personnage qui, froidement, d'un air +ennuye, regardait se consumer les corps des sept supplicies. + +Le Torero fit deux pas en arriere, et, les yeux hagards, cria d'une voix +ou il y avait plus de douleur certes que d'horreur: + +--Le roi!... + + + +III + +LE FILS DU ROI + +Un long moment, Fausta considera silencieusement, avec une sombre +satisfaction, le jeune homme qui paraissait accable de douleur. + +Elle avait mene toute cette partie de son entretien avec une habilete +infernale. + +Serieusement documentee, elle savait que le roi Philippe, qui +n'inspirait que la terreur a la majorite de ses sujets, etait abhorre +par une minorite composee d'une elite dans laquelle tous les elements de +la societe fraternisaient, momentanement unis dans la haine et l'horreur +que leur inspirait le sombre despote. + +Grands seigneurs aux idees liberales, artistes, savants, soldats, +bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette +minorite. Le mecontentement etait assez general, assez profond pour +qu'un mouvement occulte fut tente par quelques-uns, ambitieux ou +illumines, dont le desinteressement ne pouvait etre suspecte. Nous avons +vu Fausta presider et diriger a son gre une reunion de ces revoltes. +Qu'un mouvement serieux vint a se dessiner, et une foule d'inconnus ou +d'hesitants se joindraient a ceux qui auraient donne le branle. + +Fausta savait tout cela. + +Elle savait encore que le Torero etait au nombre de ceux pour qui le +nom du roi etait synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et a qui il +n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du +tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait +d'avoir assassine son pere. + +La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, +farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'etait pas +affilie a ceux qui cherchaient, dans l'ombre, a frapper, ou tout au +moins a renverser le despote, ce n'etait pas par prudence ou par +dedain. Sa haine etait personnelle, et il etait resolu a l'assouvir +personnellement. + +Tels etaient les sentiments de don Cesar a l'egard du roi Philippe au +moment ou Fausta s'etait dressee devant lui pour lui crier: "C'est ton +pere!" + +On comprend que le coup avait pu l'accabler. + +Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'age de raisonner, don Cesar, +trompe par des recits--probablement interesses--ou la fiction cotoyait +dangereusement la verite, don Cesar s'etait complu a dresser, dans son +coeur, un autel a la veneration paternelle. Ce pere, qu'il n'avait +jamais connu, il le voyait grand, noble, genereux, il le parait des +qualites les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu. + +Ceci, c'etait le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui +paraissait pas croyable. + +Il se disait: + +"J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon pere... il ne +peut pas etre mon pere puisque... je sens que je le hais toujours!... +Non, non, mon pere est mort!..." + +Mais Fausta avait ete trop energiquement affirmative. Il n'y avait pas +a douter: c'etait bien cela, le roi etait bien son pere. Alors, il se +raccrochait desesperement a son ideal renverse, il cherchait des excuses +a cet homme qu'on lui designait pour son pere. Il se disait que, sans +doute, il l'avait mal juge, et il fouillait furieusement les actes +connus du roi pour y decouvrir quelque chose, susceptible de le grandir +a ses yeux. + +Et, desespere, s'accablant d'injures et d'anathemes, il constatait qu'il +ne trouvait rien. Et, dans une revolte de tout son etre, il se disait: + +"C'est mon pere, pourtant! C'est mon pere! Est-il possible qu'un fils +haisse son pere? N'est-ce pas plutot moi qui suis un monstre denature?" + +Alors, sa pensee bifurqua: il pensa a sa mere. + +On ne lui en avait parle que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute +autre que nous ignorons, sa mere n'avait jamais occupe dans son coeur +la place qu'y avait eue son pere. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il +avait pense a elle souvent, chaque jour. Mais la premiere place avait +toujours ete pour son pere. Et voici que, par un de ces revirements +qu'il ne cherchait pas a s'expliquer, tout d'un coup, la mere detronait +le pere et prenait sa place. + +Et ceci, c'etait le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment souffle +la haine dans son coeur, la haine contre son pere, et qui, soudain, pour +excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus +profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait +intervenir sa mere. + +Maintenant, le Torero, ballotte, dechire entre ces sentiments divers, +n'etait plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer a sa +guise. + +Le plus fort etait fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le +fils du roi, etait a elle, elle n'avait qu'a tendre la main pour le +prendre. Elle serait reine, imperatrice, elle dominerait le monde par +lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains. + +Et, en attendant, il fallait le lacher sur celui qu'elle lui avait +dit etre son pere. Il fallait lui faire admettre l'idee d'un meurtre, +regicide double de parricide, en le parant des apparences d'une legitime +defense. + +Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbites +obstinement fixes sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta +poussa les battants de la fenetre, laissa retomber les lourds rideaux, +derobant a ses yeux une vue qui lui etait si penible. + +En effet, des qu'il ne vit plus le roi, don Cesar poussa un long soupir +de soulagement et parut sortir d'un reve angoissant comme un cauchemar. + +Fausta, voyant qu'il s'etait ressaisi et qu'il etait maintenant a meme +de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave ou percait une +sourde emotion: + +--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement devoile la +verite. Les circonstances ont ete plus fortes que ma volonte et m'ont +emportee malgre moi. + +Le Torero fut secoue d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux +talons. Ce titre de "monseigneur" avait pris dans la bouche de Fausta +une ampleur insoupconnee. + +En meme temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression penible +qu'il traduisit en repetant avec amertume et en secouant la tete: + +--Monseigneur!... + +--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en +attendant mieux. + +Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse +avait, presque textuellement, prononce les memes paroles. Que lui +voulait-on, decidement? Il resolut de le savoir au plus tot, et, comme +Fausta lui indiquait son siege en disant: "Daignez vous asseoir", le +Torero s'assit, bien resolu a tirer au clair tout ce qui lui paraissait +obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait. + +--Ainsi, madame, dit-il d'une voix tres calme en apparence, vous +pretendez que je suis fils legitime du roi Philippe? + +Fausta le fouilla d'un regard penetrant, et ne put s'empecher de rendre +interieurement hommage a la force d'ame de ce jeune homme. + +"Decidement, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier +venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre a sa place, +eut accepte la revelation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci +reste froid. Il ne se laisse pas eblouir, il discute, et, je crois. Dieu +me pardonne! que son plus cher desir serait d'acquerir la preuve que je +me suis trompee. Serait-il denue d'ambition a ce point? Apres avoir eu +le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur +d'avoir mis la main sur un de ces desabuses, un de ces fous pour qui +fortune, naissance, puissance, couronne meme, ne sont que des mots vides +de sens?" + +En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard charge +d'imprecations et de menaces, comme si elle eut somme Dieu de lui venir +en aide. + +Et, a la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement, +elle repondit du tac au tac: + +--Des documents, d'une authenticite indiscutable, que je possede, des +temoins, dignes de foi, pretendent que vous etes fils legitime du +roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne pretends rien, +personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour +tres prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. + +Tres doucement, le Torero dit: + +--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je +suspecte vos intentions! + +Et, avec un sourire amer: + +--Je n'ai pas recu l'education reservee aux fils de roi... futurs rois +eux-memes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas ete +eleve sur les marches du trone. J'ai vecu dans les ganaderias, madame, +au milieu des fauves que j'eleve pour le plus grand plaisir des princes, +mes freres. C'est mon metier, madame, a moi, un metier dont je vis, +n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de +taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un +gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous etes +accoutumee sans doute, vous, princesse souveraine. + +Fausta approuva gravement de la tete. + +Le Torero, s'etant excuse a sa maniere, reprit aussitot: + +--Ma mere, madame, comment s'appelait-elle? + +--Vous etes prince legitime, dit Fausta. Votre mere s'appelait Elisabeth +de France, epouse legitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par +consequent. + +Le Torero passa la main sur son front moite. + +--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils +legitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnee d'un pere +contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'epouse legitime, haine +qui est allee jusqu'a l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit, +n'est-ce pas, que ma mere etait morte des mauvais traitements que lui +infligeait son epoux? + +--Je l'ai dit et je le prouverai. + +--Ma mere etait donc coupable? + +--Votre mere, je l'ai dit et je le repete, et je le prouverai, la reine, +votre mere, votre auguste mere, etait une sainte. + +Evidemment, elle exagerait considerablement. Elisabeth de Valois, fille +de Catherine de Medicis, faconnee au metier de reine par sa redoutable +mere, pouvait avoir ete tout ce qu'il lui aurait plu d'etre, hormis une +sainte. + +Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piete +filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu +sa mere, pour lui faire accepter toutes les exagerations qu'il lui +conviendrait d'imaginer. + +Fausta avait besoin d'exasperer autant qu'il serait en son pouvoir le +sentiment filial en faveur de la mere. + +Plus celle-ci apparaitrait grande, noble, irreprochable aux yeux du +fils, et plus, forcement, sa fureur contre l'epoux, bourreau de sa mere, +se dechainerait violente, irresistible. + +Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il +eut un long soupir de soulagement et demanda: + +--Puisque ma mere etait irreprochable, pourquoi cet acharnement, +pourquoi ce long martyre dont vous avez parle? Le roi serait-il +reellement le monstre altere de sang que d'aucuns pretendent qu'il est? + +Il oubliait que lui-meme l'avait toujours considere comme tel. +Maintenant qu'il savait qu'il etait son pere, il cherchait +instinctivement a le rehabiliter a ses propres yeux. + +Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle repondit: + +--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de +tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'egoisme, c'est la secheresse +de coeur, c'est la cruaute en personne. Malheur a qui lui resiste ou lui +deplait. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant +d'excuse. + +--Ah! fit vivement le Torero. Peut-etre fut-elle legere, inconsequente, +oh! innocemment, sans le vouloir? + +--Non, la reine n'eut rien a se reprocher. Si j'ai parle d'un semblant +d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune a bien des hommes: +la jalousie. + +--Jaloux!... Sans motif? + +--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour. + +--Comment peut-on etre jaloux de qui l'on n'aime pas? + +Fausta sourit. + +--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle. + +--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que +vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-etre, +l'appeler ferocite. + +Fausta sourit encore d'un sourire enigmatique qui ne disait ni oui ni +non. + +--C'est toute une histoire mysterieuse et lamentable qu'il me faut vous +conter, dit-elle, apres un leger silence. Vous en avez entendu parler +vaguement, sans doute. Nul ne sait la verite exacte, et nul, s'il +savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frere, +de celui qui serait l'heritier du trone a votre place, s'il n'etait pas +mort a la fleur de l'age. + +--L'infant Carlos! s'exclama le Torero. + +--Lui-meme, dit Fausta. Ecoutez donc. + +Alors, cette terrible histoire de son vrai pere, Fausta se mit a la lui +raconter, en l'arrangeant a sa maniere, en brouillant la verite avec le +mensonge, de telle sorte qu'il eut fallu la connaitre a fond pour s'y +reconnaitre. + +Elle la raconta avec une minutie de details, avec des precisions qui +ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui a qui elle +s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces details +correspondaient a certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient +lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-la +incomprehensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui. + +Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir +avec un relief saisissant le role odieux du roi, du pere, de l'epoux, +cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le defendre. En +meme temps, la figure de la reine se detachait, douce, victime resignee +jusqu'a la mort d'un implacable bourreau. + +Quand le recit fut termine, il etait convaincu de la legitimite de +sa naissance, il etait convaincu de l'innocence de sa mere, il etait +convaincu de son long martyre. En meme temps, il sentait gronder en +lui une haine furieuse contre le bourreau qui, apres avoir assassine +lentement la mere, voulait a tout prix supprimer l'enfant devenu un +homme. Et il se sentait anime d'un desir ardent de vengeance. + +Quand elle eut donc termine son recit, Fausta vit le jeune homme dans +l'etat d'exasperation ou elle le voulait; elle attaqua resolument, selon +sa coutume: + +--Vous m'avez demande, monseigneur, pourquoi je m'etais interessee a +vous sans vous connaitre. Et je vous ai dit que j'avais repondu a un +sentiment d'humanite fort comprehensible. J'ai ajoute que, depuis que +je vous avais vu, ce sentiment avait fait place a une sympathie qui +s'accroit de plus en plus, au fur et a mesure que je vous penetre +davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je +vous ai offert mon amitie, je vous l'offre encore. + +--Madame, vous me voyez confus et emu a tel point que je ne trouve pas +de paroles pour vous exprimer ma gratitude. + +--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser... + +--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en +apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insense, assez ingrat, +pour refuser l'offre genereuse d'une amitie qui me serait precieuse +au-dessus de tout? + +Elle secoua la tete avec un sourire empreint d'une douce melancolie. + +--Defions-nous des mouvements spontanes, prince. + +Et, avec une emotion intense qui fit frissonner delicieusement le jeune +homme enivre: + +--S'il nous etait permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je +pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans desemparer ce que le mien me +dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants +de la terre, car je devine en vous les qualites rares qui font les +grands rois. + +Tres emu par ces paroles prononcees avec un accent de conviction +ardente, plus emu encore par ce qu'elles laissaient deviner de +sous-entendu flatteur, le Torero s'ecria: + +--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entierement a +vous. + +L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme +pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en +rapporter a elle. Et, tres calme, tres douee: + +--Avant de dire oui ou non, je dois etablir en quelques mots nos +positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et +ce que vaut cette amitie que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler +ce que vous etes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, +ce que vous pouvez faire, et ou vous allez. + +--Je vous ecoute, madame, fit avec deference le Torero. Il me semble +que la vie me paraitrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus +l'eclairer de votre radieuse presence. + +Ceci etait dit avec cette galanterie outree particuliere a l'epoque +en general, et plus specialement au temperament, extreme en tout, de +l'Espagnol. Neanmoins, Fausta crut demeler un accent de sincerite +indeniable dans la maniere dont furent prononcees ces paroles. + +Elle reprit avec force: + +--Vous etes pauvre, sans nom, isole, incapable d'entreprendre quoi que +ce soit de grand, malgre votre popularite, parce que votre obscurite +et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des +prejuges de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si +vous avez du genie, vous etes condamne quand meme a vegeter, obscur +et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux +emplois publics. Ce que je vous dis la est-il vrai? + +--Tres vrai, madame. Mais je ne desire ni la gloire ni les honneurs. Mon +obscurite ne me pese pas, et, quant a la pauvrete, elle m'est legere. Au +reste, vous savez peut-etre que, si je voulais accepter tous les +dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arene a mon +intention, je pourrais etre riche. + +--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. +On dit aussi: genereux comme le Torero. Cependant, maintenant que +vous savez que vous etes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer +l'humble et obscure existence qui fut la votre jusqu'a ce jour. + +--Pourquoi, madame? fit naivement le Torero. Cette existence a son +charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. + +Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles +denotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets. + +--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de +vivre, meme obscur, pauvre, ignore, denue de biens et d'ambition. Vous +oubliez que demain, quand vous paraitrez dans l'arene, vous serez +miserablement assassine, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si +je vous abandonne. + +Le Torero eut un sourire de defi. + +--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous +laisserez pas egorger comme mouton a l'abattoir. + +--C'est bien cela, madame. + +--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort detient la puissance +supreme, vous oubliez que, celui-la, c'est le roi. Pensez-vous qu'il +s'arretera a des demi-mesures et se contentera de lacher sur vous +quelques miserables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous +comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons +qui n'hesiteront pas a tirer l'epee pour votre defense. Insense que vous +etes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armee +sera sur pied a votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes, +avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espere, +on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille. +Vous serez frappe le premier et votre mort paraitra accidentelle, Je +vous dis que vous etes condamne irremediablement. + +Ces paroles, prononcees avec une violence croissante, firent impression +sur le Torero. Neanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ. + +--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il. + +Fausta etendit la main vers le balcon, et designant le bucher que les +lourds rideaux derobaient a leur vue: + +--Le meme crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son +innocence. + +Si brave que fut le Torero, il sentit la terreur se glisser +sournoisement en lui et c'etait ce que voulait Fausta. + +--Eh bien, soit, fit-il apres une legere hesitation, je fuirai. Je +quitterai l'Espagne. + +Fausta sourit. + +--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle. + +--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves +resolus a tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force. + +--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armee +entiere, car vous vous heurterez, vous, a une armee, a dix armees s'il +le faut. + +Le Torero la considera un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas, +qu'elle etait sincerement convaincue que le roi ne reculerait devant +rien pour le faire disparaitre. A son tour, il eut la perception tres +nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'a un fil. En meme +temps, il comprit que la lutte etait impossible. Machinalement, il +demanda: + +--Que faire alors? + +Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui +arracher. + +Tres calme, elle reprit: + +--Avant de vous repondre, laissez-moi vous poser une question: +Voulez-vous vivre? + +--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet age, on trouve +la vie assez bonne pour y tenir! + +--Etes-vous resolu a vous defendre? + +--N'en doutez pas, madame. + +--Encore faudrait-il savoir jusqu'a quel point? + +--Par tous les moyens, madame. + +--S'il en est ainsi, si vous m'ecoutez, peut-etre reussirai-je a vous +sauver. + +--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne +vous ait mis a mal. + +Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines +circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la +plus naturelle du monde. Malgre ce calme effroyable, elle apprehendait +vivement l'effet de ses paroles, et ce n'etait pas sans anxiete qu'elle +observait le jeune homme. + +Le Torero, a cette proposition inattendue, s'etait dresse brusquement, +et, livide, tremblant, il s'exclamait: + +--Tuer le roi!... tuer mon pere!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous +voulez m'eprouver sans doute? + +--Je croyais, dit Fausta avec un leger dedain, que vous etiez un homme. +Je me suis trompee. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une +femme, je ne laisserais pas la mort de ma mere sans vengeance. + +--Ma mere! dit le Torero d'un air egare. + +--Oui, votre mere! Morte assassinee par celui qui vous assassinera, +puisque vous tremblez a la seule pensee de frapper. + +--Ma mere! repeta le Tcrero en crispant les poings avec fureur. Mais +le tuer, lui, mon pere!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue +moi-meme. + +Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le +terrain gagne dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle +changea de tactique, et avec un haussement d'epaules: + +--Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer? + +--Cependant, vous avez dit... + +--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il +faut tuer. + +Le Torero eut un soupir de soulagement d'une eloquence muette. Ses +traits convulses se rasserenerent, et, pour cacher son desarroi, il +s'excusa en disant: + +--Pardonnez ma nervosite, madame. + +--Elle me parait naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler +clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on +apprenne que vous etes son fils legitime et l'heritier de sa couronne. +Il eut pu employer la procedure usuelle. Cela lui eut simplifie la +besogne en lui permettant de vous frapper plus surement peut-etre. Mais, +si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, +qui peut jurer qu'une indiscretion ne sera pas commise? + +--Cependant, vous disiez tout a l'heure que j'etais menace d'une +arrestation suivie d'une condamnation a mort, naturellement. + +--Oui. Mais le roi ne se resoudra a cette extremite que lorsqu'il lui +sera dument demontre qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez +plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet +de la divulgation de votre naissance. + +--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose a toutes +ces complications. La pensee que je suis reduit a comploter bassement +contre mon propre pere, cette pensee m'est aussi douloureuse qu'odieuse, +et j'avoue qu'elle m'enleve toute ma lucidite. + +--Je comprends vos scrupules et je les approuve. + +Encore ne faudrait-il pas les pousser a l'extreme. Helas! je concois que +votre coeur soit dechire, mais, si douloureux pour vous, si penible pour +moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis +donc: Ne vous obstinez pas a voir le pere dans la personne du roi. Le +pere n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez +voir, c'est lui seul que vous devez combattre. + +Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit +douloureusement: + +--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine a +l'accepter. + +Fausta se fit glaciale. + +--Entendez-vous par la, dit-elle, que vous renoncez a vous defendre et +que vous consentez a tendre benevolement le cou pour mieux recevoir la +mort? + +Le Torero reflechit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec +une anxiete qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se decida. + +--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai +droit a la vie, comme tout le monde. Je me defendrai donc coute que +coute. + +Fausta le vit bien decide cette fois. Elle se hata de reprendre: + +--Prenez les devants. Le roi craint qu'un facheux hasard ne fasse +connaitre votre naissance. Proclamez-la vous-meme, hautement. Je vous +remettrai les preuves irrefutables de cette naissance. Ces preuves, +etalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le +royaume sache que vous etes l'heritier legitime de la couronne. Il faut +que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mere +et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'elevera un tel cri de +reprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trone. +Voila comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. + +--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi +vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue +capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait etre aveugle pour +ne pas voir qu'un front aussi pur que le votre ne peut receler que des +pensees nobles et pures. + +Fausta daigna sourire. + +--Vous pensez donc, madame, que j'echapperai a la haine mortelle du roi +en proclamant moi-meme ma naissance? + +--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La verite etant +connue de tous, votre meurtrier serait incontinent designe par tous. Si +puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel defi +jete a la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de +vous traduire devant un tribunal. La, vous reclamerez hardiment la +reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les +preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. +Vous serez proclame, c'est votre droit, heritier de la couronne. Vous +n'aurez qu'a attendre qu'il plaise a Dieu de rappeler a son divin +tribunal le meurtrier de votre mere pour regner a votre tour. + +--Est-ce possible? balbutia le Torero ebloui. + +--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera +beaucoup plus tot que vous ne croyez. Le roi est vieux, use, malade. Ses +jours sont comptes. + +--Eh bien, madame, dit genereusement le Torero, si extraordinaire +que cela vous puisse paraitre, je lui souhaite de me faire attendre +longtemps. + +Fausta eut un mince sourire. Allons, decidement, elle l'avait tout +doucement amene a accepter ses idees. Il restait maintenant a lui faire +abandonner la Giralda. + +Sans qu'elle eut pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait la +le plus dur de sa tache. Mais elle avait mene a bien des intrigues +autrement scabreuses. L'avoir amene a trouver tout naturel de monter +sur un trone, c'etait enorme. Quant au reste, la mort a bref delai de +Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulut ou non, une +fois pris dans l'engrenage, il serait bien force d'aller jusqu'au bout. +Et, quant a la petite bohemienne, s'il se montrait irreductible sur ce +point, elle aurait tot fait de s'en debarrasser. + +--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plonge dans un reve eblouissant, +ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers +vous? + +--Nous parlerons de cela tout a l'heure, dit Fausta d'un air detache. +Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de +cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques +difficultes. + +--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant. + +--D'abord la journee de demain. Je vous l'ai dit: une armee entiere +tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, emeute, +tel est le plan du roi, conseille par M. d'Espinosa. Dans la lutte, +vous seriez tue: simple accident. Vous ne serez pas tue. J'en fais mon +affaire, mes precautions sont prises. A l'armee du roi, j'oppose une +armee a moi, que j'ai levee de mes deniers. + +--Vous avez fait cela? fit le Torero, emerveille. + +--Je l'ai fait. + +--Mais pourquoi? + +--Je vous le dirai tout a l'heure, dit froidement Fausta. A cette armee +de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est a moi, qui a pour mission +de veiller uniquement sur votre precieuse personne, se joindra le +populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est repandu +a pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une trainee +de poudre, le bruit se repandra que le Torero est menace. De toutes +parts les defenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En meme temps le +bruit se repandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est +sous ce nom que vous regnerez--disparu des sa naissance, poursuivi +sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son pere. +L'infant Carlos sera acclame de tous. + +--Je vous admire, madame, dit sincerement le Torero. + +Sans relever ces mots, Fausta reprit: + +--Donc vous etes sauf. Au milieu d'une armee qui vous acclame, je defie +le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; +apres-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entiere est +a vous. Vingt mille hommes d'armes, a vous, tiennent en respect les +troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi +est pris, detrone, enferme dans un couvent, et vous montez sur le trone +a sa place. + +Et, comme le Torero ebauchait un geste de protestation, elle ajouta +vivement: + +--Mais vous etes genereux. Vous n'abuserez pas de votre victoire. +Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'egal a egal. Et il +s'estime trop heureux, devant la rapidite foudroyante du mouvement, de +vous reconnaitre publiquement pour l'heritier de sa couronne. Et vous, +en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. +Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder. + +--Je reve!... balbutia le Torero. + +--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du +Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous +donne mes Etats d'Italie avec ce que vous aurez en propre par heritage, +cela vous donne la moitie de l'Italie. Vous prenez le reste. + +--Oh! + +--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le reve de votre pere, +cela. Vous l'envahissez par les Pyrenees et par les Alpes. En meme temps +vos armees descendent des Flandres. Une campagne rapidement menee vous +livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous +remontez au nord et a l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez +envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut +celui de Charlemagne. Vous etes le maitre du monde. Voila ce que vous +pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous? + +Fausta s'etait enflammee peu a peu a l'evocation de ses reves +gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illumine transporterent +litteralement le Torero, qui, ne sachant s'il etait eveille ou s'il +revait, s'ecria: + +--Il faudrait etre frappe de folie pour ne pas accepter. Mais vous, +madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse desinvolture des +millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos +Etats, vous enfin qui m'eblouissez par l'evocation d'une prestigieuse +puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part? + +Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du +Torero, lentement, en egrenant chaque syllabe: + +--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance. + +Et le fixant toujours d'un regard aigu: + +--Il reste a regler la facon dont se fera le partage. + +Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en +connaisseur. + +--Il est necessaire que vous sachiez, dit-elle doucement. + +Tres galamment, il repondit: + +--Ce que vous ferez sera bien fait. + +--Ce partage se fera de la maniere la plus simple et la plus naturelle. + +Elle le laissa en suspens un inappreciable instant et brusquement elle +porta le coup: + +--Je serai votre epouse! + +Le Torero bondit. Il s'attendait a tout, hormis a une pretention +semblable, formulee d'une maniere si anormale, qui n'etait pas sans le +choquer quelque peu. Il tombait de tres haut. Fini le reve prestigieux; +il se trouvait face a face avec la realite brutale. Il lui semblait que +ce n'etait pas la meme femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de +l'emballement, cette incomparable beaute avait excite en lui le desir. +Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait +peur. + +Dans sa stupeur, il ne put que begayer: + +--M'epouser! Vous! madame! vous! + +Fausta comprit que c'etait l'instant critique. Elle se redressa de toute +sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irresistible, +et adoucissant l'eclat de son regard: + +--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne +ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque +que vous allez etre? + +--Je vois, dit don Cesar, qui recouvrait toute sa lucidite, je vois que +vous etes, en effet, la jeunesse meme, et quant a la beaute, jamais, je +le crois sincerement, nulle beaute n'egala la votre. Mais... + +--Mais?... Dites toute votre pensee... + +--Eh bien, oui, je dirai toute ma pensee. Je vous dirai en toute +sincerite que je me crois tout a fait indigne du tres grand honneur que +vous me voulez faire. Vous etes trop souveraine et pas assez... femme. + +Fausta eut un sourire quelque peu dedaigneux. + +--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'etes pas assez de +votre cote. Vous n'etes plus un homme: vous etes un roi. Il faut vous +habituer a voir et a penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur +extravagante de penser qu'il pouvait etre question d'amour entre nous? +Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant +d'etre femme, de meme que l'homme doit s'effacer en vous devant le +souverain. + +Le Torero hocha la tete d'un air peu convaincu: + +--Ces sentiments vous sont naturels a vous qui etes nee souveraine et +avez vecu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et, +si mon coeur parle, j'ecoute ce qu'il me dit. + +Audacieusement, elle dit: + +--Et votre coeur est pris. + +Tres simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec +fermete, il repondit en s'inclinant tres bas: + +--Oui, madame. + +-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant. +L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens. + +--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est +donne une fois, il ne se reprend plus. + +Fausta haussa dedaigneusement les epaules. + +--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait +en etre autrement. + +Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus +doucement: + +--Allez, prince, et revenez apres-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. +J'attends votre retour avec confiance. Votre reponse ne peut pas ne pas +etre conforme a mes desirs. Allez. + +Et, d'un geste doux et imperieux a la fois, elle le congedia sans qu'il +eut pu dire ce qu'il avait a dire: + +Le Torero parti, Fausta reflechit longuement. Elle avait tres bien +compris ce qui s'etait passe dans l'esprit du Torero. Elle avait vu +dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer +hautement son amour pour la petite bohemienne: mis en demeure de choisir +entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince, +sans hesiter, eut refuse la couronne pour conserver son amour. Fausta +avait senti cela, et c'est en pensant a cela qu'elle avait dit: +"N'accomplissez pas l'irreparable." + +Elle restait a sa place, tres soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourne +au gre de ses desirs. Le prince lui echappait. Tout n'etait pas perdu +cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait +l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevee, elle ne doutait pas +qu'il ne vint a elle, soumis et obeissant. + +Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion, +degrime, ayant repris sa personnalite, parut avec son sourire +obsequieux. + +Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des +instructions detaillees concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo +s'eclipsa sans doute pour proceder a l'execution immediate des ordres +recus. + +Fausta demeura encore une fois seule. + +Elle alla droit a un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir +secret et en sortit un parchemin qu'elle considera longuement avant de +le cacher dans son sein, en murmurant: + +"Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le +remettre a M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups. +D'abord, je me concilie l'amitie du grand inquisiteur et du roi. S'ils +ont des soupcons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je +trouve securite et liberte d'action. Ensuite, tout ce que le roi +Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son +successeur. + +Elle reflechit une seconde, et: + +"Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin +a M. d'Espinosa? Voila sa mission manquee, lui qui a promis de rapporter +ce parchemin a Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je +me debarrasse peut-etre en meme temps de Pardaillan. Avec ses idees +speciales, il est capable de se croire Deshonore." + +Et avec un sourire terrible: + +"Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit deshonore et qu'il ne peut +laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource: +le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... +C'est a voir!..." + +Elle demeura encore un moment reveuse, et ce nom de Pardaillan appela +dans son esprit celui de son fils, et elle songea: + +"Myrthis! Ou peut bien etre Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? +Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant." + +Elle reflechit encore un moment et murmura: + +"Oui, tout ceci sera liquide rapidement, soit que je reussisse, soit que +j'echoue. Il sera temps de rechercher mon fils." + +Ayant pris cette resolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et +jeta un ordre a la suivante, accourue. + +Quelques instants plus tard, la litiere de Fausta s'arretait devant le +vestibule d'honneur du grand inquisiteur, loge au palais. + +Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, a qui, en echange de +certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanement la fameuse +declaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne +heritier de la couronne de France. + + + +IV + +ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO + +En quittant Fausta, le Torero s'etait dirige en hate vers l'auberge de +la Tour, ou il avait laisse celle qu'il considerait comme sa fiancee +confiee aux bons soins de la petite Juana. + +Il allait d'un pas accelere, sans se soucier des passants qu'il +bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait +redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur +la Giralda... + +Chose etrange, maintenant qu'il n'etait plus captive par le charme de +Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance +qu'elle lui avait contee n'etait qu'un roman imagine en vue d'il ne +savait quelle mysterieuse intrigue. + +"Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien +ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je ete assez sot pour me +laisser abuser a ce point? Le brave homme qui m'a eleve et qui m'a donne +maintes preuves de sa loyaute et de son devouement m'a toujours assure +que mon pere avait ete mis a la torture sur l'ordre du roi et que, pour +etre bien assure de la bonne execution de cet ordre, il avait tenu a +assister lui-meme a l'epouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut +pas etre mon pere." + +Et avec une ironie feroce: + +"Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitie seulement que +j'aie pu m'arreter un instant a pareille folie! Suis-je fait pour +etre roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la +satisfaction d'une stupide vanite, j'aurai sacrifie ma liberte, mes +amis, mon amour et lie mon sort a celui de Mme Fausta, qui fera de +moi un instrument bon a tuer des milliers de mes semblables pour +l'assouvissement de son ambition a elle! Sans compter que je me donnerai +la un maitre redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au +diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royaute. Torero je suis. +Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et +tant jolie Giralda! Je demanderai a mon ami, M. de Pardaillan, de +m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Presente par un +gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunte pour ne +pas faire mon chemin, honnetement, sans crime et sans felonie. Allons, +c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui." + +En monologuant de la sorte, il etait arrive a l'hotellerie, et ce fut +avec une angoisse, qu'il ne parvint pas a surmonter, qu'il penetra dans +le cabinet de la mignonne Juana. + +Il fut rassure tout de suite. La Giralda etait la, bien tranquille, +riant et jasant avec la petite Juana. Presque du meme age toutes les +deux, aussi jolies, de meme condition, vives et rieuses, aussi franches, +elles etaient devenues tout de suite une paire d'amies. + +Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait +avec son sourire narquois sur la fiancee de ce jeune prince pour qui il +s'etait pris d'une soudaine et vive sympathie. + +Lorsque Pardaillan s'etait reveille, apres avoir dormi une partie de la +matinee, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part +du desir exprime par don Cesar de le voir veiller sur la Giralda. Sans +dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son epee--cette epee qu'il +avait ramassee sur le champ de bataille, lors de sa lutte epique avec +les estafiers de Fausta--et il etait descendu, sans perdre un instant, +se mettre a la disposition de la petite Juana. + +Il s'etait place de facon a barrer la route a quiconque eut ete assez +temeraire pour penetrer dans le cabinet sans l'assentiment de la +maitresse du lieu. Et, a le voir si calme, si confiant dans sa force, +les deux jeunes filles s'etaient senties plus en surete que si elles +avaient ete sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du +roi. + +Le premier mot de Pardaillan fut pour dire: + +--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Ou est-il donc? + +Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incredule: + +--Est-ce bien serieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce +titre d'ami a un aussi pietre personnage que le Chico? + +--Ma chere enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne +plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un pietre +personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! +l'habitude de subordonner mes sentiments a la condition sociale de +ceux a qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est +qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis +extremement reserve dans mes amities, ce sera une maniere de vous dire +que le Chico merite tout a fait ce titre. + +--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en +parle de si elogieuse facon? + +--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous desirez en savoir plus +long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquerir mon +estime. Pour le moment, tenez pour tres serieux que je le considere +reellement comme un ami et repondez, s'il vous plait, a ma question: +Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis +a vous aussi, ma jolie Juana? + +Il sembla a Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la facon +dont le chevalier prononca ces dernieres paroles. Mais, avec le seigneur +francais, il n'etait jamais facile de se prononcer nettement. Il avait +une si singuliere maniere de s'exprimer, il avait un sourire surtout si +deconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arreta-t-elle +pas a ce soupcon, et avec une moue enfantine: + +--Il m'agacait, dit-elle, je l'ai chasse. + +--Oh! oh! quel mefait a-t-il donc commis? + +--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot. + +--Un sot!... le Chico! Voila ce que vous ne me ferez pas croire. C'est +un garcon tres fin au contraire, tres intelligent, et qui vous est, je +crois, tres attache. J'espere que ce renvoi n'est pas definitif et que +je le reverrai bientot ici. + +--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin +de l'y convier. Jamais je n'ai vu drole aussi ehonte, aussi depourvu +d'amour-propre. + +--Avec vous, peut-etre, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air +depite avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas +trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se +permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi +benevolement que vous dites. + +--Il est de fait qu'il a la tete assez pres du bonnet et ce n'est pas a +sa louange, convenez-en. + +--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, a moi, le Chico. Quelle +que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hotesse. + +Comme bien on pense, Juana aurait ete bien en peine de refuser quoi que +ce soit a Pardaillan. La grace fut donc magnanimement accordee. Bien +mieux, on courut a la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable. + +Pardaillan comprit que le nain avait du se terrer dans son gite +mysterieux et il n'insista pas davantage. + +Reduit a la seule conversation des deux jeunes filles, il commencait a +trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le delivrer. + +La Giralda se doutait bien que son fiance avait du se rendre chez cette +princesse qui pretendait connaitre sa famille et se disait en mesure de +lui reveler le secret de sa naissance. Mais, comme don Cesar etait parti +sans lui dire ou il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu +qu'elle savait. + +Cela, d'autant plus aisement que Pardaillan, avec sa discretion outree, +s'abstint soigneusement de toute allusion a l'absence du Torero. Il +pensait que, pour que don Cesar fut resolu a s'absenter alors qu'il +croyait sa fiancee en peril, c'est qu'il devait y avoir necessite +imperieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancee: +il veillait. Il se demandait bien, non sans inquietude, ou pouvait etre +alle le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. + +Quoi qu'il en soit, l'arrivee du Torero lui fut tres agreable. + +Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux +qu'il affectionnait. + +De son cote, le Torero eprouvait l'imperieux besoin de se confier a un +ami. Non pas qu'il hesitat sur la conduite a tenir, non pas qu'il eut +des regrets de la determination prise de refuser les offres de Fausta, +mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui +lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il etait persuade +qu'un esprit delie comme celui du chevalier saurait projeter la lumiere +sur ces obscurites. + +Resolu a tout dire a son nouvel ami, apres avoir remercie la petite +Juana avec une effusion emue, apres l'avoir assuree de son eternelle +gratitude, il entraina le chevalier dans une petite salle ou il lui +serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans temoin, et en +meme temps de surveiller de pres l'entree du cabinet ou il laissait la +Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa +fiancee etait menacee. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il +se tenait sur ses gardes. + +Lorsqu'ils se trouverent seuls, attables devant quelques flacons +poudreux, le Torero dit: + +--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison ou nous nous +sommes introduits cette nuit et ou j'ai trouve ma fiancee appartient a +une princesse etrangere? + +Pardaillan savait parfaitement a quoi s'en tenir. Neanmoins, il prit son +air le plus ingenument etonne pour repondre: + +--Non, ma foi! J'ignorais completement ce detail. + +--Cette princesse pretend connaitre le secret de ma naissance. J'ai +voulu en avoir le coeur net. Je suis alle la voir. + +Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il +allait porter a ses levres, et malgre lui s'ecria: + +--Vous avez vu Fausta? + +--Je reviens de chez elle. + +--Diable! grommela Pardaillan, voila ce que je craignais. + +--Vous la connaissez donc? + +--Un peu, oui. + +--Quelle femme est-ce? + +--C'est une jeune femme... Au fait, quel age a-t-elle? Vingt ans, +peut-etre, peut-etre trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est +remarquablement belle, et... vous avez du le remarquer, je presume... + +Le Torero hocha doucement la tete. + +--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarque en effet. Je +desire savoir quelle sorte de femme elle est. + +--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et +genereuse en proportion de sa fortune. On la dit tres puissante aussi. +C'est elle qui a renverse le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son +trone le jouteur le plus terrible de cette epoque, le pape Sixte-Quint. +Et, ici meme, je ne serais pas surpris qu'elle reussit a dominer votre +roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous facher, et M. +d'Espinosa lui-meme, qui me parait autrement redoutable que son maitre. + +Le Torero ecoutait avec une attention passionnee. Il sentait confusement +que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup +plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'etait une nature tres +fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connut le chevalier que +depuis peu, il n'avait pas ete long a remarquer que cet homme ne disait +que ce qu'il jugeait bon de devoiler. + +--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut +avoir confiance en elle. + +--Ah! tres bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en +Fausta! Cela depend d'une foule de considerations qu'elle est seule a +connaitre, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous +faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machine--et elle a +parfois la franchise de vous prevenir--vous pouvez vous en rapporter +a elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-etre +prudent de s'informer jusqu'a quel point aide et assistance lui seront +profitables a elle-meme. Il serait au moins imprudent de compter sur +elle des l'instant ou vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, +tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez ete aussi pres de votre +derniere heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si +vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. + +--C'est qu'elle m'a revele des choses extraordinaires. Et je ne serais +pas fache de savoir jusqu'a quel point je dois preter creance a ses +paroles. + +--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais +non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit a son +point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond +pas toujours a la verite exacte. + +Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion +exacte tant qu'il s'obstinerait a proceder par questions directes. Il +jugea que le mieux etait de conter point par point les differentes +parties de son entrevue. + +--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. +Tenez-vous bien, chevalier, vous allez etre etonne. Elle pretend que je +suis... fils de roi! + +Pardaillan ne parut nullement etonne. + +--Pourquoi pas, don Cesar? J'ai toujours pense que vous deviez etre de +tres illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgre +la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une +lieue. + +--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de la a etre de +sang royal, et, qui mieux est, heritier d'un trone, le trone d'Espagne, +avouez qu'il y a loin. + +--Je ne dis pas non. Cela ne me parait pas impossible pourtant, et +j'avoue, quant a moi, que vous feriez figure de roi autrement noble +et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui regne sur les +Espagnes. + +--Vous ajouteriez foi a de pareilles billevesees? + +--Pourquoi pas? + +Et, avec une intonation etrange, le chevalier ajouta: + +--N'avez-vous pas ajoute foi a ces billevesees, comme vous dites? + +--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de +sotte vanite et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai reflechi +depuis, et maintenant... + +--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. + +--Je comprends l'absurdite d'une pareille assertion. + +--Je confesse que je ne vois rien d'absurde la. + +--Peut-etre auriez-vous raison en ce qui concerne la pretention +elle-meme. Ce qui la rend absurde a mes yeux, ce sont les circonstances +anormales qui l'accompagnent. + +--Expliquez-vous. + +--Voyons, est-il admissible que, fils legitime du roi et d'une mere +irreprochable, j'aie ete poursuivi par la haine aveugle de mon pere? +Qu'on en ait ete reduit, pour sauver les jours menaces de l'enfant, a +l'enlever, le cacher, l'elever--si on peut dire, car, en resume, je me +suis eleve tout seul--obscur, pauvre, desherite? + +--Cela peut paraitre etrange. Mais, etant donne le caractere feroce, +ombrageux a l'exces du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de +tout a fait impossible a ce qui peut paraitre un roman. + +Le Torero secoua energiquement la tete. + +--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans +lesquelles j'ai ete eleve sont normales, naturelles, je dirai mieux, +elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon +cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout +dire. Ces memes conditions me paraissent tout a fait inadmissibles dans +un cas normal et legitime... tel que la naissance de l'heritier legitime +d'un trone. + +Ayant dit ces mots avec une conviction evidemment sincere, le Torero +demeura un moment reveur. + +Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait +de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-meme: + +"Pas si mal raisonne que cela." + +Cependant le Torero reprenait: + +--Et quand bien meme je serais le fils du roi, quand bien meme Mme +Fausta etalerait a mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces +fameuses preuves qu'elle detient, parait-il, eh bien, voulez-vous que +je vous dise? Je refuserais de reconnaitre le roi pour mon pere, je +m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaitrais, je fuirais +l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom. + +--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux petillaient. + +--Voyons, chevalier, si le roi, mon pere, me tendait les bras, s'il me +reconnaissait, s'il s'efforcait de reparer le passe, ne serais-je pas en +droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite? + +--Si votre pere vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre +devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il +pourrait vous avoir fait. + +--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. +Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre. + +--Diable! que vous offre-t-on? + +--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le +concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection +paternelle. En echange de ces millions et de ces concours, on me propose +de me dresser contre mon pretendu pere. Mon premier acte de fils sera un +acte de rebellion envers mon pere. + +--C'est a la tete d'une armee que je prendrai contact avec ce pere, et +c'est les armes a la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, +quand je l'aurai humilie, bafoue, vaincu, je lui imposerai de me +reconnaitre officiellement pour son heritier. Voila ce que l'on m'offre, +ce que l'on me propose, chevalier. + +--Et vous avez accepte? + +--Chevalier, vous etes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous +considere comme un frere aine que j'aime et que j'admire. Je ne veux +avoir rien de cache pour vous. Or, vous qui m'avez temoigne estime et +confiance, apprenez a me connaitre et sachez que j'ai commis cette +mauvaise action de songer a accepter. + +--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne a +prendre. + +--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait presente les +choses de telle maniere, je crois. Dieu me pardonne, que la raison +m'abandonnait: j'etais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. +J'etais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse a +ce moment m'a fait une derniere proposition, ou, pour mieux dire, m'a +pose une derniere condition. + +--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il +retournait. + +--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes +conquetes en devenant ma femme. + +--He! vous ne seriez pas si a plaindre, persifla Pardaillan. On vous +offre la fortune, un trone, la gloire, des conquetes prodigieuses, et, +comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de +la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espere bien +que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi +merveilleuses. + +--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette derniere proposition qui m'a +sauve. J'ai songe a ma petite Giralda qui m'a aime de tout son coeur +alors que je n'etais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la +menacait, oh! d'une maniere detournee. J'ai compris qu'en tout cas elle +serait la premiere victime de ma lachete, et que, pour me hausser a ce +trone, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre +de l'innocente amoureuse sacrifiee. Et j'ai ete, je vous jure, bien +honteux. + +"Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, apres celle-la, nier ta +puissance!" + +Et tout haut, d'un air railleur: + +--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser. + +--Je n'ai pas eu le temps de refuser. + +--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur. + +--La princesse ne m'a pas laisse parler. Elle a exige que ma reponse fut +renvoyee a apres-demain. + +--Pourquoi ce delai? fit Pardaillan en dressant l'oreille. + +--Elle pretend que demain se passeront des evenements qui influeront sur +ma decision. + +--Ah! quels evenements? + +--La princesse a formellement refuse de s'expliquer sur ce point. + +On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait +l'attentat premedite sur sa personne, que lui avait annonce Fausta. +Celle-ci avait parle d'une armee mise sur pied, d'emeute, de +bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait +considerablement exagere. Il croyait donc a une vulgaire tentative +d'assassinat, et eut rougi de paraitre implorer un secours pour si peu. +Il devait amerement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur. + +Pardaillan de son cote cherchait a demeler la verite dans les reticences +du jeune homme. Il n'eut pas de peine a la decouvrir, puisqu'il avait +entendu Fausta adjurer les conjures de se rendre a la corrida pour y +sauver le prince menace de mort. Il conclut en lui-meme: + +"Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me +dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai la, moi aussi." + +Et tout haut, il dit: + +--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Apres-demain vous pourrez dire a +la princesse que vous acceptez d'etre son heureux epoux. + +--Ni apres-demain ni jamais, dit energiquement le Torero. J'espere bien +ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma +conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun +droit au trone qu'on veut me faire voler. Et, quand bien meme je serais +fils du roi, quand bien meme j'aurais droit a ce trone, ma resolution +est irrevocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour +accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentit a me +reconnaitre spontanement. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, +quant a l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me +suffit. + +Les yeux de Pardaillan petillaient de joie. Il le sentait bien sincere, +bien determine. Neanmoins, il tenta une derniere epreuve. + +--Bah! fit-il, vous reflechirez. Une couronne est une couronne. Je ne +connais pas de mortel assez grand, assez desinteresse pour refuser la +supreme puissance. + +--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. +N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas a me faire changer d'idee. +Laissez-moi plutot vous demander un service. + +--Dix services, cent services, dit le chevalier tres emu. + +--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette reponse, je +l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne +nous vaut rien, a moi et a la Giralda. + +--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan. + +--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous +emmener avec vous dans votre beau pays de France? + +--Morbleu! c'est la ce que vous appelez demander un service! Mais, +cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant a tenir +compagnie a un vieux routier tel que moi! + +--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez a traiter ici +seront terminees, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je +pourrais me faire ma place au soleil, sans deroger a l'honneur. + +--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y +perdrai mon nom. + +--Autre chose, dit le Torero avec une emotion contenue: s'il m'arrivait +malheur... + +--Ah! fit Pardaillan herisse. + +--Il faut tout prevoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, +protegez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me +promettre cela? + +--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancee sera ma +soeur, et malheur a qui oserait lui manquer. + +--Me voici tout a fait rassure, chevalier. Je sais ce que vaut votre +parole. + +--Eh bien, eclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez +bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez eprouve un +dechirement a renoncer a la couronne qu'on vous offrait, soyez console, +car vous n'etes pas plus fils du roi Philippe que moi. + +--Ah! je le savais bien! s'ecria triomphalement le Torero. Mais, +vous-meme, comment savez-vous? + +--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en +donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'etes pas +le fils du roi, vous n'aviez aucun droit a la couronne offerte. + +Et avec une gravite qui impressionna le Torero: + +--Mais vous n'avez pas le droit de hair le roi Philippe. Il vous faut +renoncer a certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce +serait un crime, vous m'entendez, un crime! + +--Chevalier, dit le Torero aussi emu que Pardaillan, si tout autre que +vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A +vous, je dis ceci: Des l'instant ou vous affirmez que mon projet serait +criminel, j'y renonce. + +--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en feliciter. Vous viendrez +en France, pays ou l'on respire la joie et la sante; vous y epouserez +votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup +d'enfants. + +Et Pardaillan eclata de son bon rire sonore. + +Le Torero, entraine, lui repondit en riant aussi. + +--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. +Je crois a ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous +portez bonheur a vos amis. + +Pardaillan le considera un moment d'un air reveur. + +--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est +restee gravee la--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on +appelait la bohemienne Saizuma, et qui en realite portait un nom +illustre qu'elle avait oublie elle-meme, une serie de malheurs +terrifiants ayant trouble sa raison, Saizuma donc m'a dit la meme chose, +a peu pres dans les memes termes. Seulement elle ajouta que je portais +le malheur en moi, ce qui n'etait pas precisement pour m'etre agreable. + +Et il se replongea dans une reverie douloureuse, a en juger par +l'expression de sa figure. Sans doute, il evoquait un passe, proche +encore, passe de luttes epiques, de deuils et de malheurs. + +Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans +le savoir, eveille en lui de penibles souvenirs, et pour le tirer de sa +reverie il lui dit: + +--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? +Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouve en presence d'un certain +intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du "monseigneur" +a tout propos et meme hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour +donner aux mots leur veritable signification. Elle aussi m'a appele +monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononce par l'intendant, +place dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais +jamais soupconnee. Elle serait arrivee a me persuader que j'etais un +grand personnage. + +--Oui, elle possede au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez +pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit a ce titre. + +--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? +fit en riant le Torero. + +--Je le devrais, dit serieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, +c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention +d'ennemis tout-puissants. + +--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacee? + +--Je crois que vous ne serez reellement en surete que lorsque vous aurez +quitte a tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition +que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comble de joie. + +Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent emu: + +--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois a ma naissance +mysterieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret +n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et +partout a des gens qui savent et qui semblent s'etre fait une loi de se +taire? + +Vivement emu, Pardaillan dit avec douceur: + +--Tres peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard +fortuit que j'ai connu la verite. + +--Ne me la ferez-vous pas connaitre? + +Pardaillan eut une seconde d'hesitation, et: + +--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop +penible. Je vous dirai donc tout. + +--Quand? fit vivement le Torero. + +--Quand nous serons en France. + +Le Torero hocha douloureusement la tete. + +--Je retiens votre promesse, dit-il. + +Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air detache: + +--Vous prendrez part a la course de demain? + +--Sans doute. + +--Vous etes absolument decide? + +--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y +paraitre. On ne se derobe pas a un ordre du roi. Puis il est une autre +consideration qui me met dans l'obligation d'obeir. Je ne suis pas +riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est +instituee de jeter des dons dans l'arene quand j'y parais. Ce sont ces +dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le +seul pour qui le temoignage des spectateurs se traduise par des especes +monnayees, je n'en suis pas humilie. Le roi d'ailleurs preche d'exemple. +A tout prendre, c'est un hommage comme un autre. + +--Bien, bien, j'irai donc voir de pres ce que c'est qu'une course de +taureaux. + +Les deux amis passerent le reste de la journee a causer et ne sortirent +pas de l'hotellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne +heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces +le lendemain. + + + +V + +DANS L'ARENE + +A l'epoque ou se deroulent les evenements que nous avons entrepris de +narrer, _alancear en coso_, c'est-a-dire jouter de la lance en champ +clos, etait une mode qui faisait fureur. Les tournois a la francaise +etaient completement delaisses et, du grand seigneur au modeste +gentilhomme, chacun tenait a honneur de descendre dans l'arene combattre +le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'etait suivie que par la +noblesse. Le peuple ne prenait pas part a la course et se contentait d'y +assister en spectateur. + +Le sire qui descendait dans l'arene--roi, prince ou simple +gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier role: le matador. En meme +temps, il etait aussi le picador, puisque, comme ce dernier il etait +monte, barde de fer et arme de la lance. Aucun reglement ne venait +l'entraver et, pourvu qu'il sauvat sa peau, tous les moyens lui etaient +bons. + +Les autres roles etaient tenus par les gens de la suite du combattant: +gentilshommes, pages, ecuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant +l'etat de fortune du maitre; ils avaient pour mission de l'aider, de +detourner de lui l'attention du taureau, de le defendre en un mot. Le +plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un +bouquet. Le torero improvise pouvait cueillir du bout de la lance ou de +l'epee ce trophee. Tres rares etaient les braves qui se risquaient a ce +jeu terriblement dangereux. + +Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu +ordinaire des rejouissances publiques, avait ete livree a de nombreuses +equipes d'ouvriers charges de l'amenager selon sa nouvelle destination. + +La piste, le toril, les gradins destines aux seigneurs invites par +le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de facon toute +rudimentaire. + +C'est ainsi que les principaux materiaux utilises pour la construction +de l'arene consistaient surtout en charrettes, tonneaux, treteaux, +caisses, le tout habilement deguise et assujetti par des planches. + +La corrida etant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation +du roi. Nous avons dit que des gradins avaient ete construits a cet +effet. En dehors de ces gradins, les fenetres et les balcons des maisons +bordant la place etaient reserves a de grands seigneurs. Le roi lui-meme +prenait place au balcon du palais. Ce balcon, tres vaste, etait agrandi +pour la circonstance, orne de tentures et de fleurs, et prenait toutes +les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se +massaient derriere le roi. + +Le populaire s'entassait sur la place meme, en des espaces limites par +des cordes et gardes par des hommes d'armes. + +Le seigneur qui prenait part a la course faisait generalement dresser sa +tente richement pavoisee et ornee de ses armoiries. C'est la que, aide +de ses serviteurs, il s'armait de toutes pieces, la qu'il se retirait +apres la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il +etait blesse. C'etait, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace +etait reserve a son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle etait +nombreuse. + +Pour ne pas deroger a l'usage, le Torero s'etait rendu de bonne heure +sur les lieux, afin de surveiller lui-meme son installation tres +modeste--nous savons qu'il n'etait pas riche. Une toute petite tente +sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait. + +En effet, a l'encontre des autres toreros qui, armes de pied en +cap, etaient montes sur des chevaux solides et fougueux, revetus de +caparacons de combat, don Cesar se presentait a pied. Il dedaignait +l'armure pesante et massive et revetait un costume de cour d'une +elegance sobre et discrete qui faisait valoir sa taille moyenne, mais +admirablement proportionnee. Le seul luxe de ce costume residait dans la +qualite des etoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches. + +Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour +de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bete en +fureur, et une petite epee de parade en acier forge, qui etait une +merveille de flexibilite et de resistance. L'epee ne devait lui servir +qu'en cas de peril extreme. Jamais, jusqu'a ce jour, il ne s'en etait +servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dexterite +merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le +vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien a braver le taureau, a +l'agacer jusqu'a la fureur, mais se refusait energiquement a le frapper. + +Sa suite se composait generalement de deux compagnons qui le secondaient +de leur mieux, mais a qui don Cesar ne laissait pas souvent l'occasion +d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le +prenaient jamais au depourvu, et l'on eut pu croire qu'il les devinait. +En cas de peril, les deux compagnons s'efforcaient de detourner +l'attention du taureau. + +En arrivant sur l'emplacement qui lui etait reserve, le Torero reconnut +avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente a cote de +laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait +parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, +avait cherche a differentes reprises a s'emparer de la jeune fille. Il +savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et +que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On concoit que ce +voisinage, peut-etre intentionnel, ne pouvait lui etre agreable. + +Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une +grande discussion entre la Giralda et don Cesar. Sous l'empire de +pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancee de s'abstenir de +paraitre a la course et de rester prudemment cachee a l'auberge de la +Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle +que perdue dans la foule. + +Mais la Giralda voulait etre la. Elle savait bien que le jeu auquel +allait se livrer son fiance pouvait lui etre fatal. Elle n'eut rien fait +ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eut pu +l'empecher de se rendre sur les lieux ou son amant risquait d'etre tue. + +La mort dans l'ame, le Torero dut se resigner a autoriser ce qu'il lui +etait impossible d'empecher. Et la Giralda, paree de ses plus beaux +atours, etait partie avec le Torero pour se meler au populaire. + +Naturellement, elle aurait prefere aller s'asseoir sur les gradins +tendus de velours qu'elle apercevait la-bas. Mais il eut fallu etre +invitee par le roi, et, pour etre invitee, il eut fallu qu'elle fut de +noblesse. Elle n'etait qu'une humble bohemienne, elle le savait, et, +sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort +qui etait le sien. + +Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda etait aussi connue, +aussi aimee que le Torero lui-meme. Or, parmi la foule ou elle se +glissait a la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son +nom, et, avec cette galanterie outree, particuliere aux Espagnols, avec +force oeillades et madrigaux, les hommes s'effacaient, lui faisaient +place. + +C'est ainsi qu'elle etait parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, +le hasard voulut qu'elle se trouvat seule a l'endroit ou elle aboutit. +Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, +empresses, mais respectueux. + +Jusqu'aux deux soldats de garde a cet endroit qui lui temoignerent leur +admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, a +passer de l'autre cote de la corde, ou elle serait seule, ayant de l'air +et de l'espace devant elle, delivree de l'atroce torture de se sentir +pressee, de toutes parts, a en etouffer. + +Un escabeau, apporte la par elle ne savait qui, pousse de main en main +jusqu'a elle, lui fut offert galamment et la voila assise en deca de +l'enceinte reservee au populaire. + +En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec +les deux soldats, raides comme a la parade, places a sa droite et a sa +gauche, avec ce groupe compact de cavaliers places derriere elle, elle +apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son eclatante beaute, sous +la lumiere eblouissante d'un soleil a son zenith, comme la reine de la +fete, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs. + +Peut-etre se fut-elle inquietee du soin avec lequel tous, galants +cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussee jusqu'a cette place +d'honneur, peut-etre eut-elle eprouve quelque apprehension a la vue de +ces mines patibulaires. + +Peut-etre, si elle avait regarde plus attentivement les malgre la +chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, +deteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas +de ces capes releve par des rapieres demesurement longues, les ceintures +garnies de dagues de toutes les dimensions, son etonnement et son +inquietude se fussent indubitablement changes en effroi. + +Mais la Giralda, toute a son bonheur de se voir si merveilleusement +placee, ne remarqua rien. + +Pardaillan etait parti de l'hotellerie vers les deux heures. La course +devant commencer a trois heures, il avait une heure devant lui pour +franchir une distance qu'il eut pu facilement parcourir en un quart +d'heure. + +Derriere lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du +gentilhomme qui le precedait, trop occupe qu'il etait a egrener un +enorme chapelet qu'il avait a la main. Seulement, de distance en +distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait +un signe imperceptible, tantot a quelque mendiant, tantot a un soldat, +tantot a un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, +apres avoir repondu par un autre signe, s'elancait aussitot vers une +destination inconnue. + +Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, +que diable! N'etait-il pas invite directement par le roi en personne? +Il ferait beau voir qu'on ne trouvat pas une place convenable pour le +representant de Sa Majeste le roi de France! + +Quand a se dire qu'apres son algarade de l'avant-veille, ou il avait si +fort malmene, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous +les yeux memes de Sa Majeste a qui, pour comble, il avait parle de facon +plutot cavaliere; quant a se dire qu'il serait peut-etre prudent a lui +de ne pas se montrer a de puissants personnages qui, surement, devaient +lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas. + +Pas davantage il ne pensa a Mme Fausta, qui, certainement, devait etre +furieuse d'avoir vu s'ecrouler le joli projet qu'elle avait forme de +le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu +assommer a coups de banquette les estafiers qu'elle avait laches sur +lui, et de le voir se retirer, libre, sans une ecorchure, desinvolte et +narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit +Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter +Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce +cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti. + +Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque +peu froisse a Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait completement +l'arrivee a Seville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le +duc et le cardinal, reconcilies dans leur haine commune de Pardaillan, +attendaient impatiemment d'etre remis de leurs blessures qui, pour le +moment, les tenaient cloues, pestant et sacrant, sur les lits que le +grand inquisiteur avait mis a leur disposition. + +Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour +lequel il s'etait pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui +de son bras. + +Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avancant +d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait aprement, il avait +l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'epee. + +De temps en temps il se retournait d'un air indifferent. Mais le moine +qui le suivait toujours, pas a pas, avait l'air si confit en devotion +qu'il ne lui vint pas a l'esprit que ce pouvait etre un espion qui le +serrait de pres. + +Il n'etait pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit a +renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste. + +"Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!" + +Du coup le moine suiveur fut completement dedaigne. Le souvenir des +decisions prises par Fausta, dans la reunion nocturne qu'il avait +surprise, lui revint a la memoire. + +"Diable! fit-il, devenu soudain serieux, je pensais qu'il s'agissait +d'un simple coup de main. Je m'apercois que la chose est autrement grave +que je n'imaginais." + +D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il +assujettit son ceinturon et s'assura que l'epee jouait aisement dans le +fourreau. Mais alors il s'arreta net au milieu de la rue. + +"Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?" + +Cela, c'etait sa rapiere. + +On se souvient qu'il avait perdu son epee en sautant dans la chambre au +parquet truque. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, +laches sur lui par Fausta, il avait ramasse la rapiere echappee des +mains d'un eclope et l'avait emportee. + +Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'epee a la +main, il confiait litteralement son existence a la solidite de sa lame. +L'adresse et la force se trouvaient annihilees si le fer venait a se +briser. Les regles du combat etant loin d'etre aussi severes que celles +d'a present, un homme desarme etait un homme mort, car son adversaire +pouvait le frapper sans pitie, sans qu'il y eut forfaiture. On concoit +des lors l'importance capitale qu'il y avait a ne se servir que d'armes +eprouvees et le soin avec lequel ces armes etaient verifiees et +entretenues par leur proprietaire. + +Pardaillan, expose plus que quiconque, apportait un soin meticuleux a +l'entretien des siennes. De retour a l'auberge il avait mis de cote +l'epee conquise, reservant a plus tard d'eprouver l'arme. Il avait +incontinent choisi dans sa collection une autre rapiere pour remplacer +celle perdue. + +Or, Pardaillan venait de s'apercevoir la, dans la rue, que la rapiere +qu'il avait au cote etait precisement celle qu'il avait ramassee la +veille et mise de cote. + +"C'est etrange, murmurait-il a part lui. Je suis pourtant sur de l'avoir +prise a son clou. Comment ai-je pu etre distrait a ce point?" + +Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'epee du +fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et +finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air. + +"Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ebahi, je jurerais que ce +n'est pas la l'epee que j'ai ramassee chez Mme Fausta. Celle-ci me +parait plus legere." + +Il reflechit un moment, cherchant a se souvenir: + +"Non, je ne vois pas. Personne n'a penetre dans ma chambre. Et +pourtant... c'est inimaginable!..." + +Un moment il eut l'idee de retourner a l'auberge changer son arme. Une +sorte de fausse honte le retint. Il se livra a un nouvel examen de la +rapiere. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible resistante, bien +en main quant a la garde, tres longue, comme il les preferait, il ne +decouvrit aucun defaut, aucune tare; ne vit rien de suspect. + +Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les epaules et en +bougonnant: + +"Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traitres, +d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maitre +poltron. La rapiere est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas +notre temps a l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment +curieuses autour de moi." + +En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraitre +naturelles a un etranger, mais qui ne pouvaient manquer d'eveiller +l'attention d'un observateur comme Pardaillan. + +A l'heure qu'il etait, la plus grande partie de la population s'ecrasait +sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure a peine separant +l'instant ou la course commencerait. Les rues etaient a peu pres +desertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes +les boutiques etaient fermees. Les portes et les fenetres etaient +cadenassees et verrouillees. On eut dit d'une ville abandonnee. + +Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place +sur le lieu de la course s'etaient calfeutres chez eux. Pourquoi? Quel +mot d'ordre mysterieux avait fait se fermer hermetiquement portes et +fenetres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant +la place? + +Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes +d'armes occuper les rues etroites qui aboutissaient a cette place. +Et, au bout des rues ainsi occupees, des cavaliers s'echelonnaient, +etablissant un vaste cordon autour de cette place. + +Ces soldats laissaient passer sans difficultes tous ceux qui se +rendaient a la course. + +Alors, que faisaient-ils la? + +Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du +temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites +rues qui y aboutissaient. + +Partout les memes dispositions etaient prises. C'etait d'abord des +soldats qui s'engouffraient dans des maisons ou ils se tapissaient, +invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. +Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-la, chose beaucoup plus +grave, des canons. + +Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il etait evident +que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait +impossible a quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir. + +Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme +de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas a s'y meprendre. Il lui +semblait que, en meme temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, +executee par des troupes adverses, il en eut jure, se dessinait +nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en meme temps +que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obeir a un +mot d'ordre. En apparence, c'etait de paisibles citoyens qui voulaient, +a toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exerce +de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenes de +corrida, des combattants. + +Des lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre +des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des +conjures achetes par Fausta. + +Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, +ce qui etait significatif, occupaient les memes rues, occupees par les +troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de +fortune s'improvisaient a la hate. Treteaux, tables, escabeaux, caisses +defoncees, charrettes renversees s'empilaient pele-mele, etaient +instantanement occupes par des groupes de curieux. + +Et Pardaillan se disait: + +"De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la +conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisement +position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur reserve quelque joli +coup de sa facon, dans lequel ils me paraissent donner tete baissee. Ou +bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent +bien exposees." + +Ayant ainsi envisage les choses, tout autre que Pardaillan s'en fut +retourne tranquillement, puisque, en resume, il n'avait rien a voir dans +la dispute qui se preparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan +avait sa logique a lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le +monde. Apres avoir bien peste, il prit son air le plus renfrogne, et, +par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il penetra dans +l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre +d'ambassadeur, invite personnellement par Sa Majeste. Et il se dirigea +vers la place qui lui etait assignee. + +A ce moment, le roi parut sur son balcon, amenage en tribune. Un +magnifique velum de velours rouge frange d'or, maintenu a ses extremites +par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil. + +Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui etait le sien. M. +d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, +derriere le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent +place sur l'estrade, chacun selon son rang. + +A cote d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis +le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honore le +page d'un gracieux sourire et le second le tolerait a son cote, alors +qu'il eut du se tenir derriere. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un +riche coussin de velours etait place a la gauche de l'inquisiteur, sur +lequel le page s'etait assis le plus naturellement du monde. En sorte +que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'a tourner la tete a droite ou +a gauche pour s'entretenir a part, soit avec son ministre, soit avec ce +page a qui on accordait cet honneur extraordinaire. + +Le mysterieux page n'etait autre que Fausta. + +Fausta, le matin meme, avait livre a Espinosa le fameux parchemin qui +reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique heritier de la couronne de +France. Le geste spontane de Fausta lui avait concilie la faveur du roi +et les bonnes graces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonne +la precieuse declaration du feu roi Henri III sans poser ses petites +conditions. + +L'une de ces conditions etait qu'elle assisterait a la course dans la +loge royale et qu'elle y serait placee de facon a pouvoir s'entretenir +en particulier, a tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre +condition, comme corollaire de la precedente, etait que tout messager +qui se presenterait en prononcant le nom de Fausta serait immediatement +admis en sa presence, quels que fussent le rang, la condition sociale; +voire le costume de celui qui se presenterait ainsi. + +D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour etre certain qu'elle ne +posait pas une telle condition par pure vanite. Elle devait avoir des +raisons serieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce +qu'elle demandait. + +Peut-etre tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan? + +Or, le roi avait une dent feroce contre ce petit gentilhomme, cette +maniere de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilie, lui, le roi, +et qui, non content de malmener ses fideles, dans sa propre antichambre, +avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence +qui reclamait un chatiment exemplaire. + +Des que le roi parut au balcon, les ovations eclaterent, enthousiastes, +aux fenetres et aux balcons de la place, occupes par les plus grands +seigneurs du royaume. Les memes vivats eclaterent aussi, nourris et +spontanes, dans les tribunes occupees par des seigneurs de moindre +importance. De la, les acclamations s'etendirent au peuple masse debout +sur la place. La verite nous oblige a dire qu'elles furent, la, moins +nourries. + +Le roi remercia de la main et, aussitot, un silence solennel plana sur +cette multitude. + +C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, +cherchant a gagner la place qui lui etait reservee. Car, d'Espinosa, +conseille par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait +escompte qu'il aurait l'audace de se presenter, et il avait pris ses +dispositions en consequence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait +ete reservee a l'envoye de S. M. le roi de Navarre. + +Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par consequent +toutes les autres personnes assises, s'efforcait de regagner sa place. +Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, +tous exagerement imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans +quelque brouhaha. + +D'autant plus que, fort de son droit, desireux de pousser la bravade a +ses limites extremes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie +exquise vis-a-vis des dames, se redressait, la moustache herissee, +l'oeil etincelant, devant les hommes et ne menageait pas les bravades +quand on ne s'effacait pas de bonne grace. + +Bref, cela fit un tel tapage qu'a l'instant les yeux du roi, ceux de +la cour et des milliers de personnes massees la se porterent sur le +perturbateur qui, sans souci de l'etiquette, se dirigeait vers sa place, +comme on monte a l'assaut. + +Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe. + +Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre +a temoin du scandale. + +Le grand inquisiteur repondit par un demi-sourire qui signifiait: + +"Laissez faire. Bientot, nous aurons notre tour." + +Philippe approuva d'un signe de tete et se retourna, de facon a tourner +le dos a Pardaillan qui atteignait enfin sa place. + +Or, une chose que Pardaillan ignorait completement, attendu qu'il etait +toujours le dernier renseigne sur tout ce qui le touchait et qu'il +etait peut-etre le seul a trouver tres naturelles les actions qu'on +s'accordait a trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba +Roja avait produit, a la cour comme en ville, une sensation enorme. On +ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'emerveillait de la +force surhumaine de cet etranger qui avait, comme en se jouant, desarme +une des premieres lames d'Espagne, mate et corrige comme un gamin +turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'etonnait et on +s'indignait quelque peu que l'insolent n'eut pas ete chatie comme il le +meritait. + +Lorsque Pardaillan parvint a sa place, il jeta un coup d'oeil machinal +autour de lui et demeura stupefait. Il ne voyait que regards haineux et +attitudes menacantes. + +Et, comme notre chevalier n'etait pas homme a se laisser defier, meme du +regard, sans repondre a la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta +un moment debout a sa place, promenant autour de lui des regards +fulgurants, ayant aux levres un sourire de mepris qui faisait verdir de +rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'etiquette. + +A ce moment, les trompettes lancerent a toute volee, dans l'air +lumineux, l'eclat aigu de leurs notes cuivrees. + +C'etait le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. +Mais, s'il eclatait a ce moment, c'etait par suite d'une meprise +deplorable: un geste du roi mal interprete. + +Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment precis +ou Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoye du roi de +France. + +C'est ce que comprit le roi, qui, pale de fureur, se tourna vers +Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en execution duquel l'officier; +coupable d'avoir mal interprete les gestes du roi, et donne l'ordre aux +trompettes de sonner, fut incontinent arrete et mis aux fers. + +Notre heros etait un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant +de paraitre accepter comme un hommage rendu ce qui n'etait qu'un hasard +fortuit. + +"Vive Dieu! dit-il a part soi, une politesse en vaut une autre." + +Et, avec son sourire le plus naivement ingenu, mais au fond de l'oeil +l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un +geste theatral qu'il etait seul a posseder, il adressa a la tribune +royale un salut d'une ampleur demesuree. + +Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait a ce moment pour +jeter l'ordre d'arreter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, +le roi recut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme +c'etait un sire profondement dissimule, il dut, en se mordant les levres +de depit, repondre par un gracieux sourire, a seule fin de ne pas +contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et +approuvait. + +C'etait plus que n'esperait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, +en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si +un enchanteur avait passe par la, bouleversant de fond en comble les +sentiments intimes de ses feroces voisins, il ne vit autour de lui que +sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux levres, une +moue de dedain, il songea que le sourire que le roi venait de lui +accorder, moralement contraint et force, avait suffi pour changer la +haine en adulation. + + + +VI + +LE PLAN DE FAUSTA + +Nous avons dit que le Torero s'etait trouve dans la desagreable +obligation de dresser sa tente pres de celle de Barba Roja. + +Sans qu'il s'en doutat, ce voisinage deplaisant etait du a une +intervention de Fausta. Voici comment: + +Le roi et son grand inquisiteur avaient resolu l'arrestation de don +Cesar et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt +ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt annees d'attente +n'avaient pu attenuer, etait cependant surpassee par la haine recente +qu'il venait de vouer a l'homme coupable d'avoir douloureusement blesse +son incommensurable orgueil. + +Si le roi n'obeissait qu'a sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait +sans passion et n'en etait que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni +haine, ni colere. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et +methodique, mais resolu, comme l'etait d'Espinosa, cette crainte etait +autrement dangereuse et plus terrible que la haine. + +De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du +roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne +paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et +le conseiller d'un prince qui fut demeure sans nom et peu redoutable +sans ce concours inespere. + +L'erreur de d'Espinosa etait de s'obstiner a voir un ambitieux en +Pardaillan. La nature chevaleresque et desinteressee au possible de cet +homme, si peu semblable aux hommes de son epoque, lui avait completement +echappe. + +S'il eut mieux compris le caractere de son adversaire, il se fut rendu +compte que jamais Pardaillan n'eut consenti a la besogne qu'on le +soupconnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero +avait manifeste l'intention de revendiquer des droits inexistants, etant +donne les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de +pretendant, comme on s'efforcait de le lui faire faire, Pardaillan lui +eut tourne dedaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul +soupcon d'une action qu'il etait incapable de concevoir, d'Espinosa +commettait donc lui-meme une mechante action. + +Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire generosite de +Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa etait gentilhomme. +Comme tel, il avait foi en la parole donnee et en la loyaute de son +adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprecier. + +Donc, d'Espinosa et le roi, son maitre, etaient d'accord sur ces deux +points: la prise et la mise a mort de Pardaillan et du Torero. La seule +divergence de vues qui existat entre eux, concernant Pardaillan, etait +dans la maniere dont ils entendaient mettre a execution leur projet. Le +roi eut voulu qu'on arretat purement et simplement l'homme qui lui avait +manque de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques +hommes. Pris, l'homme etait juge, condamne, execute. Tout etait dit. + +D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer a la majeste royale +etait, a ses yeux, un crime que les supplices les plus epouvantables +etaient impuissants a faire expier comme il le meritait. Mais +qu'etait-ce que quelques minutes de tortures, comparees a l'enormite +du forfait? Bien peu de chose, en verite. Avec un homme d'une force +physique extraordinaire, jointe a une force d'ame peu commune, on +pouvait meme dire que ce n'etait rien. Il fallait trouver quelque chose +d'inedit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se +prolongeat des jours et des jours en des transes, en des affres +insupportables. + +C'est la que Fausta etait intervenue et lui avait souffle l'idee qu'il +avait aussitot adoptee. + +Ce que devait etre le chatiment imagine par Fausta, c'est ce que nous +verrons plus tard. + +Pour le moment, toutes les mesures etaient prises pour assurer +l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-etre +d'Espinosa, mieux renseigne qu'il ne voulait bien le laisser voir, +avait-il pris d'autres dispositions mysterieuses concernant Fausta, et +qui eussent donne a reflechir a celle-ci, si elle les avait connues. +Peut-etre! + +Fausta etait d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait +Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de +mettre a execution etait, en grande partie, son oeuvre a elle. + +La s'arretait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce +qu'elle se jugeait impuissante a le frapper elle-meme, mais elle voulait +sauver don Cesar, indispensable a ses projets d'ambition. + +Or, Fausta se trompait dans son appreciation du caractere du Torero, +comme d'Espinosa s'etait trompe dans la sienne, sur celui de Pardaillan. +Comme d'Espinosa, sur une erreur elle batit un plan qui, meme s'il se +fut realise, eut ete inutile. + +La Giralda etant, dans son idee, l'obstacle, sa suppression s'imposait. +Fausta avait jete les yeux sur Barba Roja pour mener a bien cette partie +de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la +passion sauvage du colosse pour la jolie bohemienne. + +Admirablement renseignee sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait +que Barba Roja etait une brute incapable de resister a ses passions. Son +amour, violent, brutal, etait plutot du desir sensuel que de la passion +veritable. + +En revanche, a la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait +infligee. Barba Roja s'etait pris pour Pardaillan d'une haine feroce. Si +le hasard voulait que le colosse se trouvat la quand on procederait a +l'arrestation du chevalier, il etait homme a oublier momentanement son +amour pour se ruer sur celui qu'il haissait. + +Or, la besogne de Barba Roja etait toute tracee. A lui incombait le soin +de debarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il +fallait, de toute necessite, qu'il s'en tint au role qu'elle lui avait +assigne. + +Fausta n'avait pas hesite. L'intelligence de Barba Roja etait loin +d'egaler sa force. Centurion, style par Fausta, etait arrive aisement a +le persuader que Pardaillan etait epris de la bohemienne. Et, avec cette +familiarite cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le +dogue du roi, il avait conclu en disant: + +--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous +le lui renverrez... quelque peu endommage. Croyez-moi, c'est la une +vengeance autrement interessante que le stupide coup de dague que vous +revez. + +Barba Roja avait donne tete baissee dans le panneau. + +Par surcroit de precaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de +prendre part a la course. Le roi s'etait fait tirer l'oreille. Il +n'avait pas pardonne a son dogue une defaite qui lui paraissait trop +facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait la une +maniere de montrer que les coups de Pardaillan n'etaient pas, au +demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empechaient pas celui qui les +avait recus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures apres. Le +roi s'etait laisse convaincre. + +Quant a Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgre que son +bras le fit encore souffrir, il s'etait jure d'estoquer proprement son +taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'etendait sur lui +au moment ou, precisement, il avait lieu de se croire momentanement en +disgrace. + +Par cette derniere precaution, Fausta s'etait sentie plus tranquille. +Barba Roja, apres avoir couru son taureau, serait occupe avec la +Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi evitee. +Et, comme Fausta prevoyait tout, au cas ou Barba Roja, blesse par le +taureau, ne pourrait participer a l'enlevement de la jolie bohemienne. +Centurion et ses hommes opereraient sans lui, et a son lieu et place. + +Puisque nous faisons un expose de la situation des partis en presence, +il nous parait juste, laissant pour un instant ces puissants personnages +a leurs preparatifs, de voir un peu ce qu'on avait a leur opposer du +cote adverse. + +D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, completement +ignorante des dangers qu'elle court, naivement heureuse de ce qu'elle +croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'elu de son +coeur. + +D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des apprehensions, +c'etait surtout au sujet de sa fiancee. Un secret instinct l'avertissait +qu'elle etait menacee. Pour lui-meme, il etait bien tranquille. Ainsi +qu'il l'avait dit a Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait +considerablement exagere les dangers auxquels il etait expose. + +Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait +interet a sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver etait +d'etre assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force a +se defendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer +dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas +non plus dans les coulisses de l'arene, coulisses a ciel ouvert, sous +les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc, +toutes les histoires de Mme Fausta n'etaient que... des histoires. + +S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il +aurait perdu quelque peu de cette insouciante quietude. + +Enfin, il y avait Pardaillan. + +Pardaillan, sans partisans, sans allies, sans troupes, sans amis, seul, +absolument seul. + +Pardaillan, malheureusement, s'etait ecarte de l'excavation par ou il +entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle +souterraine, ou se reunissaient les conjures, au moment ou Fausta +parlait a Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune +fille fut menacee. + +En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. +Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait +vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait la et la mort +seule eut pu l'empecher de tenir sa promesse. + +Chose incroyable, l'idee ne lui vint pas que les formidables preparatifs +qui s'etaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, +que le Torero. + +De ce qu'il ne se croyait pas directement menace, il ne s'ensuit pas +qu'il s'estimait en parfaite securite au milieu de cette foule de +seigneurs, dont il sentait la sourde hostilite. + +Et, comme il sentait autour de lui gronder la colere, comme il ne voyait +que visages renfrognes ou menacants, il se herissa plus que jamais, +toute son attitude devint une provocation qui s'adressait a une +multitude. + +Comme on le voit, la partie etait loin d'etre egale, et, comme le +pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'etre +emporte par la tourmente. + + + +VII + +LA CORRIDA + +Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, a la place que +d'Espinosa avait eu la precaution de lui faire garder, les trompettes +sonnerent. + +C'etait le signal impatiemment attendu annoncant que le roi ordonnait de +commencer. + +Barba Roja avait ete designe pour courir le premier taureau. Le deuxieme +revenait a un seigneur quelconque dont nous n'avons pas a nous occuper; +le troisieme, au Torero. + +Barba Roja, mure dans son armure, monte sur une superbe bete +caparaconnee de fer comme le cavalier, se tenait donc a ce moment dans +la piste, entoure d'une dizaine d'hommes a lui, charges de le seconder +dans sa lutte. + +La piste etait, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y +avaient que faire, mais eprouvaient l'imperieux besoin de venir parader +la, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et +les gradins. + +Necessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la +selle, la lance au poing, les yeux obstinement fixes sur la porte du +toril, par ou devait penetrer la bete qu'il allait combattre. + +En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de +Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers charges de l'entretien +de la piste, d'enlever les blesses ou les cadavres, de repandre du sable +sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de +mille et un petits travaux accessoires, dont la necessite urgente se +revelait a la derniere minute. + +Lorsque les trompettes sonnerent, ce fut une debandade generale, qui +excita au plus haut point l'hilarite des milliers de spectateurs et eut +l'insigne honneur d'arracher un mince sourire a Sa Majeste. On savait +que l'entree du taureau suivait de tres pres la sonnerie et, dame! nul +ne se souciait de se trouver soudain face a face avec la bete. + +Ce bref intermede, c'etait la comedie preludant au drame. + +Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barriere +protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier +choc du fauve, achevaient a peine de se masser prudemment derriere son +cheval, que, deja, le taureau faisait son entree. + +C'etait une bete splendide: noire tachetee de blanc, sa robe etait +luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou +enorme; la tete puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes +longues et effilees, etait fierement redressee, dans une attitude de +force et de noblesse impressionnantes. + +En sortant du toril, ou depuis de longues heures il etait demeure dans +l'obscurite, il s'arreta tout d'abord, comme ebloui par l'aveuglante +lumiere d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se +presentant noblement, les bravos saluerent son entree, ce qui parut le +surprendre et le deconcerter. + +Bientot, il se ressaisit et il secoua sa tete entre les cornes de +laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour +etre proclame vainqueur; a moins qu'il ne preferat tuer le taureau, +auquel cas le trophee lui revenait de droit, meme si la bete etait mise +a mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen. + +Le taureau secoua plusieurs fois sa tete, comme s'il eut voulu jeter bas +la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut +la piste. Tout de suite, a l'autre extremite, il decouvrit le cavalier +immobile, attendant qu'il se decidat a prendre l'offensive. + +Des qu'il apercut cette statue de fer, il se rua en un galop effrene. + +C'etait ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit a fond de train, la +lance en arret. + +Et, tandis que l'homme et la bete, rues en une course echevelee +foncaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule +angoissee. + +Le choc fut epouvantablement terrible. + +De toute la force des deux elans contraires, le fer de la lance penetra +dans la partie superieure du cou. + +Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour +obliger le taureau a passer a sa droite, en meme temps qu'il tournait +son cheval a gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force +prodigieuse, augmentee encore par la rage et la douleur, et le cheval, +dresse droit sur ses sabots de derriere, agitait violemment dans le vide +ses jambes de devant. + +Un instant, on put craindre qu'il ne tombat a la renverse, ecrasant son +cavalier dans sa chute. + +Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derriere la bete, +s'efforcaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques +dont le fer, tres aiguise, affectait la forme d'un croissant. C'est ce +que l'on appelait la _media-luna_. + +Tout a coup, sans qu'on put savoir par suite de quelle manoeuvre, le +cheval, degage, retombe sur ses quatre pieds, fila ventre a terre, se +dirigeant vers la barriere, comme s'il eut voulu la franchir, tandis que +le taureau poursuivait sa course en sens contraire. + +Alors, ce fut la fuite eperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, +personne, on le concoit, ne se souciant de rester sur le chemin du +taureau, qui courait droit devant lui. + +Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant +elle, la bete s'arreta, se retourna et chercha de tous les cotes, en +agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'etait pas grave; elle avait +eu le don de l'exasperer. Sa colere etait a son paroxysme et il etait +visible--toutes ses attitudes parlaient un langage tres clair, tres +comprehensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui +faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta a la place ou elle +s'etait arretee et attendit, en jetant autour d'elle des regards +sanglants. + +Etant donne les dispositions nouvelles de la bete, etant donne surtout +qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il etait clair que la +deuxieme passe serait plus terrible que la premiere. + +Barba Roja avait pousse jusqu'a la barriere. Arrive la, il s'arreta +net et il fit face a l'ennemi. Il attendit un instant, tres court, et, +voyant que le taureau semblait mediter quelque coup et ne paraissait pas +dispose a l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut a sa rencontre +en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eut ete a meme de le +comprendre. + +--Taureau! criait-il a tue-tete, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lache! +couard! chien couchant!... + +Le taureau, sournoisement, epiait les moindres gestes de l'homme qui +avancait lentement, pret a saisir au bond l'occasion propice. + +Au fur et a mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accelerait son +allure et redoublait d'injures vociferees d'une voix de stentor. C'etait +d'ailleurs dans les moeurs de l'epoque. + +Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de repondre. + +Mais les spectateurs, qui se passionnaient a ce jeu terrible, se +chargeaient de repondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour +l'homme et criaient: + +"Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! +Donne-le a tes chiens! + +D'autres, au contraire, tenaient pour la bete et repondaient: + +"Viens-y! tu seras bien recu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu +n'oseras pas y aller!" + +Et Barba Roja avancait toujours, s'efforcant de couvrir de sa voix +les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux +adversaire, accelerant toujours son allure. + +Quand le taureau vit l'homme a sa portee, il baissa brusquement la tete, +visa un inappreciable instant, et, dans une detente foudroyante de ses +jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait. + +Contre toute attente, il n'y eut pas collision. + +Le taureau, ayant manque le but, passa tete baissee a une allure +desordonnee. Le cavalier, qui avait dedaigne de frapper, poursuivit sa +route ventre a terre du cote oppose. + +Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit +bondir, il obligea son cheval a obliquer a gauche. La manoeuvre etait +audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement etre un ecuyer +consomme, doue d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout etre +absolument sur de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture +fut douee d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec +une precision admirable, elle eut un succes complet. + +Si le taureau avait charge avec l'intention manifeste de tuer, il n'en +etait pas de meme du cavalier, qui ne visait qu'a enlever le flot de +rubans. + +Effectivement, soit adresse reelle, confinant au prodige, +soit--plutot--chance extraordinaire, le colosse reussit pleinement +et, en s'eloignant a toute bride, dresse droit sur les etriers, +il brandissait fierement la lance, au bout de laquelle flottait +triomphalement le trophee de soie, dont la possession faisait de lui le +vainqueur de cette course. + +Et la foule des spectateurs, electrisee par ce coup d'audace, +magistralement reussi, salua la victoire de l'homme par des vivats +joyeux, et c'etait toute justice, car ce coup etait extremement rare, +et, pour se risquer a l'essayer, il fallait etre doue d'un courage a +toute epreuve. + +Mais Barba Roja avait a faire oublier la lecon que lui avait infligee le +chevalier de Pardaillan; il avait a se faire pardonner sa defaite et +a consolider son credit ebranle pres du roi. Il n'avait pas hesite a +s'exposer pour atteindre ce resultat, et son audace avait ete largement +recompensee par le succes d'abord, ensuite par le roi lui-meme, qui +daigna manifester sa satisfaction a voix haute. + +Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, apres en avoir fait hommage +a la dame de son choix, se retirer de la lice. C'etait son droit. Mais, +grise par son succes, enorgueilli par la royale approbation, il voulut +faire plus et mieux, et, bien qu'il eut senti son bras faiblir lors de +son contact avec la bete, il resolut incontinent de pousser la lutte +jusqu'au bout et d'abattre son taureau. + +C'etait d'une temerite folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait +etre considere comme jeu d'enfant a cote de ce qu'il entreprenait. Ce +fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se +disposait a poursuivre la course. + +En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commence par +foncer au hasard, par instinct combatif. Des la premiere passe, il avait +compris qu'il s'etait trompe. Chaque passe, denuee de succes, etait une +lecon pour lui. + +Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et +sa fureur restaient les memes, mais il acquerait la ruse qui lui avait +fait defaut jusque-la. + +Le premier choc avait eu lieu non loin de la barriere, presque en +face de Pardaillan. C'est la que le taureau avait eprouve sa premiere +deception, la qu'il avait ete frappe par le fer de la lance, la qu'il +revenait toujours. Le deloger du refuge qu'il s'etait choisi devenait +terriblement dangereux. + +Afin de permettre a leur maitre de parader un moment en promenant le +trophee conquis, les aides de Barba Roja s'efforcaient de detourner de +lui l'attention de l'animal. + +Mais le taureau semblait avoir compris que, son veritable ennemi, +c'etait cette enorme masse de fer a quatre pattes, comme lui, qui +evoluait la-bas. C'etait de la qu'etait parti le coup qui l'avait +meurtri. C'etait cela qu'il voulait meurtrir a son tour. + +Et, comme il se mefiait, maintenant, il ne bougeait pas du gite qu'il +s'etait choisi. Il dedaignait les appels, les feintes, les attaques +sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agace, il se ruait +sur ceux qui le harcelaient de trop pres, mais il ne continuait pas la +poursuite et revenait invariablement a son endroit favori, comme s'il +eut voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici +qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai. + +Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment parade, il +s'affermit sur les etriers, assura sa lance dans son poing enorme et, +voyant que la bete refusait de quitter son refuge, il prit du champ et +fonca sur elle a toute vitesse. + +Comme elle avait deja fait une fois, la bete le laissa approcher et, +quand elle le jugea a la distance qui lui convenait, elle bondit de son +cote. + +Maintenant, ecoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme +faisait obliquer son cheval a gauche, de telle sorte que la lance portat +sur le cote droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait execute cette +manoeuvre. Deux fois le taureau avait donne dans le piege et avait passe +par le chemin que l'homme lui indiquait. + +Or, le taureau avait appris la manoeuvre. + +Deux lecons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait +plus la lui faire. + +Donc, le taureau fonca droit devant lui comme il avait toujours fait. +Seulement, a l'instant precis ou le cavalier changeait la direction de +son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il +tourna a droite. + +Le resultat de cette manoeuvre imprevue de la bete fut epouvantable. + +Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut +souleve, enleve, projete avec une violence, une force irresistibles. + +Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les etriers, portant tout le poids du +corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, +le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'equilibre, la violence +du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa +monture, passant par-dessus le taureau lui-meme, alla s'aplatir sur +le sable de la piste, proche de la barriere, ou il demeura immobile, +evanoui. + +Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs +haletants. + +Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba +Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'elancaient +au secours du maitre, les autres s'efforcaient de detourner de lui +l'attention de la bete ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par +la vue du sang repandu. Car le cheval, malgre le caparacon de fer, +frappe au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, beante. + +Relever un homme du poids de Barba Roja n'etait pas besogne si facile, +d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure. + +Il fallut donc renoncer a le relever et s'occuper incontinent de +le transporter hors de la piste. La barriere n'etait pas loin, +heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troubles +par les evolutions du taureau, seraient parvenus a le faire passer de +l'autre cote de l'abri, si le taureau n'avait eu une idee bien arretee +et n'eut poursuivi l'execution de cette idee avec une tenacite +deconcertante. + +Nous avons dit que la bete en voulait a cette masse de fer et surtout a +celle qui l'avait frappe. + +Voici qui le prouve: + +Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait +autour de lui, sans donner dans les pieges que lui tendaient les hommes +du cavalier, ecrase sur le sol, cherchant a l'eloigner de la monture, il +s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait +donner une idee. + +Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait +bafoue, c'est-a-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui +l'avait blesse, c'est-a-dire l'homme etendu sur le sable. + +Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le +lacha et se retourna vers l'endroit ou etait tombe l'homme. + +Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idee de vengeance et la mettait +a execution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que +toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le detourner +echouerent piteusement. + +Le taureau, de temps en temps, se detournait de sa route pour courir sus +aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait +pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blesse, qu'il +voulait, c'etait visible, atteindre a tout prix. + +Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que +jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilite des efforts de leurs +camarades, se sentant enfin menaces eux-memes, se resignerent a +abandonner leur maitre et s'empresserent de courir a la barriere et de +la franchir. + +Un immense cri de detresse jaillit de toutes les poitrines, etreintes +par l'horreur et l'angoisse. + +La piste avait ete envahie par une foule de braves, courageux certes, +animes des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans +une confusion inexprimable, se tenant prudemment a distance du taureau +et ne reussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, +qu'a l'exasperer davantage, si possible. + +A moins d'un miracle, c'en etait fait de Barba Roja, Tous le comprirent +ainsi. + +Le roi, dans sa loge, se tourna legerement vers d'Espinosa et, +froidement: + +--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quete d'un nouveau +garde du corps pour mon service particulier. + +Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours etale sur le sol. +La seule chance qui lui restait de s'en tirer residait maintenant +dans la solidite de son armure et dans la versatilite de la bete qui +chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait +esperer en rechapper, fortement eclope sans doute, estropie peut-etre, +mais enfin avec des chances de survivre a ses blessures. Si la bete +montrait le meme acharnement qu'elle avait montre pour le cheval, il n'y +avait pas d'armure assez puissante pour resister a la force des coups +redoubles qu'elle lui porterait. + +Et, maintenant, quelques toises a peine la separaient de son ennemi +inerte... + +A ce moment, un fremissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec +le frisson de la terreur qui la secouait jusque-la, agita cette foule +enervee par l'angoisse. + +Sur les gradins, aux fenetres, aux balcons, des hommes se dressaient, +debout, hagards, congestionnes, cherchant a voir, a voir malgre tout, +sans s'occuper de gener le voisin. Une immense acclamation retentit dans +les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux +voir, se repercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues +adjacentes: + +"Noel! Noel! pour le brave gentilhomme!" + +Dans la tribune royale, le meme frisson de curiosite et d'espoir secoua +tous les dignitaires qui oublierent momentanement la severe etiquette +pour se bousculer derriere le roi, s'approcher de la rampe du balcon +pour voir. + +Jusqu'au roi lui-meme qui, deposant son flegme et son impassibilite, se +dressa tout droit, les deux mains crispees sur le velours de la rampe de +fer, se penchant hors du balcon. + +Seule, au milieu de la fievre generale, Fausta demeura froide, +impassible, un enigmatique sourire se jouant sur ses levres, qui +tremblaient legerement. + +Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenetres, +voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, +tous, ils voulaient voir. + +Voir quoi? + +Ceci: + +Un homme venait de bondir dans la piste et seul, a pied, sans armure, +ayant a la main une longue dague, hardiment, posement, avec un +sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer resolument entre la +bete et Barba Roja. + +Et, tout a coup, apres le tumulte, le fremissement, l'acclamation +spontanee, un silence prodigieux plana sur l'assemblee haletante. + +Le roi regarda d'Espinosa et lui dit a voix basse, avec un sourire +livide: + +"Monsieur de Pardaillan!" + +Il y avait, dans la maniere dont il prononca ces paroles, de la stupeur +et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitot: + +"Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand +inquisiteur, que nous voici debarrasses du bravache, sans que nous y +soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de +Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manque aux egards dus a son +representant. + +--Je le crois aussi, sire, repondit d'Espinosa avec son calme accoutume. + +--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan +va etre mis a mal par ce fauve? intervint deliberement Fausta. + +--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravedis de +sa peau. + +Fausta secoua gravement la tete et, avec un accent prophetique qui +impressionna fortement le roi et d'Espinosa: + +--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement +cette brute. + +--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi. + +--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus +du commun des mortels, meme si ces mortels ont le front ceint de la +couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne perira pas encore +dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir +au moyen que je vous ai indique. + +Le roi regarda d'Espinosa et ne repondit pas, mais il demeura tout +songeur. + +Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet +adversaire inattendu, s'etait arrete comme s'il eut ete etonne. + +Apres cet instant de courte hesitation, il baissa la tete, visa son +adversaire et, presque aussitot, il la redressa et porta un coup +foudroyant de rapidite. + +Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans +l'action. Il s'etait place de profil devant la bete, solidement campe +sur les pieds bien unis en equerre, le coude leve, la garde de la dague, +longue et flexible, devant la poitrine, la tete legerement penchee a +droite, de facon a bien viser l'endroit ou il voulait Frapper. + +Le taureau, de son cote, ayant bien vise son but, fonca tete baissee, et +vint s'enferrer lui-meme. + +Pardaillan s'etait contente de le recevoir a la pointe de la dague en +effacant a peine sa poitrine. + +Enferre, le taureau ne bougea plus. + +Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables +spectateurs de cette lutte extraordinaire. + +Que se passait-il donc? Le taureau etait-il blesse? Etait-il touche +seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile? + +Et le temeraire gentilhomme, qui semblait mue en statue! Que faisait-il +donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le +taureau se ressaisit et le mit en pieces? + +Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. + +A vrai dire, le chevalier n'etait guere plus fixe que les spectateurs. + +Il voyait bien que la dague s'etait enfoncee jusqu'a la garde. Il +sentait bien tressaillir et flechir le taureau. Mais, diantre! avec un +adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure etait-elle +suffisamment grave? N'allait-il pas se reveiller de cette sorte de +torpeur et lui faire payer par une mort epouvantable le coup qu'il +venait de lui porter? + +C'est ce que se demandait Pardaillan... + +Mais il n'etait pas homme a rester longtemps indecis. Il resolut d'en +avoir le coeur net, coute que coute. Brusquement, il retira l'arme, qui +apparut rouge de sang, et s'ecarta, au cas, improbable, d'une supreme +revolte de la bete. + +Brusquement, le taureau, foudroye, tomba comme une masse. + +Alors, ce fut une detente dans la foule. Les traits convulses reprirent +leur expression naturelle, les gorges contractees se dilaterent, les +nerfs se detendirent. On respira largement: on eut dit qu'on craignait +de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons +violemment comprimes. + +Sous l'influence de la reaction, des femmes eclaterent en sanglots +convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux eclats. Ce fut un +soulagement universel d'abord, puis un etonnement prodigieux et puis, +tout a coup, la joie eclata, bruyante, animee, et se fondit en une +acclamation delirante a l'adresse de l'homme courageux qui venait +d'accomplir cet exploit. + +Pardaillan, sa dague sanglante a la main, resta un bon moment a +contempler d'un oeil reveur et attriste l'agonie du taureau que, par un +coup de maitre prodigieux a l'epoque, il venait de mettre a mort. + +En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains +gentilshommes qui l'avaient devisage d'un air provocant. Il oubliait +Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient a une fenetre proche +du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants +l'eussent foudroye a distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et +d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuees +d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menacaient. + +Apres avoir longuement considere le taureau expirant, il murmura avec un +accent de pitie inexprimable: + +"Pauvre bete!..." + +Ainsi, dans l'ingenuite de son ame, sa pitie allait a la bete qui l'eut +infailliblement broye s'il n'eut pris les devants. + +En faisant ces reflexions plutot desabusees, ses yeux tomberent sur +la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispe. Il la jeta +violemment, loin de lui, dans un geste de repulsion et de degout. + +Il apercut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient +leur maitre, toujours evanoui, et, machinalement, ses yeux allerent +alternativement du colosse qu'on emportait a la bete, qu'on s'appretait +deja a trainer hors de la piste. + +Ses traits reprirent leur premiere expression de reverie melancolique, +tandis qu'il songeait: + +"Qui pourrait me dire lequel est le plus feroce, le plus brute, de +l'homme qu'on emporte la-bas ou de la bete, que j'ai stupidement +sacrifiee?" + +Et, comme, necessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le +feliciter, il s'eloigna a grandes enjambees furieuses, sans vouloir +rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, +tout deconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet +intrepide gentilhomme francais, si fort et si brave, n'etait pas quelque +peu dement. + +Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut +retrouver le Torero, sous sa tente, ayant resolu de ne pas reoccuper le +siege qu'on lui avait reserve, mais ne voulant pas cependant abandonner +le prince au moment ou il aurait besoin de l'appui de son bras. + +Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec +un interet passionne les phases du combat. Mais, alors que partout +ailleurs--ou a peu pres--on souhaitait ardemment la victoire du +gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, +sa mort. "On" s'applique specialement a Fausta, a Philippe II et a +d'Espinosa. + +Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, +non arme pour une lutte inegale, devait infailliblement succomber, +victime de sa temeraire generosite, sous l'empire de la superstition qui +lui suggerait la pensee que Pardaillan etait invulnerable, Fausta, tout +en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de +la brute. + +Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, tres simplement, elle fit: + +--Eh bien, qu'avais-je dit? + +--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration. + +--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois +que vous avez raison: cet homme est invulnerable. Nous ne pouvons le +frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indique. Je n'en +vois pas d'autre. Je m'en tiendrai a celui-la, qui me parait bon. + +--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta. + +Le roi etait l'homme des procedes lents et tortueux et des +dissimulations patientes, autant qu'il etait tenace dans ses rancunes. + +--Peut-etre, dit-il, apres ce qui vient de se passer, serait-il opportun +de remettre a plus tard la mise a execution de nos projets. + +D'Espinosa, a qui s'adressaient plus particulierement ces paroles, +regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec +un accent de froide resolution et un geste tranchant comme un coup de +hache: + +--Trop tard! dit-il. + +Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur +n'acquiescat a la demande du roi. + +Philippe considera a son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, +puis, il detourna negligemment la tete sans plus insister. + +Ce simple geste du roi, c'etait la condamnation de Pardaillan. + + + +VIII + +LE CHICO REJOINT PARDAILLAN + +La course qui suit ne se rattachant par aucun point a ce recit, nous +laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succede a +Barba Roja--serieusement endommage par sa chute, parait-il--et nous +suivrons le chevalier de Pardaillan. + +Il penetra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption +autour de la piste, comme de nos jours. + +Plus que de nos jours, ce couloir etait occupe par la suite des +seigneurs qui devaient prendre part a une des courses et par une foule +d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruee de tous ceux que +l'intervention imprevue du Francais avait enthousiasmes et qui s'etaient +precipites vers lui. + +La porte de la barriere franchie, la foule acclamant le vainqueur et +s'ecartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva +en face de celui qu'il cherchait, c'est-a-dire du Torero, a moitie +deshabille, tenant sa cape d'une main, son epee de l'autre, et qui +paraissait tout haletant comme a la suite d'un grand effort longtemps +soutenu. + +Retire sous sa tente ou il procedait a sa toilette, avec tout le soin +minutieux qu'on apportait a cette operation jugee alors tres importante, +don Cesar avait ete un des derniers a avoir connaissance de l'accident +survenu a Barba Roja. + +Bien qu'il eut de tres legitimes raisons de considerer le colosse comme +un ennemi, le Torero avait une trop genereuse nature pour hesiter sur +la conduite a tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps +d'achever de se vetir, sauter sur sa cape et son epee, partir en +courant, tel fut son premier mouvement. + +Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il esperait arriver +a temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers +lui. + +Mais il avait compte sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que +lentement, trop lentement au gre de son impatiente generosite. + +Etroitement presse dans la cohue, qu'il s'efforcait vainement de +traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme +francais. + +On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper. +Pardaillan, seul, etait capable d'un trait de bravoure et de generosite +pareil. + +Presse de toutes parts, ecumant de rage et de colere, etreint par +l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de desespoir, se +contenter d'ecouter le recit du combat fait a voix haute par ceux +qui voyaient, repete et commente de bouche en bouche par ceux qui ne +voyaient pas. + +La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer +d'inquietude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour +ces luttes violentes, les spectateurs, electrises, acclamaient +impartialement aussi bien la bete que l'homme, lorsqu'un coup excitait +leur admiration. + +Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu +d'espoir. Il n'eut qu'a preter l'oreille pour entendre les exclamations +les plus diverses: + +"Le taureau s'est ecroule comme une masse!--Un coup, un seul coup lui +a suffi, senor!--Et avec une mechante petite dague!--Splendide! +Merveilleux!--Voila un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas +Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le meme gentilhomme qui a, +l'autre jour, administre la correction que vous savez a ce pauvre Barba +Roja, qui joue de malheur decidement!--Quoi, le meme?--C'est comme j'ai +l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrige Barba Roja, +aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble, +genereux!" + +En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits +et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il +le connaissait. + +Malgre tout, il n'etait pas encore rassure, lorsque le mouvement de la +foule, s'ecartant pour faire place au triomphateur, le mit face a face +avec celui qu'il s'etait vainement efforce de secourir. + +--He! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, ou courez-vous +ainsi, demi nu? + +Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero +s'ecria, en designant de la main la foule qui les entourait: + +--Je voulais penetrer dans la piste, mais j'ai ete pris au milieu de +cette presse, et, malgre tous mes efforts, je n'ai pu me degager a +temps. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient +devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif. + +--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'etait pas aisee au milieu +d'une cohue pareille. + +Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit tres doucement: + +--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller +plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas, +ajouta-t-il en froncant legerement le sourcil, avoir autour de moi +autant d'indiscrets personnages. + +Ceci dit a voix assez haute pour etre entendu de tous, sur ce ton froid +qui lui etait particulier quand l'impatience commencait a le gagner, +souligne par un coup d'oeil imperieux, fit s'ecarter vivement les plus +pressants. + +Lorsqu'ils se trouverent sous la tente: + +--Ah! chevalier, s'ecria le Torero encore emu, quelle imprudence!... +Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon +existence! + +Le chevalier prit son expression la plus naivement etonnee. + +--Moi! s'ecria-t-il; et comment cela? + +--Comment? Mais en vous jetant temerairement, comme vous l'avez fait, +au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du +caractere du taureau, vous ne savez rien de sa maniere de combattre, +vous soupconnez a peine la force prodigieuse dont la nature l'a dote, et +vous allez deliberement vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, +une dague a la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous +soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne +pas en revenir? + +--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est precisement +celle qui m'a tire d'affaire, tandis que la pauvre bete y a laisse sa +vie. Et c'est grace a vous, du reste. + +--Comment, grace a moi! s'ecria le Torero qui ne savait plus si le +chevalier parlait serieusement ou s'il etait en train de se moquer de +lui. + +Mais Pardaillan reprit, sur un ton au serieux duquel il n'y avait pas a +se meprendre: + +--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien depeint la +bete, vous m'avez si bien devoile son caractere et ses manieres, vous +m'avez si bien indique et ses ruses et la facilite avec laquelle on +peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montre l'anatomie de +son corps, enfin, vous m'avez indique de facon si nette et si exacte +l'endroit precis ou il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'a me +souvenir de vos lecons, qu'a suivre a la lettre vos indications pour la +tuer avec une facilite dont je suis a la fois etonne et honteux. Tout +l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne +justice. + +Ecrase par la logique de ce raisonnement debite avec un serieux +imperturbable et, qui pis est, avec une sincerite manifeste, le Torero +leva les bras au ciel. + +--Vous avez une maniere de presenter les choses tout a fait +particuliere. + +Ceci etait dit sur un ton tel que Pardaillan eclata franchement de rire. +Et le Torero ne put s'empecher de partager son hilarite. + +--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarite fut calmee, je vous +dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le +triomphateur que vous vous refusez a etre, c'est precisement, d'avoir su +garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale +maniere les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner. + +--Parlons serieusement. Savez-vous que vous etes en droit de me garder +quelque rancune de ce coup qu'il vous plait de qualifier de merveilleux? + +--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi? + +--Parce que, sans ce coup-la, a l'heure qu'il est, je crois bien que le +seigneur Barba Roja aurait rendu son ame a Dieu. + +--Je ne vois pas... + +--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me +souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main. + +En disant ces mots, Pardaillan etudiait de son oeil scrutateur le loyal +visage de son jeune ami. + +--Je l'ai dit, en effet, repondit le Torero, et j'espere bien qu'il en +sera ainsi que je desire. + +--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit +froidement le chevalier. + +Le Torero secoua doucement la tete: + +--Quand je suis parti a peine vetu, comme vous le voyez, je courais au +secours d'une creature humaine en peril. Je vous jure bien, chevalier, +qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien reussi je n'ai pas +pense un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi. + +L'oeil de Pardaillan petilla de joyeuse malice. + +--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-etre +pour vous-meme qu'a la toute derniere extremite, si je ne vous avais +prevenu, vous l'eussiez tente en faveur d'un ennemi? + +--Oui, certes, fit energiquement le Torero. Mais ne detestez-vous pas +vous-meme Barba Roja? + +Pardaillan avait fait entendre ce leger sifflement qui pouvait exprimer +aussi bien l'assentiment ou la denegation. + +Puis, il dit paisiblement: + +--Savez-vous a quoi je pense? + +--Non! dit le Torero surpris. + +--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami +Cervantes ne soit pas ici present. + +De plus en plus ebahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il +n'etait pas encore habitue, le Torero ouvrit des yeux enormes et demanda +machinalement: + +--Pourquoi? + +--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, a vous entendre, +une belle occasion de vous donner, a vous aussi, ce nom de don Quichotte +dont il me rebat les oreilles a tout bout de champ. + +Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta: + +--Mais, dites-moi, ou avez-vous pris que je deteste le Barba Roja? + +--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir ou j'etais si bien ecrase +que je n'ai pu en sortir. + +--Voila comme on travestit toujours la verite, murmura le chevalier. Je +n'ai pas de raisons d'en vouloir a Barba Roja. C'est bien plutot lui qui +me veut la malemort. + +A ce moment, une main souleva la portiere qui masquait l'entree de la +tente et un personnage entra deliberement. + +--He! c'est mon ami Chico! s'ecria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu +es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don Cesar, ce magnifique +pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pale, et ce +haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie +bleue, doublee de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos +couleurs. Et cette dague au cote! Sais-tu que tu as tout a fait grand +air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois la. + +Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire. + +Le nain etait vraiment superbe. + +Habituellement il affectait un dedain superbe pour la toilette. Il ne +pouvait en etre autrement, d'ailleurs, habitue qu'il etait a courir la +campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charite des +ames pieuses, il etait bien oblige d'endosser un costume qui inspirat +la pitie. Car il ne faut pas oublier que le Chico etait un mendiant, un +simple et vulgaire mendiant. Au reste, a l'epoque, la mendicite etait un +metier comme un autre. + +Le Chico donc etait habituellement en haillons. Tres propres, il est +vrai, depuis la lecon que lui avait infligee la petite Juana; mais des +haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain +n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces +beaux habits eux-memes n'etaient que de la friperie, en comparaison du +magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-la. + +Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de +renseigner le chevalier. + +--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la +tete qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en realite c'est moi qui +suis son oblige, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de +m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, +aux couleurs de celui que j'endosse moi-meme, et du diable si je sais +avec quel argent il a pu faire ces frais considerables! Je ne pouvais +vraiment pas lui refuser, apres tant d'attentions delicates. Ce qui fait +qu'on me verra dans l'arene avec un page portant mes couleurs. + +--Oui-da! fit Pardaillan, qui etudiait sans en avoir l'air le petit +homme. Mais c'est tres bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en +reponds. + +Le Chico etait heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait +ingenument voir. + +--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur a mon noble maitre. Puisque +vous le dites, j'y ai reussi. + +--Tout a fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maitre, en +parlant de don Cesar? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-meme +n'en sait rien! + +--Il l'est, dit le nain avec conviction. + +--C'est probable, c'est certain meme. Mais enfin il serait, je crois, +bien en peine de montrer ses parchemins. + +Pardaillan avait sans doute une arriere-pensee en poussant ainsi le nain +sur une question qui avait alors une tres grande importance. Peut-etre, +connaissant sa fierte, s'amusait-il tout bonnement a le taquiner. + +Quoi qu'il en soit, le Chico repondit vivement: + +--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en regle, tiens! + +--Ah bah! fit Pardaillan, surpris a son tour. + +Irreverencieusement, le Chico haussa les epaules. + +--Parce que vous etes etranger, vous ne savez pas, dit-il. Don Cesar est +un ganadero (eleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui +anoblit. + +--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit la, don Cesar? + +--Sans doute! Ne le saviez-vous pas? + +--Ma foi non. + +--C'est a ce titre seul que je dois le tres grand honneur que veut bien +me faire notre sire le roi, en m'admettant a courir devant lui. + +--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre? + +--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je +possede m'a ete leguee par celui qui m'a eleve et qui la tenait, sans +nul doute, de mon pere ou de ma mere. Mais elle ne me rapporte rien. + +--Vous m'en direz tant... + +Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions +aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa +course: + +--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle +mouche t'a pique de venir precisement aujourd'hui t'enroler dans la +suite de don Cesar? + +Le Chico regarda fixement Pardaillan. + +--Vous le savez bien, dit-il. + +--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire! + +Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portiere, et baissant la +voix: + +--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle +souterraine, dit-il. + +--Quel rapport?... + +--Vous savez bien que don Cesar est en peril, puisque vous ne le quittez +pas d'une semelle. + +--Quoi! fit Pardaillan, emu par la simplicite naive de ce devouement. +Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le defendre +que tu as pris cette dague qui te donne un air si crane? + +Et il considerait le petit homme avec une admiration attendrie. + +Le nain cependant se meprit sur la signification de ce coup d'oeil, et, +hochant tristement la tete, il dit, sans amertume: + +--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite +taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille. +Peut-on savoir? La piqure d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour +detourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis etre ce +mosquito, tiens! + +--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensee +de chercher a diminuer ton genereux devouement. Mais, mon petit, sais-tu +que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse? + +--Je le sais, tiens! + +--Sais-tu que tu risques ta peau? + +--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et +puis, si vous croyez que je tiens a la vie, vous vous trompez, ajouta le +nain d'un ton desabuse. + +--Chico, fit sincerement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, +mais tu as un grand coeur. + +--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le +dites, et cela doit etre, puisque vous le dites. Depuis que je vous +connais, j'ai comme cela des idees que je ne comprends pas tres bien. +On m'eut fort etonne en me disant que je pourrais concevoir de telles +idees. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous etes, ce que vous +voulez, ou vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai +vu, je ne suis plus le meme. Un mot de vous me bouleverse, et, pour +meriter un compliment de vous, je passerais sans hesiter a travers un +brasier! + +Pardaillan, tres emu par l'accent poignant du petit homme, murmura: + +"Pauvre petit bougre!" + +Et tout haut, avec une douceur inexprimable: + +--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je +devine ce que tu ne dis pas. + +Et changeant de ton, avec une brusquerie affectee: + +--Ou t'etais-tu terre hier, Chico? On t'a cherche vainement de tous +cotes. + +--Qui donc m'a cherche? Vous? + +--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hoteliere que tu +connais bien. + +--Juana! dit le Chico qui rougit. + +--Tu l'as nommee. + +Le nain hocha la tete. + +--Qu'est-ce a dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole? + +Le Chico eut une imperceptible hesitation. + +--Non! dit-il. Cependant... + +--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement. + +--Elle m'avait chasse la veille... j'ai peine a croire... + +--Qu'elle t'ait envoye chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es +qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes. + +--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoye chercher? dit le nain devenu +radieux. + +--Je me tue a te le dire, mort-diable! + +--Alors?... + +--Alors tu pourras aller la voir apres la course. Tu seras bien recu, +j'en reponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre. + +--Je les tirerai, tiens! s'ecria le nain rayonnant de joie. + +--A moins que tu ne preferes te retirer tout de suite..., hasarda le +chevalier. + +--Comment cela? fit naivement le Chico. + +--En t'en allant avant la bataille. + +--Abandonner don Cesar dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive +qu'arrive, je reste, tiens! + +--A la bonne heure! Silence, voici le Torero. + +--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant +la portiere, sans entrer, le moment approche. + +--A vos ordres, don Cesar. + + + +IX + +L'ORAGE ECLATE + +Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la +loge royale, un incident que nous devons relater ici. + +Fausta avait obtenu que toute personne qui se reclamerait de son nom +serait admise seance tenante en sa presence. + +Au moment ou le Torero, accompagne de Pardaillan et de sa suite, +laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le +couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert +de poussiere s'etait presente a la loge royale, demandant a parler a Mme +la princesse Fausta. + +Admis seance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, +indique d'un coup d'oeil discret le roi, qui le devisageait avec son +insistance accoutumee. + +Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement: + +--Parlez, comte, Sa Majeste le permet. + +Le courrier s'inclina profondement devant le roi et dit: + +--Madame, j'arrive de Rome a franc etrier. + +D'Espinosa et Philippe II dresserent l'oreille. + +--Quelles nouvelles? fit negligemment Fausta. + +--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier a qui +Fausta venait de donner le titre de comte. + +Cette nouvelle, lancee a brule-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de +foudre. + +Malgre son empire prodigieux sur elle-meme, Fausta tressaillit. + +Le roi sursauta et dit vivement: + +--Vous dites, monsieur? + +--Je dis que Sa Saintete le pape Sixte-Quint n'est plus, repeta le comte +en s'inclinant. + +--Et je ne suis pas encore avise! gronda d'Espinosa. + +Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tete qui +n'annoncait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fut. + +Fausta sourit imperceptiblement. + +--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police +est mieux organisee que la mienne. + +--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumee, ma police n'est pas +faite par des pretres. + +--Ce qui veut dire?... gronda Philippe. + +--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont superieurs en tout +ce qui concerne l'elaboration d'un plan, la mise a execution d'une +intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique +que necessite un tel voyage accompli a franc etrier. En semblable +occurrence, le plus savant et le plus intelligent des pretres ne vaudra +pas un ecuyer consomme. + +--C'est juste, dit le roi radouci. + +--Votre Majeste, ajouta Fausta pour panser la blessure faite a +l'amour-propre du roi, Votre Majeste verra que son messager aura fait +toute la diligence qu'il etait permis d'attendre de lui. Dans quelques +heures il sera ici. + +--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans repondre directement a Fausta, +savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succeder au Saint-Pere? + +On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment etait mort +Sixte-Quint. Sixte-Quint c'etait un ennemi qui s'en allait. Et quel +ennemi! + +L'essentiel pour lui etait d'etre delivre du vieux et terrible jouteur. + +Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le +pape defunt, ou serait-il un allie? Voila ce qui etait important. + +Le courrier de Fausta se tenait raide et tres pale. Il etait visible +qu'il avait donne un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que +par un prodige de volonte. + +A la question du roi, il repondit: + +--On parle de S. Em. le cardinal de Cremone, Nicolas Sfondrato. + +--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction. + +--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti. + +Le roi fit une moue significative. + +--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna. + +La moue du roi s'accentua. + +--Mais l'election du nouveau pape dependra en grande partie du neveu du +pape defunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra +docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte. + +--Ah! fit le roi d'un air reveur, en remerciant d'un signe de tete. + +--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez +besoin. + +Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se +la fit pas renouveler. + +--Ce cardinal de Montalte, de qui depend en partie l'election du pape +futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier +fut sorti. + +--Il l'est, fit Fausta avec un sourire enigmatique. + +--Ainsi que le neveu du cardinal de Cremone, ce Sfondrato, duc de +Ponte-Maggiore? + +--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le +sourire se fit plus aigu encore. + +--Ne vous ont-ils pas suivie ici? + +--Je crois que oui, sire. + +Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui +d'Espinosa qui repondit par un imperceptible signe de tete. + +Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de +l'autre. Elle comprit et elle pensa: + +"D'Espinosa va me debarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans +le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commencaient a +me gener plus que je n'aurais voulu." + +Et sa pensee se reportant sur Sixte-Quint qui n'etait plus: + +"Le vieil athlete est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas +bien de retourner la-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre +gigantesque? A present que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de +force a me resister?" + +Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait reflechir +profondement: + +"Non, dit-elle, fini le reve de la papesse Fausta. Fini! momentanement. +Ce que j'entreprends ici ne le cede en rien en grandeur et en puissance +a ce que j'avais reve. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus +surement a la couronne pontificale? Puis il faut tout prevoir: si je +parais renoncer a mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes +biens, mes Etats, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me +seront rendus. En cas d'adversite, je puis me retirer en Italie, j'y +serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils +de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans +crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irreductible +ennemi. Le tresor que j'avais prudemment cache, et dont Myrthis seule +connait la retraite, echappera a la convoitise de celui qui n'est plus. +Mon fils, du moins, sera riche." + +Et avec une sorte d'etonnement: + +"D'ou vient que je me sens prise de l'imperieux desir de revoir +l'innocente petite creature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie +de la savoir enfin a l'abri de tout danger?..." + +A l'instant precis ou elle se posait ces questions, d'Espinosa disait: + +--Et vous, madame, que comptez-vous faire? + +Si haut place que fut d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur +d'Espagne, la desinvolture avec laquelle il se permettait de +l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne +voulant pas se facher en presence du roi, elle se fit glaciale pour +demander a son tour: + +--A quel sujet? + +--Au sujet de la succession du pape Sixte V. + +--Eh! dit Fausta d'un air souverainement detache, en quoi cette +succession peut-elle m'interesser? + +D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une +insistance lourde de menaces: + +"N'avez-vous pas tente certaine entreprise, dont l'insucces vous a valu +une condamnation a mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, ete la +prisonniere de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous +annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne +serez-vous pas tentee de reprendre vos projets momentanement abandonnes? + +--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent +plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte, +quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin. + +--Ainsi, madame, cette mort ne change rien a nos conventions? Vous +n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome? + +--Non, cardinal. J'entends rester ici. + +Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'interesser a +la course, ne perdait pas un mot de cette conversation: + +--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle. + +Philippe II la regarda d'un air etonne. + +Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa repondit pour +lui: + +--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'etes-vous pas l'astre le plus +resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majeste, j'ose vous l'assurer, vous +gardera pres d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra. + +L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace +dans ces paroles d'une galanterie raffinee en apparence. + +Fausta ne s'y meprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la +haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et +s'effacait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux levres: + +"Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonniere a Seville +jusqu'a ce que le pape de ton choix soit designe pour succeder a +Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me +debarrassant de Montai te et de Sfondrato." + +Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'ecria de son +air le plus aimable: + +--He quoi! madame, vous songeriez a nous quitter? + +--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon +sejour a la cour d'Espagne. A moins que Votre Majeste ne me chasse, +ai-je ajoute. + +--Vous chasser, madame! Par la Trinite Sainte! vous n'y pensez pas! M. +le cardinal vous le disait fort justement, a l'instant: nous ne saurions +plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous etes +notre prisonniere. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui +dependra de nous pour que cette captivite ne vous soit pas trop penible. + +--Votre Majeste me comble! dit serieusement Fausta. + +En elle-meme, elle songeait: + +"Prisonniere, soit, o roi! Si tout marche au gre de mes desirs, bientot +tu seras mon prisonnier a ton tour." + +Cependant la deuxieme course venait de s'achever sans incident +remarquable, et les nombreux valets affectes a ce service s'activaient +au nettoyage de la piste. C'etait comme un entracte en attendant la +troisieme course, celle du Torero. + +Cette course, c'etait le clou de la fete. + +Dans le peuple, on trouvait deux categories de spectateurs: ceux pour +qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les +passionner au plus haut point. + +En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit +qu'ils fussent affilies a la societe secrete dont le duc de Castrana +etait le chef nominal, soit qu'ils eussent ete soudoyes avec l'or de +Fausta. Ceux-la attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils +etaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-la, quand +ils se mettraient en mouvement, entraineraient infailliblement ceux qui +ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne +permettraient pas, sans protester, qu'on touchat a leur heros. + +Dans la noblesse, a part un nombre infime de privilegies, fort avant +dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient +tout--tout ce que le roi avait consenti a avouer, bien entendu--tout le +reste savait qu'il etait question de l'arrestation du Torero et que +la cour craignait que cette arrestation ne provoquat un soulevement +populaire. + +Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes +massees par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues +environnantes. + +Ces soldats, la longueur de l'attente commencait de les enerver, et, +sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la +meme impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur +interminable faction. + +Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et +ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur +la multitude. C'etait le calme decevant qui precede l'orage. + +Philippe II etait loin d'etre un sentimental. La pitie, la clemence +existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments. +Et c'etait cela precisement qui faisait sa force et le rendait si +redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincere. Et sa foi +n'etait pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, +en la superiorite de sa dynastie. + +Eh bien, le silence qui pesa tout a coup sur cette foule, l'instant +d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, etait si impressionnant +qu'il impressionna le roi. + +Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenetres encadrant +des tetes curieuses. La, c'etait l'insouciance, la securite absolue. La, +nul danger a courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, +s'arreta aux tribunes. + +Et Philippe se posa la question: + +"Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, +vaillants, pleins de force et de vie, figes la dans l'angoisse de +l'attente? Combien?..." + +Et son oeil s'attarda sur les tribunes. + +Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-dela les +barrieres et les palissades et les cordes, et les gardes, et les +arquebusiers, et les hommes d'armes. + +La, c'etait la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. La, +point de retraite prudemment menagee; la, chaque spectateur pouvait +devenir une victime, payer de sa vie la curiosite satisfaite. + +Et le roi Philippe, inaccessible a la pitie, ne put reprimer un long +frisson, et dans le desarroi de son esprit fulgura cette autre question, +plus terrible encore que la premiere: + +"Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit +d'envoyer a la mort tant de braves gens?" + +Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se +croyait si fort au-dessus de l'humanite, vint estomper l'eclat de son +regard si froid l'instant d'avant. + +A cet instant precis, une voix murmura a son oreille. + +--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous +echapper. Tout a l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir +et tout sera dit. + +Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement. + +Debout derriere lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la +pourpre de son costume de cardinal, comme une enorme tache de sang qui +s'etendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang reclamant +du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnee que ce sang repandu +se confondrait avec elle, disparaitrait en elle. + +Et, comme si la presence de cette ombre rouge planant sur lui eut suffi +a faire vaciller ses resolutions, le roi qui, a l'instant meme, etait +presque decide a faire grace, le roi redevint flottant et irresolu. + +--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'apres les nouvelles qui nous sont +parvenues, on pourrait surseoir a nos projets? Tout bien pese, en +quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on +l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec defense de rentrer dans +nos Etats, a peine de la vie? + +D'Espinosa etait loin de s'attendre a un pareil revirement. Neanmoins +il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mecontentement. Il +etait sans doute accoutume a lutter sourdement contre son orgueilleux +maitre pour arriver a lui faire adopter comme siennes propres les +decisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur. + +--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en +debarrasser a bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire +de Pardaillan. + +Fausta fremit. Quel acces de generosite prenait donc le roi? Allait-il +faire grace aussi a Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme +si elle eut voulu aider, de toute sa volonte tenace, la volonte de +d'Espinosa. + +Mais Philippe ne songeait pas a etendre sa mansuetude jusque sur le +chevalier. Il repondit donc vivement: + +--Pour celui-la, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre a +plus tard son execution. + +Rudement, d'Espinosa dit: + +--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le chatiment du a son +insolence. Ce chatiment ne saurait etre differe plus longtemps. Il y va +de la majeste royale, a laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter +sans payer ce crime de sa vie. + +Le roi hocha la tete. Il ne paraissait pas tres convaincu. Alors +d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta: + +--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que +je n'invente ni n'exagere rien. + +--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon temoignage peut-il vous etre +utile? + +--Vous allez le savoir, madame. Des traitres, des fous se sont trouves, +qui ont fait ce reve insense de se revolter contre leur roi, de soulever +le pays, de dechainer la guerre civile et de pousser sur le trone ce +jeune homme precisement sur le sort duquel vous avez la faiblesse de +vous apitoyer, sire. + +--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez +votre tete, monsieur! dit le roi presque a voix haute. + +--Je le sais, dit froidement d'Espinosa. + +--Et vous dites? Repetez! grinca Philippe. + +--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a ete fomente contre la +couronne, contre la vie peut-etre du roi. Je dis que ce complot doit +eclater ici meme, dans un instant. Je dis que ceci merite un chatiment +exemplaire, terrible, dont il soit parle longtemps. Je dis que toutes +mes dispositions sont prises pour la repression. Et j'en appelle au +temoignage de la princesse Fausta ici presente. + +Si maitresse d'elle-meme qu'elle fut, Fausta ne put s'empecher de jeter +autour d'elle ce regard du noye qui cherche a quelle branche il pourra +se raccrocher. + +"D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. +Il se sera trouve parmi les conjures quelque traitre qui, pour un titre, +pour un peu d'or, n'a pas hesite a nous trahir tous. Je vais etre +arretee. Je suis perdue, irremediablement. Que n'ai-je amene mes trois +braves Francais!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!" + +Ces reflexions passerent dans son esprit avec l'instantaneite d'un +eclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et +comme le roi, soupconneux, se tournait vers elle et disait: + +--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez! +Expliquez-vous! + +Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans +les yeux: + +--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure verite. + +D'une voix dure, le roi demanda: + +--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru +devoir nous aviser? + +Fausta allait pousser la bravade a un point qui pouvait lui etre fatal. +Deja cette femme extraordinaire, dont le courage intrepide s'etait +manifeste en mainte circonstance critique, tourmentait la poignee de la +mignonne dague qu'elle avait au cote; deja son oeil d'aigle avait +mesure la distance qui separait le balcon du sol et combine qu'un bond +adroitement calcule pouvait la soustraire au danger d'une arrestation +immediate; deja elle ouvrait la bouche pour la supreme bravade et +ployait les jarrets pour le saut medite, lorsque le grand inquisiteur, +d'une voix apaisee, declara: + +--J'en ai appele au temoignage de la princesse, assure que j'etais +de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la +suspectais, ni qu'elle fut melee en quoi que ce soit a une entreprise +folle, vouee a un echec certain (et il insista sur ces mots). Si la +princesse n'a pas parle, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire +a l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais +tout et elle a du penser, a juste raison, que je saurais faire mon +devoir. + +La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des levres de +Fausta, ses jambes pretes a bondir se detendirent lentement, sa main +cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait +d'un signe de tete les paroles du grand inquisiteur, elle pensait: + +"Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un +avertissement? Il faut savoir. Je saurai." + +Apaise par la declaration du grand inquisiteur, le roi daignait +s'excuser en ces termes: + +--Excusez ma vivacite, madame, mais ce que me dit M. le Grand +Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais +douter de tout et de tous. + +Fausta se contenta d'agreer les excuses royales d'un signe de tete +d'une souveraine indifference. Quant a d'Espinosa il reprit d'une voix +grondante: + +--Et maintenant, sire, que je vous ai devoile la verite, maintenant que +je vous ai montre ce que complotent les braves gens sur le sort de qui +il vous plait de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontes du +roi, annuler les ordres que j'ai donnes, leur laisser le champ libre, +leur donner toutes les facilites pour l'execution de leur forfait. + +Et, sans attendre de reponse, il se dirigea d'un pas rude et violent +vers la sortie. + +--Arretez, cardinal! cria le roi. + +D'Espinosa attendait cet ordre; il etait sur que son maitre, le +lancerait. Sans hate, sans joie, sans triompher, il se retourna +posement, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hate ni trop de +lenteur, et, tres calme, comme toujours, comme si rien ne s'etait passe, +il revint se placer derriere le fauteuil du roi. + +--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que +tout le monde l'entendit dans la loge, vous etes un bon serviteur, et +nous n'oublierons pas le signale service que vous nous rendez en ce +jour. + +D'Espinosa s'inclina profondement. Il avait obtenu la reparation qu'il +esperait. + +--Faites commencer la joute de ce Torero tant repute, ajouta le roi. Je +suis curieux de voir si le drole merite la reputation qu'on lui fait en +Andalousie. + + + +X + +LE TRIOMPHE DU CHICO + +LE Torero etait sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de +satin rouge; dans sa main droite il tenait son epee de parade. + +Cette cape etait une cape speciale, de dimensions tres reduites. Quant a +l'epee, dont, jusqu'a ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgre +les apparences, c'etait une arme merveilleuse, flexible et resistante, +sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolede. + +Pres de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les +quatre etaient pres de la porte d'entree, le Torero s'entretenant avec +Pardaillan, lequel avait manifeste son intention d'assister a la course +a cet endroit qui lui paraissait bien place pour intervenir, le cas +echeant. + +Pres de cette porte d'entree, le couloir etait encombre par une foule de +gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engage pour la +circonstance. + +Ni Pardaillan ni le Torero ne preterent la moindre attention a ceux qui +se trouvaient la et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y etre. + +Le moment etant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du +chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face a la porte +par ou devait sortir le taureau dont il aurait a soutenir le choc. Ses +deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter a +compter de cet instant, se placerent derriere lui. + +Des qu'il fut en place, comme la bete pouvait etre lachee brusquement, +tous ceux qui encombraient la lice s'empresserent de lui laisser le +champ libre en se dirigeant a toutes jambes vers les barrieres, qu'ils +se haterent de franchir, sous les quolibets de la foule amusee. + +Les courtisans savaient que le Torero etait condamne. Lorsque sa +silhouette elegante se detacha, seule, au milieu de l'arene, au lieu de +l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter a bien +combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, +un silence mortel s'etablit soudain. + +Le peuple, lui, ignorait que le Torero fut condamne ou non. Ceux qui +savaient etaient des hommes a Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-la +etaient bien resolus a le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme +pour ceux qui ne savaient pas, le Torero etait une idole. + +Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse deconcerta tout +d'abord les rangs serres du populaire. Puis l'amour du Torero fut le +plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin +le desir imperieux de le venger seance tenante de ce que plus d'un +considerait comme un outrage dont il prenait sa part. + +Le Torero, immobile au milieu de la piste, percut cette sourde hostilite +d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire +dedaigneux, mais, quoi qu'il en eut, cet accueil, auquel il n'etait pas +accoutume, lui fut tres penible. + +Comme s'il eut devine ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit +et bientot une rumeur sourde s'eleva, timidement d'abord, puis se +propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement eclata en +un tonnerre d'acclamations delirantes. Ce fut la reponse populaire au +silence dedaigneux des courtisans. + +Reconforte par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos +aux gradins et a la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son +epee, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans melange. Apres +quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le +roi qui, rigide et observateur des regles de la plus meticuleuse des +etiquettes, se vit dans la necessite de rendre le salut a celui qui, +peut-etre, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur +qu'il avait ete plus sensible a l'affront du Torero saluant la vile +populace avant de le saluer, lui, le roi. + +Ce geste du Torero, froidement premedite, qui denotait chez lui une +audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, +lesquels firent entendre un murmure reprobateur. Il le fut aussi de la +foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan +qui, trouvant la l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le +secret, s'ecria au milieu de l'attention generale: + +--Bravo, don Cesar! + +Et le Torero repondit a cette approbation precieuse pour lui par un +sourire significatif. + +Ces menus incidents, qui passeraient inapercus aujourd'hui, avaient +alors une importance considerable. Rien n'est plus fier et plus +ombrageux qu'un gentilhomme espagnol. + +Le roi etant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le +roi, c'etait insulter toute la gentilhommerie. C'etait un crime +insupportable, dont la repression devait etre immediate. + +Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait meme pas un nom, dont la +noblesse tenait uniquement a sa profession de ganadero qui anoblissait +alors, ce miserable aventurier s'etait permis de vouloir humilier le +roi. Cette tourbe de vils manants, qui pietinaient, la-bas, sur +la place, s'etait permis d'appuyer et de souligner de ses bravos +l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier etranger, ce +Francais, etait venu a la rescousse. + +Par la Vierge immaculee! par la Trinite sainte! par le sang du Christ! +voici qui etait intolerable et reclamait du sang! Si une diversion +puissante ne se produisait a l'instant meme, c'en etait fait: les +courtisans se ruaient, le fer a la main, sur la populace, et la bataille +s'engageait autrement que n'avait decide d'Espinosa. + +Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par +sa seule presence. + +A defaut d'autre merite, sa taille minuscule suffisant a le signaler a +l'attention de tous, le nain etait connu de tout Seville. Mais, si, sous +ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes +de miniature forcaient l'attention au point qu'une artiste raffinee +comme Fausta avait pu declarer qu'il etait beau, on imagine aisement +l'effet qu'il devait produire, ses charmes etant encore rehausses par +l'eclat du somptueux costume qu'il portait avec cette elegance native +et cette fiere aisance qui lui etaient particulieres. Il devait etre +remarque. Il le fut. + +Il avait dit naivement qu'il esperait faire honneur a son noble maitre. +Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblee les +faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appreciait reellement +que la force et la bravoure. + +Pour detourner l'orage pret a eclater, il suffit qu'une voix, partie +on ne sait d'ou, criat: "Mais c'est El Chico!" Et tous les yeux +se porterent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de +s'entre-dechirer, oublierent leur ressentiment et, unis dans le +sentiment du beau, se trouverent d'accord dans l'admiration. + +Le branle etant donne par la voix inconnue, le roi ayant daigne sourire +a la gracieuse reduction d'homme, les exclamations admiratives fuserent +de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'etaient pas les +dernieres ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les +levres feminines etait le meme: + +"Poupee! Mignonne poupee! Poupee adorable! Poupee!" + +Jamais le Chico n'avait ose rever un tel succes. Jamais il ne s'etait +trouve a pareille fete. Car il etait assez glorieux le petit bout +d'homme, et, sur ce point, il etait, malgre ses vingt ans, un peu +enfant. + +Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crane il +tourmentait la poignee de sa dague. Et cependant dans son esprit une +seule pensee, toujours la meme, passait et repassait avec l'obstination +d'une obsession: + +--Oh! si ma petite maitresse etait la! Si elle pouvait voir et +entendre!... + +Elle etait la pourtant, la petite Juana; la, perdue dans la foule, et, +si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait tres bien. + +Elle etait la et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, +tous les compliments qui tombaient dru comme grele sur son trop timide +amoureux. Et elle voyait les jolies levres des nobles et hautes et si +belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait meme tres bien ce que ne +voyait pas le naif Chico, perdu qu'il etait dans son reve d'adoration, +c'est-a-dire les coups d'oeil langoureux que ces memes belles dames ne +craignaient pas de jeter effrontement sur son patiras. + +Paree comme une madone, elle avait rencontre le sire de Pardaillan, +lequel, sans paraitre remarquer sa rougeur et sa confusion ni son +emotion, pourtant tres visibles, l'avait doucement prise par la main, +l'avait entrainee dans ce petit cabinet ou elle etait chez elle et s'y +etait enferme seul a seule. + +Que dit Pardaillan a la petite Juana, qui paraissait si emue quand il +l'entraina ainsi? C'est ce que la suite des evenements nous apprendra +peut-etre. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que +l'entretien fut plutot long et que la petite Juana avait les yeux +singulierement rouges en sortant du cabinet. + +Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifie son intention +d'assister a la course. Aussi, le moment venu, elle demanda a la vieille +Barbara de l'accompagner. Aussitot, celle-ci d'eclater: + +--Aller a la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne +patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi +incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se +respecte! + +Sans se facher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que, +puisqu'elle n'avait pas droit aux places reservees, elle se contenterait +de se meler a la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner, +elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugreer: + +--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des +serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur +jeune maitresse et de la defendre au besoin!--Suis-je donc si vieille, +si impotente que je ne puisse vous proteger! Jour de Dieu! j'irai avec +vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir +de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop +vieille pour vous accompagner. + +C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles etaient allees se +placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisee que la Giralda, +n'avait pu penetrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siege +pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui +etait si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les peripeties +des differentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour +d'elle, mais elle etait la. + +C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la temeraire +intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu a coups precipites. +Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin meme, elle +avait hoche douloureusement la tete comme pour dire: + +"N'y pensons plus." + +Lorsque la voix inconnue cria: "Mais c'est El Chico!" son petit coeur se +remit a battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne +savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands +talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur +place, elle ne parvenait pas a apercevoir le nain. + +Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au +Chico. Au Chico! Qui lui eut dit cela quelques minutes plus tot l'eut +bien surprise. + +Alors elle voulut voir le Chico a tout prix. Ce Chico qu'on trouvait +si beau, si brave, si mignon, si crane dans son superbe et luxueux +costume--du moins, ainsi le depeignaient tant de nobles dames--il lui +semblait que ce n'etait pas son Chico a elle, sa poupee vivante qu'elle +tournait et retournait au gre de son caprice. Il lui semblait que ce +devait etre un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissee, +colere, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire +et de pleurer, elle cria: + +--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!... + +D'une voix tellement changee, sur un ton si violent, que la vieille +Barbara, stupefaite, oublia pour la premiere fois de sa vie de +ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on +ne lui eut pas soupconnee, augmentee peut-etre par l'inquietude, car +elle sentait confusement que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire +se passait dans l'ame de son enfant, elle la souleva et la maintint +au-dessus de la foule, assise sur sa robuste epaule. + +C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa +splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eut +jamais vu, comme si ce ne fut pas la le meme Chico avec qui elle avait, +ete elevee, le meme Chico qu'elle s'etait plu, inconsciemment, a faire +souffrir, le considerant comme sa chose, son jouet a l'egard de qui elle +pouvait tout se permettre. + +C'etait cependant toujours le meme. Il n'avait rien de change, si +ce n'est son costume et un petit air crane et decide qu'elle ne lui +connaissait pas. Si le Chico etait toujours le meme, c'est donc +que quelque chose qu'elle ne soupconnait pas etait change en elle. +Peut-etre!... + +Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme a ce +moment le mot poupee fleurissait sur les levres pourpres de tant de +jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colere et +de defi a l'adresse des nobles effrontees, elle cria rageusement: + +--C'est a moi, cette poupee! a moi seule! + +Et, comme elle avait l'habitude de trepigner dans ces moments de grandes +coleres, ses petits pieds, si coquettement chausses, battant dans le +vide, se mirent a tambouriner frenetiquement le ventre de la pauvre +Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lacher prise +toutefois, se mit a beugler: + +--Ho! ha! he la! notre maitresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous +arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le +ventre de votre vieille nourrice! + +Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crie +brutalement: "Prends-moi dans tes bras!" elle cria de meme, en la +bourrant de coups de talon furieux: + +"Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces ehontees! Elles me +rendraient folle! + +Et la vieille, eberluee, ahurie, medusee, ne put qu'obeir machinalement, +sans trouver un mot, tant son saisissement etait grand, et elle +considera un moment avec une inquietude affreuse son enfant qui, en +effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison. + +Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait, +Juana ne fut pas plutot a terre que, saisissant la matrone par la main, +elle l'entraina violemment, en disant d'une voix coupee de sanglots: + +--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici! +Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre! + +Et, avec une inconscience qui assomma litteralement la nourrice, elle +ajouta: + +--Maudite soit l'idee que tu as eue de me conduire a cette course! + +C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas a la fin de la course. +C'est ainsi que, sans s'en douter, elle echappa a la bagarre qui devait +suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est +ainsi qu'elle echappa a la mort qui planait sur cette multitude de +curieux. + + + +XI + +VIVE LE ROI CARLOS! + +Cependant le taureau avait ete lache. + +Tout d'abord, comme presque toujours, ebloui par la lumiere eclatante, +succedant sans transition a l'obscurite d'ou il sortait, il s'arreta, +indecis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tete. + +Le Torero lui laissa le temps de se reconnaitre, puis il fit quelques +pas a sa rencontre, l'excitant de la voix, lui presentant sa cape +deployee. + +Le taureau ne se fit pas repeter l'invite. Ce morceau de satin ecarlate +qu'on lui presentait lui tira l'oeii tout de suite, et il fonca droit +sur lui, tete baissee. + +Ce fut un moment d'indicible emotion parmi ceux qui ne souhaitaient +pas la mort du Torero. Pardaillan lui-meme, empoigne par la tragique +grandeur de cette lutte inegale, suivait avec une attention passionnee +les phases de la passe. + +Le Torero, qui paraissait cheville au sol, attendit le choc, sans +bouger, sans faire un geste. Au moment ou le taureau allait donner son +coup de corne, il deplaca la cape a droite. Prodige, le taureau suivit +le morceau d'etoffe qu'il frappa. En passant; il frola le Torero. + +La seconde d'apres, les spectateurs haletants virent don Cesar qui, +la cape jetee sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de +tranquillite qu'il eut pu en montrer dans son interieur paisible. + +Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace execute avec un +sang-froid et une maitrise incomparables. Meme les courtisans oublierent +tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste +emerveille. + +Le taureau, stupefait de n'avoir frappe que le vide, se rua de nouveau +sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les +extremites du collet, et, tournant le dos a la bete, il se mit a marcher +paisiblement devant elle. + +La bete frappa furieusement a droite. Elle ne rencontra que l'etoffe. +Elle retourna a la charge et frappa a gauche. Le Torero, par une serie +de balancements du corps, evitait les coups et lui presentait toujours +l'etoffe. Puis il se mit a decrire des demi-cercles, et le taureau +suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre +chose que ce leurre qu'on lui presentait. + +Et les acclamations se firent delirantes. + +Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dedaigneux +et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme, +que les exploits que le dernier des capeadores execute sans sourciller +aujourd'hui. + +Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme +trois siecles avant que ne fussent creees et mises en pratique les +regles de la tauromachie moderne. + +Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues a l'epoque, +retrouvees plusieurs siecles plus tard, avaient tout le charme de la +nouveaute et pouvaient, a juste raison, susciter l'enthousiasme de la +foule. + +Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arreta +un moment et parut reflechir. Puis il pointa ses oreilles, gratta +rageusement la terre, frola le sol de son mufle et recula pour prendre +son elan. + +Le Torero deploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de +la ligne de son corps. En meme temps, il vint se placer droit devant le +taureau, le plus pres possible, et, avancant un pied, il provoqua la +bete. + +Au moment ou le taureau, apres avoir vise en baissant la tete, se +disposait a porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui +faisant decrire un arc de cercle. En meme temps, il se mettait hors +d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, +sans bouger les pieds. + +Et le taureau passa, en le frolant, lance sur la cape trompeuse. Le +Torero fit alors un demi-tour complet et se presenta de nouveau devant +la bete. + +Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son epee le flot de +rubans qu'il avait lestement cueilli au passage. + +Alors, la foule, jusque-la haletante et muette de terreur et d'angoisse, +laissa eclater sa joie, et, a la considerer, hurlante et gesticulante, +on eut pu croire qu'elle venait soudain d'etre prise de folie. Les uns +criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des eclats de rire, +la des sanglots convulsifs. + +Toutes ces manifestations diverses et violentes etaient le resultat de +la reaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps ou le +Torero, apres avoir provoque sa fureur, attendait l'assaut de la +bete sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse +etreignait les spectateurs a un degre tel qu'on pouvait croire que la +vie etait suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, +stries de sang, qui suivaient passionnement les mouvements violents de +la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se +soustrayait a ses coups, a l'ultime seconde ou ils etaient portes. + +Dans la loge royale, si puissante que fut sa haine contre celui qui +lui rappelait son deshonneur d'epoux, le roi, pendant tout ce temps, +trahissait son emotion par la contraction de ses machoires et par une +paleur inaccoutumee. + +Fausta, sous son impassibilite apparente, ne pouvait s'empecher de +fremir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde +d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui +reposait l'espoir de ses reves d'ambition. + +Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne +pas dire que, pendant les instants mortellement longs ou l'homme, +impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la +noblesse, qui savaient cependant qu'il etait condamne, faisaient des +voeux pour qu'il echappat aux coups qui lui etaient portes. + +Puis, cette espece d'acces de folie, qui s'etait empare de la foule, +se transforma en admiration frenetique, et l'enthousiasme deborda, +delirant, indescriptible. Mais ce n'etait pas fini. + +Le Torero avait cueilli le trophee. Il etait vainqueur. Il pouvait se +retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bete, il s'imposait +a lui-meme de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens. + +Tout n'etait pas dit encore. Par des jeux multiples et varies, +semblables a ceux qu'il venait d'executer avec tant de succes, il lui +fallait acculer la bete a la porte de sortie. Pour cela, lui-meme devait +se placer devant cette porte et amener le taureau a foncer une derniere +fois sur lui. + +Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurree +par la cape, il etait au milieu de la piste. Il avait l'espoir derriere +lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui etait +impossible. Il ne pouvait que s'effacer a droite ou a gauche. + +Que le comparse charge d'ouvrir la porte par laquelle, emporte par +son elan, devait passer le taureau, hesitat seulement un centieme de +seconde, et c'en etait fait de lui. C'etait l'instant le plus critique +de sa course. + +La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des +forces, en vue de supporter les emotions violentes de la fin de cette +course. + +Lorsque le taureau serait chasse de la piste, le Torero aurait le droit +de deposer son trophee aux pieds de la dame de son choix; pas avant. +Ainsi en avait-il decide lui-meme. + +Cette satisfaction, bien gagnee, on en conviendra, devait cependant lui +etre refusee, car c'etait l'instant qui avait ete choisi precisement +pour son arrestation. + +Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, +uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tache qu'il +s'etait imposee de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps +les troupes de d'Espinosa prenaient les dernieres dispositions en vue de +l'evenement qui allait se produire. + +Le couloir circulaire etait envahi. Non plus, cette fois, par la foule +des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, +armes de bonnes arquebuses, destinees a tenir en respect les mutins, si +mutinerie il y avait. + +Toutes ces troupes se massaient du cote oppose aux gradins, c'est-a-dire +qu'elles prenaient position du cote ou etait masse le populaire. Et cela +se concoit, les gradins etant occupes par les invites de la noblesse, +soigneusement tries, et sur lesquels, par consequent, le grand +inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle necessite de +garder ce cote de la place. Il etait naturellement garde par ceux qui +l'occupaient en ce moment et qui etaient destines a devenir, le cas +echeant, des combattants. + +Tout l'effort se portait logiquement du cote ou pouvait eclater la +revolte, et, la, officiers et soldats s'entassaient a s'ecraser, +attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fut +fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille. + +S'il y avait revolte, le peuple se heurterait a des masses compactes +d'hommes d'armes casques et cuirasses, sans compter ceux qui occupaient +les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, +charges de le prendre par-derriere. Par ce dispositif, la foule se +trouvait prise entre deux feux. + +Les hommes charges de proceder a l'arrestation n'auraient donc qu'a +entrainer le condamne du cote des gradins ou ils n'avaient que des +allies. + +Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire, +pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en detournant +l'attention des spectateurs, concentree sur les passes audacieuses qu'il +executait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie. + +Pardaillan se trouvait du cote des gradins, c'est-a-dire qu'il etait du +cote oppose a celui que les troupes occupaient peu a peu. Il vit fort +bien le mouvement se dessiner et ebaucha un sourire railleur. + +Au debut de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre +plutot restreint d'ouvriers, d'aides, d'employes aux basses besognes, +qui avaient quitte precipitamment la piste au moment de l'entree du +taureau et s'etaient postes la pour jouir du spectacle en attendant de +retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne. + +Tout d'abord, il n'avait prete qu'une mediocre attention a ces modestes +travailleurs. Mais, au fur et a mesure que la course allait sur sa fin, +il fut frappe de la metamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces +ouvriers. + +Ils etaient une quinzaine en tout. Jusque-la, ils s'etaient tenus, comme +il convenait, modestement a l'ecart, armes de leurs outils, prets, +semblait-il, a reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se +redressaient et montraient des visages energiques, resolus, et se +campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition superieure a +celle qu'ils affichaient quelques instants plus tot. + +Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'ou, envahissaient +peu a peu cette partie du couloir, se massaient pres de la porte ou il +se tenait, se melaient a ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils +semblaient s'entendre a merveille. + +Bientot, la porte se trouva gardee par une cinquantaine d'hommes qui +semblaient obeir a un mot d'ordre occulte. + +Et, tout a coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutre de +plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces etranges ouvriers +s'occupaient a scier les poteaux de la barriere. + +Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop etroite, pratiquaient +une breche dans la palissade, tandis que les autres s'efforcaient de +masquer cette bizarre occupation. + +Il devisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette +memoire merveilleuse dont il etait doue, il reconnut quelques visages +entrevus l'avant-veille a la reunion presidee par Fausta. Et il comprit +tout. + +"Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta +destine a son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon +petit prince sera bien garde, et je crois decidement qu'il se tirera +sain et sauf du guepier ou il s'est jete inconsiderement. Ces gens-la, +le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et, +au meme instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver. +Tout va bien." + +Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-etre du se +demander si tout allait aussi bien pour lui-meme. Il n'y pensa pas. + +A l'inverse de bien des gens, toujours disposes a s'accorder une +importance qu'ils n'ont pas, notre heros etait peut-etre le seul a ne +pas connaitre sa valeur reelle. Il etait ainsi fait, nous n'y pouvons +rien. + +"Tout va bien!" avait-il dit en songeant au Torero. Ayant juge que tout +allait bien, il se desinteressa en partie de ce qui se passait autour de +lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de +don Cesar, arrive a l'instant critique de sa course, c'est-a-dire adosse +a la porte de sortie ou il avait fini par attirer le taureau qui, dans +un instant, foncerait pour la derniere fois sur lui et irait s'enfermer +lui-meme dans l'etroit boyau menage a cet effet. + +A moins que le Torero ne put eviter le coup et ne payat de sa vie, au +moment supreme d'en finir, sa trop persistante temerite. + +C'etait, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. +L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappe a +mort. + +Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour +lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement. + +Et, tout a coup, averti par quelque mysterieuse intuition, il se +retourna et apercut a quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un +sourire mauvais, le regardait comme une proie couvee. + +"Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les +yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de +moi! je tomberais foudroye." + +Mais les evenements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux +yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforcait de degager la +cause seance tenante. + +"Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitte la fenetre ou +il se prelassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique +intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche +apres laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? + +Ayant ainsi monologue, de ce coup d'oeil sur et prompt qui n'etait qu'a, +lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup +d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit. + +"Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave +Bussi-Leclerc vient a la tete d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est +ce qui lui donne cette assurance imprevue." + +Presque aussitot, il eut un leger froncement de sourcils et il ajouta en +lui-meme: + +"Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il a la tete d'une compagnie de +soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arreter?" + +En meme temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, degageait +sa rapiere, se tenait pret a tout evenement. + +Comme on le voit, il avait ete long a s'apercevoir qu'il etait en cause +autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il +s'attendait a tout. + +A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations eclata, saluant +la victoire du Torero. + +Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une derniere fois +par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis +si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il etait alle +s'enfermer lui-meme dans le box amenage a cet effet, et la porte, se +refermant derriere lui, lui interdisait de revenir dans la piste. + +Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations +delirantes, la salua de son epee et se dirigea vers l'endroit ou il +avait, des le debut de la course, apercu la Giralda, avec l'intention de +lui faire publiquement hommage de son trophee. + +Au meme instant, la barriere, pres de Pardaillan, tombait sous une +poussee violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux +ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste, +entourerent de toutes parts le Torero, comme s'ils etaient pousses par +l'enthousiasme de sa victoire, mais en realite pour lui faire un rempart +de leurs corps. + +A ce moment aussi, les soldats, masses dans le couloir circulaire, +quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en +colonnes profondes, la meche de leurs arquebuses allumee, prets a faire +feu devant les rangs serres du populaire surpris de cette manoeuvre +imprevue. + +En meme temps, un officier, a la tete de vingt soldats, se dirigeait a +la rencontre du Torero. + +Mais celui-ci etait deborde par ceux qui avaient jete bas la barriere et +qui, malgre sa resistance acharnee, car il ne comprenait pas encore ce +qui lui arrivait, l'entrainaient dans la direction opposee a celle ou il +voulait aller. + +En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul, +qu'il avait mission d'arreter, l'officier, qui avait trouve quelque peu +ridicule qu'on l'obligeat a prendre vingt hommes avec lui, commenca de +comprendre que sa mission n'etait pas aussi aisee qu'il l'avait cru tout +d'abord et se trouva ridicule maintenant d'etre oblige de courir apres +un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui +tournait le dos avec les allures decidees de gens qui ne paraissent pas +disposes a se laisser faire. + +Voyant que celui qu'il avait mission d'arreter allait lui glisser entre +les doigta, l'officier, pale de fureur, ne sachant a quel expedient se +resoudre pour mener a bien sa mission, persuade que tout le monde +devait avoir, comme lui, le respect de l'autorite dont il etait le +representant, l'officier se mit a crier d'une voix de stentor: + +"Au nom du roi!... Arretez!" + +Ayant dit, il crut naivement qu'on allait obtemperer et qu'il n'aurait +qu'a etendre la main pour cueillir son prisonnier. + +Malheureusement pour lui, les gens qui se devouaient ainsi qu'ils +le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorite. Ils ne +s'arreterent donc pas. + +Bien mieux, a l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de +desespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils repondirent par un +cri imprevu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui +assistait, impassible, a cette scene: + +"Vive don Carlos!" + +Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de +masse qui les effara. + +Et, comme si ce cri n'eut ete qu'un signal, au meme instant des milliers +de voix vocifererent en precisant plus explicitement: + +"Vive le roi Carlos! Vive notre roi!" + +Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effares et surpris +que les gens de noblesse, comme une trainee de poudre, volant de bouche +en bouche, le bruit se repandit qu'on voulait arreter le Torero. Mais +Carlos, qu'etait-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait: +Carlos, c'etait le Torero lui-meme. + +Oui, le Torero, l'idole des Andalous, etait le propre fils du roi +Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait +enfin un roi humain, un roi qui, ayant vecu et souffert dans les rangs +du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaitrait ses miseres et +saurait y compatir; mieux, y remedier. + +Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un +moment inappreciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de +ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on +voulait arreter le Torero, leur dieu! + +Qu'il fut fils de roi, qu'on voulut faire de lui un autre roi, peu leur +importait. Pour eux, c'etait le Torero. + +Ah! on voulait l'arreter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir +si les Andalous etaient gens a se laisser enlever benevolement leur +idole! + +Les previsions du duc de Castrana se realisaient. Tous ces hommes, +bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants +de ce qui se tramait, devinrent litteralement furieux, se changerent en +combattants prets a repandre leur sang pour la defense du Torero. + +Comme par enchantement--apportees par qui? distribuees par qui? est-ce +qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulerent, et +ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'etait fait, se +virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui +un pistolet charge. + +Et, au meme instant, tel un cyclone foudroyant, la ruee en masse sur les +barrieres brisees, arrachees, eparpillees, la prise de contact immediate +avec les troupes impassibles. + +Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un +eclair de pitie devant la lutte inegale qui s'appretait. + +--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu! + +Une voix resolue, devant l'inappreciable instant d'hesitation de la +foule, cria, en reponse: + +"Faites! Et apres vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses! + +Une autre voix entrainante hurla: + +"En avant!" + +Et ils allerent de l'avant. + +Et le vieil officier mit a execution sa menace. + +Une decharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses +de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une +gerbe de coquelicots rouges. + +Si les officiers qui commandaient la avaient pris la precaution +elementaire d'echelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de +recharger les arquebuses--operation assez longue--pendant que d'autres +auraient fait feu, le massacre eut tourne aussitot a la boucherie, et +etant donne surtout les rangs serres de la foule qui n'avait que des +poitrines et non des cuirasses a opposer aux balles. + +Les officiers ne songerent pas a cela. Ou, s'ils y songerent, les +soldats ne comprirent pas et n'executerent pas l'ordre. La decharge fut +generale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait predit se +realisa: ayant decharge leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le +choc a l'arme blanche. + +La partie devenait presque egale en ce sens que, si les soldats casques +et cuirasses de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de +leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la superiorite du nombre. + +Et le corps a corps se produisit, opiniatre et acharne de part et +d'autre. + +Pendant ce temps, le Torero etait entraine par ses partisans, entraine +malgre ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgre sa +defense desesperee. + +Ils etaient cinquante qui l'avaient entoure et enleve. En moins d'une +minute, ils furent cinq cents. De tous les cotes, il en surgissait. + +C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux +vingt soldats charges de l'apprehender n'etait rien. Il fallait passer +sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer +la route. + +Fausta, eclairee par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement +le champ de bataille sur lequel il devait evoluer, Fausta avait +minutieusement et merveilleusement organise l'enlevement. Car, c'etait, +en somme, un veritable enlevement qui se pratiquait la. + +L'itineraire a suivre etait trace d'avance. Il devait etre, et il etait, +en effet, rigoureusement suivi. + +Il s'agissait d'entrainer le Torero non pas vers une sortie ou l'on se +fut heurte a des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les +coulisses de l'arene. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, +dans l'enceinte meme de la plazza, c'est-a-dire sur la place meme. + +D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prevoir que le Torero +serait entraine la, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues +etaient barrees par ses soldats. Il avait donc neglige d'occuper ces +coulisses. C'etait precisement sur quoi comptait Fausta. + +Ces coulisses, elle les avait occupees, elle. Partout, des groupes +d'hommes a elle etaient postes. On se passa le Torero de main en main +jusqu'a ce qu'il fut amene devant une maison qui appartenait a l'un des +conjures. + +Malgre lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il +se trouva dehors, dans une rue etroite, derriere des troupes nombreuses +qui gardaient cette rue, avec mission d'empecher de passer quiconque +tenterait de sortir de la place. + +Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient +scrupuleusement ce qui etait devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui +se passait sur leurs derrieres. + +L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant a Fausta se +trouvaient echelonnes de distance en distance, dans des abris surs, et +le Torero, ecumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville +et enferme, pour plus de surete, dans une chambre qui prenait toutes les +apparences d'une prison. + +Pourquoi le Torero s'etait-il efforce d'echapper aux mains de ceux qui +le sauvaient ainsi malgre lui et malgre sa resistance desesperee? + +C'est qu'il pensait a la Giralda. + +Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songe qu'a +elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existe pour lui. Et, en +se debattant entre les mains de ceux qui l'entrainaient, dans son esprit +exaspere, cette clameur retentissait sans cesse: + +"Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel +sort sera le sien?" + +Ce qui etait arrive a la Giralda, nous allons le dire en peu de mots: + +Lorsque les troupes royales s'etaient massees devant la foule, qu'elles +tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier +rang, se trouvait une des plus exposees, et, a moins d'un hasard +providentiel, elle devait infailliblement tomber a la premiere decharge. + +Tres etonnee, mais non effrayee, parce qu'elle ne soupconnait pas +la gravite des evenements, elle s'etait dressee instinctivement en +s'ecriant: + +"Que se passe-t-il donc?" + +Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussee a cette place +privilegiee, repondit, obeissant a des instructions prealables: + +--On veut arreter le Torero. C'est une operation qui rencontrera +quelques difficultes, car ils sont la des milliers d'admirateurs resolus +a l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous +ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont +beaucoup seront mortels. + +De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arreter +le Torero. + +--Arreter Cesar! s'ecria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis? + +Et, n'ecoutant que son coeur amoureux, sans reflechir, elle avait voulu +s'elancer, courir au secours de l'aime, lui faire un rempart de son +corps, partager son sort quel qu'il fut. + +Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en +sentinelle a cet endroit, etaient places la uniquement a son intention a +elle. + +Tous ces hommes etaient les acolytes de Centurion, renforces pour la +circonstance. + +La Giralda ne put meme pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se +jeterent en meme temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre +part, le meme cavalier empresse la saisit au poignet d'une main robuste, +et, disant sur un ton qu'il s'efforcait de rendre courtois: + +--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement. + +--Laissez-moi! cria la Giralda en se debattant. + +Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit a crier de toutes ses +forces: + +--A moi! On violente la Giralda... la fiancee du Torero! + +Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission +de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du +Torero, la Giralda, se reclamant de son titre de fiancee en semblable +occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de +Centurion, qui n'etaient pas precisement en odeur de saintete aux yeux +du populaire. + +Le galant cavalier, qui etait le sergent de Centurion et comme tel +commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, a son tour, une +inspiration, et, la lachant aussitot, il dit en faisant des graces qu'il +croyait irresistibles: + +--Loin de moi la pensee de violenter l'incomparable Giralda, la perle de +l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que +don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort +aussi certaine qu'inutile en courant par la. Montez sur cet escabeau. +Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlevent au nez et a la barbe +des soldats charges de l'arreter? + +--Sauve! s'ecria la Giralda, qui avait obei machinalement a don Gaspar +Barrigon, puisque tel etait son nom. + +Et, sautant lestement a terre, elle ajouta: + +--Il faut que je le rejoigne a l'instant. + +--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne +passerez jamais a travers cette multitude! + +La Giralda eut un geste d'impatience a l'adresse de l'importun. Mais, +voyant ses efforts se briser devant l'impassibilite des compagnons qui +l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de +deception douloureuse. + +--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous +n'avez rien a craindre de moi. Je suis un admirateur passionne du Torero +et suis trop heureux de preter l'appui de mon bras a celle qu'il aime. + +Il paraissait sincere; devant les bourrades qu'il ne menageait pas a ses +hommes, ceux-ci se hataient de lui livrer passage. La jeune fille n'en +chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se +rapprocher de son fiance. + +Quelques instants plus tard, elle etait hors de la foule dans une des +petites rues qui bordaient la place. Sans songer a remercier celui qui +lui avait fraye son chemin et dont l'aspect rebarbatif ne lui disait +rien, elle voulut s'elancer. + +Alors, elle se vit entouree d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de +lui faire place, se serrerent autour d'elle Alors, elle voulut +crier, appeler a l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de +l'arquebusade qui eclata comme un tonnerre a cet instant precis. + +Avant d'avoir pu se ressaisir, elle etait saisie, enlevee, jetee sur +l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la +maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier +murmurait: + +--Inutile de resister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien, +et tu ne m'echapperas pas! + +Elle leva son oeil ou se lisait une detresse qui eut apitoye tout autre +et considera celui qui lui parlait sur ce ton a la fois grossier et +menacant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue. + +Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement execute, lui apparut +dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, helas! comment +elle avait pu etre aveugle au point de n'avoir eu aucun soupcon a la vue +de ces mufles de fauves qui suaient le crime. + +Il est vrai que, toute a la joie du triomphe escompte de son bien-aime +Cesar, elle n'avait pas meme songe a les regarder a ce moment-la, et +Dieu sait si elle regrettait maintenant. + +Alors, comme un pauvre petit oiseau blesse qui replie ses ailes +et s'abandonne en tremblant a la main cruelle qui s'abat sur lui, +frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'evanouit. + +La voyant immobile et pale, les bras ballants, comme un corps sans vie, +le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda: + +--En route, vous autres! + +Il se placa, avec son precieux fardeau, au centre du peloton, qui +s'ebranla et partit a toute bride. + + + +XII + +L'EPEE DE PARDAILLAN + +Nous avons raconte, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait +echoue dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de +Pardaillan. Nous avons explique a la suite de quels combats et quels +dechirements interieurs Bussi, qui etait brave; s'etait abaisse a cette +besogne que lui-meme, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence +de langage qu'il n'eut, certes, pas toleree chez un autre. + +Apres avoir vainement essaye de reprendre sa revanche en desarmant a son +tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en etait venu +a se dire que sa mort, a lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait +seule laver son deshonneur. Et, par une subtilite au moins bizarre, ne +pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'etait resigne a l'assassinat. +On a vu comment l'aventure s'etait terminee. + +Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains +de la maison des Cypres, toute cette nuit Bussi la passa a tourner et +retourner comme un ours dans sa chambre, a ressasser sans treve son +humiliante aventure, a se gratifier soi-meme des injures les plus +violentes et les plus variees. + +Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une resolution qu'il +traduisit a haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien +d'humain: + +"Par le ventre de ma mere! puisque le maudit Pardaillan, protege +par tous les suppots d'enfer, d'ou il est certainement issu, est +insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et +resterai, tant qu'il vivra, deshonore, a telle enseigne que je n'aurais +pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non +autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de +laver mon honneur: c'est de mourir moi-meme. Et, puisque l'infernal +Pardaillan me fait grace, comme il dit, je n'ai plus qu'a me tuer!" + +Ayant pris cette supreme resolution, il retrouva tout son calme et son +sang-froid. Il trempa son front brulant dans l'eau fraiche, et, tres +resolu, tres maitre de lui, il se mit a ecrire une sorte de testament +dans lequel, apres avoir dispose de ses biens en faveur de quelques +amis, il expliquait son suicide de la maniere qui lui parut la plus +propre a rehabiliter sa memoire. + +La redaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en apercut jusque vers +une heure de l'apres-midi. + +Ayant ainsi regle ses affaires, sur de n'avoir rien oublie, +Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une epee qui lui parut la +meilleure, placa la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe +sur la poitrine, a la place du coeur, et prit son elan pour s'enferrer +convenablement. + +Au moment precis ou il allait accomplir l'irreparable geste, on frappa +violemment a sa porte. + +"Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis. +C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai places chez Fausta!" + +Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria a travers la +porte: + +--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la +princesse Fausta! + +"Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de +Chalabre, ni celle de Sainte-Maline." + +Et, tout reveur, mais sans bouger encore: + +"Fausta!..." + +L'inconnu se mit a tambouriner la porte et a faire un vacarme +etourdissant en criant a tue-tete: + +"Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de premiere importance." + +"Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expedie +a la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient +d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta." + +Et il alla ouvrir. Et Centurion entra. + +Que venait faire la Centurion? Quelle proposition fit-il a +Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux? + +Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin etait de +nature a changer ses resolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, +Bussi-Leclerc a la corrida royale. + +Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les +conseils de Centurion devaient etre particulierement louches, puisque +Bussi-Leclerc, qui avait glisse jusqu'a l'assassinat, commenca par se +facher tout rouge, allant jusqu'a menacer Centurion de le jeter par +la fenetre pour le chatier de l'audace qu'il avait de lui faire des +propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme. + +Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots +qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la +Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils +finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas. + +Donc, sans doute comme suite a l'entretien mysterieux que nous venons de +signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de +la plazza, semblant guetter Pardaillan, a la tete d'une compagnie de +soldats espagnols. + +Lorsque la barriere tomba sous la poussee des hommes a la solde de +Fausta, Pardaillan, sans hate inutile, puisque le danger ne lui +paraissait pas immediat, se disposa a les suivre, tout en surveillant +l'ancien maitre d'armes du coin de l'oeil. + +Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait a entrer dans la +piste, fit rapidement quelques pas a sa rencontre, dans l'intention +manifeste de lui barrer la route. + +Il faut dire qu'il etait suivi pas a pas par les soldats qui semblaient +se guider sur lui, comme s'il eut ete reellement leur chef. + +En toute autre circonstance et en presence de tout autre, Pardaillan eut +probablement continue son chemin sans hesitation, d'autant plus que +les forces qui se presentaient a lui etaient assez considerables pour +conseiller la prudence, meme a Pardaillan. + +Mais, en l'occurrence, il se trouvait en presence d'un ennemi a qui il +avait inflige plusieurs defaites, qu'il savait etre tres douloureuses +pour l'amour-propre du bretteur repute. + +Dans sa logique toute speciale, Pardaillan estimait que cet ennemi +avait, jusqu'a un certain point, le droit de chercher a prendre sa +revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser +cette satisfaction. + +Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait +d'un ton provocant: + +--He! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots a +vous dire. + +Cela seul eut suffi a immobiliser le chevalier. + +Mais il y avait une autre consideration qui avait a elle seule plus +d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement +anime de mauvaises intentions, se presentait a la tete d'une troupe +d'une centaine de soldats. Se derober dans de telles conditions lui +apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lachete--le mot etait +dans son esprit--dont il etait incapable. + +Ajoutons que, si bas que fut tombe Bussi-Leclerc dans l'esprit de +Pardaillan, a la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la +naivete de le croire incapable d'une felonie. + +Toutes ces raisons reunies firent qu'au lieu de suivre les defenseurs +du Torero il s'immobilisa aussitot, et, glacial, herisse, d'autant plus +furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, +surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre +cote de la barriere. Par cette manoeuvre imprevue, il se trouvait pris +entre deux troupes d'egale force. + +Pardaillan eut l'intuition instantanee qu'il etait tombe dans un +traquenard d'ou il ne lui semblait pas possible de se tirer, a moins +d'un miracle. + +Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait, +il se fut fait tuer sur place plutot que de paraitre reculer devant la +provocation qu'il devinait imminente. + +A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix eclatante qui domina le tumulte +dechaine et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez +lui, denotait une puissante emotion, il repondit: + +--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se +pretend un maitre en fait d'armes et qui est moins qu'un mechant +prevot... un ecolier mediocre! Leclerc qui profite bravement de ce que +Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le deshonorer en +l'accolant a celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la +bastonnade, bien meritee, que ne manquerait pas de lui faire infliger +par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il etait encore de ce monde! + +En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, apres sa +tentative d'assassinat si recente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc +s'attendait certes a etre accueilli par une bordee d'injures comme on +savait les prodiguer a une epoque ou tout se faisait avec une outrance +sans bornes. Tout de meme, il ne s'attendait pas a etre touche aussi +profondement. Ce demon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces +officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous +cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de +plus sensible en lui: sa vanite de maitre invincible! + +Fidele a la promesse qu'il s'etait faite a lui-meme, il accueillit les +paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dedaigneux et qui +n'etait qu'une grimace. Il souriait, mais il etait livide. + +Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une reponse du tac au +tac, et Bussi, egare par la rage, ne trouvait rien qui lui parut assez +violent. Il se contenta de grincer: + +--C'est moi, oui! + +--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue +rapiere qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que +vous avez jetee vous-meme lorsque vous tentates de m'assassiner? + +Les bonnes resolutions de Bussi-Leclerc commencaient a chavirer sous les +sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eut voulu poignarder a l'instant +meme. Il tira la longue rapiere dont on venait de lui parler, et, la +faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite: + +--Miserable fanfaron! + +Avec un supreme dedain, Pardaillan haussa les epaules et continua: + +--Vous m'avez demande, je crois, ou je courais tout a l'heure... Ma foi, +Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand +vous avez fui devant mon epee, il m'aurait fallu, non pas courir, mais +voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un +maitre et vous l'etes en effet: un maitre fuyard! + +Tout ceci n'empechait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le +mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui. + +En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforcait de faire bonne +contenance sous les douloureux coups d'epingle que lui prodiguait +Pardaillan, comme s'il n'etait venu la que pour detourner son attention +en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position. + +Il en sortait de partout. C'etait a-se demander ou ils s'etaient terres +jusque-la. + +Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une +toise. Il avait a sa gauche la barriere qui avait ete jetee bas, en +partie. Par-dela la barriere, c'etait la piste. En face de lui, c'etait +le couloir qui tournait sans fin autour de la piste. + +En allant par la, droit devant lui, il eut abouti a l'endroit reserve +au populaire. Derriere lui, c'etait toujours le meme couloir, ayant +en bordure les gradins occupes par les gens de noblesse. Enfin, a sa +droite, il y avait un large couloir aboutissant a l'endroit ou se +dressaient les tentes des champions. + +Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, +a sa gauche, une deuxieme, puis une troisieme compagnie etaient venues +se joindre a la premiere et s'etaient placees la en masses profondes. + +Environ quatre cents hommes se trouvaient la. + +Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les +soldats paraissaient, au contraire, etre en nombre plus considerable. +Cela tenait a ce que les troupes, manquant de front pour se deployer, +s'etendaient en profondeur. + +Essayer de se frayer un chemin, a travers les vingt ou trente rangs de +profondeur, eut ete une entreprise chimerique, au-dessus des forces +humaines, qui ne pouvait etre tentee, meme par un Pardaillan. + +Enfin, a sa droite, ou il eut pu, comme sur la piste, trouver assez +d'espace pour non pas tenter une defense impossible, mais essayer de +battre en retraite en se defilant parmi les tentes, les barrieres, mille +objets heteroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce +cote-la, on n'eut pas trouve un espace long d'une toise qui ne fut +occupe. + +En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, +l'encerclement etait complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre +de ce cercle de fer, compose de pres d'un millier de soldats. + +Il avait fort bien observe le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'etait +place d'un air provocant sur sa route, il est a presumer qu'il ne se fut +pas laisse acculer ainsi. Il eut tente quelque coup de folie, comme +il en avait reussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la +manoeuvre fut achevee et que la retraite lui eut ete coupee. + +Pardaillan, donc, des l'instant ou Bussi l'interpella, resolut de lui +tenir tete, quoi qu'il dut en resulter. Il ne se croyait pas, nous +l'avons dit, directement menace, L'eut-il cru que sa resolution +n'eut pas varie. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il +surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas +longtemps a comprendre que c'etait a lui qu'on en voulait. + +Jamais, il ne s'etait trouve en une passe aussi critique, et, en se +redressant, herisse, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle +qu'elle etait, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgre qu'il +sentit le sang battre ses tempes a coups redoubles, et il songeait: + +"Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes +os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arreter pour +repondre a ce spadassin que j'eusse toujours retrouve! Je pouvais +encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'a vendre ma vie le plus +cherement possible, car, pour me tirer de la, le diable lui-meme ne m'en +tirerait pas. + +Pendant ce temps, l'orage eclatait du cote du populaire. Les soldats, +apres avoir decharge leurs arquebuses, avaient recu le choc terrible du +peuple exaspere. La piste etait envahie, le sang coulait a torrents. + +De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnes +d'injures, de vociferations, d'imprecations, de jurons intraduisibles. +Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable +boucherie, etait enleve par les hommes de Fausta. + +Bussi-Leclerc avait degaine et s'etait campe devant Pardaillan. Autour +de celui-ci, le cercle de fer s'etait retreci, et, maintenant, il +n'avait plus qu'un tout petit espace de libre. + +Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitot dit avec un accent +grave: + +--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir echapper? Regarde autour de toi. +Vois ces centaines d'hommes armes qui te serrent de pres. Tout cela, +c'est mon oeuvre a moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. +Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher a mon etreinte! + +--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontre celui-ci--d'un +geste de mepris ecrasant il designait Bussi, livide de fureur--j'ai vu +celui-ci que j'ai connu geolier autrefois, qui s'est fait assassin et, +ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; +j'ai vu ceux-la--il designait les officiers et les soldats qui fremirent +sous l'affront--ceux-la qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se +fussent pas mis a mille pour meurtrir ou arreter un seul homme. J'ai +vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les +reptiles, les chacals, toutes les betes puantes et immondes s'avancer +en rampant, pretes a la curee, et me suis dit que, pour completer la +collection, il ne manquait plus qu'une hyene. Et, aussitot, vous etes +apparue! + +Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne +daigna pas discuter. A quoi bon? + +Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, +honteux qu'il etait du role qu'on lui faisait jouer, sur un ton de +supreme autorite, en designant Pardaillan de la main: + +--Arretez cet homme! + +L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'ecria: + +--Un instant, mort-diable! + +Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'etait pas concertee +avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le +mecontentement qu'elle eprouvait: + +--Perdez-vous la tete, monsieur? + +--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectee, le sire de +Pardaillan, qui se vante de m'avoir desarme et mis en fuite, me doit +bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi! + +Fausta le considera une seconde avec un etonnement qui n'avait rien de +simule. Tres sincerement, elle le crut soudainement frappe de demence. +Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement +apitoye: + +--Vous voulez donc vous faire tuer? + +Bussi-Leclerc secoua la tete avec un entetement farouche, et, sur un ton +d'assurance qui frappa Fausta: + +--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. +Je vous en donne l'assurance formelle. + +Fausta crut qu'il avait invente ou achete quelque botte secrete, comme +on en trouvait tous les jours, et que, sur de triompher, il tenait a le +faire devant tous ces soldats qui seraient les temoins de sa victoire et +retabliraient sa reputation ebranlee de maitre invincible. Il paraissait +tellement sur de lui qu'une autre apprehension vint l'assaillir, qu'elle +traduisit en grondant: + +--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine? + +--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le +soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez +tranquille. + +Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, +avec une insouciance affectee: + +--Je me contenterai de le desarmer. + +Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait +le laisser faire. C'est qu'elle etait payee pour savoir qu'avec le +chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien. + +Elle allait donc donner l'ordre de proceder a l'instant a la prise de +corps de celui qu'on pouvait considerer comme prisonnier. + +Bussi-Leclerc lut sa resolution dans ses yeux. + +--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colere contenue, j'ai fait vos +petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coute. De +grace, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes a ma guise... ou +je ne reponds de rien. + +Ceci etait dit sur un ton gros de sous-entendus menacants. Fausta +comprit que le contrarier ouvertement pouvait etre dangereux. + +--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc a votre guise. + +Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement: + +--Ecartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'echappera pas au +sort qui l'attend. + +Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dedaigneux aux levres, +avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier: + +--Hola! monsieur de Pardaillan, fit-il a haute voix, ne pensez-vous pas +que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais ecolier que je suis +une de ces prestigieuses lecons dont vous seul avez le secret? Voyez +l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Ou trouver temoins +plus nombreux et mieux qualifies de la defaite humiliante que vous ne +manquerez pas de m'infliger? + +Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eut dit, que Bussi-Leclerc etait +brave. Mais d'ou venait donc qu'il osat l'appeler en combat singulier +devant cette multitude de soldats, lesquels seraient temoins de son +humiliation? Car il ne pouvait se leurrer a ce point de croire qu'il +serait vainqueur. + +Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de +traitrise. + +Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer +qu'on n'allait pas le charger a l'improviste, par-derriere. + +Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur +donnat des ordres, et les officiers, de leur cote, semblaient se +guider sur Bussi. Il secoua la tete pour chasser les pensees qui +l'importunaient, et, de sa voix mordante: + +--Et, si je vous disais que, dans les conditions ou il se produit, il ne +me convient pas d'accepter votre defi? + +--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous etes vante en pretendant +m'avoir desarme. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de +Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hableur, un menteur. Et, +s'il le faut absolument, pour l'amener a se battre, j'aurai recours +au supreme moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les laches, et je le +souffletterai de mon epee, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous +regardez! + +Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapiere +comme pour en cingler le visage du chevalier. + +Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouie, adressee a +un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre +qui amena un murmure de reprobation sur les levres de quelques +officiers. + +Mais Bussi-Leclerc, emporte par la colere, ne remarqua pas cette +reprobation. + +Quant a Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste +suffit pour que le maitre d'armes n'achevat pas le sien. D'une voix +blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur: + +--Je tiens le coup pour recu, dit froidement Pardaillan. + +Et, faisant deux pas en avant, placant le bout de son index sur la +poitrine de Bussi: + +--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et +miserable, je ne vous savais pas lache. Vous etes complet maintenant. +Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang. +Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer! + +Alors, ses yeux tomberent sur le fer qu'il avait a la main. C'etait +cette epee qui n'etait pas a lui, cette epee qu'il avait ramassee au +cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette epee qui lui avait +paru suspecte au point qu'il avait discute un moment avec lui-meme pour +savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer. + +Et voila qu'en se voyant ce fer a la main ses soupcons lui revenaient +en foule, et une vague inquietude l'envahissait. Et il lui semblait que +Bussi-Leclerc le considerait d'un air narquois, comme s'il avait su a +quoi s'en tenir. + +Tour a tour, il regarda sa rapiere et Bussi-Leclerc comme s'il eut voulu +le fouiller jusqu'au fond de l'ame Et la mine inquiete du spadassin ne +lui dit sans doute rien de bon, car il revint a son epee. + +Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. +Il avait deja fait ce geste dans la rue et n'avait rien decouvert +d'anormal. Cette fois encore, l'epee lui parut a la fois souple et +resistante. Il ne decouvrit aucune tare. + +Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait la, +dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas a decouvrir, faute du temps +necessaire a l'etudier minutieusement, comme il eut fallu. + +Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une maniere etrangement fausse a +ses oreilles, peut-etre prevenues, bougonna d'une voix railleuse: + +--Que de preparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas. + +Et aussitot il tomba en garde en disant d'un air detache: + +--Quand vous voudrez, monsieur! + +Autant il s'etait montre emporte jusque-la, autant il paraissait +maintenant froid, merveilleusement maitre de lui, campe dans une +attitude irreprochable. + +Pardaillan secoua la tete, comme pour dire: + +--Le sort en est jete! + +Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrees, il +croisa le fer en murmurant: + +--Allons! + +Et il lui sembla, peut-etre se trompait-il, qu'en le voyant tomber en +garde, Bussi-Leclerc avait pousse un soupir de soulagement et qu'une +lueur triomphante avait eclaire furtivement son regard. + +"Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour +savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scelerat!" + +Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumee, +il tata prudemment le fer de son adversaire. + +L'engagement ne fut pas long. + +Tout de suite, Pardaillan laissa de cote sa prudente reserve et se mit a +charger furieusement. + +Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une +voix eclatante: + +--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te desarmer! + +A peine avait-il acheve de parler qu'il porta successivement plusieurs +coups secs sur la lame, comme s'il eut voulu la briser et non la lier. +Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, esperant qu'il +finirait par se trahir et decouvrir son jeu. + +Des qu'il eut porte ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec +l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son epee sous la lame de +Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il +redressa son epee de toute sa force. + +Alors, Fausta, stupefaite, les officiers et les soldats, emerveilles, +virent ceci: + +La lame de Pardaillan, arrachee, frappee par une force irresistible, +suivit l'impulsion que lui donnait l'epee de Bussi, s'eleva dans les +airs, decrivit une large parabole et alla tomber dans la piste. + +--Desarme! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes. + +Au meme instant, fidele a la promesse faite a Fausta de le laisser +vivant pour le bourreau, il se fendit a fond, visant la main de +Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, +comme s'il eut craint que, meme desarme, il ne revint sur lui, il fit un +bond en arriere et se mit hors de sa portee. + +Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute +la ligne. La, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, +spectateurs attentifs de cet etrange duel, il avait eu la gloire de +desarmer et de toucher l'invincible Pardaillan. + +Nous avons dit a dessein que la lame de Pardaillan etait allee tomber +sur la piste. + +En effet, on se tromperait etrangement si on croyait sur parole +Bussi-Leclerc criant qu'il a desarme son Adversaire. + +La lame avait saute, la lame, prealablement limee, habilement maquillee, +mais la poignee etait restee dans la main du chevalier. + +En resume, Bussi-Leclerc n'avait nullement desarme son adversaire et la +piteuse comedie qu'il venait de jouer etait de l'invention de Centurion, +qui avait vu la le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait charge +de lui demander, et de se venger en meme temps par une humiliation +publique de celui qui l'avait corrige vertement en public. + +Bussi-Leclerc pouvait triompher a son aise, car, de loin, on ne pouvait +voir la poignee restee dans la main crispee de Pardaillan, et, comme +tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart +des spectateurs le doute n'etait pas possible: l'invincible, le terrible +Francais avait trouve son maitre. + +Pour completer la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son epee, +alors qu'il s'etait fendu sur son adversaire desarme par un coup de +traitrise, son epee avait erafle un doigt assez serieusement pour que +quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la +main de Pardaillan. + +Ce n'etait qu'une piqure insignifiante. Mais, de loin, ce sang +permettait de croire a une blessure plus serieuse. + +Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect +vis-a-vis de ceux qui, places aux premiers rangs, purent voir de pres, +dans tous ses details, la scene qui venait de se derouler et celle qui +suivit. + +Ceux-la distinguerent le troncon d'epee reste dans la main du chevalier. +Ils comprirent que, s'il etait desarme, ce n'etait pas du fait de +l'adresse de Bussi, mais par suite d'un facheux accident. Et meme, a la +reflexion, cet accident lui-meme leur parut quelque peu suspect. + +Quant a Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien +comprehensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il +avait cru naivement a un accident. + +Jamais, l'idee ne lui serait venue que la frenesie haineuse put +obliterer le sens de l'honneur et meme le simple bon sens d'un homme +repute brave et intelligent, jusqu'a ce jour, au point de l'abaisser +jusqu'a ourdir une machination aussi lache, aussi compliquee et aussi +niaise, car, en resume, qui esperait-il abuser avec cette grossiere +comedie? + +Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait ete d'admettre +qu'une perfidie semblable etait possible. Et cela lui avait paru si +pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgre lui, oubliant tout, il +etait parti d'un eclat de rire formidable, furieux, inextinguible. + +Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fut, sentit un frisson le parcourir de +la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs presses +des soldats espagnols, comme s'il ne se fut pas senti en surete, il +commenca de regretter amerement d'avoir suivi si scrupuleusement les +perfides conseils de Centurion. + +C'est que, au fur et a mesure que le rire se dechainait +irresistiblement, le chevalier sentait une colere violente, furieuse, +comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier, +au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les +passes les plus critiques, il etait tout a fait hors de lui, et +se sentait incapable de se moderer, encore moins de raisonner ses +impressions. + +--Eh quoi! se peut-il que, pour une miserable blessure faite a son +amour-propre, un homme s'avilisse a ce point! Par Pilate! je ne +connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce +scelerat soit chatie sur l'heure, et je vais l'etrangler de mes propres +mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutot non; puisque les blessures +d'amour-propre sont les seules qui aient reellement prise sur ce +sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont +il gardera a jamais le cuisant souvenir! + +Livide, herisse, exorbite, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne +paraissait plus pouvoir refrener, avec des gestes brusques, saccades, +inconscients, un inappreciable instant il eut toutes les apparences d'un +fou furieux. + +Cette impression ne fut pas eprouvee que par les comparses de cette +scene, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et +la joie faisaient trembler: + +--Oh! serait-il devenu fou? Deja!... + +Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--repondit: + +--Notre besogne serait terminee, avant que d'avoir ete entreprise. + +Dans sa crise nerveuse poussee jusqu'a la frenesie, Pardaillan ne les +voyait pas. Ils etaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et, +pourtant, il percut nettement toutes ces paroles. En lui-meme, en +faisant des efforts desesperes pour retrouver un peu de calme, il +grommelait: + +"Or ca, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-etre le suis-je en effet. Je sens +ma tete qui semble vouloir eclater. Il me parait que ma folie, si elle +persistait, serait singulierement agreable a la douce Fausta et a son +digne ami d'Espinosa!" + +Et, par un effort de volonte surhumain, il reussit a se maitriser, a +retrouver, en partie, sa lucidite. + +En meme temps, il se mit en marche, allant droit a Bussi-Leclerc, +imperieusement pousse par cette idee qui dominait en lui: chatier seance +tenante le scelerat. + +Et, chose singuliere, des l'instant ou il s'ebranla pour une action +determinee, tout le reste disparut et son calme lui revint peu a peu. + +D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers +Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun +doute sur ses intentions, eut un soupcon de sourire, et: + +--Je crois, dit-il froidement, que, tout desarme qu'il est, le chevalier +de Pardaillan va faire passer un moment penible a ce pauvre M. de +Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre +nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait ete a nous! + +Fausta approuva gravement de la tete, avec un geste qui signifiait: ce +n'est pas notre faute s'il n'est pas a nous. Puis, curieusement, +elle porta ses yeux sur Pardaillan avancant, l'air menacant, sur +Bussi-Leclerc qui reculait au fur et a mesure en jetant a Fausta des +regards qui criaient: + +"Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?" + +Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers +d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le +sien: + +--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de +Bussi-Leclerc, dit-elle. + +--Si vous le desirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de +Pardaillan sans lui laisser le temps d'executer ce qu'il medite. + +--Pourquoi? dit Fausta avec une indifference dedaigneuse. C'est pour son +propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a +machine de longue main son coup de traitrise. Qu'il se debrouille tout +seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage +merite a sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il +est digne de notre respect. + +D'Espinosa eut un geste d'indifference qui signifiait que, lui aussi, il +se desinteressait completement du sort de Bussi. + +Cependant, a force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il +arriva un moment ou Bussi se trouva dans l'impossibilite d'aller +plus loin, arrete qu'il etait par la masse compacte des troupes qui +assistaient a cette scene. Force lui fut donc d'entrer en contact avec +celui qu'il redoutait. + +Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien. + +S'il se fut agi d'echanger des coups mortels, quitte a rester lui-meme +sur le carreau, il n'eut eprouve ni crainte ni hesitation. Il etait +brave, c'etait indeniable: + +Mais Bussi-Leclerc n'etait pas non plus l'homme fourbe et tortueux que +son dernier geste semblait denoncer, Pour l'amener a accomplir ce geste +qui le deshonorait a ses propres yeux, il avait fallu un concours +de circonstances special. Il avait fallu que le tentateur apparut a +l'instant precis ou il se trouvait dans un etat d'esprit voisin de la +demence, pour lui faire agreer une proposition infamante. Or, il ne faut +pas oublier que Bussi allait se suicider au moment ou Centurion etait +intervenu. + +Maintenant que l'irreparable etait accompli, Bussi avait, honte de ce +qu'il avait fait. Bussi croyait lire la reprobation sur tous les visages +qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'etait degrade et +meritait d'etre traite comme tel. + +Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme, +resolu neanmoins a le chatier. Que meditait-il? Quelle sanglante insulte +allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassembles? Voila ce qui +le preoccupait le plus. + +Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards +sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se +terrer, ne voulant pas se laisser chatier ignominieusement--ah! cela +surtout, jamais!--et ne pouvant se resoudre a faire usage de son fer +pour se soustraire a la poigne de celui qu'il avait exaspere. + +Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'etait arrete a deux +pas de lui. Il etait maintenant aussi froid qu'il s'etait montre hors de +lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. +Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix +etrangement calme, qui cingla le spadassin: + +--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de +coquin! + +Et, avec la meme lenteur souverainement meprisante, avec des gestes +mesures, comme s'il eut eu tout le temps devant lui, comme s'il eut ete +sur que nulle puissance ne saurait soustraire au chatiment merite le +miserable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, +passes a la ceinture, et se ganta froidement, posement. + +Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eut +saisi a la gorge, il se fut sans doute laisse etrangler sans porter la +main a la garde de son epee. C'eut ete pour lui une maniere comme une +autre d'echapper au deshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable +que la mort meme, non, non, il ne pouvait le tolerer. + +Il eut une supreme revolte, et, degainant dans un geste foudroyant, il +hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: + +--Creve donc comme un chien! puisque tu le veux!... + +En meme temps, il levait le bras pour frapper. + +Mais il etait dit qu'il n'echapperait pas a son sort. + +Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit +son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis +qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme +des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts +engourdis du spadassin. + +Ceci fut rapide comme un eclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour +le dire, les roles se trouverent renverses, et c'etait Pardaillan qui, +maintenant, se dressait, l'epee a la main, devant Bussi desarme. + +Tout autre que le chevalier eut profite de l'inappreciable force que lui +donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guepier ou, tout +au moins, de vendre cherement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, +n'avait pas les idees de tout le monde. Il avait decide d'infliger a +Bussi la lecon qu'il meritait, il s'etait trace une ligne de conduite +sur ce point special, et il la suivait imperturbablement, sans se +soucier du reste. + +Se voyant desarme une fois de plus, mais pas de la meme maniere que les +fois precedentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, +retrouvant sa bravoure accoutumee, d'une voix qu'il s'efforcait de +rendre railleuse, il grinca: + +--Tue-moi! Tue-moi donc! + +De la tete, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix +claironnante: + +--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener a cette supreme lachete +de tirer le fer contre un homme desarme. Et tu y es venu, parce que +tu as l'ame d'un faquin. Cette epee, avec laquelle tu menacais de me +souffleter, tu es indigne de la porter. + +Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en +jetait les troncons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, ecumant. + +Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa +murmura: + +--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil! + +--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne +raisonne pas ses impulsions. + +Ils se trompaient tous les deux. + +Pardaillan reprenait, de sa voix toujours eclatante: + +--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour recu. Je pourrais +t'etrangler, tu ne peses pas lourd dans mes mains. Je te fais grace de +la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans +ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu +l'intention de me donner, je te le rends!... + +En disant ces mots, il happait Bussi a la ceinture, le tirait a lui +malgre sa resistance desesperee, et sa main gantee, largement ouverte, +s'abattit a toute volee sur la joue du miserable, qui alla rouler a +quelques pas, etourdi par la violence du coup, a moitie evanoui de honte +et de rage, plus encore que par la douleur. + +Cette execution sommaire achevee, Pardaillan s'ebroua comme quelqu'un +qui vient d'achever sa tache, et, du bout des doigts, avec des airs +profondement degoutes, il enleva ses gants et les jeta, comme il eut +jete une ordure repugnante. + +Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitte durant +toute cette scene, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son +sourire le plus ingenu aux levres, il se dirigea droit sur eux. + +Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage tres explicite, car +d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable a celle +de Bussi qu'on emportait hurlant de desespoir, se hata de faire le signe +attendu par les officiers qui commandaient les troupes. + +A ce signal, les soldats s'ebranlerent en meme temps, dans toutes les +directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier +qui l'emprisonnait. + +Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient +Fausta et le grand inquisiteur. Il renonca a les poursuivre pour faire +face a ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes +se prolongeait, il lui serait bientot impossible de faire un mouvement, +et, si la poussee formidable persistait aussi methodique et obstinee, il +risquait fort d'etre presse, etouffe, sans avoir pu esquisser un geste +de defense. Il grommela, s'en prenant a lui-meme de ce qui arrivait, +comme il avait l'habitude de faire: + +"Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetee apres avoir +estoque ce taureau!" + +Il eut aussi bien pu regretter l'epee de Bussi qu'il venait de briser a +l'instant meme. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il etait +logique avec lui-meme. En effet, cette epee, il ne l'avait conquise que +pour se donner la satisfaction d'en jeter les troncons a la face du +maitre d'armes. + +Cependant, malgre ses regrets et les invectives qu'il se dispensait +genereusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette +froide lucidite qui engendrait chez lui les promptes resolutions. + +Se voyant serre de trop pres, il resolut de se donner un peu d'air. Pour +ce faire, il projeta ses poings en avant avec une regularite d'automate, +une precision pour ainsi dire mecanique, une force decuplee par le +desespoir de se voir irremediablement perdu, pivotant lentement sur +lui-meme, de facon a frapper alternativement chacune des unites les plus +rapprochees du cercle qui se resserrait de plus en plus. + +Et chacun de ses coups etait suivi du bruit mat de la chair violemment +heurtee, d'une plainte sourde, d'un gemissement, parfois d'un juron, +parfois d'un cri etouffe. + +Et, a chacun de ses coups, un homme s'affaissait, etait enleve par ceux +qui venaient derriere, passe de main en main, porte sur les derrieres du +cercle infernal ou on s'efforcait de le ranimer. + +Et, pendant ce temps, l'emeute dechainee se deroulait comme un torrent +impetueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pave de la +place, dans les rues adjacentes, c'etait des soldats aux prises avec le +peuple excite, conduit, guide par les hommes du duc de Castrana. + +Partout, c'etait le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le +haletement rauque des corps a corps, les plaintes des blesses, et, +par-ci par-la, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur +eclatait, a la fois cris de ralliement et acclamation: + +"Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!" + +Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses +forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc a Fausta +lui revinrent a la memoire, et, en continuant son horrible besogne, il +songea: + +"Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allie, +d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures +qu'ils ont resolu de m'infliger!" + +Et, comme ses bras, a force de servir de massues, sans arret ni repos, +commencaient a eprouver une raideur inquietante, il ajouta: + +"Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'a +ce que je sois a bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se decident a +rendre coup pour coup." + +Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui +apparaissait que, le mieux qu'il put lui advenir, c'etait de recevoir +quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui reservait. + +Il ne se trompait pas dans ses deductions. Les soldats, en effet, +commencaient a s'enerver. Aux coups methodiquement assenes par +Pardaillan, ils repondirent par des horions decoches au petit bonheur. +Il eut, sans nul doute, recu le coup mortel qu'il souhaitait, si une +voix imperieuse n'avait arrete net ces tentatives timides, en ordonnant: + +"Bas les armes, droles!... Prenez-le vivant!" + +En maugreant, les hommes obeirent. Mais, comme il fallait enfin en +finir, comme la patience a des limites et que la leur etait a bout, sans +attendre des ordres qui tardaient trop, ils executerent la derniere +manoeuvre: c'est-a-dire que les plus rapproches sauterent, tous +ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accable par +le nombre. + +Il essaya une supreme resistance, esperant peut-etre trouver la brute +excitee qui, oubliant les instructions recues, lui passerait sa dague au +travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de +leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de +poing ne lui furent pas menages, pas plus qu'il ne menageait les siens. + +Un long moment, il tint tete a la meute, en tout pareil au sanglier +accule et coiffe par les chiens. Ses vetements etaient en lambeaux, du +sang coulait sur ses mains et son visage etait effrayant a voir. Mais ce +n'etait que des ecorchures insignifiantes. A differentes reprises, on le +vit soulever des grappes entieres de soldats pendus a ses bras, a ses +jambes, a sa ceinture. Puis, a bout de souffle et de force, ecrase par +le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur +ses jambes et tomba a terre. + +...C'etait fini. Il etait pris. + +Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait +encore si terrible, si etincelant que, malgre qu'il fut impossible +d'esquisser un geste, tant on avait multiplie les liens autour de son +corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par +surcroit, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui. + +Il etait debout, cependant. Et son oeil froid et acere se posait avec +une fixite insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, a +cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de +combattants. + +Quand elle vit qu'il etait bien pris, bien et dument ficele des pieds +jusqu'aux epaules, reduit enfin a l'impuissance, elle s'approcha +lentement de lui, ecarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient a sa +vue, et, s'arretant devant lui, si pres qu'elle le touchait presque, +elle le considera un long moment en silence. + +Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait a sa merci! + +En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir +de son triomphe. Malgre les liens qui lui meurtrissaient la chair et +comprimaient sa poitrine au point de gener la respiration, malgre la +pesee, violente de ceux qui le maintenaient, il s'etait redresse en +songeant: + +--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie +victoire!... Un abominable guet-apens, une felonie, une armee lachement +mise sur pied pour s'emparer d'un homme!... + +En secouant frenetiquement la grappe humaine pendue a ses epaules, il +s'etait redresse, avait leve la tete, l'avait fixee avec une insistance +agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant +de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnat l'occasion de lui +decocher quelqu'une de ces mordantes repliques dont il avait le secret. + +Fausta se taisait toujours. + +Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il +s'attendait a trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait a +voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, deconcerte, ne lut +qu'indecision et tristesse. + +Il fallait que Fausta fut extraordinairement troublee pour s'oublier +au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui +n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de +montrer. + +C'est que ce qui lui arrivait la depassait toutes ses previsions. + +Sincerement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tue l'amour. +Et voici que, au moment ou elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait +hair, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle +avait pris pour de la haine, c'etait encore de l'amour. Et, dans son +esprit eperdu, elle ralait: + +"Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'etait que le depit de +me voir dedaignee... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... +Et, maintenant que je l'ai livre moi-meme, maintenant que j'ai prepare +pour lui le plus effroyable des supplices, je m'apercois que, s'il +disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard +qui ne soit pas indifferent, je poignarderais de mes mains ce grand +inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le +delivrer. Que faire? Que faire? + +Et, longtemps, elle resta ainsi, desemparee, reculant, pour la premiere +fois de sa vie, devant la decision a prendre. + +Peu a peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de +deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait a son sort, et, d'une +voix extremement douce, comme lointaine et voilee, elle dit seulement: + +--Adieu, Pardaillan! + +Et ce fut encore un etonnement chez lui, qui s'attendait a d'autres +paroles. + +Mais il n'etait pas homme a se laisser demonter pour si peu. + +--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir. + +Elle secoua la tete negativement et, avec la meme intonation de douceur +inexprimable, elle repeta: + +--Adieu! + +--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisement. +Vous devez en savoir quelque chose! + +Avec obstination, elle fit doucement non, de la tete, et repeta encore: + +--Adieu! Tu ne me verras plus. + +Une idee affreuse traversa le cerveau de Pardaillan. + +"Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: "Tu ne me verras plus." +Ne pouvant parvenir a me tuer, l'abominable creature aurait-elle concu +l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce +serait trop hideux!" + +De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait: + +--Ou plutot, je m'exprime mal, tu me verras peut-etre, Pardaillan, mais +tu ne me reconnaitras pas. + +"Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle enigme? Je +la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas etre +aveugle, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti +que je ne pensais. Mais je ne la reconnaitrai pas. Que veut dire ce +"Tu ne me reconnaitras pas"? Quelle menace se cache sous ces paroles, +insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien." + +Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire: + +--Il faudra donc que vous soyez bien meconnaissable! Peut-etre +serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de +coeur et de bonte. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez +si bien changee qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas. + +Fausta le considera une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le +regard avec cette ingenuite narquoise qui lui etait particuliere. +Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle +lasse du violent combat qui s'etait livre dans son esprit? Toujours +est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tete et revint se placer +aupres de d'Espinosa, qui avait assiste, muet et impassible, a cette +scene. + +--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand +inquisiteur. + +--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entrainait. + + + +XIII + +LES AMOURS DU CHICO + +Le couvent de San Pablo etait situe si pres de la place San Francisco +qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place meme. + +En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent ete pour ainsi +dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur +la place, et un homme froid et methodique comme d'Espinosa ne pouvait +commettre l'imprudence de faire traverser cette place a son prisonnier +en pareil moment. + +Pardaillan etait encadre de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que +le chevalier, ligote comme il l'etait, inspirat des craintes au grand +inquisiteur. Mais, precisement, ces precautions, qui eussent pu paraitre +ridicules en temps normal, devenaient necessaires, si l'on songe que +le prisonnier et son escorte pouvaient avoir a passer au milieu des +combattants. Dans la melee, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup +mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement a le garder +vivant. Il pouvait encore--ce qui eut ete plus facheux encore--etre +delivre par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs. +La necessite d'une imposante escorte se trouvait donc amplement +justifiee. + +Par surcroit de precautions, le chef de l'escorte fit faire a sa troupe +une infinite de detours par les petites rues qui avoisinaient la place, +evitant avec soin toutes celles ou il percevait les bruits de la +bagarre. En outre, comme le chevalier, entrave par des liens tres +serres, ne pouvait avancer qu'a tous petits pas, il se trouva qu'il +fallut une grande heure pour arriver a ce couvent San Pablo, qu'on eut +pu atteindre en quelques minutes. + +En ce qui concerne l'emeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en +lamentable echauffouree et qu'elle fut reprimee avec cette impitoyable +cruaute que Philippe II savait montrer quand il etait sur d'avoir le +dessus. + +Et ce fut la une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de +cette vaste entreprise qui echoua piteusement et fut noyee dans le sang. + +Devant les hesitations du Torero, de celui qui, pour elle, etait le +prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son +plan. + +Elle se croyait sure de voir le prince venir a elle, resolu a lui donner +son nom, et a partager avec elle le trone, pourvu qu'elle le hissat sur +ce trone. Elle se croyait sure de cela. Elle n'en eut pas jure cependant +C'est alors qu'elle eut cette idee malheureuse, qui devait consommer la +ruine de ses ambitions, de modifier ses idees premieres. + +Que lui servirait-il de pousser son succes a fond et de consommer la +ruine de Philippe II si le prince dedaignait ses propositions? Elle +pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-la. C'etait +possible, apres tout. Qu'arriverait-il alors? + +Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager a fond, il fallait montrer +a ce prince de quoi elle etait capable et de quelles forces elle +disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revint +humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute +assurance l'action definitive. + +Ce plan ainsi modifie fut execute a la lettre. Le Torero fut enleve +par ses partisans sans qu'il fut possible aux troupes royales de +l'approcher. Et l'emeute se dechaina dans toute son horreur. + +Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du +mouvement, qui etaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la +retraite et s'eclipserent, bientot poursuivis de leurs hommes. + +Alors, il ne resta plus en presence des troupes royales que le bon +populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire. + +Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux +n'avaient, pour la plupart, que quelques mechants couteaux a opposer aux +armes a feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine. + +Neanmoins, ils tinrent bon et se laisserent massacrer bravement. +C'etaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel etait +ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on +voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifie, cela ne se +ferait pas. + +Tout a une fin, cependant. Bientot, ceux-la aussi apprirent que le +Torero etait sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait +voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent, +et, des lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps. + +Et ce fut la debandade generale, il ne resta plus sur la place et dans +les rues que des soldats triomphants... et aussi, helas! les cadavres +qui jonchaient le sol et les blesses, plus nombreux encore, qu'on +enlevait a la hate. + +Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San +Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il +apercut la, au premier rang, qui? le nain Chico en personne. + +Mais dans quel etat, grand Dieu! + +Ah! il etait joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures +plus tot, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait +valu aupres des nobles dames de la cour ce mirifique succes, qui avait +paru si fort contrarier la gentille Juana! + +D'abord, plus de toque empanachee, et plus de manteau. Ensuite, fripes, +dechires, macules, les soies et les satins de ce qui avait ete +un pourpoint. Des accrocs larges comme la main a ces chausses +resplendissantes. Et, par-ci par-la, des taches rouges qui ressemblaient +singulierement a du sang. + +La verite nous oblige a confesser que le Chico ne paraissait nullement +se soucier des details de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il +savait tout porter avec la meme desinvolte fierte. Il se redressait +tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration +bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa +taille, d'homoncule. + +Et puis, tiens! s'il etait mal arrange, lui, le Chico, le seigneur +francais, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, +n'etait guere mieux arrange que lui. + +Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-la? Evidemment, sa +petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi etait-il la? Pour +Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant. + +Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rive sur les yeux +du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si +sincere, une affection si ardente, un devouement si absolu, une si naive +admiration a le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait +diriger, que ce grand sentimental qu'etait le chevalier de Pardaillan +se sentit doucement emu, delicieusement reconforte, et qu'il eut a +l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur +qui avaient le don de bouleverser le petit paria. + +Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain. +Mais il reflechit que, dans les circonstances presentes, il risquait +fort de le compromettre. + +Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux +autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'etait devenu son autre ami, +don Cesar, sur qui il s'etait promis de veiller et pour qui il s'etait +si imprudemment expose qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en +passant, un regard d'une muette eloquence au nain attentif. + +Le Chico n'etait pas un sot. Il s'etait senti largement recompense par +le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris a quel mobile +il obeissait en paraissant ne pas le connaitre. + +Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de +Pardaillan qui criait: + +"Don Cesar est-il sauf?" + +Dans le meme langage muet, il repondit a l'instant et il fut compris +comme il avait compris lui-meme. + +La tete etait la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer a son +aise, attendu qu'il n'avait pas ete possible de l'enchainer comme le +reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible +signe de tete, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui +imposaient ses entraves. + +Il s'apercut alors que le Chico, favorise par l'exiguite de sa taille, +se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifferents, s'attachait +obstinement a ses pas et trouvait moyen de marcher a sa hauteur, comme +s'il avait eu quelque chose a lui communiquer. + +Il remarqua egalement que le nain serrait dans son poing crispe le +manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son +escorte des regards charges de colere qui les eussent infailliblement +jetes bas s'ils avaient ete des pistolets. Il ne put s'empecher de +penser, a part lui: + +"Ah! le brave petit homme! Si sa force egalait sa bravoure et sa +volonte, comme il chargerait ces soldats a qui l'on fait jouer un si +triste role!" + +Et il souriait doucement, chaudement reconforte par cette amitie sincere +qui se manifestait en un moment si critique pour lui. + +Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. +Porte monumentale, massive, rebarbative, pesante, sournoise par les +guichets visibles ou dissimules, arrogante et menacante par les clous et +les innombrables serrures. + +On dut attendre que les verrous enormes fussent tires avec des +grincements sinistres, que les serrures geantes fussent ouvertes a +l'aide de clefs que le nain Chico eut eu bien de la peine a soulever. Il +y eut forcement un temps d'arret assez long. + +Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-etre prevu, pour se +livrer a une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de +vue comprit aisement et qui eut la bonne fortune de passer inapercue, +les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux. + +"Je viendrai ici tous les jours", disaient les gestes du petit homme. + +Et les yeux de Pardaillan repondaient: + +"Pour quoi faire?" + +Un haussement d'epaules, des yeux leves au ciel, des mains remontant +jusqu'a la tete et retombant mollement, signifiaient: + +"Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-etre bien aise de +communiquer avec le dehors." + +Et Pardaillan de repondre: + +"Soit. J'accepte ton devouement." + +Et, d'un sourire, il remerciait. + +Maintenant, la, porte etait ouverte. Avant qu'elle se fermat lourdement +sur lui--peut-etre pour toujours--il tourna une derniere fois la tete et +adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et +mobile semblait lui crier: + +"Ne desesperez pas. Soyez pret a tout. Je ne vous abandonnerai pas!" + +Pardaillan disparut sous la voute sombre; les soldats ressortirent +et s'eloignerent allegrement, et le Chico demeura seul, dans la rue +deserte, ne pouvant se decider a s'eloigner de cette porte qui venait +de se fermer sur le seul homme qui lui eut temoigne un peu d'amitie, et +dont la parole chaude et coloree avait eveille en lui tout un monde de +sensations inconnues. + +Le soleil s'eteignait lentement a l'horizon; bientot son orbe rouge +disparaitrait completement, la nuit succederait au jour; il n'y avait +plus rien a esperer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'eloigna +lentement, tristement, a regret. + +Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait ecraser la ville. Il +ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, +il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animees +a cette heure. + +Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermees, les portes +verrouillees, les volets hermetiquement clos. Il ne remarqua rien. Il +allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un +parchemin qu'il considerait attentivement, et le remettait vivement dans +sa poitrine, comme s'il eut craint qu'on ne le lui volat. + +Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait +attacher un grand prix, n'etait autre que ce blanc-seing que Centurion +avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu a Fausta. + +On se souvient peut-etre que Fausta etait descendue dans le caveau +truque de la maison des Cypres pour y bruler la capsule destinee a +empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'etui +contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laisse +tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde. + +Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouve ce papier, et, ne +pouvant le lire dans l'obscurite, il l'avait passe a sa ceinture. Or, +en rampant sur les dalles pour epier El Chico, le chevalier, sans s'en +apercevoir, avait a son tour laisse tomber ce papier. + +De retour a l'auberge de la Tour, il n'avait plus pense a ce chiffon de +papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, a son tour, trouve, +et, comme il savait lire, comme, dans son reduit, il avait de la +lumiere, il s'etait rendu compte de la valeur de sa trouvaille et +l'avait soigneusement mise de cote. Son intention etait de remettre ce +parchemin au seigneur francais, a qui il appartenait sans doute, et qui, +en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les +evenements qui s'etaient precipites l'avaient empeche de realiser son +intention. + +C'etait donc ce blanc-seing que nous l'avons vu etudier dans la rue. Que +voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait. +Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-etre s'en servir en faveur +de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforcait de trouver. + +Une chose l'inquietait: c'est qu'il n'etait pas tres sur que sa +trouvaille eut reellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit +qu'il savait lire et meme ecrire. + +Il faut entendre par la qu'il pouvait enoncer peniblement et griffonner, +encore plus peniblement, les mots les plus usuels; c'est tout. + +Donc, se mefiant de ses capacites, il n'etait pas tres sur de la valeur +du document trouve. Ah! s'il savait ete aussi savant que la petite +Juana! Il resolut soudain d'aller soumettre le precieux parchemin a la +competence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en +etait au juste. Ayant decide, il prit aussitot le chemin de l'auberge de +la Tour. + +Notez que Juana l'avait chasse et que son splendide costume etait +en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre +circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se +presenter devant elle sans avoir ete mande? Quel accueil, surtout, s'il +se presentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant. + +Il trouva l'auberge a peu pres vide de clients, et cela n'etait pas fait +pour le surprendre apres les evenements sanglants de l'apres-midi. +Les quelques personnes attablees etaient des militaires qui, pour la +plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraichir et s'en allaient aussitot. + +La petite Juana tronait dans ce petit reduit attenant a la cuisine, et +qui etait comme le bureau de l'hotellerie. Elle avait, naturellement, +garde la superbe toilette qu'elle avait endossee pour aller a la +corrida, et, ainsi paree, elle etait seduisante au possible, jolie a +damner un saint, fraiche comme une rose a peine eclose, et dans son +riche et elegant costume qui lui seyait a ravir on eut dit une marquise +deguisee. + +En la voyant si jolie dans ses atours des fetes carillonnees, le Chico +sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillerent de plaisir et +une bouffee de sang lui monta au visage. + +Mais, resolu a ne s'occuper que de choses graves, a ne songer qu'a +son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prevu: c'est qu'il se +presenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue. + +Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompte un +peu cette visite de son timide amoureux. + +Elle avait du penser que, la course terminee, il ne resisterait pas au +desir de venir se faire admirer, et elle avait du arranger d'avance la +reception qu'elle lui ferait. + +On concoit combien l'attitude si nouvelle et si imprevue du petit homme +la piqua au vif. + +Cependant, comme elle etait femme et coquette, elle sut cacher ses +impressions, si bien qu'il ne soupconna rien de ce qui se passait en +elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus +grondeur qu'elle lanca: + +--Comment oses-tu reparaitre ici quand je t'ai chasse? Et dans quel etat +encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te presenter ainsi devant +moi? + +Pour la premiere fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente +sortie avec une indifference qui accrut son indignation. Il ne rougit +pas, il ne baissa pas la tete, il ne s'excusa pas. Il la regarda +tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit +simplement et tres doucement: + +--J'ai besoin de t'entretenir de choses serieuses. + +La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait change sa poupee. +Ou prenait-il cette tranquille audace? La verite est que le Chico +n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'a Pardaillan et +tout s'effacait devant cette pensee. Ce qu'elle prenait pour de l'audace +n'etait que de la distraction. + +Juana, etourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du +premier coup d'oeii, et s'ecria: + +--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu? + +--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville? + +--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rebellion, tout est +a feu et a sang, il y a des morts par milliers... + +Et son inquietude percant malgre elle, avec une inflexion de voix dont +il ne percut pas la tendresse: + +--Tu es donc blesse? + +--Non. J'ai ete eclabousse dans la bagarre. Peut-etre ai-je bien quelque +ecorchure par-ci par-la, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien. +C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi. + +Des l'instant qu'il n'etait pas blesse, elle reprit son air grondeur et +dit: + +--C'est la que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin, +mecreant, de te meler a la bagarre? + +--Il le fallait bien. + +--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allee a cette +course et que je serais peut-etre morte a l'heure qu'il est si j'etais +restee jusqu'a la fin! + +Ce fut a son tour de palir de crainte: + +--Tu es allee a la course? + +--He oui! Heureusement la Vierge me protegeait sans doute, car une +subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter +la plazza apres que le sire de Pardaillan eut si brillamment dague le +taureau. Aussi demain irai-je faire bruler un cierge a la chapelle de +Notre-Dame la Vierge! + +Elle mentait effrontement, on le sait. Mais pour rien au monde elle +n'eut voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu +dans son triomphe et que c'etait ce qui l'avait fait quitter sa place. + +Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner +paisiblement sa demeure sans se trouver dans la melee, ou elle eut pu, +en effet, recevoir quelque coup mortel. + +--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystere. On voulait assassiner +le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans +l'ont enleve, et maintenant, bien cache, il est hors de l'atteinte de +ses ennemis. + +--Sainte Vierge! que me dis-tu la? fit-elle, vivement interessee. + +--Ce n'est pas tout. La rebellion dont tu as entendu parler, c'etait en +faveur de don Cesar. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est, +parait-il, le legitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le +trone a la place de son pere, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous +le nom de roi Carlos. + +Il paraissait tres fier de savoir tout cela, fier surtout de connaitre +personnellement un homme qu'on pretendait fils du roi. + +Elle, du coup, en oublia et sa feinte colere et son reel depit, et +joignant ses petites mains: + +--Don Cesar, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, a dire vrai, cela +ne m'etonne pas. J'ai toujours pense qu'il devait etre de tres haute +naissance. Et tu dis qu'il est l'infant legitime? Qui donc osait +attenter a sa vie? + +--Le roi... son pere, dit Chico en baissant la voix. + +--Son pere! Est-ce possible? fit-elle incredule. Il ne savait pas, sans +doute. + +--Il savait, au contraire. C'est meme pour cela qu'il voulait le faire +meurtrir. Tout le monde ne sait pas ca, mais moi je le sais. Il y a bien +des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute. + +--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un pere veuille faire tuer son +fils! + +--Ah! voila! Ceci, c'est ce qu'on appelle "la raison d'Etat". Je sais +cela aussi. + +Malgre elle, elle eut un coup d'oeil admiratif a l'adresse du petit +homme. C'est vrai, tout de meme, qu'il savait des choses que nul ne +soupconnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir? + +Il reprit tres serieux: + +--Je servais de page a don Cesar dans sa course. Tu n'as pas pu savoir, +puisque tu etais partie quand nous sommes entres sur la piste. + +Elle savait tres bien. Elle l'avait tres bien vu. N'importe, elle +feignit d'etre surprise. Lui continua: + +--Tu comprends que je devais savoir ou on le conduisait. Je l'ai suivi. +C'est la que j'ai ete si mal arrange. + +Et avec un soupir de regret: + +--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde +donc dans quel etat on l'a mis. + +Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus etre +question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maitre, le +petit homme; c'etait bien. + +--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une +nouvelle a t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana. + +--Parle... Tu me fais fremir. + +--On a arrete le sire de Pardaillan. + +Il etait persuade qu'elle allait s'effondrer a cette nouvelle. Pas du +tout, elle recut le coup avec un calme qui le deconcerta. Voyant qu'elle +se taisait, il dit doucement: + +--Tu as du chagrin? + +--Oui, dit-elle simplement. + +--Tu l'aimes toujours? + +Elle le considera avec un etonnement qui n'etait pas joue. + +--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses. + +--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit... + +--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave +gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frere aine, mais pas plus. +N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais. + +--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais... + +--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il +donc te dire les choses pour que tu les comprennes? + +Il se mit a rire de bon coeur. Il eut ete completement heureux s'il +avait su Pardaillan hors de danger. Il dit: + +--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan +comme un frere, tu voudras bien m'aider a le tirer de sa prison. + +--De tout mon coeur, fit-elle spontanement. + +--Bon! c'est l'essentiel. + +--Mais pourquoi l'a-t-on arrete? Comment? + +--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'etais la, j'ai +tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'a sa prison. On l'a enferme au +couvent San Pablo. + +Tu l'as suivi! Pour quoi faire? + +--Pour savoir ou on l'enfermait, tiens! Pour tacher de le delivrer. + +--Tu veux le delivrer? Toi? Tu l'aimes donc? + +--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le +seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte a goutte pour le tirer des +griffes qui l'ont frappe. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme +c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour +l'arreter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et +ils etaient tous la pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse +etrangere aussi, que j'ai bien reconnue, malgre qu'elle eut pris des +habits d'homme. Ils etaient mille peut-etre pour l'arreter, lui tout +seul. Et il etait desarme. Et il en a assomme a coups de poing. Si tu +avais vu!... + +Voila maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, +parlait sans s'arreter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'etait +pas a son sujet, a elle, qui. Jusqu'a ce jour, avait ete l'unique et +constante preoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la +petite Juana allait de surprise en surprise. + +C'etait a croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'etait +l'abomination, la desolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui +se fier, bonne Vierge! apres pareille trahison! + +Pour l'amener a se departir de cette inconcevable froideur, elle avait +mis en oeuvre tout l'arsenal complique et redoutable de ses petites +ruses pueriles de coquette ingenue, elle avait eu recours aux mille et +un stratagemes qui d'ordinaire, lui reussissaient si bien. + +D'un geste machinal, elle avait enleve la fleur posee dans ses cheveux. +Elle avait joue distraitement avec, l'avait portee, a differentes +reprises, a ses levres, comme pour en respirer le parfum, et finalement +l'avait laissee tomber... par megarde. Il n'avait pas bronche. +Naivement, elle pensa qu'il ne voyait peut-etre pas la fleur qu'elle lui +jetait. + +Sans en avoir l'air, elle l'avait poussee du bout du pied jusqu'a ce +qu'elle fut bien en evidence. Et lui qui, autrefois, n'eut pas manque +d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eut sournoisement +ramassee et cachee precieusement dans son sein, il l'avait laissee +ou elle l'avait poussee. Assurement, c'est qu'il ne voulait pas la +ramasser, le mecreant! Quelle humiliation! + +Il avait un culte special pour le pied d'enfant de sa petite maitresse. +Il aimait a s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il placait +ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il ecoutait +gravement, les caressant doucement, en des gestes froleurs, avec +l'apprehension vague de les abimer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'a +poser devotement ses levres dessus, au hasard de la rencontre. + +Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle +stimulait sa timidite naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air, +a ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir reel, quoique dissimule, +tres sensible qu'elle etait, sous son apparence indifferente, a cette +adoration speciale. + +C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'etait elle-meme qui +avait jete en lui le germe de cette preference, peut-etre bizarre, +trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultive au point d'en faire +une passion. + +En effet, elle avait toutes les coquetteries innees. Mais elle n'eut +pas ete l'Andalouse de pure race qu'elle etait, si elle n'avait pas eu +par-dessus tout la coquetterie, la fierte, pourrait-on dire, de son +pied, reellement tres petit, tres joli. + +Ayant vu echouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au +supreme moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses +jambes fines et nerveuses, moulees dans des bas de soie brodee, comme en +portaient les grandes dames, ses petits pieds a l'aise dans de mignons +et minuscules souliers de satin, s'etaient mis a s'agiter et se +tremousser, s'efforcant d'attirer a eux l'attention du recalcitrant. Et, +comme il ne paraissait pas voir, elle s'etait decidee a repousser petit +a petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds. + +Il etait bien grand et bien lourd, en chene massif, ce diable de +tabouret. N'importe, elle avait reussi a le pousser si bien que, toute +petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientot les jambes +pendantes sans un point d'appui ou poser ses extremites. Elle esperait +ainsi amener le Chico a remplacer le tabouret. + +En toute autre circonstance, le nain se fut empresse de profiter de +l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus serieux en tete, et il sut +resister heroiquement a la tentation. + +Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'emerveiller +sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il +delaissait et paraissait dedaigner celle qui, jusqu'a ce jour, avait +seule existe pour lui. + +Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus +si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle +devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le +feliciter ou l'accabler de reproches et d'injures. + +En effet, malgre le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la +nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait ete moins +preoccupe, il aurait remarque sa paleur soudaine et l'eclat trop +brillant de ses yeux. + +Est-ce a dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-etre, tout au fond de son +coeur, gardait-elle encore un sentiment tres tendre pour lui. Peut-etre! +Ce qu'il y a de certain, c'est que, apres l'entretien mysterieux qu'elle +avait eu avec le chevalier, elle avait sincerement renonce a cet amour +romanesque. + +Tres sincerement encore, sous l'influence des conseils fraternels de +Pardaillan, elle s'etait tournee vers le Chico, avec l'espoir de trouver +en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec +l'autre. + +Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment +amoureux de cote, elle ne pouvait pas rester indifferente au sort de +Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico +qu'elle aimait Pardaillan comme un frere aine. + +Dans ces conditions, comme le nain, elle devait etre disposee a tenter +l'impossible, meme a sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir. + +Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient +completement dissipe cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le +complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite +amie pour le chevalier. S'il avait garde le moindre doute a cet egard, +les paroles de Juana lui disant qu'elle considerait Pardaillan comme un +frere eussent fait tomber ce doute. + +Malheureusement pour lui, influence sans doute par ce qu'il avait +accoutume d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, +il s'exagerait outre mesure son inferiorite physique. + +Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'etait pas +parvenu a l'ebranler. Il restait immuablement convaincu que jamais +aucune femme, fut-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de +lui pour epoux. + +Ayant cette idee bien ancree dans la tete, pour qu'il osat avouer son +amour, il eut fallu qu'il fut sur le point d'expirer; ou bien que +Juana elle-meme, renversant les roles, parlat la premiere. Mais ceci +n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait +que comme un frere. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dit, c'etait +Pardaillan. + +De meme que lui savait que Juana ne serait jamais a lui, elle devait +savoir, elle, qu'elle ne serait jamais a Pardaillan. Ce n'etait pas au +moment ou il pensait qu'elle devait eprouver une peine affreuse qu'il +trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais ose dire jusqu'a +ce jour. De la, cette reserve excessive que Juana prenait pour de la +froideur et de l'indifference. + +D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de temoigner son amour +etait de ne paraitre s'occuper que de Pardaillan, a qui, sans nul doute, +elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il etait en outre +pousse par son amitie ardente, il n'avait pas beaucoup de peine a rester +dans le role qu'il s'etait dicte. + +Quant a Juana, consciente de la distance qui la separait de Pardaillan, +ramenee au sens de la realite par des paroles douces, mais fermes, +eclairee par la logique d'un raisonnement serre, elle avait compris +qu'il lui fallait renoncer a un reve chimerique. Son amour pour +Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne put +l'extirper sans trop de douleur. Elle s'etait resignee. + +Forcement, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant +plus que Pardaillan, qu'elle admirait deja, par quelques confidences +discretes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonte de son coeur, +avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant. + +Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus +grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas +un compliment qui ne fut pleinement merite. De ceci, il etait resulte +que, si Pardaillan avait gagne son respect, les affaires amoureuses du +nain, grace a lui, avaient fait un progres considerable. + +En realite, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son +amour n'etait pas encore assez violent pour l'amener a fouler aux pieds +la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la premiere. + +Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre +alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du +chemin, s'il l'avait bercee de mots doux comme il en trouvait parfois, +s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent +neanmoins, peut-etre il eut pu l'affoler au point de lui faire oublier +sa retenue. + +Mais voila que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal a propos, de +resister a toutes ses avances et de se tenir sur une reserve qui pouvait +lui paraitre de la froideur. Alors qu'elle eut voulu ne parler que +d'eux-memes, voila qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'etait +desesperant; elle l'eut battu si elle ne se fut retenue. + +Au bout du compte, naivement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte, +peut-etre le Chico avait-il trouve, sans le chercher, le meilleur +moyen de forcer le coeur de celle qui, de son cote, sans s'en douter +assurement, l'aimait peut-etre autant qu'elle en etait aimee. + +Ayant vu ses petites ruses echouer les unes apres les autres, Juana se +resigna a ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico +de lui imposer, esperant bien se rattraper apres et reprendre, avec +succes, elle l'esperait, ses efforts interrompus pour l'amener a se +declarer. + +Pour etre juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait +qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe a la volonte bien +arretee de le sauver, si c'etait possible, aiderent puissamment a la +faire patienter. + +--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en +parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devoue? + +--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais +dites, repondit enigmatiquement le nain. Mais, toi-meme, Juana, n'es-tu +pas resolue a le soustraire au supplice qui l'attend? + +--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit. + +--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans +les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'etre +pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions prealablement +connaissance avec la torture. + +Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? +Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il etait bien resolu a +se passer d'elle et a ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer +sa vie et meme la torture pour son ami. Mais l'imposer a elle, la voir +mourir! Allons donc! Est-ce que c'etait possible, cela! + +Tout ce qu'il voulait d'elle, c'etait d'etre renseigne sur la valeur de +sa trouvaille. + +Et puis, apres tout, il lui paraissait juste et legitime qu'elle connut +la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans, +il avait bien quelques raisons de tenir a la vie. Et, s'il faisait +l'abandon de cette vie, il tenait a ce qu'elle n'ignorat pas qu'il +l'avait fait a bon escient. + +Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout +d'abord reprimer un long frisson. + +Mais peut-etre, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une ame +vaillante? Peut-etre le romanesque releve par un danger mortel avait-il +un attrait particulier pour elle? + +Peut-etre aussi l'aventure perilleuse a tenter se presentait-elle a une +heure ou elle etait dans l'etat d'esprit qu'il fallait pour la lui faire +accepter? Nous pencherions plutot pour cette raison. + +En realite, l'amour etait apparu a son coeur vierge sous les apparences +de deux hommes qui etaient deux antitheses vivantes: Pardaillan qui, au +moral sinon au physique, lui apparaissait comme un geant, et le Chico +qui, au physique comme au moral, etait une reduction d'homme infiniment +gracieuse. + +Longtemps, elle avait hesite entre ces deux hommes, attiree par la force +de l'un presque autant que sollicitee par la faiblesse de l'autre. +Brusquement, raisonnee par l'un au profit de l'autre, elle s'etait +decidee a choisir. Et voici que, maintenant que son choix etait fait en +faveur du plus faible, elle se trouvait menacee de les perdre tous les +deux a la fois. + +Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamne par un pouvoir redoutable +entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepte, ne pouvant avoir +l'autre, se devouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers +pour elle se resumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle +dans la vie? + +Le Chico s'ignorait lui-meme, comment aurait-elle pu le deviner? Il +avait fallu pour cela l'oeil penetrant de Pardaillan. + +Le petit homme ne s'etait pas rendu compte de la froide intrepidite avec +laquelle il avait envisage le sort qui pouvait etre le sien s'il se +lancait dans l'aventure qu'il meditait. + +Comme il n'etait pas sot, il raisonnait avec une logique serree que lui +eussent enviee bien des hommes reputes habiles. D'ailleurs, dans cette +existence de solitaire qu'il menait depuis de longues annees, il avait +contracte l'habitude de reflechir longtemps et de ne parler et d'agir +qu'a bon escient. + +Pour lui, la question etait tres simple: il l'avait assez meditee... +Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui +existat. Evidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence +mediocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune +ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour +lui, c'etait sa tete qui tombait. Tiens! ce n'etait pas difficile a +comprendre, cela! + +Tout se resumait donc a ceci: fallait-il risquer sa tete pour une chance +infime? Oui ou non? Il avait decide que ce serait oui. + +Si le Chico n'avait pas conscience de son heroisme, Juana, en revanche, +s'en rendait fort bien compte. Il se revelait a elle sous un jour qui +lui etait completement meconnu. + +Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutume de tourner au +gre de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se +plaisait a couvrir de sa protection. C'etait un vrai homme qui pouvait +devenir son maitre. + +Elle ne doutait pas qu'il ne reussit a sauver une fois encore celui +qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son +esprit, plus elle sentait l'apprehension l'envahir. Elle qui, jusqu'a +ce jour, s'etait crue bien superieure a lui, elle qui l'avait toujours +domine, elle courbait la tete, et, dans une humilite sincere, etreinte +par les affres du doute, elle se demandait si elle etait digne de lui. + +C'etait elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les +yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se +montrait douce, soumise et resignee; lui qui, en apparence, se montrait +indifferent, tres calme, tres maitre de soi et qui donnait la une preuve +d'energie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait a +se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter a +ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui +semblaient appeler ses levres. + +Aussi, a l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadee, +d'ailleurs, qu'il etait de force a surmonter tous les obstacles, avec +un regard voile de tendresse, avec un sourire a la fois soumis et +provocant, elle repondit, sans hesiter: + +--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi. + +Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idee, il lui semblait qu'on ne +pouvait pas dire plus clairement: + +--Je t'aime assez pour braver meme la torture, si c'est avec toi. + +Malheureusement, il etait dit que le malentendu se prolongerait entre +eux et les separerait implacablement. Le Chico traduisit: "J'aime le +sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui." Il sentit +son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur +qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensee: + +"Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi +qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du +diable si je n'y laisse ma peau. + +Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur +et reprenant ses propres paroles: + +--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devouee? + +Et l'horrible malentendu s'accentua encore. + +Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico etait +jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'etait fait tant de mauvais +sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener a se declarer +enfin, elle minauda: + +"Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites +avant lui." + +A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les +disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa +jalousie. + +Le nain comprit autre chose. + +Pardaillan lui avait dit et repete: + +"Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y +a longtemps." + +Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles +avaient ete dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression +de la verite. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sur lui +assurait que le seigneur francais etait la loyaute meme. Pardaillan +avait ajoute: + +"Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aime." + +Et, la, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de +lui-meme, il pouvait s'en rapporter a lui et le croire sur parole. Mais, +lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'apres les paroles +de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait du lui parler, la +moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien a esperer de lui. +Cependant, Juana ne reculait pas devant l'evocation terrifiante de la +torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit a participer +au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgre tout. Pour lui, +c'etait clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'a la mort, +le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'a la mort +et sans espoir. Des lors, a quoi bon vivre? Sa resolution devint +irrevocable. Il se condamnait lui-meme. + +Jamais Juana n'appartiendrait physiquement a Pardaillan, puisqu'il n'en +voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle preferait la +mort. Alors, lui, il eut considere comme une bassesse de chercher a +l'attendrir. + +Et le malentendu qui s'etait eleve entre eux acheva de les separer. + +Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tete a ce qu'elle venait +de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouve, il dit avec +une froideur sous laquelle il s'efforcait de cacher ses veritables +sentiments: + +--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce +qu'il vaut. + +La petite Juana sentit une larme monter a ses yeux. Elle avait espere le +faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il +n'avait ete depuis le debut de cet entretien. + +Elle se raidit pour refouler la larme prete a jaillir, elle prit +tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'etudia en s'efforcant +d'imiter son attitude glaciale. + +--Mais, fit-elle, apres un rapide examen, je ne vois rien la que deux +cachets et deux signatures, sous des formules inachevees. + +--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana? + +--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de +monseigneur le grand inquisiteur. + +--En es-tu bien sure? + +--Sans doute! Je sais lire, je pense: "Nous, Philippe, par la grace de +Dieu, roi... mandons et ordonnons... a tous representants de l'autorite +religieuse, civile, militaire..." Et plus bas: "Inigo d'Espinosa, +cardinal-archeveque, grand inquisiteur d'Etat." N'as-tu pas vu ces +cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les memes. Nul doute n'est +possible. + +--C'est bien ce que j'avais pense. Ceci, c'est ce qu'on appelle un +blanc-seing. On remplit les blancs a sa guise et on se trouve couvert +par la signature du roi... et tout le monde doit obeir aux ordres donnes +en vertu de ce parchemin. + +--Ou t'es-tu procure cela? + +--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais +savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire a ame qui vive que tu m'as +vu en possession de ce parchemin. + +--Pourquoi? Que veux-tu en faire? + +--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, a +force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que +je compte me servir de ce blanc-seing pour delivrer le seigneur +de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne +m'appartient pas et qu'il a ete rempli arbitrairement, ce serait ma mort +certaine, ce qui ne tirerait pas a bien grande consequence, je le sais. +Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus +important. Voila pourquoi je te prie de me garder le secret le plus +absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux. + +Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se +taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait +donne la meilleure de toutes les raisons en disant: "Ce serait ma mort +certaine", et qu'il eut pu se dispenser d'ajouter un mot de plus. + +Juana avait fremi. La gorge serree par l'emotion qui la peignait, elle +murmura en joignant les mains dans un geste implorant: + +--Tu peux etre tranquille... on me tuera plutot que de m'arracher une +parole sur ce sujet. + +Doucement, sans depit, avec un pale sourire: + +--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret. + +Et, tres las, ecrase par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il +s'inclina devant elle et murmura: + +--Adieu, Juana! + +Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte. + +Alors, son coeur, a elle, eclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans +un mot d'amitie, apres un adieu sec et froid, un adieu sinistre +qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pale et +defaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de +bois, et, l'esprit chavire, un seul mot, un nom jaillit de ses levres +fremissantes, comme un appel eperdu: + +--Chico! + +Ce nom ainsi lance, c'etait un aveu. + +Remue jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un +geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait a peu pres +perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'etait jete sur ses mains +pour les baiser, elle l'eut certainement saisi dans ses bras, l'eut +souleve et presse sur son coeur, et c'eut ete enfin le denouement +radieux de cette fantastique idylle. + +Mais, sous son apparence frele, il faut croire que le nain cachait une +volonte de fer; a son appel, il s'arreta et fit deux pas vers elle. Mais +il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, +impassible, il attendit qu'elle s'expliquat. + +Elle passa sa main sur son front brulant, comme si elle eut senti +sa raison l'abandonner, et, les yeux noyes de larmes, elle balbutia +machinalement: + +--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre a me +dire? + +Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait etre +aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. +Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout +a coup. + +--Et la Giralda? s'ecria-t-il. + +Du coup, elle sentit la colere l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un +geste? Toujours la meme indifference glaciale? Il pensait a tout le +monde, hormis a elle. C'en etait trop. Ses bras, qu'elle tendait +vaguement vers lui, s'abaisserent lentement, son oeil se fit dur, un pli +amer arqua sa levre pourpre, et elle gronda, agressive: + +--Tu t'interesses bien a elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que +nulle ne t'a dites? + +Il la regarda d'un air etonne et, gravement: + +--C'est la fiancee de don Cesar! dit-il. Ne suis-je pas le page du +Torero? + +Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son acces de +jalousie, et elle baissa la tete en rougissant. + +--C'est vrai, balbutia-t-elle. + +--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle etait a la +corrida. Don Cesar a ete enleve au moment ou il se dirigeait vers elle +pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a +du se trouver prise dans la melee. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrive +malheur! + +--Peut-etre a-t-elle pu se sauver a temps. Je la verrai sans doute avant +la nuit. C'est ici qu'elle viendra surement s'enquerir de son fiance. + +Le nain hocha la tete d'un air pensif. + +--Elle ne viendra pas, dit-il. + +--Qu'en sais-tu? + +--Elle etait entouree de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai +cru reconnaitre dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don +Gaspar Barrigon. + +--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon? + +--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, +a du etre victime'de quelque tentative d'enlevement comme celle que +j'avais deja surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du +Barba Roja la-dessous! + +--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux etre +tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme +une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie! + +Des l'instant ou sa jalousie n'etait pas en cause, elle savait rendre a +chacun la justice qui lui etait due. + +Le Chico approuva gravement de la tete, et: + +--Je sais ou est enferme M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu ou l'on a +conduit don Cesar. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la +Giralda; et, si elle a ete enlevee, comme je le crois, il faut que je +decouvre ou on l'a enfermee. Demain, peut-etre, don Cesar quittera sa +retraite, et je veux etre a meme de le renseigner. Je n'ai donc pas un +instant a perdre. Est-ce tout ce que tu avais a me dire, Juana? + +Elle eut une seconde d'hesitation et murmura faiblement: + +--Oui! + +--En ce cas, adieu, Juana! + +--Pourquoi adieu? s'ecria-t-elle, emportee malgre elle. C'est la +deuxieme fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi +pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus? + +--Si fait bien. + +Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque +chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux. + +--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard. + +Evasivement, il repondit: + +--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-etre demain, peut-etre dans +quelques Jours. Cela dependra des evenements. + +Alors, comme il paraissait uniquement preoccupe des autres et non +d'elle, elle crut bien faire en disant: + +--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la delivrance du +chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment +sera venu, en quoi je pourrai t'etre utile. + +Et, lui, il comprit que c'etait surtout cela: la delivrance de +Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il etait bien resolu a se +passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eut voulu la meler a une +aventure qu'il devinait devoir lui etre fatale. Il se fut plutot +poignarde sur l'heure. + +Neanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupconner ses +intentions, il repondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu: + +--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras +m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je +te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la +Giralda a retrouver. Tout cela sera peut-etre long. Des que mon plan +sera etabli, je te le ferai connaitre. C'est promis. + +Comme il parlait avec assurance! Qui lui eut dit que ce petit etre si +faible avait une tete si bien organisee et savait agir avec tant de +decision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait ete de l'avoir si +longtemps meconnu! + +Tres doucement, avec un regard charge de tendresse, elle dit: + +--Va donc. Luis, et que Dieu te garde! + +Il se sentit doucement emu. Luis, c'etait son prenom. Tres +rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appele par son petit nom. +Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce +mot! C'etait tout son coeur qu'elle avait mis la, la pauvre petite +Juana. + +Vaguement, un inappreciable instant, il eut l'intuition que tous deux +ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait +dissiper le malentendu qui les separait. + +Elle, cependant, le devisageait de son oeil limpide, et toute son +attitude etait un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. +Comme il avait deja fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant +sur les mots: + +--Au revoir, Juana! + +Et, comme il ebauchait un mouvement de retraite: + +--Tu ne m'embrasses pas avant de partir? + +Le cri lui avait echappe. C'avait ete plus fort qu'elle. Et elle lui +tendait les mains en disant ces mots. + +Cette fois-ci, il n'y avait plus a douter ni a reculer. + +Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui +tendait et s'enfuit precipitamment. + +Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porte par ou il +venait de sortir. Et elle songeait: + +"Il m'a a peine effleuree du bout des levres. Autrefois, il se fut +prosterne, eut couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de +baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incline comme un galant qui sait les +usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors." + +Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tete dans ses deux mains +et se mit a pleurer doucement, longuement, secouee de petits sanglots +convulsifs, comme un tout-petit a qui on vient de faire une grosse +peine. + + + +XIV + +FAUSTA + +Pardaillan s'attendait a etre jete dans quelque cul-de-basse-fosse, Il +se trompait. + +La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, charges +de sa surveillance, etait claire, propre, spacieuse, confortablement +meublee d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre a habits, d'une +table, et munie de tous les objets necessaires a une toilette complete. + +Sans les epais barreaux croises qui garnissaient la fenetre, sans les +doubles verrous exterieurs qui fermaient la porte massive, avec son +judas tres large perce au milieu, il eut pu se croire encore dans sa +chambre de l'hotellerie de la Tour. + +Les moines geoliers l'avaient debarrasse de ses liens et s'etaient +retires en annoncant que sous peu le souper lui serait servi. + +Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait ete de se rendre +compte de la disposition des lieux, et il s'etait vite persuade de +l'inutilite d'une tentative de fuite par la porte ou la croisee. Alors, +comme il etait couvert de sang et de poussiere, il avait renvoye a plus +tard de rechercher les moyens de se tirer de la et s'etait empresse de +proceder a un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit +d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des +ecorchures insignifiantes. + +Le souper qui lui fut servi etait aussi plantureux que delicat et les +vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurerent avec une +profusion royale. + +En fin gourmet qu'il etait, il y fit honneur avec ce robuste appetit qui +ne lui faisait jamais defaut, meme dans les passes les plus critiques. +Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades, +avec une conscience ou il entrait certes plus de prevoyant calcul que +d'appetit reel, il reflechissait profondement. + +Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressee, +les mets, servis dans des plats d'argent massif, etaient prealablement +decoupes, et il n'avait a sa disposition, pour les porter a sa bouche, +qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une +fourchette, rien qui put, a la rigueur, devenir une arme. + +Cette precaution extreme, les soins dont on paraissait vouloir +l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, +lui paraissaient etrangement suspects. Il sentait une indefinissable +inquietude l'envahir sournoisement. + +Tout de suite apres ce succulent souper, il se sentit la tete lourde et +il fut pris d'une irresistible envie de dormir. + +Il se jeta tout habille sur le lit en murmurant dans un baillement: + +"C'est bizarre! D'ou me vient cet imperieux besoin de sommeil? Mordieu! +je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute..." + +Lorsqu'il se reveilla, le lendemain matin, la tete plus lourde encore +que lorsqu'il s'etait couche, les membres brises, il constata avec +stupeur qu'il etait completement deshabille et couche entre les draps. + +"Oh! fit-il, me serais-je grise a ce point! Je suis sur pourtant de ne +pas m'etre deshabille!" + +Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se derober sous lui. Il +eprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais eprouve de pareille, +meme apres ses plus rudes journees. + +Il se traina, plutot qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destine a +sa toilette, vida l'aiguiere dedans et plongea sa figure dans l'eau +fraiche. Apres quoi, il alla a la fenetre qu'il ouvrit toute grande. Il +sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idees lui revinrent +plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vetements pour +s'habiller. + +"Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume +en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!" + +Il examina et palpa les differentes pieces du costume en connaisseur. + +"Drap fin, beau velours nuance foncee, simple et solide. On connait mes +gouts apparemment", murmurait-il en faisant cette inspection. + +Instinctivement, il chercha ses bottes et les apercut a terre, au pied +du lit. Il s'en empara aussitot et les examina comme il avait fait du +costume. + +"Ah! Ah! voila la clef du mystere! fit-il en eclatant de rire. C'est +pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique." + +C'etaient bien ses bottes qu'on avait jugees en assez bon etat pour ne +pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyees. +Seulement, on avait enleve les eperons. Ces eperons consistaient en une +tige d'acier longue et aceree, maintenue sur le cou-de-pied par des +courroies. + +En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, +alors qu'il etait enferme avec son pere dans une sorte de pressoir de +fer ou ils devaient etre broyes, le chevalier avait detache des eperons +semblables, en avait donne un a son pere, et, tous deux, pour se +soustraire a l'horrible supplice, avaient froidement resolu de se +poignarder avec cette arme improvisee. Depuis lors, en souvenir de cette +heure de cauchemar, il avait continue a dedaigner l'eperon a mollette. +Or, c'etait ces eperons, qui pouvaient constituer a la rigueur un +poignard passable, qu'on avait eu la precaution de lui enlever pendant +son sommeil. + +Tout en s'habillant, Pardaillan songeait: + +"Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces eperons +pour frapper mes geoliers enfroques? N'a-t-on pas voulu plutot me +mettre dans l'impossibilite de me soustraire par une mort volontaire au +supplice qui m'est reserve?... Quel supplice?..." + +Et, avec un sourire terrible: + +"Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons a regler... si je +sors vivant d'ici!" + +Et, tout a coup: + +"Et ma bourse?... Ils l'ont emportee avec mon costume dechire... Peste! +M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!" + +Au meme instant, il apercut sa bourse posee ostensiblement sur la table. +Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulee. + +"Allons, murmura-t-il, je me suis trop hate de mal juger... Mais, +mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte +qu'on ne melange encore quelque drogue endormante a ma pitance." + +Il reflechit un instant, et: + +"Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est a +presumer qu'ils ne chercheront pas a m'endormir de nouveau. Attendons. +Nous verrons bien." + +Comme il l'avait prevu, il put boire et manger sans eprouver aucun +malaise, sans qu'aucune drogue fut melee a ses aliments. + +Pendant trois jours, il vecut ainsi, sans voir d'autres personnes que +les moines qui le servaient et le gardaient en meme temps, sans jamais +se departir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole. + +Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux +s'etaient contentes de le saluer gravement et profondement, et s'etaient +retires sans repondre a ses questions. + +Le matin de ce troisieme jour, il allait et venait dans sa prison, +marchant d'un pas nerveux et saccade pour se derouiller, cherchant et +combinant dans sa tete une foule de projets qu'il rejetait au fur et a +mesure qu'ils naissaient. Il avait laisse sa fenetre grande ouverte, +comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait +devant cette fenetre. + +Tout a coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et +apercut une balle grosse comme le poing qui venait d'etre projetee, +par la croisee ouverte. Avant meme que de ramasser cette balle, il se +precipita a la fenetre et il apercut une silhouette connue qui lui fit +un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait +vue. + +"Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit +homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?" + +Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au prealable qu'il n'etait +pas epie par le judas perce au milieu de sa porte. Le judas etait +ferme... ou du moins il paraissait l'etre. + +Il alla se placer a la fenetre, tournant ainsi le dos a la porte, et +contempla l'objet qui venait de lui etre jete. + +C'etait un assez gros paquet de laine enroule autour d'un corp dur. Il +le defit rapidement et trouva un feuillet enroule autour d'une pierre. +Il deplia le feuillet et lut: + +"Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous +empoisonner. Avant trois jours, j'aurai reussi a vous faire evader. Si +j'echoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous +foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir." + +"Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la +grimace, diable! A ce compte-la, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux +me resigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico reussit?... +Hum!... Que veut-il faire?... Bah! apres tout, je ne mourrai pas pour +trois jours de jeune, tandis que je mourrai fort proprement du poison... +d'autant que ces trois jours se reduisent a deux, attendu qu'il me reste +de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mange +de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout +lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnees. En consequence, je +puis encore en manger." + +Ayant ainsi decide, il prit les provisions qui lui restaient, en fit +deux parts, et attaqua bravement la premiere. Quand il ne resta plus +miette de la ration qu'il s'etait accordee, il prit la deuxieme part et +alla l'enfermer dans le coffre a habits. Et il attendit. + +Il paraissait tres calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait +pour se maitriser, il sentait la sueur perler a son front. En effet, +savait-il si on n'avait pas profite de son sommeil pour meler a ces +restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. + +Entre-temps, on lui avait apporte son dejeuner. Les moines qui le +servaient avaient paru s'etonner de la disparition des restes du souper +de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refuse de toucher au +dejeuner qu'ils apportaient, ils avaient du penser que, pris d'une +fringale subite, il avait prefere se contenter de ces restes et que, +maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laisse la table +servie et s'etaient retires, toujours sans ouvrir la bouche. + +Certain maintenant de ne pas etre empoisonne--pour le moment, du +moins--il se mit a reflechir. + +A vrai dire, il s'etonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent +pas trouve quelque supplice plus long, plus raffine. Mais, somme toute, +savait-il quel genre de poison lui serait administre? Savait-il si ce +poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, +plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas a +douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement +le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet etait bien du +nain, donc son avis devait etre exact, donc il avait bien fait de le +suivre. + +Il fut interrompu dans ses reflexions par l'arrivee soudaine du grand +inquisiteur. + +"Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose." + +D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifferent, pourrait-on +dire. Dans son attitude aisee, correcte, pas l'ombre de defi, pas la +moindre manifestation de satisfaction de son succes. On eut dit d'un +gentilhomme venant faire une visite courtoise a un autre gentilhomme. + +Des que Pardaillan avait ete emmene par ses hommes, d'Espinosa s'etait +rendu directement a la Tour de l'Or. C'est la, si on ne l'a pas oublie, +que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, reconcilies dans +leur haine commune de Pardaillan, etaient soignes, sur l'ordre de +d'Espinosa, par un moine medecin. + +D'Espinosa avait decide de les faire partir pour Rome et de se servir +de leur influence reelle pour peser sur les decisions du conclave, a +l'effet de faire elire un pape de son choix. Sans doute avait-il des +moyens a lui d'imposer ses volontes, car, apres une resistance serieuse, +le cardinal et le duc, vaincus, durent se resigner a obeir. Cependant, +Ponte-Maggiore qui, n'etant pas pretre, n'avait rien a esperer +personnellement dans cette election, s'etait montre plus rebelle que +Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, etait eligible et pouvait esperer +succeder a son oncle Sixte-Quint. + +D'Espinosa sentit que, pour vaincre definitivement la resistance de +ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur +prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien a redouter de +Pardaillan. Il n'avait pas hesite un seul instant. + +Tres faibles encore, leurs blessures a peine cicatrisees, il les avait +conduits au couvent San Pablo, les avait fait penetrer dans la chambre +de Pardaillan et le leur avait montre, profondement endormi, sous +l'influence du narcotique puissant qui avait ete verse dans son vin. Et +il leur avait dit ce qu'il comptait en faire. + +Et ils etaient partis, surs que, desormais, Pardaillan n'existait plus. +Quant a Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver +et, en attendant, delivres du cauchemar de Pardaillan, ils se +surveillaient mutuellement tres etroitement, repris par leur haine +jalouse, l'un contre l'autre. + +--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fut +excuse, vous me voyez desespere de la violence que j'ai ete contraint de +vous faire. + +--Monsieur le cardinal, repondit poliment Pardaillan, votre desespoir me +touche a un point que je ne saurais dire. + +--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous eviter cette +facheuse extremite. + +--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique, +a vrai dire, je cherche vainement cette meme loyaute dans la maniere +speciale dont vous vous etes empare de ma personne. + +--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que +j'attachais a m'assurer de votre personne et la haute estime que je +professe pour votre force et votre vaillance. + +--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son +plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer +pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maitre ne regnera chez +nous. Il lui faut renoncer a ce reve. + +--Pourquoi cela, monsieur? + +--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingenu, s'il faut mille +Espagnols pour arreter un Francais, convenez que je peux etre bien +tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour +s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces! + +--Il vous plait d'oublier, monsieur, que tous les Francais ne valent pas +M. de Pardaillan. + +--Paroles precieuses, venant d'un homme tel que vous, repondit +Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles +paroles, vous allez m'inciter a pecher par orgueil! + +--S'il en est ainsi, je suis pretre, vous le savez, et ne vous refuserai +pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de +rien et si, durant cette longue semaine de detention, on a bien eu pour +vous tous les egards auxquels vous avez droit. + +--Mille graces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traite. C'est a tel +point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que +je m'en aille--j'eprouverai un veritable dechirement. Mais, puisque +vous etes si bien dispose a mon egard, tirez-moi, je vous prie, de +l'incertitude ou je suis plonge par suite de vos paroles. + +--Parlez, monsieur de Pardaillan. + +--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passe une longue semaine de +detention. Quel jour sommes-nous donc? + +--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise. + +--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous etes bien sur que c'est +aujourd'hui samedi? + +D'Espinosa le considera une seconde avec une surprise grandissante et +une inquietude qu'il ne cherchait pas a dissimuler. Pour toute reponse, +il porta a ses levres un petit sifflet d'argent et fit entendre une +modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitot. + +--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa. + +--Samedi, monseigneur, repondirent les moines d'une meme voix. + +D'Espinosa fit un geste imperieux. Les deux moines sortirent sans +ajouter un mot de plus. + +--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui +songeait: + +"Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits. +Bizarre! Ou veut-il en venir et quel sort me reserve-t-il?" + +Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que +trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le devisageait: + +--Se peut-il que vous ayez ete impressionne a ce point que vous avez +perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous etre ici? + +--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son +clair regard. + +--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait tres sincere. + +Et remarquant alors le dejeuner encore intact: + +--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touche a votre repas. Ce menu ne +vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre gout? Commandez +ce qui vous plaira le mieux. Les reverends peres qui vous gardent ont +l'ordre formel de contenter tous vos desirs, quels qu'ils soient... + +--De grace, monsieur, quittez tout souci a mon sujet. + +Vous me voyez vraiment confus des soins et des prevenances dont vous +m'accablez. + +S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle etait si bien voilee que +d'Espinosa ne la percut pas. + +--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez +d'exercice. Oui. Evidemment, un homme d'action comme vous s'accommode +mal a ce regime sedentaire. Une promenade au grand air vous fera du +bien. Vous serait-il agreable de faire, avec moi, un tour dans les +jardins du couvent? + +--Cela me sera d'autant plus agreable, monsieur, que le plaisir de la +promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie. + +--Venez donc, en ce cas. + +De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De +nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles. + +--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en ecartant les moines d'un +geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin. + +--Faites, monsieur. + +Et il passa devant les moines qui ne sourcillerent pas. Seulement, des +que Pardaillan et d'Espinosa se furent engages dans le couloir, les deux +moines rejoignirent deux autres moines qui etaient restes dehors et tous +les quatre ils se mirent a suivre silencieusement leur prisonnier, se +maintenant toujours a quelques pas derriere lui, s'arretant quand il +s'arretait, reprenant leur marche des qu'il se remettait a marcher. + +En sorte que Pardaillan, qui avait accepte cette promenade avec le vague +espoir qu'une occasion inesperee se presenterait peut-etre de fausser +compagnie a son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne +folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions. + +Et, quand bien meme il serait parvenu a se defaire du grand inquisiteur, +comment fut-il sorti de ce dedale de couloirs larges et clairs, etroits +et obscurs, sans cesse sillonnes en tous sens par des groupes de +religieux? Comment enfin eut-il pu franchir les hautes murailles qui +ceinturaient cours et jardins de tous cotes? + +Il estima que le mieux etait de ne rien tenter pour le moment. Mais, +tout en marchant posement a cote d'Espinosa, tout en paraissant ecouter +avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait +complaisamment sur les occupations variees des membres de la communaute, +il se tenait sur ses gardes, pret a saisir la moindre occasion propice +qui se presenterait. + +Pardaillan se disait que d'Espinosa n'etait pas homme a lui faire faire +une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par +humanite. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait +une idee bien arretee qu'il finirait par exprimer. + +Mais d'Espinosa continuait a parler de choses indifferentes. + +Toujours accompagne de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et +s'engagea dans une large galerie. + +Cette galerie s'etendait sur toute la longueur du corps de batiment ou +ils se trouvaient. Tout un cote etait occupe par de minces colonnettes +dans le style mauresque, reliees entre elles par un garde-fou qui etait +une merveille de mosaique et de sculpture. + +Cela constituait une longue suite de larges baies par ou la lumiere +entrait a flots. Le cote oppose etait perce, de distance en distance, de +portes massives: cellules sans doute. + +Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient +les attendre, les entourerent silencieusement. Pardaillan remarqua la +manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines etaient tailles en athletes. + +"Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du denouement. +Mais diantre! il parait que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse +pas que de l'inquieter, puisqu'il me fait garder de pres par ces dignes +reverends qui me paraissent tailles pour porter la cuirasse plutot que +le froc!" + +La galerie, comme l'avait remarque Pardaillan, etait sillonnee, en tous +sens, par une infinite de moines qui paraissaient surtout garder les +baies. + +D'Espinosa s'arreta devant la premiere porte qu'il rencontra. + +--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai +personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous? + +--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur +de me le dire, je ne saurais en douter. + +D'Espinosa opina gravement de la tete et reprit: + +--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand +je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis +doit s'effacer, ceder completement la place au grand inquisiteur, +c'est-a-dire a un etre exceptionnel, inaccessible a tout sentiment de +pitie, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa +charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle. + +--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez a dire est donc si difficile! +Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, a votre merci. Grand +inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus. + +--Vous avez insulte a la majeste royale. Vous etes condamne. Vous devez +mourir. + +--A la bonne heure! Voila qui est franc, net, categorique. Que ne le +disiez-vous tout de suite? Je suis condamne, je dois mourir. Reste a +savoir comment vous comptez m'assassiner. + +Avec la meme impassibilite, d'Espinosa expliqua: + +--Le chatiment doit etre toujours proportionne au crime. Le crime que +vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le chatiment +doit etre terrible. Il faut aussi que le chatiment soit proportionne a +la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous etes une +nature exceptionnelle. Vous ne vous etonnerez donc pas que le chatiment +qui vous sera inflige soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est +rien, en elle-meme. + +--C'est la maniere de la donner. Ce qui revient a dire que vous avez +invente a mon intention quelque supplice sans nom. + +Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses +emotions lorsqu'elles etaient, comme en ce moment, a leur paroxysme +et qu'il meditait quelque coup de folie comme il en avait tente +quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur +qu'il fut, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il +admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupconna pas ce qu'elle cachait +de menacant pour lui. Il repondit donc, sans ironie aucune: + +--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne +suis donc pas etonne de la facilite avec laquelle vous savez comprendre +a demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, +je dois a la verite de dire que j'ai ete puissamment aide par les +conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous +veut la malemort. + +--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espere bien +avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai a +lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous etes un dangereux +reptile? Savez-vous que l'envie me demange furieusement de vous +etrangler, pendant que je vous tiens? + +Il avait abattu sa main sur l'epaule d'Espinosa, et d'une voix basse il +lui jetait ces paroles menacantes dans la figure. + +Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se +soustraire a son etreinte. Ses yeux ne se baisserent pas devant le +regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilite, +comme s'il n'eut pas ete en cause: + +--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez +bien penser que je ne suis pas homme a m'exposer a votre fureur sans +avoir pris mes precautions. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le +cercle des moines s'etait resserre autour de lui. Il comprit qu'en effet +il n'aurait pas le temps de mettre sa menace a execution. Une fois +encore il serait ecrase par le nombre. Il secoua furieusement la tete +et, sans lacher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'epaule de +son ennemi: + +--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur +moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si... + +--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous +esperez ne se realisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous +serez saisi par les reverends peres. + +--Savez-vous ce que vous gagnerez a la tentative desesperee que vous +meditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchainer. + +Par un effort surhumain, Pardaillan reussit a maitriser la colere qui +grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un +geste. Les yeux fixes sur le grand inquisiteur, ils attendaient, +immobiles et muets, qu'il leur donnat, d'un signe, l'ordre d'agir. + +En un eclair de lucidite Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les +consequences irreparables que son geste pourrait avoir et qu'il etait +a la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait +encore esperer. Couvert de chaines, c'en etait fait de lui. + +Il lui fallait donc conserver a tout prix la liberte de ses mouvements, +puisque cela seul lui permettrait de mettre a profit la chance si elle +se presentait. Lentement, comme a regret, il desserra son etreinte et +gronda: + +--Soit, vous avez raison. + +Comme s'il eut juge l'incident definitivement clos, d'Espinosa se tourna +vers la porte devant laquelle il s'etait arrete, et cette porte s'ouvrit +a l'instant meme. + +A l'instant meme aussi, les moines se reculerent, agrandirent leur +cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait +inutile. Mais, de loin comme de pres, ils surveillaient attentivement +les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela +leur prisonnier. + +La porte qui venait de s'ouvrir donnait acces sur une etroite cellule. +Il n'y avait la aucun meuble et la petite piece ne recevait le jour que +par la porte qui venait de s'ouvrir. + +Les murs de la cellule etaient blanchis a la chaux, le sol etait +recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles +destinees a l'ecoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y +avait rien la-dedans? + +Par-ci par-la, sur les murs, des taches brunatres, suspectes. Sur les +dalles, des petites flaques de meme teinte et de meme apparence. C'etait +froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'etait-ce donc que cette cellule? +Un cachot? Une tombe? Quoi?... + +Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur etait habite. Et voici ce +que les yeux exorbites de Pardaillan virent: + +Au milieu de la piece, face a la porte qui venait de s'ouvrir toute +grande, un homme--une loque humaine etait solidement attache sur une +sorte de chaise de bois dont les pieds etaient rives au sol par de +solides crampons de fer. + +Les jambes de l'homme etaient enchainees aux pieds de la chaise; son +buste etait maintenu droit contre le dossier de bois par une infinite de +cordes; la tete, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un +mouvement; presque sous le menton, une epaisse traverse de bois, percee +de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous, +ses mains emprisonnees pendaient mollement. + +A cote du patient, un moine robuste, le froc releve jusqu'a la ceinture, +les larges manches retroussees laissant a nu des biceps puissants, +maniait, de ses pattes enormes, de minuscules et bizarres instruments +qu'il examinait attentivement sans paraitre se soucier le moins du monde +de la victime qui, les traits contractes par l'horreur et l'angoisse, le +regardait faire avec des yeux ou luisait une epouvante qui confinait a +la folie. + +Le moine obeissait sans doute a des ordres prealablement donnes, +car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scene +fantastique, il se mit a l'oeuvre des qu'il eut termine l'inspection de +ses instruments. + +Il saisit le pouce du condamne dans une petite pince qu'il avait prise. +Aussitot, malgre les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme +eut une secousse terrible, a faire croire qu'il allait briser ses +cordes; en meme temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'echappa +de ses levres contractees. + +Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de +rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait +de lacher, une petite pluie rouge tombait goutte a goutte sur le sol +et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posement, +methodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit +l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicie se tordit comme +un ver, une expression de souffrance atroce s'etendit sur sa face +convulsee; le meme hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit +entendre a nouveau, suivi de la meme petite pluie sanglante, du meme +geste indifferent du bourreau jetant negligemment a terre l'ongle auquel +adheraient des lambeaux de chair. + +Au troisieme doigt, l'homme s'evanouit. Alors, le bourreau s'arreta. Il +prit, dans une trousse posee a terre, differents ingredients, apportes +pour ce cas prevu, et se mit, non pas a panser les plaies affreuses +qu'il venait de faire, mais a rappeler l'homme a lui avec le meme soin, +la meme froide impassibilite qu'il avait mis a le torturer. + +Quand le malheureux, sous l'action des remedes energiques qui lui +etaient administres, reprit ses sens, le moine replaca soigneusement ses +ingredients a leur place, reprit ses outils et recommenca son horrible +besogne. + +Pardaillan, livide, les ongles incrustes dans la paume des mains pour +ne pas crier son horreur et son degout, Pardaillan, se demandant s'il +n'etait pas en proie a quelque hideux cauchemar, remue d'une pitie +immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister, +impuissant, a cette scene atroce. + +Lorsque le cinquieme ongle tomba, les hurlements du patient s'etaient +changes en rales etouffes, et le bourreau, toujours effroyablement +insensible et methodique, se disposait a passer a la deuxieme main. + +--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgre lui, sans savoir ce +qu'il disait, peut-etre. + +Froidement, d'Espinosa formula: + +--Ceci n'est rien!... Passons! + +Et ils passerent, en effet. Et Pardaillan s'eloigna en fremissant de la +sombre porte qui venait de se refermer. + +--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est +rien, compare a celui que vous avez ose commettre. + +Pardaillan comprit le sens deguise de ces paroles, qui signifiaient +evidemment que le supplice qui lui serait inflige a lui, Pardaillan, +depasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre +l'epouvante qui se glissait sournoisement en lui. + +Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette epouvante +provenait surtout de l'ebranlement nerveux qu'il venait d'eprouver, et +il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de +le faire assister coup sur coup a des spectacles de ce genre, cela +amenerait chez lui une depression morale qu'il n'etait pas sur de +pouvoir surmonter. + +Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques metres, pendant +lesquels Pardaillan s'efforca de maitriser ses nerfs mis a une si rude +epreuve. + +Au bout d'une vingtaine de pas, deuxieme porte: deuxieme arret. +Pardaillan fremit. + +Comme la premiere, cette porte s'ouvrit d'elle-meme. Comme la premiere, +elle demasqua une cellule en tous points semblable a la precedente, +occupee par un moine-bourreau et par un condamne. Celui-ci, comme le +premier, etait maintenu assis sur un siege de bois. Seulement, celui-ci +avait les bras attaches en croix et le torse, nu, bien a decouvert, ne +supportait aucune entrave qui eut probablement gene le tortionnaire. +Comme le premier, ce moine-bourreau commenca son effroyable besogne, des +que la porte se fut ouverte. + +Muni d'un instrument a lame fine et aceree, il pratiqua une incision sur +toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le +depouiller tout vif. Comme precedemment, des hurlements affreux se +firent entendre, suivis de plaintes et de rales etouffes, au fur et a +mesure que, l'horrible besogne s'avancant, le patient perdait de plus en +plus ses forces. + +Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de delicatesse +epouvantable, tirait sur la peau, qui se detachait, la rabattait, +fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait a nu les +veines, les arteres, les nerfs. + +Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifference, il +prenait une poignee de sel pile et retendait doucement sur ces pauvres +chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, percaient le +cerveau de Pardaillan comme des lames rougies a blanc. + +Et, de cet amas sans nom, qui avait ete une poitrine humaine, des +filets de sang s'ecoulaient lentement, tombaient sur iles dalles qui +rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons +signalees et dont Pardaillan, affole, comprenait maintenant l'utilite. + +--Passons, dit d'Espinosa sur le meme ton bref et indifferent. + +Et, comme il l'avait deja fait, d'Espinosa repeta avec une insistance +grosse de menaces sous-entendues: + +--Le crime de cet homme n'est rien, compare a celui que vous avez +commis. + +Et ils passerent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son +sinistre laconisme. Seulement, cette deuxieme porte ne se referma pas +comme la premiere, en sorte que, Pardaillan, en s'eloignant d'un pas +qu'il allongeait inconsciemment, delivre de l'horrifiante vision, +continua d'etre poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les +hurlements de douleur, qui s'echappaient de cette porte restee ouverte +et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. + +"Mordieu! s'ecria-t-il avec fureur, vais-je etre oblige de contempler +longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce miserable a donc +jure de me rendre fou!" + +Or, voici que ce mot eclata dans sa tete comme un coup de tonnerre. + +Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eut +dechire le voile qui obscurcissait sa memoire, tout a coup, il se +rappela les paroles echangees entre Fausta et d'Espinosa lors de son +algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mysterieux de +l'adieu de Fausta: "Tu me reverras peut-etre, mais tu ne me reconnaitras +pas." Et il clama dans sa pensee: + +"Oh! ces deux miserables ont-ils donc reellement premedite de me faire +sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a invente cela! Eh! je me +souviens maintenant, c'est moi-meme qui, en raillant, lui ai conseille +de me frapper dans mon intelligence. La diabolique creature m'a pris au +mot... Je croyais la connaitre et je suis force de m'avouer que je ne +l'eusse jamais supposee capable d'une telle sceleratesse!" + +Ayant devine, ou ayant cru deviner a quoi tendait l'epouvantable +spectacle que lui presentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme +quelqu'un qui se trouve decharge du lourd fardeau qui l'oppressait, +cuirassa son coeur pour le rendre momentanement insensible, commanda a +ses nerfs de se maitriser et, tres calme en apparence, il suivit son +sinistre guide, resolu a tout voir et tout entendre. + +A la troisieme porte, troisieme arret. La, c'etait un malheureux qu'on +tenaillait avec des fers rougis a blanc. Et le moine tortionnaire, avec +une insensibilite egale a celle des deux autres, se penchait sur un +recipient place sur un rechaud, y puisait une cuilleree d'un liquide +blanchatre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le +trou beant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il +versait ainsi sur les plaies, c'etait un melange d'huile bouillante, de +plomb et d'etain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable +supplice, effrayant a voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus +rien d'humain, et, d'une voix de dement--peut-etre devenu subitement +fou--rugissait: "Encore!... Encore!..." + +Et ses clameurs se melaient aux plaintes de l'ecorche vivant que le +moine-bourreau continuait de travailler. + +Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se +raidissait pour ne rien laisser paraitre de ses impressions. Et, aux +yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour tres calme, parfaitement +maitre de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eut bien connu, la fixite +etrange du regard, la teinte terreuse repandue sur ses joues, une +imperceptible crispation des levres, tres pales ou trop rouges, parce +qu'il venait de les mordre, eussent ete autant d'indices visibles de +l'emotion qui l'etreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour +la surmonter. + +Une fois encore, d'Espinosa prononca son glacial: "Passons!" Une fois +encore il ajouta que le crime du miserable qui ralait et hurlait tour a +tour n'etait rien, compare au crime de Pardaillan. + +Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit a travers +l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, +des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphemes des +malheureux que le delire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait a des +supplices que nous avons peine a concevoir aujourd'hui. + +Apres l'homme tenaille vivant, ce fut l'homme a qui l'on brisa les +membres a coups de masse de fer, puis celui a qui l'on creva les yeux, +et celui a qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du +chevalet, celui de l'eau, sans compter celui a qui l'on enferma les +mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait secher en +les exposant a la flamme d'un rechaud. + +La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un +guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus +hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entierement +nu et le mettre en pieces a coups de leurs griffes acerees. + +Tout ce que l'imagination la plus dereglee peut concevoir de supplices +infames, de raffinements de torture inouis, passa la, sous ses yeux, et, +de toutes ces portes demeurees ouvertes, jaillissaient des gemissements +qui eussent attendri un tigre. + +Et, a chaque porte, d'Espinosa repetait son immuable: "Passons!" +toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et +qui n'etait toujours rien, compare au crime de Pardaillan. + +Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut +delivre de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgre +ses effort, malgre son stoicisme, il sentait sa raison chanceler. Et la +pitie qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait +le crime, etait telle qu'il oubliait que cette effrayante serie de +supplices sans nom qu'on faisait defiler sous ses yeux n'avait qu'un +but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait la d'horrible et d'affreux +n'etait rien, compare a ce qui l'attendait, lui. + + + +XV + +LE REPAS DE TANTALE + +A l'extremite de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques +marches, et, sur la droite, un mur, tres haut, continuait cette galerie. +L'escalier aboutissait a un jardinet. Le mur separait ce jardinet du +grand jardin. + +En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'eclatant +soleil, Pardaillan respira a pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un +lieu prive d'air et de lumiere. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, +toujours impassible a son cote, un regard lourd de menaces, il pensa: + +"Je ne sais ce que machine contre moi ce pretre scelerat, mais, mordieu! +il etait temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prit +fin." + +Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut +les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec +delices. Alors, il tressaillit et murmura: + +"Ah! quel diable de jardin est-ce la!" + +Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la disposition speciale du +jardinet. Voici: + +De l'escalier, par ou il venait de descendre, jusqu'a un corps de +batiment compose d'un rez-de-chaussee seulement, et en mauvais etat, ce +jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix a douze metres environ. + +Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la +galerie et le separait du grand jardin, jusqu'a un autre corps de +batiment compose aussi d'un seul rez-de-chaussee, il mesurait environ +une trentaine de metres. De sorte que ce jardinet se trouvait enferme +entre trois batisses (en y comprenant le batiment plus important ou se +trouvait la galerie) et une haute muraille. + +Mais ce n'etait pas la ce qui etonnait Pardaillan. Ce qui l'etonnait, +c'est que ce jardinet etait coupe, au milieu et dans toute sa longueur, +par un parapet surmonte d'une haute grille dont les barreaux etaient +tres forts et tres rapproches. + +En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapproches, partaient +du toit d'un de ces corps de batiment, et venaient s'encastrer sur la +grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse. + +Des plantes grimpantes, s'enlacant aux barreaux, montaient jusqu'au +faite de cette etrange cage, y formaient un dome de verdure et +masquaient en partie ce qui s'y passait. + +Conduisant Pardaillan, toujours surveille de pres par son escorte de +moines-geoliers, d'Espinosa tourna a gauche, se dirigeant tout droit +vers le batiment qui occupait la largeur du jardinet. + +Or, chose etrange, et qui glaca Pardaillan, des que le bruit de leurs +pas se fit entendre sur le gravier de l'allee, il percut comme une +galopade furieuse de l'autre cote du rideau de verdure qui masquait +la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches +froissees, des faces humaines haves, decharnees, des yeux luisants ou +mornes, se montrerent de-ci de-la entre les barreaux, et une plainte +dechirante, monotone, s'eleva soudain: + +"Faim!... Faim!... Manger!... Manger!..." + +Et, presque aussitot, une voix rude cria: + +--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner a la niche! + +Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une laniere +cinglant un corps, suivi a son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite, +une fuite eperdue et la meme voix rude accompagnant chaque coup de fouet +de ce cri, toujours le meme: + +"A la niche! A la niche!" + +Voila ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un eclair. +Et, en jetant un coup d'oeil angoisse sur la cage fantastique, il +songea: + +"Quelle abominable surprise me reserve encore ce maitre-bourreau? + +D'Espinosa s'arreta devant le corps de batiment. Un moine se detacha du +groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient exterieurement un fort +volet de bois. Le volet ouvert tout grand demasqua une ouverture garnie +d'epais barreaux croises. + +Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de +cette fosse, au milieu d'immondices innommables, a moitie nu, un homme +etait accroupi. + +Aveugle par le flot de lumiere succedant sans transition a l'obscurite +profonde dans laquelle il etait plonge, il demeura un instant immobile, +les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, dechira l'air d'un +hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant a agripper ceux +qui le regardaient du dehors. + +Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit a mordre les barreaux de +fer, sans arreter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une +trombe d'eau s'abattit sur le forcene. Il lacha les barreaux, se rejeta +dans sa fosse et se mit a courir dans tous les sens, cherchant a se +soustraire a l'avalanche liquide qui le poursuivait partout. + +Bientot, les hurlements se changerent en plaintes confuses, puis le +malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse, +pendant que l'eau tombait, implacablement et a torrents, sur lui. + +Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un +moine, arme d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme, +a moitie suffoque, reprit ses sens. + +Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, ii apercut le moine qui +l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant meme +que le moine eut fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit a +tourner autour de la fosse, sans s'arreter de hurler. Froidement, sans +hate, en relevant d'une main sa robe qui eut pu trainer dans la boue, le +moine se mit aussi en marche. Seulement, a chaque pas qu'il faisait, il +levait la discipline et la laissait tomber a toute volee sur les epaules +de l'homme qui bondissait a tort et a travers, mais ne cherchait pas a +entrer en lutte avec le terrible moine. + +On eut dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menacant, mais +n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son +bourreau. + +Tres rapidement, la victime, epuisee deja par les jets d'eau recus, +tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la +fustiger jusqu'a ce qu'il vit qu'elle etait evanouie. Alors, il attacha +sa discipline a sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquieter de +l'homme, il sortit posement, comme il etait entre. + +Tandis que le moine, qui avait deja ouvert le volet, s'occupait a le +refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifference: + +--Ceci est un supplice plus terrible peut-etre que tous ceux que vous +venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, etait duc et +grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis meritait un chatiment special. +L'homme a ete discretement enleve et conduit ici... comme vous. On lui +a fait boire d'une certaine potion preparee par un reverend pere de ce +couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un +certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante +sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamne a +un regime special. + +--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire +voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupe en ce moment. Au bout de +quelques jours, le condamne est a peu pres fou. Quelques-uns sortent de +la completement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois +encore des eclairs de lucidite et sont dangereux. Alors, nous les +mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi +durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini. +Ils sont irremediablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que +leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans +crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au +grand air, dans la cage que vous voyez. + +Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme, +qui lui etait habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoue +d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid +et intrepide, vers la cage de fer. + +Les moines firent une trouee dans le feuillage et Pardaillan put voir. +Il y avait la une vingtaine de malheureux a peine couverts de loques +ignobles, maigres comme des squelettes, pales, avec des barbes et des +chevelures embroussaillees. Les uns se tenaient accroupis a terre, en +plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en +cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient. + +Des qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruerent sur +les barreaux. Non point menacants, comme le duc, mais suppliants, les +mains jointes, et, de leurs pauvres levres crispees, tombaient ces mots +terribles que Pardaillan avait entendus: "Faim! Manger!" Un des moines +prit dans un coin un panier prepare d'avance, et en vida le contenu a +travers les barreaux. + +Et, Pardaillan, le coeur souleve de degout et d'horreur, vit que ce que +l'execrable moine venait de vider ainsi etait tout simplement un panier +d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on +laissait lentement mourir de faim, se jeterent a corps perdu sur ces +immondes ordures, se les disputerent en grondant et que chacun, des +qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa +proie, de peur qu'on ne vint la lui arracher. + +"Horrible! repeta encore une fois Pardaillan, qui eut voulu s'enfuir et +ne pouvait detacher ses yeux de cet ecoeurant spectacle. + +--Tous les hommes que vous voyez ici etaient jeunes, beaux, riches, +braves et intelligents. Tous, ils etaient de la plus haute noblesse. +Voyez ce qu'en ont fait le breuvage invente par un de nos peres et +le regime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-la, +chevalier? + +Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait +sa physionomie, Pardaillan lui lanca, sur un ton detache qui emerveilla +le grand inquisiteur: + +--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, a quoi +riment ces ecoeurantes exhibitions? + +Quelque chose comme un pale sourire vint effleurer les levres +d'Espinosa. + +--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien penetre de cette +pensee qu'irremissiblement condamne, tout ce que vous venez de voir +n'est rien aupres de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je +n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais a +votre caractere intrepide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le +bien. + +--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dument averti. Et, maintenant, +faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous +n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez +de me montrer. + +--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible. + +Et, se tournant vers les moines: + +--Puisqu'il le desire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan a sa +chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traite avec tous les +egards qui lui sont dus. + +Et, revenant a Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude: + +--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et +buvez... Ne faites pas comme ce matin, ou vous n'avez rien pris. La +diete est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas +de votre gout, commandez vous-meme ce que vous desirez. Rien ne vous +sera refuse. Mais, pour Dieu, mangez! + +--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'etonnement +que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. +Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis +bien oblige de lui obeir. + +--Esperons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera +mieux dispose que ce matin. + +--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'eloignant au milieu de +son escorte de moines-geoliers. + +Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre, +Pardaillan se mit a marcher de long en large avec agitation. + +"Pouah! songeait-il, la venimeuse bete! Comment ai-je pu resister a la +tentation de l'etrangler de mes mains? + +Et, avec un sourire qui eut donne le frisson au grand inquisiteur, s'il +l'avait vu: + +"Bah! il l'a bien dit: il etait garde de pres. Je n'aurais pas eu le +temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagne de me voir enchainer. Mes +mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se presentera pas? +Alors... + +Et son sourire se fit plus aigu. + +Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit a reflechir +profondement, repassant dans son esprit les scenes qui venaient de se +derouler, jusque dans leurs plus petits details, evoquant les moindres +gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les +plus insignifiantes en apparence, et s'efforcant de tirer la verite de +ses observations et de ses deductions. + +Deux moines lui apporterent son diner. Avec des yeux luisants de +convoitise, ils etalerent amoureusement les provisions sur la table, +alignerent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au +lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils resterent en +contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fit +honneur a ce repas soigne. Voyant qu'il ne se decidait pas, un des deux +moines demanda: + +--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger? + +Surmontant la repulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, +Pardaillan repondit doucement: + +--Tout a l'heure, peut-etre... Pour le moment, je n'ai pas faim. + +Les deux moines echangerent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit +au passage. + +--Monsieur le chevalier desire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista +le moine. + +--Non, mon reverend, je ne desire rien qu'une chose... + +--Laquelle? fit le moine avec empressement. + +--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan. + +Les deux moines echangerent encore le meme coup d'oeil furtif que +Pardaillan surprit encore, puis ils contemplerent une derniere fois les +mets appetissants dont la table etait chargee, et sortirent enfin en +etouffant un gros soupir. + +Des qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le +judas de la porte etait bien ferme. Il s'approcha alors de la table et +contempla les plats, nombreux et varies, qui la garnissaient. Il en +prit quelques-uns au hasard et se mit a les sentir avec une attention +soutenue. + +"Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats a leur place. +En revanche, mordieu! je sens que j'etrangle de faim et de soif!... + +Il prit un flacon. + +"Hermetiquement bouche! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!" + +Il le deboucha et le flaira comme il avait flaire les mets. + +"Rien! je ne sens rien!" + +Et lentement, a regret, il reposa le flacon sur la table. + +"Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du +Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter. + +Il tourna le dos a la table pour s'arracher a la tentation et s'en fut +vers le coffre ou il avait enferme le reste de ses provisions de la +veille. Il fit une piteuse grimace et grommela: + +--C'est maigre! + +Resolument, il prit une tranche de pate et la porta a sa bouche. Mais il +n'acheva pas le geste. + +--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas penetre ici pendant la +promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre ecrase!... +Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels +maintenant? + +Il replaca la tranche ou il l'avait prise et referma le coffre. Il +traina le fauteuil devant la fenetre et s'assit, le dos tourne a la +table tentatrice. En meme temps, pour se donner la force de resister, il +murmura: + +"Je n'ai plus guere que deux jours et demi a patienter. Que diable! deux +jours sont bientot passes! + +Et, par un puissant effort de volonte, il reussit a se soustraire +a cette obsession et se mit a repasser tout ce que lui avait dit +d'Espinosa. + +Des bribes de phrases lui revenaient plus particulierement: "On lui fait +boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit... +Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore +la folie." + +Et un detail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinement +a la memoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, a ce +meme repas ou il avait absorbe un narcotique qui devait le tenir endormi +plusieurs jours, il avait tout de suite remarque sur la table une +bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et +l'avait mise de cote, la reservant pour la bonne bouche. Or, a la fin +de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'etait +senti pris d'un subit malaise. C'etait le narcotique qui faisait son +effet. + +Cela avait ete tres passager. Mais il n'en fallait pas plus pour +eveiller ses soupcons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir, +il le porta a ses narines et le flaira longuement. + +Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le +verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide leger et mousseux +sur sa langue et se mit a le deguster avec tout le soin d'un parfait +connaisseur qu'il etait. Le resultat de cette degustation avait ete +qu'il avait depose le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son +repas etait acheve. Il n'avait plus ni faim ni soif. + +Tout a coup, une inspiration soudaine lui etait venue. Il s'etait leve +et etait alle vider le verre et tout le contenu de la bouteille de +ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui +contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissee +apres s'etre convenablement debarbouille. Puis, il etait revenu +s'asseoir a table, reposant la bouteille et le verre a leur place. +Quelques instants plus tard, la tete lourde, pris d'un sommeil +irresistible, il s'etait endormi aussitot. + +Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce detail +qu'il avait presque oublie lui revenait-il maintenant obstinement a la +memoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcees +par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, +parlant de sa folie, ce dialogue qui lui etait tout a coup revenu a +la memoire, dans ce qu'il appelait deja la "galerie des supplices", +pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau a la memoire? + +Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de +Saumur videe dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des +paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous +ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu a peu il s'assoupit dans +son fauteuil et que, dans son sommeil agite, il avait aux levres un +sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans +suite, parmi lesquels revenait frequemment celui-ci: FOLIE. + +Le soir venu, les moines, consternes de voir qu'il n'avait pas touche +au diner, non plus qu'au dejeuner, lui servirent un souper plus soigne +encore que les precedents repas. Malgre leur insistance, Pardaillan +refusa de manger. + +Les moines durent se retirer sans etre parvenus a le decider et, des +qu'il se vit seul, il se hata de se mettre au lit pour se soustraire +a la tentation de la table etincelante. Et il faut convenir qu'il +lui fallut une force de volonte peu commune, car la faim se faisait +cruellement sentir. Peut-etre l'eut-il moins sentie s'il avait pu +detacher completement son esprit de cette pensee. + +Mais les moines revenaient obstinement avec leur table chargee de mets +appetissants. Et, sous pretexte que, peut-etre plus tard, il voudrait +faire honneur a ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout +ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan reussissait, a +force de volonte, a chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la +table suffisait a reveiller son estomac qui se mettait aussitot a hurler +famine. + +Le lendemain, le meme supplice se renouvela, avec aggravation de repas +augmentes. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et +un grand dejeuner, un diner, une collation et un souper. + +Cinq fois dans la meme journee, il eut a resister a l'abominable +tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchee, de plus +en plus abondante et delicate, de plus en plus chargee des crus les plus +rares et les plus renommes. + +Le troisieme jour, Pardaillan, la gorge seche, la tete en feu, sentant +ses jambes se derober sous lui, se disait pour se donner du courage: + +"Plus que ce jour a passer. Par Pilate! il se passera comme les deux +autres! Et apres?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive. + +Il cherchait toujours un moyen de s'evader. Il ne trouvait rien. Et +maintenant, peut-etre par suite de la faiblesse qu'il eprouvait et qui +le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait a +compter sur le Chico, a esperer que, peut-etre, il reussirait a le tirer +de la, et il passait la plus grande partie de son temps a guetter par la +fenetre, esperant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, +esperant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra +pas, ne donna pas signe de vie. + +Ce jour-la, ses deux gardiens se montrerent particulierement affectes de +son obstination a refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite +de d'Espinosa, ces deux moines avaient garde un silence si scrupuleux +qu'il eut pu les croire muets. + +A dater de la visite de leur chef supreme, ils se montrerent aussi +bavards qu'ils avaient ete muets jusque-la. Et, comme leur grande +preoccupation etait de voir que le prisonnier confie a leurs soins ne +voulait rien prendre, les dignes reverends n'ouvraient la bouche que +pour parler mangeaille et beuverie. + +L'un recommandait particulierement tel plat, dont il donnait la recette, +l'autre pronait tel entremets sucre, delicieux, disait-il, a s'en lecher +les doigts; l'un sommait le chevalier de gouter au mets qu'il vantait, +l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous +les saints que gouter a cette pitance c'etait s'exposer benevolement a +un empoisonnement certain. + +Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim, +avaient quelque chose de hideux et grotesque a la fois. + +Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enrages bavards et les +prier de le laisser tranquille. Ils eussent obei. Mais Pardaillan etait +persuade que les deux moines jouaient une abominable comedie, pour +l'amener a absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison +destine a le foudroyer. + +Il etait persuade que, s'il avait voulu les chasser, les moines +n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstines a +le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'a se +resigner. + +Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la +comedie. Ils etaient bien sinceres. C'etait deux pauvres diables de +moines, d'esprit plutot borne, qui ne devaient la mission de confiance +dont ils etaient charges qu'a leur force herculeenne. + +On leur avait confie la garde de Pardaillan, on leur avait ordonne +d'acceder a tous ses desirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le +laisser aller, d'obeir a ses ordres. + +On leur avait surtout recommande de faire tous leurs efforts pour +l'amener a prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient tres +consciencieusement de leur tache et n'en cherchaient pas plus long. + +Comme on les savait quelque peu gourmands et ne detestant nullement +de vider une bonne bouteille, on leur avait defendu, sous menace des +chatiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fut de leur +prisonnier, fut-ce une simple goutte d'eau. + +Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et +savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur +avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier a gouter a un seul des +innombrables plats dont la table etait garnie, a avaler, ne fut-ce +qu'une gorgee de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur +reviendraient integralement et qu'ils pourraient boire et manger tout +leur soul et se griser a en rouler par terre, ayant d'avance absolution +pleine et entiere. + +Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, a differentes +reprises, et pour avoir le coeur net il avait place devant les moines un +des plats pris au hasard, il avait lui-meme rempli a ras bord un verre +d'un vin genereux et: + +--Tenez, mon reverend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir +manger, dites-vous... Eh bien, goutez une bouchee seulement de ce plat, +et je vous jure que j'en mangerai apres vous; goutez une seule gorgee +de ce vin au fumet delicat et je vous promets de vider la bouteille +ensuite. + +--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navre un des moines. + +--Pourquoi? demandait Pardaillan. + +--Helas! mon frere, on nous a formellement interdit d'accepter rien de +vous. + +--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre. + +--La discipline et autres chatiments corporels, et l'_in pace_, et la +diete forcee et... + +--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan. + +Et, en lui-meme, il ajoutait: + +"Pardieu! ils n'auraient garde d'y gouter: les sacripants savent que ces +mets sont empoisonnes." + +Dans ce troisieme jour, frere Bautista et frere Zacarias (pourquoi +ne ferions-nous pas connaitre les noms des deux moines gardiens?) se +montrerent plus affectes que jamais, affectes et furieux; navres, parce +qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce +qu'ils n'etaient pas eloignes de croire que leur prisonnier s'obstinait +ainsi uniquement pour leur faire piece. Or, voici qu'a l'heure du diner +les deux moines se presenterent devant Pardaillan comme d'habitude. +Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frere +Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, +annonca d'une superbe voix de basse: + +--Si monsieur le chevalier veut bien passer au refectoire, nous aurons +l'honneur de lui servir le diner. + +Pardaillan fut ebahi de cette annonce: Que signifiait cette fantaisie et +quelle surprise douloureuse ou quel piege dissimulait-elle? + +A voir les mines beates et radieuses de ses deux gardiens, a leurs +sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils echangeaient, il +crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il +repondit donc sechement: + +"Mon reverend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais +point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le diner, +attendu que je suis resolu a ne point bouger d'ici. + +Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos. + +Les deux moines se regarderent consternes. + +Cependant, frere Bautista, qui etait le plus inconscient des deux, +partant le plus dispose a se mettre en avant, fit une tentative +desesperee, et, sur un ton qui n'admettait pas de replique: + +--Il faut venir cependant, trancha-t-il. + +Pardaillan, frappe de ce ton, presque menacant, se redressa aussitot, +et, avec un sourire narquois, il goguenarda: + +--Il faut?... Pourquoi? + +--C'est l'ordre, dit plus doucement frere Zacarias. + +--Et si je refuse d'obeir a l'ordre? railla Pardaillan. + +--Nous serons forces de vous porter. + +Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis +bientot trois jours, mais il sentait bien qu'il etait encore de force +a mettre facilement a la raison les deux insolents frocards. Il allait +donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une reflexion subite +arreta le geste ebauche. + +"Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas +l'occasion cherchee de fausser compagnie a tous ces moines, que l'enfer +engloutisse!" + +Le resultat de cette reflexion fut qu'au lieu de frapper comme il en +avait eu l'intention il repondit paisiblement, avec son plus gracieux +sourire: + +--Soit! j'irai donc de plein gre, a seule fin de vous eviter la peine de +me porter. + +Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. + +--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frere Bautista, +vous voila raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon venere patron, +vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le +refectoire ou nous vous conduisons! + +--Allons donc, mon reverend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme +dit si elegamment votre digne frere. Mais je vous previens: cette +fois-ci, pas plus que les autres, vous ne reussirez a me faire absorber +la moindre nourriture. + +Les deux moines firent la grimace. Ils echangerent un coup d'oeil +inquiet, tandis que leur front se rembrunissait. + +--Bah! fit frere Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous +aurez l'affreux courage de vous derober devant les delices de la table +qui vous attend. + +Dans le couloir, ils trouverent une escorte de six moines robustes +qui entourerent le chevalier et le conduisirent jusqu'a la porte du +refectoire, situee dans le meme couloir. + +L'escorte resta dehors, et Pardaillan penetra avec ses deux gardiens +ordinaires. Derriere lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour +de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux +moindres details et demeura tout emerveille devant le spectacle +rejouissant qui s'offrait a ses yeux. + +La salle elle-meme etait carree, haute de plafond, vaste de dimensions. +Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entierement, +des essences les plus rares, etaient de veritables merveilles de +mosaique et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux +cotes de la salle et representaient les quatre saisons. Mais, si le +decor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il +representait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet +etait le meme partout. + +C'etait une profusion de fruits, de victuailles variees, de flacons, que +des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement. + +Une cheminee monumentale occupait a elle seule les deux tiers d'un cote. +L'interieur de cette cheminee etait garni d'arbustes, de plantes rares, +de fleurs aux parfums tres doux, ranges en corbeille autour d'une vasque +de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure +caresseur, et rafraichissant l'air, sature de parfums. Deux fenetres +aux rideaux de velours hermetiquement clos; dix fauteuils de dimensions +colossales s'espacaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient +vis-a-vis. Bien qu'il fit grand jour au-dehors, aux quatre angles, +quatre torcheres enormes, chargees de cire rose et parfumee, qui se +consumaient lentement et dont les volutes de fumee bleuatre repandaient +dans la salle ce parfum special qu'on y respirait. + +Voila ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil. + +Tout, dans cette salle, semblait avoir ete amenage en vue de la +glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir ete concu en vue +de l'inciter a faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, +c'est-a-dire a bafrer sans retenue. + +Au centre de la salle, une table etait dressee, autour de laquelle vingt +personnes eussent pu s'asseoir a l'aise. Une nappe d'une blancheur +eblouissante et d'une finesse arachneenne; des chemins de table en +dentelles precieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux +enchasses de metal precieux, une vaisselle d'or et d'argent, des +flambeaux aux cires allumees et des jonchees de fleurs. Tel etait le +decor prestigieux destine a encadrer dignement les innombrables plats, +les fruits savoureux, les entremets, les patisseries, les compotes et +les gelees et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes +dimensions, ranges en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, +venerablement poussiereuses. + +Au milieu de cette table, surchargee de provisions qui eussent suffi a +rassasier vingt personnes douees du plus solide appetit, un couvert, +un seul, etait mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil +semblait tendre ses bras rigides a l'heureux gourmet a l'intention +duquel on avait fait cette debauche de richesses gastronomiques. + +Voila ce que designaient de la main les freres Zacarias et Bautista. Et +leurs yeux clignotants, leur enorme bouche qui s'arrondissait en cul de +poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums repandus +dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, +tout dans leur attitude semblait dire que tout cela etait leur oeuvre a +eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas. + +--Admirable! dit-il simplement, d'un air tres convaincu. + +--N'est-ce pas? rayonna frere Bautista. Et que direz-vous, mon frere, +quand vous aurez goute aux delicieuses choses qui figurent sur cette +table! + +Les deux moines se regardaient d'un air triomphant. + +Helas! leur joie fut de courte duree, car Pardaillan ajouta aussitot: + +--Merveilleux! Mais vous vous etes donne beaucoup de peine bien +inutilement, car je ne toucherai a rien des merveilles entassees la. + +La consternation des moines confina au desespoir. Pour un peu, ils +l'eussent battu. + +--Ne blasphemez pas, dit severement frere Bautista. Asseyez-vous plutot +dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras. + +--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien, +entendez-vous? + +--C'est l'ordre! dit doucement frere Zacarias. + +Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de cote. + +--Vous l'avez deja dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas +souvent vos formules. + +--Puisque c'est l'ordre! repeta naivement frere Zacarias. + +--Asseyez-vous, mon frere, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de +nous... Nous sommes deshonores si vous resistez a tous nos efforts. + +Pardaillan eut-il pitie de leur desespoir tres sincere? Comprit-il +que la resistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la +consigne recue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun repit, tant +qu'il ne se serait pas assis a cette table somptueuse? Nous ne saurions +dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit: + +--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir la... Mais +vous serez bien fins si vous reussissez a me faire ingurgiter la moindre +des choses. + +Et il s'assit brusquement, avec un air qui eut donne fort a reflechir +aux dignes moines s'ils avaient ete plus physionomistes ou s'ils avaient +mieux connu leur prisonnier. + +--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colere le gagner, allons, +faites en conscience votre metier de bourreau. + +Les deux moines le regarderent avec stupefaction. Ils ne comprenaient +pas. + +Des que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui +semblait etre dissimule derriere la cheminee, se mit a jouer des airs +tour a tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons +des instruments a cordes, auxquels se melaient les sons plus aigus des +flutes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voiles, +mysterieux, comme tres lointains, evocateurs de reves melancoliques ou +joyeux. + +Cette mise en scene savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces +parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, +l'arome capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes +dans des coupes de pur cristal, au long pied de metal precieux, +chefs-d'oeuvre d'orfevrerie, il y avait la plus qu'il n'en fallait pour +affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgre sa force de +caractere peu commune, Pardaillan etait pale de l'effort surhumain qu'il +faisait pour se maitriser. + +Avait-il donc reellement peur du poison dont il etait menace? + +Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menace a mots couverts des +supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une +torture savamment dosee pour la faire durer des heures et des jours, +peut-etre, et un poison foudroyant, le choix etait tout fait. N'importe +qui, a sa place, n'eut pas hesite et eut pris le poison. + +Ce n'etait pas la mort elle-meme, non plus, qui l'effrayait. En +descendant au fond de sa conscience, on eut peut-etre trouve que la +mort eut ete accueillie par lui comme une delivrance. Depuis que mortes +etaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne +pouvait plus guere tenir a la vie. + +Alors? + +Alors, il y avait ceci: avec ses idees speciales, Pardaillan se disait +qu'ayant accepte du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le +droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fut accomplie. + +On voit qu'il etait rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en +pratique une logique de ce genre, il fallait etre doue d'une energie peu +commune, d'une dose de volonte, d'un courage et d'un sang-froid qu'il +etait peut-etre seul capable d'avoir. + +Tout ceci avait ete longuement et murement pese, calcule et finalement +resolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives +desesperees de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec +une inebranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'etait tracee. + +Une chose qu'il avait aussi decidee, et que nous devons faire connaitre, +c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la +nourriture qu'on lui presenterait, le quatrieme jour a partir de la +reception du billet du Chico. + +Pourquoi ce quatrieme jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur +le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui. + +Le Chico, a ses yeux, etait une carte dans ses mains. Pour le moment, +cette carte n'etait pas a dedaigner plus qu'une autre. Elle pouvait +etre bonne, elle pouvait etre mauvaise, il ne savait pas encore. Cela +dependrait du jeu qu'abattrait son adversaire. + +Il s'etait fixe ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se +disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait etre +en etat de profiter des evenements favorables qui pouvaient toujours +se produire, il lui fallait, de toute necessite, reparer ses forces +affaiblies par un long jeune.. + +Evidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tete. +Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une maniere ou d'une +autre. C'etait un risque a courir, il le savait bien: il le courrait, +voila tout. + +Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne +renoncerait pas au poison pour chercher autre chose. + +Lorsqu'ils eurent enfin amene leur prisonnier a s'asseoir devant son +couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort etait fait +et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, resister aux +tentations accumulees sur cette table. + +Avec des precautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et +verserent, l'un d'un certain vin de Beaune que les annees de bouteille +avaient pali a tel point que, du rouge initial, il etait passe au rose +efface; l'autre, d'un certain xeres qui, dans le cristal limpide, +ressemblait a de l'or en fusion. Et, en faisant cette operation avec +toute la devotion desirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens +alteres. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent +doucement par le pied, les souleverent beatement, devotieusement, comme +ils eussent souleve l'hostie consacree, et tendirent chacun le sien. + +--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux. + +--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins penetre. + +--Mes dignes reverends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le +mieux est de cesser cette lamentable comedie. + +--Comedie! protesta Bautista; mais, mon frere, ce n'est point une +comedie. + +--C'est l'ordre, comme dit si bien frere Zacarias. Oui?... En ce cas, +allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prevenus: je ne toucherai a +rien de ce que vous m'offrirez. + +--Qu'a cela ne tienne! s'ecria vivement Bautista qui, tout borne qu'il +fut, ne manquait pas d'a-propos. Choisissez vous-meme. + +En disant ces mots, il posait delicatement le verre sur la table, et, +d'un geste large, il designait les flacons ranges en bon ordre. + +Les deux moines faillirent se trouver mal. + +De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit +vainqueur, mais aneanti, brise, et, des qu'il eut reintegre sa cellule, +il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journee de fatigues +physiques les plus dures l'eut moins fatigue que l'effort moral enorme +qu'il venait de faire. + +Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait +pris de nourriture, et il se trouvait dans un etat de faiblesse +comprehensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquieter. + +La fievre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa +gorge en feu et tumefiait ses levres dessechees, le faisait cruellement +souffrir. + +Il avait des bourdonnements qui, a la longue, devenaient exasperants, +et, ce qui etait plus grave, des eblouissements frequents, qui le +laissaient dans un etat de prostration qui ressemblait singulierement a +l'evanouissement. Enfonce dans son fauteuil, il grondait en songeant aux +deux moines: + +"Les scelerats, m'ont-ils assez assassine!... Vit-on jamais acharnement +pareil?... Ils ne m'ont pas fait grace du plus petit plat. Comment ai-je +pu resister a la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage +de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu! + +Arrive qu'arrive, demain je mangerai. + +Le lendemain, l'heure du petit dejeuner arriva, et les moines ne +parurent pas. + +"Diable! songea Pardaillan decu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa +aurait-il change d'idee et, renoncant au poison, voudrait-il me prendre +par la faim? + +Il attendit sans trop de regret, ce petit dejeuner etant un repas +frugal, tres leger, qui n'eut pu le satisfaire apres le long jeune qu'il +venait d'endurer. + +L'heure du grand dejeuner arriva a son tour. Et les moines ne parurent +toujours pas. + +Cette fois, Pardaillan commenca de s'inquieter pour de bon. + +"Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant +nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?... +D'Espinosa aurait-il devine qu'aujourd'hui j'etais resolu a affronter +son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... +Se serait-il laisse prendre?... Si je m'informais?..." + +Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il +s'arreta, indecis. + +"Non, fit-il en s'eloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir +que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, a tout prendre... +Patientons encore." + +L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du diner vint a son tour. +Les moines demeurerent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et +passa sans amener les moines. + +"Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir a quoi m'en tenir!" + +Resolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitot. + +--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'etait +pas celle de ses gardiens ordinaires. + +--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez +resolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le +faire savoir. + +--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et +qui vous en empeche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre +chambre? + +--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous +demande de me dire si vous avez resolu de me laisser perir de faim! + +--Vous laisser mourir de faim, bonte divine! Y pensez-vous? Les freres +Zacarias et Bautista ont du garnir votre table, je presume. + +--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on +ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une +goutte d'eau. + +--Ah! mon Dieu!... les deux etourdis vous ont oublie! + +La voix paraissait sincerement navree. Quant a etudier la physionomie +pour se rendre compte si on ne jouait pas la comedie, il ne fallait +guere y songer. A travers les etroites lamelles de cuivre et dans la +demi-obscurite d'un couloir eclaire par quelques veilleuses, l'oeil +percant de Pardaillan lui-meme ne percevait guere que des contours +indecis. + +--Enfin, s'ecria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus +aujourd'hui? + +--Ils ont demande et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour +la journee seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la precaution +de vous fournir les provisions necessaires a la journee avant de +s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle negligence ils se sont +rendus coupables... je ne voudrais pas etre a leur place... Mais vous, +monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas +prevenu des le dejeuner? On vous aurait servi a l'instant... Tandis que, +a present... + +--A present? fit Pardaillan. + +--A present, tout dort au couvent, le pere pitancier comme les autres. +Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur! + +--Bah! fit Pardaillan, qui commencait a se rassurer, un jour +d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais +seulement un peu d'eau pour humecter mes levres. Enfin, n'en parlons +plus. J'attendrai jusqu'a demain... si toutefois il est bien vrai qu'on +n'ait pas decide de me laisser mourir de faim. + +Le lendemain, a l'heure du petit dejeuner, toujours pas de moines. Et +Pardaillan se demanda si, apres l'avoir assomme de prevenances, apres +l'avoir accable d'une profusion de mets delicats, alors qu'il etait +resolu a ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser +indefiniment tirer la langue. Enfin, a l'heure du grand dejeuner, les +deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncerent que +"les viandes de monsieur le chevalier etaient servies". + +Pardaillan commencait a si bien desesperer qu'il leur fit repeter +l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait, +et qu'avec ce repas son sort serait definitivement regle, il retrouva +son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines +qui, pensait-il, avaient du etre vertement tances, il bougonna: + +--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journee, vous +n'ayez pas eu la precaution de me munir des aliments necessaires? + +--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'ecria +naivement Bautista. + +--Est-ce une raison?... Hier, precisement, j'etais dispose a manger. + +--Est-ce possible!... + +--Puisque je vous le dis. + +--Et aujourd'hui? haleta Zacarias. + +--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!... + +--Seigneur Dieu! s'ecria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous +faites!... Venez vite, monsieur. + +Et ils entrainerent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec +complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement +garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'ecria, en designant d'un +clignement d'oeil significatif l'enorme profusion de plats charges de +victuailles: + +--Je vous defie bien de la mettre a sec! + +--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a la de quoi satisfaire +plusieurs appetits robustes. + +Et il s'assit resolument devant l'unique couvert. Et, comme +l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mysterieux et +lointain, tandis que les moines s'empressaient a le servir, pleins +de prevenances et d'attentions, les yeux luisants, la face epanouie, +heureux de penser qu'enfin, ils allaient realiser leur reve de +gourmands. + +Pardaillan, tres froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, a le voir si +calme, si admirablement maitre de lui, on n'eut, certes, pu soupconner +le drame effroyable qui se passait dans son esprit. + +En effet, a chaque bouchee qu'il avalait, quoi qu'il en eut, cette +question revenait sans cesse a son esprit: + +--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer? + +Et, chaque fois qu'il passait a un autre plat, il se disait: + +"Ce n'etait pas celui qu'on enleve... ce sera peut-etre pour celui-ci." + +Au commencement du repas, il avait goute avec circonspection chaque +bouchee, chaque gorgee, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le +liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette +lenteur l'avait impatiente, son naturel insouciant avait repris le +dessus, et il s'etait mis a boire et a manger comme s'il avait ete sur +de n'avoir rien a redouter. Bref, il mangea comme quatre et but +comme six, non par gourmandise, comme il eut pu faire en toute autre +circonstance, mais parce qu'il estimait que c'etait necessaire. + +Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'etait qu'il goutat a l'un +quelconque de ces plats, a seule fin que le reste put leur revenir, +comme on le leur avait promis. + +Ce repas, qui ne fut peut-etre pas apprecie comme il le meritait, bien +que Pardaillan fut un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa +chambre ou il se jeta dans son fauteuil. + +"Ouf! fit-il, me voila rassasie... et vivant encore. Voyons, le billet +disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir change d'idee... +on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien." + +Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il +paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il +attendait et, en meme temps, il reflechissait. Au bout de ce temps, il +se leva et se mit a se promener lentement, un sourire au levres. + +"Je commence a croire que, decidement, il n'y avait pas le moindre +poison dans les aliments que j'ai absorbes. D'Espinosa aurait-il change +d'idee, comme je le prevoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une +comedie admirablement machinee, et dont j'ai ete sottement dupe?... +Peut-etre! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est +passee et je n'ai pas encore apercu mes dignes gardiens." + +En effet, les moines ne reparurent pas, ni a l'heure du diner, ni a +l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement dejeune, +a une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idee +qu'il avait resolu d'elucider. Il se dirigea donc vers le judas et +appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frere +Zacarias qui lui repondit. + +--Eh! mon digne reverend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du +diner est passee, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de +ces mirifiques festins?... + +--Finis, les mirifiques festins, mon frere, fit le moine d'une voix +pateuse et infiniment triste. Finis... helas! + +--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. Mais, dites-moi, pourquoi +cet "helas!"... Vous vous interessez donc a moi?... + +Avec une franchise qui eut ete du cynisme si elle n'eut ete de +l'inconscience, le moine repondit: + +--Non, mon frere. Seulement, il parait que vous avez commis je ne sais +quelle faute, en punition de laquelle nos superieurs ont decide de vous +priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frere Bautista et +moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons +plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous etes +frappe nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous. + +--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que +vous vous etes regale des reliefs de mon succulent dejeuner? + +--Sans doute!... Et il etait meme si succulent que notre regret de voir +supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes +choses perdues, pour nous, et dont se regalaient nos venerables freres. + +--Pourquoi vos freres et pas vous? Ceci ne me parait pas juste! + +--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement a ce que vous fussiez traite +magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnes a +votre intention. Pour nous punir de vos refus obstines, dont nous etions +tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires, +qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti a en gouter +tant soit peu. + +--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me +fusse laisse faire, pour vous etre agreable. + +--Helas! on l'avait prevu. Aussi nous avait-on formellement interdit de +vous prevenir. + +--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tire du moine ce +qu'il en voulait, le quitta sans facon. + +Quand il vit que le judas s'etait referme, il eclata d'un rire +silencieux et murmura: + +"Bien joue, ma foi! Je me suis laisse berner comme un sot!... La lecon +ne sera pas perdue." + + + +XVI + +LE PLANCHER MOUVANT + +Le lendemain, il se leva a son heure habituelle. Il avait adopte une +embrasure de sa fenetre. Il y poussait le fauteuil, et, la, abrite par +le renfoncement de la fenetre, cache par le large et haut dossier du +fauteuil, il etait a peu pres certain d'echapper a la surveillance +occulte qu'il sentait peser sur lui. + +Ce fut la qu'il se refugia et qu'il resta de longues heures, immobile, +paraissant sommeiller et reflechissant profondement. Et, sans doute +croyait-il avoir perce le but mysterieux poursuivi par le grand +inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses +prunelles, un sourire narquois errait sur ses levres. Il savait qu'il +etait condamne a jeuner durant quelque temps, puisque le frere Zacarias +l'avait prevenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne +penetreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinee se +passa sans qu'on lui apportat la moindre nourriture. Vers une heure de +l'apres-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre a habits, +d'ou il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa +soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis +quelque temps, et, peniblement, car il se sentait tres faible, il +regagna son fauteuil ou il disparut. + +Que fit-il la? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les +machoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-etre avait-il +imagine ce moyen de tromper la faim. + +Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter +un morceau de pain, un verre d'eau. Il etait devenu d'une faiblesse +extreme, il paraissait avoir une grande peine a se tenir debout, et +il lui fallait de longs et penibles efforts pour arriver a trainer le +fauteuil dans son coin favori. + +Car, chose bizarre, il s'obstinait a se refugier la. Il y avait +exactement treize jours qu'il etait enferme dans ce couvent-prison, +et il n'etait plus reconnaissable. Have, les traits tires, une barbe +naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un +eclat fievreux, il n'etait plus que l'ombre de lui-meme. Il passait la +plus grande partie de son temps dans le fauteuil ou il restait prostre +de longues heures. + +Le quatrieme jour, au matin, ses gardiens lui apporterent une boule de +pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de menager +ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que +dans deux jours. + +C'est a peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire, +cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard, +le pain etait diminue de moitie et l'alcarazas s'etait vide dans les +memes proportions. Il faut croire aussi qu'il etait surveille de pres, +car, peu de temps apres, les moines reparurent et le prierent de les +suivre. + +Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, +car il se leva sans trop de difficultes. Mais, ce qui etonna les deux +gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas tres bien comprendre ce qu'ils +disaient. + +Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils +l'entrainerent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et +descendre deux etages. Une porte s'ouvrit, les moines le pousserent, et +il obeit docilement au geste et penetra dans le nouveau local qui lui +etait assigne. Les moines poserent par terre ce qui restait de pain et +d'eau, qu'ils avaient eu la precaution d'emporter, et se retirerent +silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le superieur du +couvent. + +--Eh bien? fit laconiquement ce personnage. + +--C'est fait, repondit non moins laconiquement le frere Bautista. + +--Il n'a pas fait de difficultes? + +--Aucune, reverendissime pere. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet +du jeune prolonge, mais il ne parait pas avoir toute sa conscience. Ah! +ce n'est plus le fringant cavalier qu'il etait lorsqu'il est entre ici! + +--Est-il reellement si bas? Faites attention, mon frere, que ceci est +d'une importance capitale. + +--Reverendissime pere, je crois sincerement que, si on le soumet encore +quelques jours a un regime aussi dur, il perdra la raison... a moins +qu'il ne tombe d'inanition. + +--Nous enverrons le pere medecin verifier sans qu'il puisse s'en douter. +Vous etes bien sur qu'il avait avale le contenu de la bouteille de +Saumur que nous vous avions recommande de placer bien en evidence le +jour de son entree au couvent? + +--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la +bouteille. Frere Zacarias et moi nous nous en sommes assures. + +Le prieur eut un sourire sinistre: + +--S'il en est ainsi, il doit etre, en effet, a point. N'importe, pour +plus de surete, j'enverrai le medecin. Allez, mon frere! + +La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir +environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle etait parfaitement +obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siege, pas meme une botte de +paille, et le chevalier, qui, decidement, n'avait plus de forces, dut +s'accroupir sur le plancher, le dos appuye a une des cloisons de son +cachot. + +Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? +Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'etat +miserable dans lequel il se trouvait. + +Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il +eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida +presque entierement la provision d'eau. + +A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur +allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son +cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus +en plus rare, et sa respiration devenait plus penible. + +Il etait ruisselant de sueur et il haletait. Par la-dessus, un silence +de tombe, une obscurite compacte a tel point que, si la cruche, a +laquelle il se desalterait de temps en temps, n'avait pas ete sous sa +main, il n'aurait pu la retrouver. + +Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait etre +le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumiere inonda le cachot et vint +l'aveugler de son eclat insoutenable. + +C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tete, +un soleil dont les eclats fulgurants lui brulaient les yeux. Et, en meme +temps, par un phenomene inexplicable, la chaleur diminuait, une douce +fraicheur lui succedait. Mais cette fraicheur ne fit que s'accentuer et +se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, apres avoir ete +en nage, il grelottait dans son coin. + +Avec le froid intense succedant a la chaleur torride, un autre phenomene +se produisit: des emanations deleteres envahirent son cachot, une +puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal +soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'epingle +atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait a ouvrir les +paupieres. + +Pardaillan, asphyxie, a demi terrasse peut-etre par la congestion, avait +roule sur le sol. Le delire s'etait empare de lui, un rale etouffe +coulait sans interruption de ses levres glacees, et, parfois, un +gemissement plaintif alternait avec le rale. Et les heures s'ecoulerent, +douloureuses, mortelles, sans qu'il en eut conscience. + +Brusquement, l'eclat du soleil s'attenua. Le cachot fut encore vivement +eclaire, mais cette lumiere, du moins, etait tres supportable. En meme +temps, un deplacement d'air violent, tel que le produit un puissant +ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, +et l'air redevint respirable. Puis, aussitot, des bouffees de chaleur +attiedirent l'atmosphere, pendant que des bouffees de parfums tres doux +achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes epars dans l'air. + +Rapidement, ce cachot, ou il avait failli etre terrasse tour a tour par +la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot, +ou il avait failli etre aveugle par les eclats puissants d'un soleil +factice, redevint habitable. Il eprouva aussitot les bienfaisants +effets de cet heureux changement. Le delire fit place a une sorte +d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les rales +cesserent, la respiration redevint normale. Peu a peu, cette sorte +d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable +intelligence qui le faisait superieur a ceux qui l'entouraient, mais un +vague embryon de conscience. + +C'etait peu. C'etait cependant une amelioration notable, comparee a +l'etat ou il se trouvait avant. + +Nous avons dit qu'il avait roule par terre. C'est sur son manteau que +nous aurions du dire. + +En effet, malgre la chaleur--on etait au gros de l'ete--par suite d'on +ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout a coup, il s'etait enveloppe +dans son manteau et n'avait plus voulu s'en separer. Cette fantaisie +remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans +cette merveilleuse salle a manger, amenagee a son intention. + +Pendant ce repas, il avait garde son manteau, et, depuis, il ne l'avait +plus quitte, ni jour ni nuit. + +Les dignes freres Bautista et Zacarias avaient fort bien remarque cette +bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs. + +Donc, Pardaillan avait roule a terre dans son manteau. Il se redressa +lentement. Sa manie etant passee, sans doute, il enleva ce manteau, le +plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siege, il s'assit dessus +et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'etait plus ce +regard si vif d'autrefois, mais ou ne luisait plus cette lueur de folie +qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit pres de lui un pain entier et +une cruche pleine d'eau. + +Ceci fait supposer que le supplice avait dure un jour, deux jours +peut-etre, puisqu'on avait renouvele ses provisions sans qu'il s'en fut +apercu. Il prit le pain sec et dur et le devora presque en entier. De +meme, il vida aux trois quarts la cruche. + +Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenerent une +nouvelle amelioration dans son etat mental. Il eut plus nettement +conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodement qu'il +put et se remit a regarder attentivement autour de lui, avec ce regard +etonne d'un homme qui ne reconnait pas les lieux ou il se trouve. + +A ce moment, a son cote gauche, il percut un bruit sec, semblable a un +ressort qui se detend. Il y regarda. Une lame large comme une main, +longue de pres de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme +une aiguille, ressemblant assez exactement a une faux, venait de surgir +de la muraille, la, a son cote, a la hauteur du sein. Le tranchant, +place horizontalement et tourne de son cote, l'avait frole en passant; +quelques lignes de plus a droite, et c'en etait fait de lui: la lame le +percait de part en part. + +Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il etait, il y avait quelques jours +a peine, eut considere cette dangereuse apparition avec etonnement, +peut-etre--et encore, n'est-ce pas bien sur--en tout cas, sans +manifester le moindre emoi. Helas! ce Pardaillan n'etait plus. Les +intolerables tortures qu'il endurait depuis bientot deux semaines, +quelque drogue infernale qu'on avait reussi a lui faire absorber, +avaient fait de lui une loque humaine. Il n'etait peut-etre pas tout a +fait fou, il etait bien pres de le devenir. + +De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il etait, la faim, la soif, les +abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un etre +faible, sans energie, sans volonte. Et ceci n'etait rien. Ce qui etait +le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente +de devorer cette intelligence si lumineuse qui etait la sienne, de +l'aventurier hardi, entreprenant, intrepide et vaillant, avait fait +un etre pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait a un +poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lache!... Quel +triomphe pour Fausta! + +En voyant cette faux qui l'avait frole de si pres que c'etait un miracle +qu'elle ne l'eut pas transperce, le nouveau Pardaillan fut secoue d'un +tremblement nerveux; il tremble, sans songer a s'ecarter. Au meme +instant, du cote oppose, il percut le meme bruit, precurseur d'une +apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de +terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil a celui d'un +chien hurlant a la mort, jaillit de ses levres crispees. Une nouvelle +lame venait de jaillir a son cote droit; et, comme la premiere, il s'en +fallait d'un fil qu'elle ne l'eut atteint. + +Un inappreciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui +debordaient des deux cotes de sa poitrine, pareils aux deux branches +enormes de quelque fantastique et menacante cisaille prete a se refermer +et a le broyer. Et, aussitot, juste au-dessus de sa tete. Une troisieme +faux parut, dont le tranchant place dans le sens vertical paraissait +vouloir le couper en deux, de haut en bas. + +Par quel miracle cette troisieme faux l'avait-elle manque de quelques +lignes? L'ancien Pardaillan n'eut pas manque de se poser cette question +des la premiere apparition. + +Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en meme +temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guide sans doute par +l'instinct de la conservation, il s'ecarta precipitamment de l'infernale +muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si etroitement +que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut +pourtant cette supreme chance de ne pas dechirer ses chairs en meme +temps. + +Sorti de la dangereuse position ou il se trouvait, il se hata de se +mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant +d'emettre des gemissements, comme fascine, il regardait les trois faux +d'un air stupide. + +Alors, les deux faux horizontales, placees exactement sur la meme ligne, +se mirent automatiquement en branle, se refermant a fond l'une sur +l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles +s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se +relever des que les autres se rapprochaient pour se croiser. + +Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu regulier de trois +monstrueux hachoirs, alternant, avec une precision mecanique, a coups +carrement rythmes, malgre leur rapidite. Et chaque fois qu'une des faux +se fermait a fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur +la cloison, un bruit sec qui eclatait comme le bruit d'une baguette +frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidite acquise, ces bruits, +d'abord espaces, se changerent en un roulement continu qui remplit le +cachot d'un bourdonnement sonore. + +Lorsque le mouvement de ces trois faux fut regulierement etabli, a +cote, une deuxieme serie de trois faux fit son apparition, et, comme +la premiere, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement +devint plus fort. Enfin une troisieme, une quatrieme et une cinquieme +serie apparurent et se mirent en branle. + +Alors, d'une extremite a l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne +vit plus que l'eclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec +une rapidite prodigieuse. Il etait interdit de s'approcher de cette +cloison, sous peine d'etre happe par les faux et hache menu comme chair +a pate. Et le roulement devint assourdissant. + +Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait detacher ses yeux +exorbites de ce spectacle fantastique. Et la meme plainte lugubre fusait +de ses levres, sans repit. + +Tout a coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'ecrouler +sous lui. Tout d'abord, il crut s'etre trompe. + +La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir hache par ces +horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc, +lui donnait une lueur de lucidite qui lui permettait d'observer et de +raisonner. + +Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit +bientot qu'il ne s'etait pas malheureusement trompe. En effet, il n'y +avait pas a en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la +machine a hacher. + +C'etait le nom que, d'instinct, il avait spontanement donne, dans son +esprit, a cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, meme, +que sous chacun de ces groupes, qui etait comme une piece dont le tout +constituait la machine, une quatrieme faux venait d'apparaitre. + +La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, +le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, +tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpetuel +mouvement de hachoir, la quatrieme restait immobile, paraissant attendre +et guetter, sournoise et menacante. Et le mouvement d'inclinaison du +plancher se poursuivait lentement, avec une regularite terrifiante. + +Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarque +jusque-la: que le plancher de son cachot paraissait etre une enorme +plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans +la moindre protuberance a quoi il eut pu s'accrocher. Il se sentit +doucement, mais irresistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit +qu'il allait rouler infailliblement jusqu'a l'un de ces cinq hachoirs +qui le mettrait en pieces. + +Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui +lui rongeait le cerveau acheverent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec +une tenacite feroce durant quinze jours de tortures variees, longuement +et froidement premeditees, accumulees avec un art diabolique et +destinees a faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse. + +Le but vise par Fausta et d'Espinosa etait atteint: Pardaillan n'etait +plus. + +C'etait un pauvre fou qui, maintenant, hagard, echevele, ecumant, +hurlait son desespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui +s'efforcait de couvrir le tonitruant roulement de la machine a hacher, +criait de toutes ses forces, deja epuisees: + +--Arretez!... Arretez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!... + +Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-etre l'implacable volonte +de l'inquisiteur avait-elle decide de pousser l'experience jusqu'au +bout. + +Car le plancher continuait de s'abaisser avec une regularite +desesperante. Maintenant ce n'etait plus cinq losanges, mais dix qui +fonctionnaient simultanement, avec la meme rapidite, avec le meme +roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre. + +L'instinct de la conservation, si puissant, a defaut du raisonnement, a +jamais aboli, peut-etre, fit que Pardaillan decouvrit l'unique +chance qui lui restait de sauver cette vie a laquelle il tenait tant +maintenant. Voici quelle etait cette chance: + +Ce plancher mobile etait maintenu d'un cote par des charnieres +puissantes. Ces charnieres n'etaient pas placees contre le mur qui +soutenait le plancher. Elles etaient sous le plancher meme. C'est-a-dire +que, du cote oppose a la pente, on avait pose une forte traverse de +metal. + +C'est sur cette traverse qu'etaient vissees les charnieres. Si cette +traverse avait eu quelques centimetres de plus dans sa largeur, +Pardaillan eut pu a la rigueur se poser la-dessus et attendre aussi +longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la +traverse etait trop etroite. Mais, s'il n'etait pas possible de se poser +la-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se +couchant a plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne +voyons pas d'autre nom a lui donner--avait vu cela. + +C'etait, tout bonnement, une maniere de prolonger son supplice de +quelques secondes. Il etait evident qu'il ne pourrait se maintenir +longtemps dans cette position et meme, en admettant que le mouvement de +descente s'arretat, la pente etait deja assez raide pour rendre la chute +inevitable. + +Le fou ne raisonna pas tant. Il vit la une chance de prolonger son +agonie, et, desesperement, il s'accrocha a ce rebord sauveur. Il y gagna +du moins qu'il ne vit plus les epouvantables hachoirs qui avaient le don +de l'affoler. + +Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison etait +tapissee du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui +continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient +appeler la proie convoitee. + +Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de +plus en plus; ses doigts, gonfles par l'effort, s'engourdissaient; la +tete lui tournait et, malgre son etat, il comprenait que, bientot, dans +un instant, il lacherait prise, et ce serait fini: il roulerait la-bas +se faire hacher par la hideuse machine. + +Il ralait, et, cependant, son desir de vivre etait si prodigieusement +tenace qu'il trouvait encore, et malgre tout, la force de crier presque +sans discontinuer: + +"Arretez! Arretez!..." + +Bientot, il fut a bout de force. Sa main gauche glissa, lacha prise. +Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette +main, a leur tour, le trahirent un a un. Deux doigts seuls resterent +desesperement incrustes dans le metal et supporterent le poids de son +corps un inappreciable instant. + +Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri +terrible, un cri de bete qu'on egorge, jaillit de ses levres tumefiees, +et il roula, roula la-bas sur les hachoirs qui le saisirent. + + + +XVII + +LE PHILTRE DU MOINE + +Or, Pardaillan n'etait pas mort. + +La machine a hacher etait une sinistre comedie imaginee par Fausta, de +concert avec d'Espinosa. + +Fausta avait indique au grand inquisiteur un moyen qui, dans son +infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopte et +perfectionne dans les details. On serait venu lui en indiquer un autre +qui lui eut paru superieur, il aurait renonce a celui de Fausta pour +adopter celui-la. + +Il poursuivait la mise a execution de son plan avec une rigueur d'autant +plus inexorable qu'elle etait froidement raisonnee. Il agissait pour un +principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non +pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti +lorsqu'il l'avait dit a Pardaillan. + +Cette incroyable et abominable invention de la machine a hacher etait +donc destinee non a broyer le chevalier, mais a achever de porter +l'epouvante dans son esprit deprime par les tortures de la faim et de la +soif. + +Et cette epouvante, amenee a son paroxysme par une graduation dosee avec +un art infernal, avait ete initialement preparee par un stupefiant, et +en meme temps devait completer l'oeuvre devastatrice de ce poison. + +En consequence, les premieres faux apparues etaient reellement de bel et +de bon acier; elles etaient parfaitement tranchantes et acerees. Mais, +les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, +etendu a plat ventre sur le plancher, cramponne a la traverse, il leur +tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grace a la declivite +du plancher, son corps devait rouler, etaient places la comme un leurre +et s'etaient replies comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils +auraient du hacher. + +Pardaillan, lorsqu'il avait lache prise, etait a moitie evanoui. +Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura +etendu a terre, sans connaissance. + +Longtemps, il resta ainsi prive de sentiment. Petit a petit, il revint a +lui et jeta autour de lui un regard, sans vie. + +Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement egales a celles +de la chambre d'ou il venait d'etre precipite. Le plancher d'acier +etait remonte automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle +cellule. + +Ici, comme a l'etage superieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues +visibles autres qu'une porte de fer dument verrouillee. Seulement, ici +le sol etait en terre battue, les murs etaient epais et couverts d'une +couche de moisissure et de salpetre, l'air chaud et fetide. + +Pardaillan regarda tous ces details d'un oeil sans expression et ne vit +rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roule avec lui, il se mit +a le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse a fabriquer +une poupee, et il eclata de rire. + +Longtemps, avec cette gravite particuliere aux tout-petits et aux grands +dont l'intelligence s'est eteinte, il s'occupa a cette distraction +enfantine. + +Comme un enfant, il parlait a la poupee, que ses doigts tortillaient +inlassablement; il lui disait des choses pueriles qui n'avaient aucun +sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec +des airs courrouces, puis la reprenait, la bercait, la consolait et, +frequemment, sans motif apparent, il laissait echapper le meme eclat de +rire sans expression. + +Ce jeu dura des heures sans qu'il parut se lasser; il n'avait plus +conscience du temps. + +La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche +d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise +de revolte et de fureur, car ce moine, solidement bati, tenait un fouet +a la main. + +Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut meme pas regarder le +prisonnier. Sa presence seule suffit. Des qu'il apercut ce moine, +Pardaillan poussa un cri de detresse, se blottit dans un coin et, +cachant son visage dans son bras replie--le geste d'un enfant qui veut +se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante: + +"Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!" + +Le moine posa tranquillement a terre le pain et la cruche et le regarda +un instant curieusement. Lentement, il leva le bras arme du fouet. + +"Grace!" gemit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs a eviter le coup. + +Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tete en le +regardant, toujours avec la meme attention curieuse, et murmura: + +"Il est inutile de le prevenir que je lui apporte sa pitance d'un jour: +il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant +inoffensif." + +Et il sortit. + +Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin ou il s'etait +refugie. Peu a peu, il se risqua, ecarta son bras, et, ne voyant plus +personne, rassure, il reprit son jeu avec le pan de son manteau. + +Deux fois, le moine se presenta ainsi pour renouveler ses provisions. +Chaque fois, la meme scene se produisit. La troisieme fois, le moine +etait accompagne d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la +meme terreur enfantine. + +"Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de +Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux. +De toutes les secousses qu'il a recues, et aussi grace a mon philtre, il +ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence +remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: detruite. Regardez-le! +Il ne peut meme pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit +encore vivant. + +--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance +devastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il +ne produisit pas tout l'effet desirable. C'est que le sujet sur +lequel nous avions a l'appliquer etait doue d'une constitution +exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouve la quelque chose de +vraiment remarquable. + +Pendant cet entretien, Pardaillan, refugie dans son coin, le visage +enfoui dans son bras, secoue de tremblements convulsifs, gemissait +doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et +agissaient devant lui comme s'il n'eut pas existe. + +--Pour ce que j'ai a lui dire, reprit d'Espinosa, apres un silence passe +a considerer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin +qu'il retrouve un moment l'intelligence necessaire pour me comprendre. + +--J'etais prevenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai +apporte ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans +ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, +monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guere plus d'une +demi-heure. + +--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai a lui dire. + +Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui +redoubla de gemissements, mais ne fit pas un geste pour eviter +l'approche de celui qui l'effrayait a ce point. + +Avec autorite, le moine saisit le coude, ecarta le bras, mit le visage +de Pardaillan a decouvert, sans que celui-ci opposat la moindre +resistance, fit autre chose que de continuer a gemir doucement. Le moine +ecarta les levres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, +prealablement dosee, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa +l'arreta en disant: + +--Faites attention, mon reverend pere, que je vais rester en tete-a-tete +avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur, +dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois expose... + +--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le +prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais +son intelligence sera a peine galvanisee. L'idee ne lui viendra pas de +faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: +un enfant craintif. J'en reponds. + +Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule +flacon entre les levres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune +resistance, et, se redressant: + +--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en etat de vous +comprendre... a peu pres, dit-il. + +--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte a +l'exterieur et remontez sans m'attendre. + +--Et monseigneur? dit-il respectueusement. + +--Ne vous inquietez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir +de ce cachot sans passer par cette porte. + +Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef supreme et obeit +passivement a l'ordre recu. D'Espinosa, sans manifester ni inquietude ni +emotion, entendit les verrous grincer a l'exterieur, avec ce calme qui +ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, a la lueur +blafarde d'une lampe que le moine avait posee a terre, il se mit a +etudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait +absorber. Galvanise par le remede violent, le prisonnier parut retrouver +une vie nouvelle. + +Tout d'abord, il fut secoue d'un long frisson, puis son torse affaisse +se redressa lentement. Comme s'il avait ete, jusque-la, oppresse jusqu'a +la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua a ses +pommettes livides, l'oeil morne, eteint, retrouva une partie de son +eclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se +redressa, se mit sur ses pieds, s'etira longuement, avec un sourire de +satisfaction. + +Il regarda autour de lui avec un etonnement visible et apercut +d'Espinosa. Alors, comme un effraye, il se recula vivement jusqu'au mur, +qui l'arreta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne +gemit pas. Cependant, il considerait d'Espinosa avec une inquietude +manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son +regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta +autour de lui ce regard de la bete menacee qui cherche le trou ou elle +pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il +effectua le seul mouvement possible: il s'ecarta. Et, en executant ce +mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne +paraissait pas reconnaitre. + +D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassure. Non qu'il eut peur, +il etait brave, la mort ne l'effrayait pas. + +Mais il avait une tache a accomplir et il ne voulait pas partir en +laissant son oeuvre inachevee. + +Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix tres +calme, presque douce: + +--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?... + +--Pardaillan? repeta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de +memoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom evoquait +dans son esprit. + +--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en +le fixant. + +Pardaillan se mit a rire doucement et murmura: + +--Je ne connais pas ce nom-la. + +Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une +inquietude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main +sur l'epaule. Pardaillan se mit a trembler, et d'Espinosa, sous son +etreinte, le sentit chanceler, pret a s'abattre. Pour la deuxieme fois, +il eut ce meme sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit: + +--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal. + +--Vrai? fit anxieusement le fou. + +--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur. + +Pardaillan le considera longuement avec une mefiance visible et, peu +a peu, convaincu sans doute, il se rasserena et, finalement, se mit a +sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout a fait rassure, +d'Espinosa reprit: + +--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan. + +--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amuse. Alors, je veux bien etre +Par...dail...lan... Et vous, qui etes-vous? + +--Je suis d'Espinosa. + +--D'Espinosa? repeta le fou qui cherchait a se souvenir. D'Espinosa!... +je connais ce nom-la... + +Et, tout a coup, il parut avoir trouve. + +--Oh! s'ecria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur... +Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un mechant... prenez +garde... il va nous battre! + +--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences a te souvenir. Oui, je suis +d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta. + +--Fausta! dit le fou sans hesitation; j'ai connu une femme qui +s'appelait ainsi. C'est une mechante femme!... + +--C'est bien celle-la, sourit d'Espinosa. La memoire te revient tout a +fait. + +Mais le dement avait une idee fixe et il la suivait sans defaillir. Il +se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel: + +--Vous me plaisez, dit-il. Ecoutez, je vais vous dire, il ne faut pas +jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des mechants... Ils nous feront +du mal. + +--Miserable fou! grinca d'Espinosa, impatiente. Je te dis que d'Espinosa +c'est moi. Rappelle-toi! + +Il l'avait pris par les deux mains et, penche sur lui, a deux pouces de +son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espere +lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'etait acharne +a abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eut reussi a lui imposer sa +volonte, le fou poussa un grand cri, se degagea d'une brusque secousse, +se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il +rala: + +--Je vous reconnais... Vous etes d'Espinosa... Oui... Je me souviens... +Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif... +et cette galerie abominable ou l'on suppliciait tant de pauvres +malheureux!... + +--Enfin! tu te souviens! + +--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'epouvante. Je vous +reconnais... Que voulez-vous? + +--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu etais un homme fort et +vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien epouvante. +Et c'est moi qui t'ai mis dans cet etat. Tu me comprends un peu, +Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton +cerveau. Mais tout a l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu +redeviendras ce que tu etais a l'instant: un pauvre fou. + +--Et sais-tu qui m'a donne l'idee de t'infliger les tortures qui +devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est +elle qui a eu cette idee que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu +l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer +d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu +mourras lentement, dans la nuit, mure dans une tombe. Tu acheveras de +mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout a l'heure. +Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau. + +En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionne quelque +invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une +des parois du cachot. + +D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le +saisit de l'autre, et, sans qu'il opposat la moindre resistance, car, le +malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gemir, il +le traina jusqu'a cette ouverture, et, elevant sa lampe pour qu'il put +mieux voir: + +--Regarde, Pardaillan! repeta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici, +pas de lumiere, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une veritable +tombe ou tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connait +ce tombeau; nul que moi. + +--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire a seule fin que ton +supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce +tombeau qui tout a l'heure sera le tien, il a une issue secrete que, +seul, je connais. + +--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation +qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir +maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la +trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y +revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser la et toi, en posant +le pied sur cette dalle que tu vois la, devant toi, tu actionneras +toi-meme le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant +la-dedans. + +--Grace! gemit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! +Grace!... + +--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et, +cependant, tout a l'heure, tu entreras la, et, a compter de cet instant, +tu n'existeras plus. + +--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches +pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les +hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas a nous, s'ils ne sont pas +avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses etabli par +notre sainte mere l'Eglise. Parce que tu as insulte a la majeste royale +de mon souverain. Parce que tu t'es dresse menacant devant lui et que tu +as voulu faire avorter ses vastes projets. + +--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas +mourir, il faut que tu meures desespere de savoir que tu as echoue dans +toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu +es venu chercher de si loin, il est en ma possession! + +--Le parchemin!... begaya Pardaillan. + +--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, +regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la declaration du feu +roi Henri troisieme qui legue le royaume de France a mon souverain. +Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grace a lui que ton pays deviendra +espagnol. + +Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il +avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air +hebete, sans comprendre, il haussa doucement les epaules, replia le +precieux document, le remit ou il l'avait pris, et, abattant sa main +robuste sur l'epaule de Pardaillan, il le tira facilement a lui, car +l'autre n'opposait qu'une faible resistance, et, sur un ton imperatif: + +--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais a te dire, entre dans la +mort. + +Et il abattit son autre main sur l'epaule de Pardaillan et le poussa +rudement jusqu'au seuil de l'ouverture beante, en ajoutant: + +--Voici ta tombe. + +Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit +fremir de la nuque aux talons, tonna soudain: + +--Mordieu! mourons ensemble! + +Et, avant qu'il eut pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait +a la gorge et l'etranglait. + +D'Espinosa lacha l'epaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la +dague dont il avait eu la precaution de s'armer. Il n'eut pas la force +d'achever le geste. La main de fer resserra son etreinte et le grand +inquisiteur fit entendre un rale etouffe. Alors, Pardaillan lacha la +gorge, et, le saisissant a bras le corps, il le souleva, l'arracha de +terre, le tint un instant suspendu a bout de bras et le lanca a toute +volee dans ce qui devait etre sa tombe. + +Posement, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposee a +terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait +plus se separer et avec lequel il s'etait amuse a fabriquer des embryons +de poupee--et, sa lampe a la main, il franchit le seuil de l'ouverture +mysterieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui +actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire, +bien remarquee lorsque d'Espinosa la lui avait montree. + +En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur +avait repris sa place. Il n'y avait plus la d'ouverture visible. + +Pardaillan venait de s'enfermer lui-meme dans ce trou noir qui, comme +l'avait dit d'Espinosa, etendu sans connaissance sur le sol, ressemblait +assez a une tombe. + +Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait +d'abord jete son puissant et implacable adversaire. + + + +XVIII + +CHANGEMENT DE ROLES + +Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme +dans les deux precedents cachots ou il venait de sejourner, il n'y avait +aucun meuble; pas de fenetre, pas de porte. Il lui eut ete difficile +de retrouver l'emplacement de la porte secrete, qui s'etait refermee +d'elle-meme. + +Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La +facilite avec laquelle il avait a demi etrangle son ennemi et l'avait +projete dans ce trou prouvait que ses forces lui etaient revenues. + +Ce n'etait d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. +En meme temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui etre +revenue. + +Il n'avait plus cet air morne, hebete, peureux qu'il avait quelques +instants plus tot. Il avait ce visage impenetrable, froidement resolu, +et cependant nuance d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se +disposait a accomplir quelque coup de folie. + +Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hate, prit le parchemin, +qu'il etudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'etait pas +une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia +soigneusement et, a son tour, il le mit dans son sein. + +Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa a sa ceinture, et s'assura que +d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachee, ni aucun papier susceptible +de lui etre utile, le cas echeant et, n'ayant rien trouve, il s'assit +paisiblement a terre, pres de la lampe et du manteau, et attendit avec +un sourire indechiffrable aux levres. + +Assez promptement, le grand inquisiteur revint a lui. Ses yeux se +porterent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait +retrouve son expression d'audace etincelante, il hocha gravement la +tete, sans dire un mot. + +Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui etait le sien. +Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assure que +s'il avait ete dans le palais, entoure de gardes et de serviteurs. Il ne +montra ni etonnement, ni crainte, ni gene. Seulement, son oeil de feu ne +cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnee. + +Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remede, +grace a quoi son prisonnier avait retrouve assez de lucidite pour +essayer de l'entrainer dans la mort avec lui, perdrait toute sa force +stimulante au bout d'une demi-heure. + +Il s'agissait donc de se derober a une nouvelle attaque du prisonnier +jusqu'a ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevint ce qu'il +etait avant, ce qu'il resterait jusqu'a sa mort: un enfant inoffensif et +peureux. + +En somme, lui, d'Espinosa, etait vigoureux et adroit. Il ne chercherait +pas a lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient a +eviter un corps a corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu. +Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se resumait a +cela. + +Coute que coute donc, il gagnerait les quelques minutes necessaires. Et, +si le prisonnier devenait trop menacant, il s'en debarrasserait d'un +coup de dague. + +Voila ce que se disait le grand inquisiteur en etudiant Pardaillan, +cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il +avait cachee. Alors seulement il s'apercut qu'il n'avait plus cette arme +sur laquelle il comptait en cas de supreme peril. + +Il sentit la sueur de l'angoisse perler a la racine de ses cheveux. Mais +il montra le meme visage impassible, le meme regard aigu qui n'avait +rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que +Pardaillan, en le saisissant a la gorge, avait obei a un mouvement tout +impulsif, non raisonne, il pensa que dans sa chute la dague s'etait +peut-etre detachee de sa ceinture et qu'elle gisait a terre, peut-etre +tout pres de lui. Il fallait la retrouver a l'instant. Et du regard il +se mit a fureter partout. + +--Alors, avec cet air d'ingenuite aigue, sur un ton narquois, le +prisonnier lui dit: + +--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet. + +Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignee de la dague +passee a sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur: + +--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer a +m'apporter une arme... + +D'Espinosa ne sourcilla pas. C'etait un lutteur digne de se mesurer avec +le redoutable adversaire qu'il avait devant lui. + +Au meme instant, une idee lui traversa le cerveau comme un eclair et, +d'un geste instinctif, il porta les mains a son sein ou il avait cache +le fameux parchemin. + +Une teinte terreuse, a peine perceptible, se repandit sur son visage. Le +coup lui etait, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait +le sauver. + +Alors, seulement, il commenca de soupconner la verite et qu'il avait ete +joue de main de maitre par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait +su dejouer la surveillance d'une nuee d'espions invisibles; cet homme +qui avait su tromper les moines medecins qui avaient passe de longues +heures a l'etudier et a l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si +bien jouer le role qu'il s'etait donne qu'il en avait ete dupe, lui +d'Espinosa. + +Il jeta sur celui dont il etait le prisonnier--par un renversement de +roles inoui d'audace--un regard d'admiration sincere en meme temps qu'un +soupir douloureux trahissait le desespoir que lui causait sa defaite. + +Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle +raillerie, avec une pointe de commiseration que l'oreille subtile +d'Espinosa percut nettement et qui l'humilia profondement: + +--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre +dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulte que j'ai rencontree +dans l'accomplissement de la mission qui m'etait confiee. + +--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une +etourderie sans egale. A force de vouloir pousser les choses a l'exces, +a force de presomption, vous avez fini par perdre la partie que vous +aviez si belle. Convenez qu'elle n'etait pourtant pas egale, cette +partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez +aussi que je ne vous ai pas pris en traitre, et vous ne sauriez en dire +autant... soit dit sans vous offenser. + +D'Espinosa avait ecoute jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne +manifestait ni depit, ni crainte, ni colere. + +--Ainsi, fit-il, vous avez pu resister a la puissance du stupefiant +qu'on vous a fait boire? + +Pardaillan se mit a rire doucement, du bout des dents. + +--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingenument etonne, quand on veut +faire prendre un stupefiant pareil a celui dont vous parlez, encore +faut-il s'arranger de maniere que ce stupefiant ne trahisse pas sa +presence par un gout particulier. Voyons, c'est elementaire, cela. + +--Cependant, vous avez absorbe le narcotique. + +--Eh! precisement, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un +homme comme moi se sentira terrasse par un sommeil invincible pour une +ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura videes, sans que ce sommeil +suspect eveille sa mefiance? Cette mefiance a suffi pour me faire +remarquer que votre stupefiant avait change--oh! d'une maniere +imperceptible--le gout du Saumur que je connais fort bien. + +Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allat se +melanger aux eaux sales de mes ablutions. + +--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, a ce que, me mefiant de votre +vigueur exceptionnelle, j'avais recommande de forcer un peu la dose du +poison. N'importe, je rends hommage a la delicatesse de votre odorat et +de votre palais, qui vous a permis d'eventer le piege auquel d'autres, +reputes delicats, s'etaient laisse prendre. + +Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il etait flatte du compliment. +D'Espinosa reprit: + +--En ce qui concerne le poison, la question est elucidee. Mais comment +avez-vous pu deviner que mon dessein etait de vous acculer a la folie? + +--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les epaules, il ne +fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous +avez prononcees et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochees +incontinent. Fausta elle-meme n'aurait pas du me dire certaines autres +paroles qui ont eveille mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant +commis ces ecarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance +cette jolie invention de la cage ou vous enfermez ceux que vous +avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si +complaisamment, que vous obteniez ce resultat en leur faisant absorber +une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous +acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant a un regime de terreur +continu, en les frappant a coups d'epouvante, si je puis ainsi dire. + +--Oui, fit d'Espinosa, d'un air reveur, vous avez raison; a force +d'outrance, j'ai depasse le but. J'aurais du me souvenir qu'avec un +observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans +une juste mesure. C'est une lecon; je ne l'oublierai pas. + +Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naif et narquois qu'il +avait quand il etait satisfait: + +--Est-ce tout ce que vous desiriez savoir? dit-il. Ne vous genez pas, je +vous prie... Nous avons du temps devant nous. + +--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment, +et je vous dirai que je reste confondu de la force de resistance que +vous possedez. + +Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous +n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait: +il etait mesure pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non +pour vous sustenter. + +En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et +encore une fois, Pardaillan dechiffra sa pensee dans ses yeux, car il +repondit en souriant: + +Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de +resistance exceptionnelle qui me permet de resister aux affres de la +faim et, la ou d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma +lucidite. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur +mon etat de faiblesse, je juge preferable de vous faire connaitre la +verite. + +Et allongeant la main, sans se deranger, il attira a lui ce fameux +manteau dont il ne pouvait plus se separer, et aux yeux etonnes de +d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon +rempli d'eau et quelques fruits. + +--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que +me firent faire mes deux moines geoliers, je mangeai et bus assez +sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'etat de delabrement +dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeune. Mais si je mangeai +peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les +provisions accumulees sur ma table et je fis disparaitre quelques-unes +de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et +menues patisseries. + +--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grace a elles que +vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides, +j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas tres fraiche, +qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me +priverait pas completement de nourriture et de boisson. + +--Or, je tenais a prolonger mon existence autant qu'il serait en mon +pouvoir de le faire. J'esperais, pour ne point vous le celer, que vous +commettriez cette supreme faute de vous enfermer en tete a tete avec +moi. L'evenement a justifie mes previsions et bien m'en a pris d'avoir +agi en consequence. + +--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez a peu pres tout prevu, +tout devine? Cependant, les differentes epreuves auxquelles vous avez +ete soumis etaient de nature a ebranler une raison aussi solide que la +votre. + +--J'avoue que cette invention de la machine a hacher, avec les +differents incidents qui l'agrementent, est une assez hideuse invention. +Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne +vous avais pas revu, et au surplus, tel n'etait pas votre but. Je pensai +donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie, +tout cela disparaitrait successivement en temps voulu. C'etait un moment +fort desagreable a passer. Je me resignai a le supporter de mon mieux. + +D'Espinosa le considera longuement sans mot dire, puis, avec un long +soupir: + +--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas a nous! + +Et voyant que Pardaillan se herissait: + +--Rassurez-vous, reprit-il, je ne pretends pas essayer de vous soudoyer. +Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe +se devouent a une cause qui leur parait belle et juste... mais ne se +vendent pas. + +Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui +l'observait sans en avoir l'air et respectait sa meditation. Enfin il +redressa la tete, et regardant son adversaire en face, sans trouble +apparent, sans provocation, avec une aisance admirable: + +--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre +prisonnier--que comptez-vous faire? + +--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naif et comme s'il disait la +chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette +fameuse porte secrete, et que vous etes seul au monde a connaitre, et +qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant. + +--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller. + +--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide resolution. + +--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de resolution, mourons ensemble. +Au bout du compte le supplice sera egal pour tous les deux, et si la vie +merite un regret, vous aurez ce regret au meme degre que moi. + +--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera +pas egal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui +dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair +que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tate de ce genre de +supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne +serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abreger +mon agonie. + +Si fort, si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un +frisson. + +--Nous n'aurons pas les memes regrets en face de la mort, continua +Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que +j'eprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots +a Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je +l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai +donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli, +avant, jusqu'au bout, la mission que je m'etais donnee: arracher au +roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, +monsieur, etes-vous sur qu'il en soit de meme pour vous? + +--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il +avait ete pique par un fer rouge. + +--Ceci que je vous ai entendu dire a vous-meme: le grand inquisiteur ne +saurait mourir avant d'avoir mene a bien la tache qu'il s'est imposee +pour le plus grand profit de notre sainte mere l'Eglise. + +--Demon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui +tenait le plus au coeur. + +--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne +sommes nullement loges a la meme enseigne. Je m'en irai sans regret. +Vous, monsieur, vous mourrez desespere de laisser votre oeuvre +inachevee. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-meme +sur ce sujet. Quant a moi, je suis resolu a ne plus vous en parler. +Quand vous serez decide, vous me le direz. Bonsoir! + +Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le +mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir. + +D'Espinosa le considera longuement, sans faire un mouvement. La pensee +de sauter sur lui a l'improviste, de lui arracher la dague, de le +poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsedait. Mais il se dit qu'un +homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisement. + +Il renonca donc a cette idee, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en +ecartant cette idee il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il +pas du sommeil apparent ou reel de Pardaillan pour ouvrir la +porte secrete et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y +reflechissant bien, ceci lui parut peut-etre realisable. C'etait une +chance a courir. Que risquait-il? Rien. S'il reussissait, c'etait sa +delivrance et la mort certaine de Pardaillan. + +Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposee +precisement a celle ou se trouvait Pardaillan. + +Ayant decide de tenter l'aventure, avec des precautions infinies, il se +mit en marche. Il avait avance de quelques pieds et commencait a esperer +qu'il pourrait mener a bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans +bouger de sa place, lui dit tranquillement: + +--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la +sortie... quand vous aurez cesse de vivre. Mais, monsieur, votre +compagnie m'est si precieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez +donc venir vous asseoir ici pres de moi. + +Et sur un ton rude: + +--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre +part, je serai oblige, a mon grand regret, de vous plonger ce fer dans +la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grace de la +vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'a votre mort! + +D'Espinosa se mordit les levres jusqu'au sang. Une fois de plus, il +venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, +sans essayer une resistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir pres +de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonne, et muet, farouche, il +se plongea dans ses pensees. + +La situation etait terrible. Mourir pour lui n'etait rien, et il etait +resolu a accepter la mort plutot que delivrer Pardaillan. Mais ce qui +lui broyait le coeur, c'etait la pensee de laisser son oeuvre inachevee. + +Par un incroyable et fabuleux renversement des roles, lui, le chef +supreme, dans ce couvent ou tout etait a lui: choses et gens, ou tout +lui obeissait au geste, il etait le prisonnier de cet aventurier qu'il +croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un +geste detruire, avec sa vie, tout ce qu'il representait de puissance, de +richesse, d'autorite, d'ambition. + +Oui, ceci etait lamentable et grotesque. Quel effarement dans le +monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa, +cardinal-archeveque de Tolede, grand inquisiteur, avait mysterieusement +disparu au moment ou, un nouveau pape devant etre elu, tous les yeux +etaient tournes vers lui, attendant qu'il designat le successeur de +Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition +coincidait avec une visite faite a un prisonnier, dans un des cachots de +ce couvent San Pablo ou tout lui appartenait! + +Telles etaient les pensees que ressassait d'Espinosa dans son coin. + +Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait +qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait +se dresser devant lui. + +Il n'avait d'ailleurs aucune velleite de resistance. Il commencait a +apprecier son adversaire a sa juste valeur et sentait confusement que +le mieux qu'il eut a faire etait de s'abandonner a sa generosite; il en +tirerait certes plus d'avantages qu'a tenter de se soustraire par la +force ou par la ruse. + +Apres s'etre dit qu'il consentait a la mort pourvu que Pardaillan +mourut avec lui, il avait fait le compte de ce que lui couterait cette +satisfaction, et en ressassant les pensees que nous avons essaye de +traduire plus haut, il avait trouve que, tout compte fait, la mort +de Pardaillan lui couterait cher. C'etait un petit pas vers la +capitulation. + +Il n'etait pas eloigne de partager l'avis de Fausta, qui pretendait que +Pardaillan etait invulnerable. Il se disait que cet etre exceptionnel +etait de force a attendre patiemment qu'il fut mort de faim, lui +Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menace, apres quoi il chercherait et +trouverait la porte secrete. + +Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes, +la decouverte du ressort cache n'etait pas besogne facile. Elle +n'etait cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet +aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup. + +Evidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il +croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait +libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant +a Henri de Navarre ce precieux parchemin qu'il avait conquis de haute +lutte. + +Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-meme par la main et le +conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une +escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour +sa securite, l'accompagner lui-meme, mais rester vivant et continuer +l'oeuvre entreprise. Sa resolution prise, il ne differa pas un instant +la mise a execution et, s'adressant a Pardaillan: + +--Monsieur, dit-il, j'ai reflechi longuement, et s'il vous convient +d'accepter certaines conditions, je suis tout pret a vous tirer d'ici. + +--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, +je ne suis pas presse, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi +aussi, j'ai mes petites conditions a poser. Nous allons donc, s'il vous +plait, les discuter, avant les votres... que je devine, au surplus. + +--Voyons vos conditions? + +--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, etant accomplie, je quitterai +l'Espagne... aussitot que j'aurai termine certaines petites affaires +que j'ai a regler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux +conditions que vous vouliez m'imposer. + +Si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un geste de +surprise. Pardaillan eut un leger sourire et continua avec cet air +glacial qui denotait une inebranlable resolution: + +--Pareillement, je souscris a votre seconde condition et je vous engage +ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur +d'Espagne a ma merci et que je lui ai fait grace de la vie. + +Pour le coup d'Espinosa fut assomme par cette penetration qui tenait du +prodige et il le laissa voir. + +--Quoi! balbutia-t-il, vous avez devine! + +Encore une fois, Pardaillan eut un sourire enigmatique et reprit: + +--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions a me poser. Si je me +suis trompe, dites-le. + +--Vous ne vous etes pas trompe, fit d'Espinosa qui s'etait ressaisi. + +--Et maintenant voici mes petites conditions a moi. Premierement, je ne +serai pas inquiete pendant le court sejour que j'ai a faire ici et je +quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au representant de Sa +Majeste le roi de France. + +--Accorde! fit d'Espinosa sans hesiter. + +--Secondement, nul ne pourra etre inquiete du fait d'avoir montre +quelque sympathie a l'adversaire que j'ai ete pour vous. + +--Accorde, accorde! + +--Troisiemement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don +Carlos, connu sous le nom de don Cesar el Torero. + +--Vous savez?... + +--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il +ne sera rien entrepris contre don Cesar et sa fiancee, connue sous le +nom de la Giralda. + +Il pourra, avec sa fiancee, quitter librement l'Espagne sous la +sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne +que le petit-fils d'un monarque puissant vecut pauvre et miserable +a l'etranger, il lui sera remis une somme--que je laisse a votre +generosite le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'etablir en +France et y faire honorable figure. En echange de quoi j'engage ma +parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et +ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance. + +A cette proposition, evidemment inattendue, d'Espinosa reflechit un +instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il +dit: + +--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le +trone, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume? + +--J'ai engage ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense. + +--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-etre avez-vous +trouve la meilleure solution de cette grave affaire. + +--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est +humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire. + +--Eh bien, ceci est accorde comme le reste. + +--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'a +quitter au plus tot ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas precisement +agreable. + +--D'Espinosa se leva a son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrete: + +--Quelles garanties exigez-vous de la loyale execution du pacte qui nous +unit? dit-il. + +Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec +une certaine deference. + +--Votre parole, monseigneur, dit-il tres simplement, votre parole de +gentilhomme. + +Pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, d'Espinosa se sentit +violemment emu. Qu'un tel homme, apres tout ce qu'il avait tente +contre lui, lui donnat une telle marque d'estime et de confiance, cela +l'etonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idees. + +D'Espinosa, sous le coup de l'emotion, soutint le regard de Pardaillan +avec une loyaute egale a celle de son ancien ennemi et, aussi simplement +que lui, il dit gravement: + +--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme. + +Et aussitot, pour temoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il +ouvrit la porte secrete sans chercher a cacher ou se trouvait le ressort +qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire +indefinissable. + +Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se +trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver +la, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secretes. Et toujours +d'Espinosa avait devoile sans hesiter le secret de ces ouvertures, alors +qu'il lui eut ete facile de le dissimuler. + +Remontant a la lumiere, ils avaient traverse des galeries, des cours, +des jardins, de vastes pieces, croisant a tout instant des moines qui +circulaient affaires. + +Aucun de ces moines ne s'etait permis le moindre geste de surprise a +la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant +familierement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient +continuel, a d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan +montra le meme visage calme et confiant, la meme liberte d'esprit. +Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il +poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer. + +Au moment ou Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda: + +--Vous comptez continuer a loger a l'auberge de la Tour jusqu'a votre +depart? + +--Oui, monsieur. + +--Bien, monsieur. + +Il eut une imperceptible hesitation, et brusquement: + +--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif interet a cette jeune +fille... la Giralda. + +--C'est la fiancee de don Cesar pour qui je me sens une vive affection, +expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa. + +--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous +importe peut-etre de savoir ou la trouver. + +--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant +davantage d'Espinosa, a moins qu'on ne l'ait arretee... avec le Torero, +peut-etre? + +--Non, fit d'Espinosa avec une evidente sincerite. Le Torero n'a pas ete +arrete. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous +voila libre, ceux qui le sequestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien +a esperer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince +avec vous, en France. En consequence, ils ne feront pas de difficulte +a lui rendre la liberte. Si vous tenez a le delivrer, orientez vos +recherches du cote de la maison des Cypres. + +--Fausta! s'exclama Pardaillan. + +--Je ne l'ai pas nommee, sourit doucement d'Espinosa. + +Et, sur un ton indifferent, il ajouta: + +--Ce vous sera une occasion toute trouvee de lui dire ces deux mots que +vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre depart +pour l'eternel voyage. Mais je reviens a cette jeune fille. Elle, aussi, +elle est sequestree. Si vous voulez la retrouver, allez donc du cote de +la porte de Bib-Alzar, passez le cimetiere, faites une petite lieue, +vous trouverez un chateau fort, le premier que vous rencontrerez. C'est +une residence d'ete de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, a +cause de sa proximite de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant +onze heures, devant le pont-levis du chateau. Attendez la, vous ne +tarderez pas a voir paraitre celle que vous cherchez. Un dernier mot a +ce sujet: il ne serait peut-etre pas mauvais que vous fussiez accompagne +de quelques solides lames, et souvenez-vous que passe onze heures vous +arriverez trop tard. + +Pardaillan avait ecoute avec une attention soutenue. Quand le grand +inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait +etrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-la: + +--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachete bien des choses. + +D'Espinosa eut un geste detache, et, avec un mince sourire, il dit: + +--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez a +la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place, +detournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entree +du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera +bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient la +passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi. + +Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et +poussa la porte derriere lui. + + + +XIX + +LIBRE! + +Tant qu'il s'etait trouve avec d'Espinosa, Pardaillan etait reste +impassible. + +Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle deserte, sous les rayons obliques +d'un soleil brulant--il etait environ cinq heures de l'apres-midi--il +aspira l'air chaud avec delice, et en s'eloignant a grandes enjambees +dans la direction que lui avait indiquee d'Espinosa, il laissait eclater +sa joie interieurement. + +Et levant la tete, contemplant avec des yeux emerveilles l'air eclatant +d'un ciel sans nuages: + +"Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fetide d'un +cachot: il fait bon contempler cette voute azuree et non une voute +de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!... +Salut!... soleil, soutien et reconfort des vieux routiers tels que moi!" + +Puis changeant d'idee, avec un sourire terrible: + +"Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de regler nos +comptes!" + +En songeant de la sorte, il etait arrive sur la place San Francisco. + +"Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. +Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitte la porte +de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne +volonte qui lui a manque... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton +humble devouement me rechauffe le coeur!..." + +Il etait maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il +approchait de la porte de cette extraordinaire prison ou il venait de +passer quinze jours qui eussent aneanti tout autre que lui. Il cherchait +des yeux le Chico et ne parvenait pas a le decouvrir. Il commencait a +se demander si d'Espinosa ne s'etait pas trompee ou si, entre-temps, +le nain ne s'etait pas eloigne, lorsqu'il entendit une voix, qu'il +reconnut aussitot, lui dire mysterieusement: + +--Suivez-moi! + +Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui +qui fut surpris. Il se retourna et apercut le Chico qui, d'un air +indifferent, s'eloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit +cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien +avoir d'agir de la sorte. + +Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et leger, contourna le mur +du couvent et s'engagea dans un dedale de ruelles etroites et +caillouteuses. La, il s'arreta enfin, et saisissant la main de +Pardaillan etonne, il la porta a ses levres en s'ecriant avec un accent +de conviction touchant dans sa naivete: + +--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous! +Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, +maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi! + +Pardaillan, doucement emu, le considerait avec un inexprimable +attendrissement. + +--Ou diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement. + +Le Chico se mit a rire: + +--Je veux vous cacher, tiens! Je vous reponds qu'ils ne vous trouveront +pas la ou je vous conduirai. + +--Me cacher!... Pour quoi faire? + +--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens! + +A son tour, Pardaillan se mit a rire de bon coeur. + +--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me +reprendront pas. + +Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne temoigna ni +surprise ni inquietude. + +Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on +ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur +debordait de joie, il saisit une deuxieme fois la main de Pardaillan, +et il allait la porter a ses levres, lorsque celui-ci, se penchant, +l'enleva dans ses bras, en disant: + +--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!... + +Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraiches et veloutees +du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'etreinte de toute la +force de ses petits bras. + +En le reposant a terre, il dit, avec une brusquerie destinee a cacher +son emotion. + +--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire +quelque part, conduis-moi vers certaine hotellerie de la Tour, ou nous +serons tous deux, je le crois du moins, admirablement recus par la plus +jeune, la plus fraiche et la plus gente des hotesses d'Espagne. + +Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entree dans le patio de +l'auberge de la Tour, a peu pres desert en ce moment, et ou Pardaillan +commenca de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se +produisit: c'est-a-dire que la petite Juana se montra pour voir qui +etait ce client qui faisait un tel vacarme. + +Elle etait bien changee, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, +languissante, indifferente. On eut dit qu'elle relevait de maladie. Et +pourtant malgre cet etat inquietant, malgre un air visiblement decourage +et comme detache de tout, Pardaillan, qui la detaillait d'un coup d'oeil +prompt et sur, remarqua qu'elle etait restee aussi coquette, plus +coquette que jamais, meme. + +En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux +languissants, une bouffee de sang rosa ses joues si pales, et, +joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait a un +gemissement, elle fit: + +--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!... + +Et apres ce petit cri d'oiseau blesse, elle chancela et serait tombee +si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose +curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait +crie: "Monsieur le chevalier!" et c'est sur le Chico que ses yeux +s'etaient portes, c'est en regardant le Chico qu'elle s'etait evanouie. + +Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant delicatement sur un +siege, il lui tapota doucement les mains en disant: + +--La, la, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux. + +Et au Chico petrifie, plus pale, certes, que la gracieuse creature +evanouie: + +--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie. + +Et avec un redoublement de malice: + +--Elle ne s'attendait pas a me revoir aussi brusquement, apres ma +soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eut tant +d'affection pour moi... + +L'evanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque +aussitot les yeux, et, se degageant doucement, confuse et rougissante, +elle dit avec un delicieux sourire: + +--Ce n'est rien... C'est la joie... + +Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant +ces mots, ses yeux etaient braques sur le Chico, son sourire s'adressait +a lui. + +--C'est bien ce que je disais a l'instant meme: c'est la joie, fit +Pardaillan, de son air le plus naif. + +Et aussitot il ajouta: + +--Or ca, ma mignonne, puisque vous revoila solide et vaillante, sachez +que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze +jours, que je n'ai ni mange, ni bu, ni dormi. + +--Quinze jours! s'ecria Juana, terrifiee. Est-ce possible? + +Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde: + +--Ils vous ont inflige le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui +tremblait. Oh! les miserables!... + +--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je +vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de +soigner surtout le lit dans lequel je compte m'etendre aussitot apres. +Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai +besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent etre +surprises par nulle oreille humaine--a part les votres, si petites et si +roses--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit ou je sois +sur de ne pas etre entendu. + +--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai +moi-meme, s'ecria gaiement Juana, qui paraissait renaitre a la vie. + +Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui etait personnel, +elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arreta et, +avec une gravite comique: + +--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur +penetrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi. +N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frere et soeur +s'embrassent apres une longue separation? + +--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras. + +Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles +Pardaillan deposa deux baisers fraternels. Apres quoi, avec un naturel, +une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le designant a +Juana: + +--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frere pour +vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi? + +Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingenument +tendu ses joues appetissantes, la petite Juana, a la proposition +d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles. + +Et le Chico, qui avait rougi aussi, etait, en voyant cet embarras subit, +devenu pale comme une cire, crispait son poing sur la table a laquelle +il s'appuyait, ses jambes se derobant sous lui, et la regardait +anxieusement avec des yeux embues de larmes. + +Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baisses, +l'air embarrasse, tortillant nerveusement le coin de son tablier; +comme le Chico, de son cote, plus embarrasse peut-etre que sa petite +maitresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courrouce +et gronda: + +--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouches? Ce baiser vous +serait-il si penible? + +Et, poussant le Chico par les epaules: + +--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement! + +Pousse malgre lui, le nain n'osa pas encore s'executer. + +--Juana! fit-il dans un murmure. + +Et cela signifiait: tu permets? + +Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et +gazouilla avec une tendresse infinie; + +--Luis! + +Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna: + +--Morbleu! que de manieres pour un pauvre petit baiser! + +Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de +l'autre. + +Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les levres du Chico effleurerent +a peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait +respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux +mains, et se mit a pleurer doucement. + +--Juana! cria le nain bouleverse. + +Juana s'etait laissee aller dans ce vaste fauteuil de chene qui etait +son siege prefere. Le Chico s'etait agenouille sur le tabouret de bois, +haut et large comme une petite estrade. Presse contre ses genoux, il +tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration +fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui, +aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur. + +--Mechant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis +d'un oiseau. Mechant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu! + +Il baissa la tete comme un coupable et balbutia: + +--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu... + +--Dis-moi plutot que tu n'as pas voulu!... N'etait-il pas convenu +que nous devions agir de concert... le delivrer ensemble, ou mourir +ensemble, avec lui? + +--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermetique qu'il avait +dans ses moments d'emotion violente, voici du nouveau, par exemple! + +Et, avec un fremissement: + +--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eut ete la +condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais +pas qu'en travaillant a sauver ma peau, je travaillais en meme temps +pour le salut de ces deux innocentes creatures... + +Le Chico avoua dans un souffle: + +--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela... +non, je ne le pouvais pas. + +--Tu preferais mourir seul?... Et moi, mechant, que serais-je +devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si... + +Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tete, a +nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalite qu'elle n'eut +pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considera un +moment avec une ineffable tendresse, hochant la tete d'un air apitoye, +acheva ainsi la phrase: "Je serais morte aussi... s'il etait mort." Et, +le regard douloureux et cependant toujours affectueusement devoue qu'il +jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement +cette pensee que celui-ci, emporte malgre lui, lui cria: + +--Imbecile!... + +Le Chico le regarda d'un air effare, ne comprenant rien a cette +exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami +paraissait si fort en colere contre Lui. + + + +XX + +BIB-ALZAR + +Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger +indefiniment sans amener le denouement qu'il voulait. Il renonca donc, +momentanement, a son projet au sujet des deux naifs amoureux, et, de sa +voix bougonne, coupa court en s'ecriant: + +--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez decidement que j'enrage de +faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ca, vivement, deux couverts +ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne menagez ni les victuailles ni les +bons vins! + +--Ah! mon Dieu! s'ecria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, +depuis quinze jours, vous n'avez rien pris! + +Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit +crier: "Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le +couvert de grande ceremonie. Laura, a la cave, ma fille, et montez les +plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques +bouteilles de vouvray, montez-en deux!... + +Et, a son pere, qui tronait, de blanc vetu, dans la cuisine reluisante, +entoure de ses marmitons, gate-sauce, aides et apprentis: + +--Vite, padre, aux fourneaux, et preparez un de ces repas comme vous en +feriez pour Mgr d'Espinosa lui-meme! + +Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui repondait: + +--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc a +satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard? + +--Mieux que cela, mon pere: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de +retour! + +Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle +prononcait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long +des discours. Et il faut croire qu'elle n'etait pas seule a partager +cet enthousiasme, car le digne Manuel lacha aussitot ses fourneaux pour +aller faire son compliment a cet hote illustre. + +C'est que Pardaillan ignorait que son intervention a la corrida et la +maniere magistrale dont il avait estoque le taureau l'avaient rendu +populaire. + +On savait qu'il avait risque sa vie pour sauver celle de Barba +Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui +avait inflige une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un +homme et dont la cour et la ville s'etaient entretenues plusieurs jours +durant. On connaissait son arrestation et la maniere prodigieusement +inusitee qu'il avait fallu employer pour la mener a bien. + +Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'etait +attire l'inimitie du roi en prenant energiquement la defense du Torero +menace. Or, le Torero etait la coqueluche, l'adoration des Sevillans en +particulier et de tous les Andalous en general. + +Tout ceci faisait que Pardaillan etait egalement admire et de la +noblesse et du peuple. + +Enfin, le couvert fut dresse, les premiers plats furent poses a cote des +hors-d'oeuvre, ranges en bon ordre: Le diner de Manuel n'etait peut-etre +pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annonce, mais +les vins etaient authentiques, d'age respectable, onctueux et veloutes a +souhait, les patisseries fines et delicates, les fruits delicieux. Et le +gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, +qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des diners +plantureux et delicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs. + +Mais, tout en mangeant de son robuste appetit, tout en veillant a ce que +le Chico fut copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait +encore a faire et n'arretait pas de poser question sur question au petit +homme. + +De cette sorte d'interrogatoire serre, il resulta que: le Chico ayant +trouve un blanc-seing--qu'il remit a Pardaillan en assurant que c'etait +lui qui l'avait perdu--avait eu l'idee de remplir ce blanc-seing, de +facon a penetrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait +ete le possesseur, a le faire elargir immediatement. + +Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-meme le role du personnage +qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pense a don +Cesar. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu +faire, c'etait de surprendre qu'on l'avait tire de la maison ou il etait +garde pour le transporter de nuit a la maison des Cypres. Il avait +immediatement concu le projet de delivrer le Torero, a seule fin qu'il +put a son tour delivrer le chevalier. + +En le transportant dans cette maison, dont il connaissait a merveille +toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulierement la +besogne. + +Mais il avait vainement fouille les sous-sols de la maison sans y +decouvrir celui qu'il cherchait. + +Il avait pense que le prisonnier devait etre garde en haut, dans les +appartements. Il savait bien comment penetrer la, ce n'etait pas +cela qui l'eut embarrasse; mais en haut, au milieu de gardes et de +serviteurs, il ne pouvait plus etre question d'une surprise. + +L'aventure tournait au coup de main et ce n'etait pas lui, faible et +chetif, qui pouvait le tenter. Il avait essaye cependant. Il avait +failli se faire surprendre et n'avait rien trouve. Alors, en desespoir +de cause, il avait pense a don Cervantes. + +Par fatalite, le poete, employe au gouvernement des Indes, avait ete +envoye en mission a Cadix et il avait du se morfondre. + +En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantot +Centurion, tantot son sergent, decouvrir le lieu de sa retraite. + +Elle etait enfermee au chateau de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle, +c'est que Barba Roja, qui avait ete assez serieusement blesse par le +taureau. Barba Roja etait maintenant sur pied, completement remis, et +certainement il ne tarderait pas a l'aller chercher pour l'emmener chez +lui. + +Tels etaient, resumes, les renseignements que le nain fournit a +Pardaillan, attentif. + +Au reste, il n'etait pas seul a ecouter le petit homme. + +Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une +evidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il +remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singuliere +indifference vis-a-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, +n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une +douceur deferente a laquelle il ne paraissait pas preter attention, bien +qu'elle fut toute nouvelle pour lui et dut lui paraitre tres douce. + +--Sais-tu, dit Pardaillan tres serieusement, lorsque le nain eut termine +son recit, sais-tu que tu es un hardi et delie compagnon? + +Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite +Juana en devinrent ecarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors +que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une +mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire: +ne vous moquez pas de moi. + +Devant son geste, Pardaillan insista: + +--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel +dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chetif! Mais j'y +songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement reparable... et +je veux le reparer... Comment n'y ai-je pas songe plus tot?... Je veux +t'apprendre a manier une epee... + +A cette offre inesperee, quoique secretement desiree sans doute, le nain +bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il +s'ecria: + +--Quoi!... Vous consentiriez?... + +--Par Pilate! comme disait monsieur mon pere, je ne me dedis jamais, tu +sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta +premiere lecon... a l'instant meme. + +Le nain se mit a sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit +des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au +soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air tres detache: + +--D'autant que pour l'expedition que nous allons entreprendre ce soir et +celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une lecon te +sera peut-etre utile... + +Et, sans paraitre remarquer la soudaine paleur de la jeune fille, ni le +regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta: + +--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux +epees... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche +d'habit pendu au mur. + +Et, tandis que la triste Juana, courbant la tete, sortait pour chercher +les epees demandees, s'adressant au nain qui, dans sa joie exuberante, +gambadait comme un fou: + +--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant. + +--Peur?... fit le Chico etonne, peur de quoi?... + +--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingenu, il va y avoir des +horions a donner et a recevoir! + +--On tachera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en +riant. Et puis, vous serez la, tiens? + +--Tu ne me demandes pas ou je veux te conduire? + +--Tiens! comme c'est difficile a deviner! fit le Chico en haussant les +epaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, a la +maison des Cypres, et demain matin au chateau de Bib-Alzar! + +Juana avait apporte les epees et les boutons, que le chevalier ajusta a +la pointe des lames, et, la table poussee dans un coin, dans le petit +cabinet meme, la lecon commenca, sous l'oeil apeure de Juana. + +Les epees de Pardaillan etaient de longues et lourdes rapieres. + +Tout d'abord le Chico eprouva quelque peine a les manier. Mais il etait +nerveux et souple; peu a peu, le poignet s'entraina et il ne sentit plus +le poids de la rapiere, plus longue que lui de pres d'un pied. + +La lecon se poursuivit jusqu'a ce que la nuit fut tombee tout a fait, +avec une patience inalterable de la part du maitre, une bonne volonte +que rien ne rebutait de la part de l'eleve. + +Lorsque Pardaillan jugea que la soiree etait assez avancee et que +l'heure etait venue, il arreta la lecon et declara gravement qu'il etait +content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur +passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir a +Juana, qui avait assiste a la lecon. + +Le moment etant venu, Pardaillan ceignit son epee, choisit dans sa +collection une dague assez longue, legere et resistante, quoique +flexible, et la ceignit lui-meme a la taille du nain, tres fier de +voir cette epee--car, pour sa taille, c'etait une longue epee--qui lui +battait les mollets. + +Quand Juana vit qu'ils se disposaient a sortir, elle fit une tentative +desesperee et demanda timidement: + +--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?... +Je vous ai fait preparer un lit douillet a faire envie a un moine! + +--Misere de moi! gemit Pardaillan, voila bien ma malchance... Mais, ma +mignonne, j'utiliserai ce lit douillet a mon retour et ferai de mon +mieux pour rattraper le temps perdu. + +--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana. + +--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'etonna Pardaillan. + +--Puisque vous dites que... l'expedition est... dangereuse... vous +pourriez... etre... blesse... + +--Impossible! assura Pardaillan. + +--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaitre en elle. + +--Parce qu'une expedition--autrement dangereuse, celle-la--m'attend +demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener a bien, il +est clair que je reviendrai pour l'accomplir. + +Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana ecrasee par +cette bizarre logique et plus inquiete qu'avant. + +Pardaillan, guide par le Chico, penetra dans les sous-sols de la +mysterieuse maison des Cypres. Au bout de deux heures environ, +Pardaillan et le nain sortirent, comme ils etaient entres, sans avoir +ete decouverts, sans qu'il leur fut arrive la moindre mesaventure. Mais +ils sortaient a deux comme ils etaient entres. + +Pardaillan avait-il reussi ou echoue dans ce qu'il etait venu tenter? +C'est ce que nous ne saurions dire. + +Il etait un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrerent a +l'hotellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les +attendait sur le seuil de la porte. + +La jeune fille avait passe tout le temps qu'avait dure leur absence a +guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil, +elle avait constate qu'ils etaient, tous les deux, en parfait etat. Un +long soupir de soulagement avait gonfle son sein et ses beaux yeux noirs +avaient aussitot retrouve leur eclat joyeux. + +Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressee +et chargee de victuailles appetissantes. Mais Pardaillan avait declare +qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au +Chico, lequel, repondant par un signe de tete affirmatif, declara que, +lui aussi, tombait de sommeil. + +Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire a sa chambre, se glissa entre +les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, prepare +expressement a son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'a six +heures du matin. + + + +XXI + +BARBA ROJA + +Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit +aussitot et s'en fut droit chez un armurier ou il choisit une mignonne +petite epee qui avait les apparences d'un jouet, mais qui etait une arme +parfaite, flexible et resistante, en dur acier forge et non trempe. +C'etait le present qu'il voulait faire au Chico. + +Son acquisition faite, il revint a l'hotellerie. Son absence n'avait pas +dure une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'etant pas encore +arrive, il fit preparer un dejeuner substantiel pour lui et son +compagnon. + +Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il +dit: + +--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels +Centurion et Barrigon. Ils vont la-bas... je les ai suivis un moment +pour etre sur. + +--Tout va bien! s'ecria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit +compere... C'est un plaisir de travailler avec toi! + +Le nain rougit de plaisir. + +Il etait a ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan +calcula qu'il avait du temps devant lui et resolut, pour tuer une heure, +de donner une deuxieme lecon a son petit ami. + +Le nain accepta avec un empressement et une joie qui temoignaient du vif +plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver a un +resultat appreciable. Mais sa joie devint du delire et il se montra emu +jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite epee que Pardaillan +etait alle acheter a son intention. + +Pour couper court a son emotion et a ses remerciements, Pardaillan +expliqua: + +--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te +faut donc compenser par une habilete, une adresse et une vivacite +superieures l'inegalite des armes. En consequence, il te faut, des +maintenant, t'habituer a lutter avec cette petite aiguille contre ma +rapiere du double plus longue. + +La lecon se prolongea le temps fixe par Pardaillan. Comme la veille, le +professeur se declara satisfait et assura que l'eleve deviendrait un +escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire +redoutable. + +Apres la lecon, ils expedierent rapidement le dejeuner qui les attendait +et, sans s'occuper des mines desesperees de Juana, Pardaillan et le +Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar. + +Tres triste, agitee de pressentiments sinistres, la petite Juana se +remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put +les apercevoir. Apres quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit a +pleurer doucement. Mais, c'etait une fille de tete que la petite Juana. +Obligee par les circonstances de diriger une maison a un age ou l'on n'a +guere d'autre souci que se livrer a des jeux plus ou moins bruyants, +elle avait appris a prendre de promptes resolutions. + +Le resultat de ses reflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un +de ses domestiques nomme Jose, lequel Jose detenait les importantes +fonctions de chef palefrenier de l'hotellerie, et lui donna ses ordres. + +Un petit quart d'heure plus tard, Jose sortit de l'auberge conduisant +par la bride un vigoureux cheval attele a une petite charrette. Dans la +charrette, etendues sur des bottes de paille, bien enveloppees dans de +grandes mantes noires dont les capuchons etaient rabattus sur la figure, +etaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier, +marchant d'un bon pas a cote du cheval, prit le chemin de la porte de +Bib-Alzar... + +Le meme chemin que venait de prendre Pardaillan. + +Le chateau fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, veritable +nid de vautours, remontait a l'epoque des grandes luttes contre les +Maures envahisseurs. + +Suivant les regles du temps, concernant l'art de la fortification, il +etait bati sur une emmenee. Ses tours crenelees, dressees menacantes +vers le ciel, etaient dominees par la masse centrale du donjon, lequel +etait surmonte, au nord et au midi, de deux echauguettes en poivriere: +yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une +vigilance de tous les instants. + +Comme dans toute residence royale, il y avait la une petite garnison +et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec +empressement toutes les occasions de se rendre a la ville proche. + +En ce moment, grace a la presence du roi a Seville, l'ennui pesait plus +que jamais sur la garnison, attendu qu'il etait interdit, sous peine de +mort, de sortir du chateau, sous quelque pretexte que ce fut, a moins +d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur. + +Cette defense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, +et non les serviteurs. + +La grand-route passait au pied de l'eminence que dominait le chateau. +La, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre +a la litiere royale de passer. C'etait le seul chemin visible qui +permettait d'aboutir du chateau a la route. + +Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui +permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, a +part le gouverneur, et encore n'etait-ce pas bien sur. + +Telles etaient les explications que le Chico avait donnees a Pardaillan. +Lorsqu'ils arriverent au pied de l'eminence, il etait un peu plus de dix +heures. + +Pardaillan etait donc en avance de pres d'une heure sur l'heure que lui +avait indiquee d'Espinosa. + +D'un coup d'oeil expert, il eut tot fait de se rendre compte de la +disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait +de la forteresse devait passer forcement devant lui. Donc, il etait +impossible qu'on emmenat la Giralda sans qu'on la vit. + +En attendant, il placa le Chico en sentinelle, derriere un quartier de +roche, dans un endroit assez eloigne de la porte d'entree. + +Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il +tenait a ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait +lui etre d'aucune utilite, ne se trouvat pas expose inutilement. + +Apres quoi, tranquille de ce cote, il vint se poster a quelques toises +du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait, +haute et drue, sur les cotes, bordant les fosses de la petite esplanade +qui s'etendait devant l'entree du chateau fort. Et il attendit. + +Il entendit enfin le bruit des chaines qui se deroulaient et vit le +pont-levis s'abaisser lentement. + +Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'epee a +la main. + +En effet, c'etait bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda +endormie ou evanouie. + +Mais le colosse etait entoure d'une troupe d'hommes d'armes dont les +sinistres physionomies etaient, a elles seules, un epouvantail capable +de mettre en fuite le plus resolu des chercheurs d'aventures. Et, en +tete de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de +sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement tries sur +le volet, immediatement derriere Barba Roja venaient l'ex-bachelier +Centurion et son sergent Barrigon. + +Pardaillan ne preta qu'une mediocre attention a cette bande de +malandrins armes de formidables rapieres, sans compter la dague qu'ils +avaient tous, pendue au cote droit. + +Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans +ses bras. Il laissa la troupe, tout entiere sortir de la voute et +s'engager sur la petite esplanade. + +Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la +bande etait sortie, il se redressa doucement et, sans hate, il alla se +camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible a force de calme +et de froide resolution, il cria, comme un officier commandant une +manoeuvre: + +--Halte... On ne passe pas! + +Barba Roja crut que, derriere cet extravagant audacieux, devait se +trouver une troupe au moins egale a la sienne, et il s'arreta net, +immobilisant ses hommes derriere lui. + +Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il etait seul, +parfaitement seul, au milieu du chemin. + +Il eut un sourire terrible. + +Par Dieu! la partie etait belle! + +Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficele, +l'obliger a assister au deshonneur de la donzelle qu'il aimait, apres +quoi un coup de poignard bien applique le debarrasserait a tout jamais +du Francais maudit. + +Tel fut le plan qui germa instantanement dans la cervelle du colosse, et +de la reussite duquel il ne douta pas un instant. + +Peut-etre eut-il montre moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se +passait dans l'esprit de ses diables a quatre. En effet, en exceptant +Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui +rester fideles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet +entrain qui decide de la victoire... surtout quand on a pour soi le +nombre. + +C'est que ces treize-la avaient deja eu affaire a Pardaillan; ces +treize-la etaient ceux qui avaient ete si fort malmenes dans la fameuse +grotte de la maison des Cypres. + +Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet +etat d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de +Pardaillan. + +Il se crut sincerement le plus fort, assure de la victoire, et resolut +de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de +l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie +et de mepris dans sa voix pour s'ecrier: + +--Ca, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il +prenne garde de trouver les etrivieres... en attendant une bonne corde! + +--Fi donc! repliqua la voix tres calme de Pardaillan. Votre bourse, mon +petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour ou +je dus, pour sauver votre carcasse, mettre a mal une pauvre bete, +assurement moins brute que vous! + +Barba Roja avait espere s'amuser aux depens de Pardaillan. Il aurait du +cependant se souvenir de la scene de l'antichambre royale et savoir qu'a +ce jeu-la, comme aux autres, il n'etait pas de force a se mesurer avec +lui. + +Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui +rappeler que, somme toute, il lui avait sauve la vie, il etrangla de +honte et de fureur. Il ne chercha plus a railler et a s'amuser, et il +grinca: + +--Miserable mecreant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est +encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible... + +--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux etrivieres, on les +applique aux petits garcons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui +me retient de vous les appliquer seance tenante... ne fut-ce que pour +voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon +petit? + +Barba Roja ecumait. Il acheva de perdre la tete et, sans trop savoir ce +qu'il disait, cria: + +--Ca, que veux-tu? + +--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naif. Je veux simplement te +debarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est +trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit! + +--Place! par le Christ! hurla le colosse. + +--On ne passe pas! repeta Pardaillan en lui presentant la pointe de sa +rapiere. + +A ce moment-la, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne +s'obstinat a garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eut fort +embarrasse. + +Heureusement, l'intelligence du colosse etait loin d'egaler sa force. +Exaspere par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille +a terre et se rua tete baisse, l'epee haute. + +En meme temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquerent. +Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes +parts a l'atteindre. Il dedaigna de s'en occuper. + +Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison, +que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup +droit, foudroyant, presque au juge, il se fendit a fond. + +Barba Roja, traverse de part en part, leva les bras, laissa tomber son +epee et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang. + +Un instant, il talonna le sol a coups furieux, puis il se tint immobile: +il etait mort. + +Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-la, +comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-la avait +aussi une haine a satisfaire. + +Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion a +l'epaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de +Barrigon, qui le serrait de trop pres. + +Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan +n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement +pour gagner honnetement l'argent qu'on leur donnait, etaient loin de +montrer la meme ardeur que les trois chefs qui venaient d'etre mis hors +de combat. + +--A qui le tour? lanca Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tater de +Giboulee? + +Et aussitot deux hurlement attesterent que deux hommes avaient tate de +Giboulee. + +Les treize, en effet, avaient eu cette supreme pudeur de tenter--pour +la forme--une illusoire resistance. Lorsqu'ils entendirent le double +hurlement de douleur de deux des leurs, ils etaient deja prets a lacher +pied. + +Pour comble de malchance, voici qu'a cet instant precis des +glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, +ils ne savaient quoi, un etrange petit animal, quelque petit demon, +suppot de ce grand diable, sans doute, qui n'arretait pas de pousser des +cris percants qui leur dechiraient les oreilles, se glissa entre leurs +jambes et, partout ou cette fantastique et insaisissable petite bete se +faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, a la cuisse ou +au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement ou la terreur +superstitieuse tenait autant de place que la douleur reelle, et, sans +demander son reste, le blesse, reunissant toutes ses forces, se hatait +de tirer au large, se defilant de son mieux le long des bas-cotes du +sentier. + +En moins de temps qu'il n'en faut pour l'ecrire, la place se trouva +deblayee. + +Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et +les corps evanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombes non +loin de la Giralda. + + + +XXII + +L'AVEU DU CHICO + +Alors, Pardaillan partit d'un long eclat de rire, et, s'adressant a ce +diablotin qui avait seme la panique dans la troupe des spadassins, et +continuait a pousser des clameurs aigues, entrecoupees d'eclats de +rire sardoniques, et se demenait en brandissant une longue aiguille a +tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus +blesses et fuyant, tels des lievres: + +--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasme. + +Mais, aussitot, il se reprit et, tres severe: + +--Est-ce ainsi que tu obeis a mes ordres?... + +La joie qui animait la tete fine et intelligente du nain tomba soudain. + +Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de +Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait pousse la +poltronnerie jusqu'a demeurer spectateur impassible de l'inegale lutte. + +--Imbecile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La +lutte etait inegale, en effet... mais pas a leur avantage... puisqu'ils +sont en fuite. + +--C'est vrai, tout de meme, avoua le nain. + +--Malheureux! Et si tu avais ete tue?... Je n'aurais jamais ose me +representer devant certaine hotesse que tu connais. + +Et, pour couper court a l'embarras du Chico, il se dirigea vers la +Giralda, evanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du +tranchant de son epee, se mit a couper les cordes qui liaient ses pieds +et ses mains. A ce moment, il entendit la voix etranglee du Chico crier: + +--Gardez-vous!... + +En meme temps, il percut comme un glissement sur son dos, et, tout de +suite apres, un grand cri suivi d'un rale. Il se redressa d'un bond, +l'epee a la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'etait passe. + +Centurion, qu'il avait cru mort ou evanoui, n'avait pas perdu +connaissance, malgre sa blessure. + +Or, Pardaillan s'etait accroupi a quelques pas du bravo et lui tournait +le dos. Alors, celui-ci s'etait dit que, s'il pouvait ramper jusqu'a +lui, il pourrait, d'un coup de dague donne dans le dos, assouvir sa +haine. Et il s'etait mis en marche, avec des precautions infinies, +etouffant de son mieux les gemissements que chacun de ses mouvements lui +arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir. + +Au moment ou il se redressait peniblement pour porter le coup mortel a +l'homme qu'il haissait, le nain l'avait apercu et s'etait jete devant +lui, le bras leve. + +Le pauvre petit homme avait recu le coup de dague en pleine poitrine, +et c'etait lui qui avait pousse ce grand cri qui avait fait frissonner +Pardaillan. Mais, en meme temps, il avait eu la satisfaction de plonger +sa petite epee, jusqu'a la garde, dans la gorge du miserable qui avait +fait entendre ce rale etouffe et s'etait abattu, la face contre terre. + +Fou de douleur a la vue du nain qui perdait des flots de sang, +Pardaillan, pris d'une de ces coleres terribles, cria: + +--Ah! vipere! + +Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tete du +miserable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile a jamais. + +Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espere, grace a l'appui +de Fausta, devenir un puissant personnage. + +--Chico! mon pauvre petit Chico! rala Pardaillan, qui prit doucement le +nain dans ses bras. + +Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le devouement et +toute l'affection dont son petit coeur etait rempli; un sourire tres +doux erra sur ses levres, et il murmura: + +--Je... suis... content! + +Et il s'abandonna, evanoui, dans les bras qui le soutenaient. + +Pale de douleur et de desespoir, Pardaillan defit rapidement le +pourpoint et se mit a verifier la blessure avec la competence d'un +chirurgien consomme. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine +oppressee, et, avec un sourire radieux, il s'ecria tout haut: + +--C'est un vrai miracle!... La lame a glisse sur les cotes... Dans huit +jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraitra plus... C'est egal, +j'ai eu peur! + +Tranquillise sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et +railleur reprit le dessus, et il songea: + +--Me Voila bien loti!... une femme evanouie et un enfant blesse sur les +bras!... He! mais... morbleu! voici mon affaire. + +Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la vue d'une charrette qui +s'etait arretee en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se +tenait a cote du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou +continuer par la grand-route ou grimper par le sentier. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps etendus a terre. Et sa +resolution fut prise. Il cria a pleins poumons au charretier: + +Ho! l'homme!... Si vous etes chretien, attendez un moment! + +Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette +feminine se dresser debout dans la charrette, descendre precipitamment, +et se ruer a l'assaut du sentier. + +"Bon! songea Pardaillan, tout va bien." + +Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico +et se mit a descendre doucement, sans paraitre gene par son double +fardeau. Au fur et a mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait +a sa rencontre precipitait sa marche, et, bientot, malgre la mante qui +la recouvrait, il la reconnut. + +--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchante au fond de +la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver a +propos!... + +En effet, c'etait la petite Juana qui grimpait precipitamment le +sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et +pestant, a son ordinaire. + +A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une +angoisse mortelle l'etreindre; en l'entendant appeler, elle avait +compris qu'un malheur etait arrive. Elle en avait le pressentiment +douloureux puisque c'est ce qui l'avait decidee a tenter cette demarche +plutot risquee. + +Elle avait bondi hors de la charrette et s'etait mise a courir a la +rencontre du chevalier. + +En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux +corps qui semblaient prives de vie. + +Un affreux sanglot dechira sa gorge contractee. Le malheur pressenti +etait arrive! + +Sans forces, elle s'arreta, plus pale peut-etre que le blesse que +Pardaillan tenait dans ses bras, et elle rala: + +--Il est mort, n'est-ce pas? + +Comme s'il avait la tete egaree par la douleur, Pardaillan repondit +d'une voix sourde: + +--Pas encore! + +Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il +venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette. + +La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. +Seulement, de pale qu'elle etait, elle devint livide, et, lorsque +Pardaillan passa pres d'elle, il courba la tete d'un air honteux, sous +le regard de douloureux reproche qu'elle lui decocha. + +Et elle se mit a le suivre, du pas raide, saccade d'un automate. + +Pres de la charrette, Pardaillan deposa la Giralda dans les bras de la +duegne en disant d'un air bourru: + +--Occupez-vous de celle-ci. + +Et, se baissant, il etendit doucement le blesse sur l'herbe roussie qui +bordait la route. + +En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide, +couvert de sang, ses paupieres mi-closes laissant apercevoir le blanc de +l'oeil revulse, la petite Juana sentit un affreux dechirement dans tout +son etre et s'abattit sur les genoux. + +Elle prit doucement dans ses bras la tete si pale de son ami, et, +sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait +horriblement gene par le spectacle de ce desespoir morne, elle se mit a +le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, +avec une tendresse infinie: + +--Chico!... Chico!... Chico!... + +Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le +coeur fidele du petit homme, l'amour puissant, naif et sincere, montra +une fois de plus quel etait son pouvoir: le blesse reprit ses sens. + +Tout de suite, il vit dans quels bras adores il etait blotti, tout de +suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il +leur sourit, les enveloppant dans le meme sourire. + +Et, d'un regard d'une eloquence muette, il interrogea son grand ami, qui +detourna les yeux d'un air embarrasse. + +--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blesse. + +--Helas!... murmura Pardaillan. + +Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits +fins. + +Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitot. Il reprit vite +possession de lui et retrouva, avec sa serenite, son bon sourire de +chien devoue, a l'adresse des deux seuls etres qu'il eut aimes au monde, +et il murmura: + +--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. + +Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent +a flots presses de ses yeux endoloris. Tres doucement, il demanda: + +--Pourquoi pleures-tu, Juana? + +--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela? + +--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blesse. Vois-tu, il vaut +mieux que je m'en aille... J'aurais ete une gene pour toi... et moi... +j'aurais ete tres malheureux! + +--Luis!... Luis!... + +--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais +mourir... + +Et, comme s'il eut voulu etre bien sur avant de dire ce qu'il avait a +dire, il insista en fixant Pardaillan: + +--Car je vais mourir, n'est-ce pas? + +Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son desespoir, n'avait +plus toute sa presence d'esprit, car, au lieu de le reconforter par +des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanite la plus +elementaire, il cacha sa tete dans ses mains, pour dissimuler +ses larmes, sans doute, et, en meme temps, de la tete, il disait +frenetiquement: "Oui! Oui!" + +Sans remarquer cette insistance feroce, le nain continua, toujours avec +la meme douceur: + +--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je +t'aimais... je t'aimais bien. + +--Helas!... moi aussi, gemit la jeune fille. + +--Mais moi, fit le blesse avec un triste sourire, moi, Juana, je ne +t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma... +ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela... +mais je vais mourir... ca n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... +je t'aimais... + +--Chico! sanglota la petite Juana, eperdue, Chico! tu me brises le +coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un +frere!... + +--Oh! murmura le blesse, ebloui, qui trouva la force de redresser sa +petite tete, oh!... dis-tu vrai?... + +--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tete chere +dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aime!... + +Une expression de joie celeste se repandit sur les traits du nain. + +--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir. + +--Luis! cria Juana a demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je +t'aime!... + +--Trop... tard!... fit encore une fois le nain. + +Et il se renversa, evanoui. + +--Eh! mordieu! eclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il +n'est pas mort!... Il ne mourra pas! + +--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tete, ne jouez +pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincere!... + +--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je +l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une +douleur sincere? + +--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille. + +--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il +s'agite... Et il ne mourra pas! + +--Juana, fit le blesse, dans un cri de joie delirante, puisqu'il le +dit... c'est que c'est la verite... Je ne mourrai pas!... + +Et avec une inquietude navrante: + +--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand meme? + +--Oh! mechant... peux-tu faire pareille question? + +Et, pour cacher son trouble: + +--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comedie lugubre?... +Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer? + +--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comedie, dites-vous!... Eh! par +Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible +timide a prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime! + +--Ainsi, c'etait pour cela? + +--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux +mains. + +--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir... + +Et, avec un accent de gratitude infinie: + +--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des creatures... Ne vous +devrai-je pas mon bonheur? + +Alors, se penchant sur elle, designant le Chico du coin de l'oeil, +Pardaillan lui dit tout bas: + +--Ne vous avais-je pas predit que vous finiriez par l'aimer? + +--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive. + +Pardaillan se mit a rire, de son bon rire si clair. + +--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous predis? + +--Quoi donc? + +--C'est que votre premier enfant sera un garcon... + +Juana rougit, et, considerant la petite taille du nain, secoua la tete +d'un air de doute. + +Un garcon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean +en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera +solide comme un chene. + +--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous +promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. + +Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait a rien. Il croyait +faire un reve delicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se reveiller +jamais. + + + +XXIII + +L'ECHAPPE DE L'ENFER + +Le premier soin de Juana, en arrivant a l'hotellerie, fut, +naturellement, de faire appeler un medecin. + +Pardaillan, bien qu'il fut a peu pres sur de ne pas s'etre trompe, +attendit impatiemment que le savant personnage, apres un minutieux +examen de la blessure, se fut prononce. + +Il arriva que le medecin confirma de tous points ses propres paroles. +Avant huit jours, le blesse serait sur pied... C'etait miracle qu'il +n'eut pas ete tue roide. + +Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgre la chaleur, s'enveloppa dans +son manteau et s'eclipsa a la douce, sans rien dire a personne. Dehors, +il se mit a marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et, +avec un sourire terrible, il murmura: + +"A nous deux, Fausta!" + +Fausta, apres l'arrestation de Pardaillan et l'enlevement de don Cesar, +etait rentree chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur +la place San Francisco. + +Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforca de le rayer de son +esprit et de ne plus songer a lui. + +Toutes ses pensees se porterent sur don Cesar et, par consequent, sur +les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base +son mariage avec le fils de don Carlos. + +Les choses n'etaient peut-etre pas au point ou elle les eut voulues; +mais, a tout prendre, elle n'avait pas lieu d'etre mecontente. + +Pardaillan n'etait plus. La Giralda etait aux mains de don Almaran, qui +avait eu la stupidite de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout +blesse qu'il fut ne lacherait pas sa proie. Le Torero etait dans une +maison a elle, chez des gens a elle. + +En ayant la prudence de laisser oublier les evenements qui s'etaient +produits lors de l'arrestation projetee du Torero, en s'abstenant +surtout de se rendre elle-meme dans cette maison, elle etait a peu pres +certaine que d'Espinosa ne decouvrirait pas la retraite ou etait cache +le prince. + +Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quietude seraient +venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne +et elle saurait bien le decider a adopter ses vues. Plus tard, aussi, +lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcee, elle s'occuperait de +son fils... le fils de Pardaillan. + +Un seul point noir: d'Espinosa paraissait etre admirablement renseigne +au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana etait le chef +avere et dont elle etait elle, le chef occulte. + +D'Espinosa devait, par consequent, connaitre son role a elle, dans cette +affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais souffle mot. Une chose +aussi l'agacait. Elle sentait planer autour d'elle et meme chez elle une +surveillance occulte qui, a la longue, devenait intolerable. + +Fausta avait compris. Somme toute, elle etait prisonniere. Cela ne +l'inquietait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait, +elle saurait fausser compagnie a son terrible allie: d'Espinosa. Mais +cela l'enervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une reponse +satisfaisante, quelles etaient les intentions du grand inquisiteur a son +egard: + +Tout ceci avait ete cause que, pendant les quinze jours qu'avait dure la +detention de Pardaillan, elle s'etait tenue sur une extreme reserve. + +Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de +Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'etat du prisonnier et de +ce qui avait ete fait ou se preparait. + +La veille de ce jour ou nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux +griffes de Barba Roja, elle etait allee, dans la soiree, faire sa visite +au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton etrange, +avait repondu: + +--Les tourments du sire de Pardaillan sont termines. + +--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demande Fausta. + +Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait +repete sa phrase: + +--Ses tourments sont termines. + +En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, completement +remis, il avait projete d'aller le lendemain au chateau de Bib-Alzar, ou +l'appelait il ne savait quelle affaire. + +Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle etait cette affaire qui +appelait Barba Roja a la forteresse de Bib-Alzar. Et elle etait rentree +chez elle. + +Or, ce jour, une heure environ apres le moment ou nous avons vu +Pardaillan s'eloigner en murmurant: "A nous deux, Fausta!", la princesse +se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne +l'a pas oublie sans doute, communiquait par une porte secrete avec les +sous-sols mysterieux de la somptueuse demeure. + +Au moment ou nous penetrons dans cette petite piece, tres simplement +meublee, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec +le Torero. + +--Madame, disait le Torero d'une voix tres triste, croyant m'amener a +accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous +avez eu la cruaute de me faire connaitre la douloureuse et sombre verite +sur ma naissance. Peut-etre eut-il ete plus humain de me laisser ignorer +cette fatale verite!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus a y +revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner +inutilement? Je ne suis pas le frenetique ambitieux que vous avez +souhaite, et, maintenant plus que jamais, je suis resolu a ne pas me +dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre +chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de +France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tacher de me faire ma place +au soleil. Le reve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que +j'ai choisie. + +--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle +deception, croyant m'adresser a des hommes, de ne rencontrer que +des femmes... de miserables et faibles femmes, qui ne vivent que +de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-meme?... Ce +Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu? + +--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation +du chevalier. + +--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la +pernicieuse influence t'a souffle ta stupide resistance. Mort fou... fou +furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux etait tout designe pour servir de +modele a cet autre fou que tu es toi-meme! Et c'est moi, moi Fausta, qui +l'ai accule a la folie, moi qui l'ai precipite dans le neant. + +--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre... + +D'un geste violent, Fausta l'interrompit. + +--Tu m'ecouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au +moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces +murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardee... Quant a +ta bien-aimee... cette miserable bohemienne pour qui tu refuses le trone +que je t'offre... eh bien... sache-le donc, miserable fou, elle est +morte... morte, entends-tu?... morte deshonoree, salie par les baisers +de Barba Roja... Sois donc fidele a son souvenir... Peut-etre, toi +aussi, a l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu resolu de vivre +eternellement fidele au souvenir d'une morte... une morte souillee! + +D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des +yeux de dement, il lui cria dans la figure: + +--Repetez... repetez ces infames paroles... et, j'en jure Dieu, votre +derniere heure est venue!... + +Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas a se degager de son +etreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en +sortit un mignon petit poignard. + +--Une simple piqure de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La +pointe de ce stylet a ete plongee dans un poison qui ne pardonne pas. + +Profitant de sa stupeur, elle se degagea d'un geste brusque, et, +s'adossant a la cloison, de sa voix implacable, elle reprit: + +--Je repete: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta +fiancee est morte souillee... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu +vas mourir desespere... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!... + +En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte +secrete, et, sans se retourner, elle fit un bond en arriere. + +Elle se heurta a une poitrine humaine. Un homme etait la... derriere +cette porte secrete qu'elle croyait etre seule a connaitre... Un homme +qui avait entendu, peut-etre, ce qu'elle venait de dire. Qui etait cet +homme? Peu importait. L'essentiel etait qu'il disparut. Elle leva le +bras arme du poignard empoisonne et l'abattit dans un geste foudroyant. + +Sa main fut happee au passage par une autre main, une tenaille vivante +qui lui broya le poignet et l'obligea a lacher l'arme mortelle, ensuite +de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix +narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait: + +--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je +encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour... +Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort. + +A ces paroles, a cette apparition inattendue, un double cri, jete sur un +ton different, retentit: + +--Pardaillan!... + +--Moi-meme, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrete +comme pour en interdire l'approche a Fausta. + +Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colere +terrible, il reprit: + +--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien. +Dieu merci!... Et quant a la folie furieuse dont vous parliez tout +a l'heure... peut-etre suis-je fou, en effet, mais c'est du desir +imperieux de vous ecraser comme une bete venimeuse que vous etes! + +--Pardaillan!... vivant!... repeta Fausta. + +--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie +Giralda que vous aviez condamnee et qui n'a pas ete souillee par +l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement +expedie dans un autre monde... avant qu'il eut pu consommer l'attentat +odieux que vous aviez premedite... N'avez-vous pas proclame que tout +cela etait votre oeuvre?... + +--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero. + +--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince... + +--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je... + +Cependant Fausta s'etait ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu +sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. + +--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain +qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa +main... a lui... + +Et, d'un geste prompt comme l'eclair elle saisit un petit sifflet +d'argent qu'elle avait suspendu a son cou et le porta a ses levres. + +Pardaillan vit le geste. Il eut pu l'arreter. Il dedaigna de le faire. + +Mais, en meme temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide +encore, tira d'un meme coup sa dague et son epee, et tendant la dague +a don Cesar, desarme, avec une physionomie hermetique, une voix +etrangement calme: + +--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour +vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame... +gardez-la-moi precieusement... Vous m'en repondrez sur votre vie... Au +moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitie... comme un +chien enrage. + +Et avec un accent d'irresistible autorite: + +--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons +quittes, mon prince. + +Cependant la porte s'etait ouverte. Quatre hommes, l'epee nue a la main, +se montrerent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas +a trouver la cet adversaire, car ils s'arreterent indecis et se +consulterent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur +hesitation, de sa voix narquoise, railla: + +--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, +monsieur de Sainte-Maline, enchante de vous revoir! + +--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout +l'honneur est pour nous. + +Chalabre et Montsery executerent la plus impeccable des reverences de +cour que Pardaillan leur rendit tres poliment, en ajoutant: + +--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre a mal le sire +de Pardaillan... S'il ne m'etait si cher, et pour cause, je vous +souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs. + +--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery. + +--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta +Chalabre. + +Le quatrieme personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'etait +autre que Bussi-Leclerc. + +Sa stupeur avait ete telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il etait +encore la, sans parole, immobile, les yeux exorbites, comme petrifie. + +Pardaillan l'avait tout de suite apercu, mais, suivant une tactique qui +avait le don d'exasperer le celebre bretteur, il feignait de ne pas le +voir. + +Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, +il s'ecria tout a coup avec un air de surprise indignee: + +--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des +gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable +compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le +donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui +s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc! + +Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot, +les dents serrees, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court +aux compliments alambiques en se ruant, l'epee haute, et les autres +bondirent a la rescousse. + +Pendant un moment, qui parut mortellement long a Fausta gardee a vue par +le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du +fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence. + +La piece etait petite; si simplement meublee qu'elle fut, les quelques +meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et genaient les +mouvements. + +Les quatre bravi se genaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient. + +Pardaillan etait plus libre de ses mouvements qu'eux. Il etait reste le +dos tourne a la porte secrete ouverte derriere lui. + +Fausta avait immediatement remarque ce detail. Elle se disait que si +Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entrainer avec lui, bondir par +cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi derobe a la +lache agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait +pas voulu. + +Pourquoi? Parce qu'il etait sur de battre ses agresseurs, se repondait +Fausta. + +Et un morne desespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle +sentait que Pardaillan serait vainqueur. + +Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils +bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient +d'un bond de fauve, s'ecrasaient sur le parquet pour se relever +aussitot, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables +sortaient de leurs bouches crispees. + +Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avancait +pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle. + +Il semblait s'etre interdit de franchir cette porte ouverte derriere +lui. Son epee seule agissait. Elle etait partout a la fois, parant ici, +frappant la. + +Cependant Pardaillan aussi commencait a s'echauffer, et il se disait +surtout qu'il etait temps d'en finir. + +Alors il se mit en marche, attaquant a son tour avec une impetuosite +irresistible. + +Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver +arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi +tomba comme une masse. + +Or, pendant tout le temps qu'avait dure cette lutte inegale, Bussi +n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait +et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: +"Il va me desarmer... encore!" Si bien que, lorsqu'il recut le coup +en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en +rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot: + +--Enfin!... + +Et il demeura immobile... a jamais. + +Alors Pardaillan s'occupa serieusement des trois qui restaient. Et aussi +paisiblement que s'il eut ete sur les planches d'une salle d'armes, il +dit tres serieusement: + +--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fites +un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grace de la +vie... + +Et avec un froncement de sourcils: + +--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois oblige de +vous condamner a l'inaction... pour un bout de temps. + +Il achevait a peine que Sainte-Maline, la cuisse traversee, s'ecroulait +en poussant un cri de douleur. + +--Un!... compta froidement Pardaillan. + +Et presque aussitot: + +--Deux! + +C'etait Chalabre qui etait atteint a l'epaule. + +Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son epee et dit +doucement: + +--Allez-vous-en! + +--Fi! monsieur, s'ecria Montsery, rouge d'indignation, je ne merite pas +l'injure que vous me faites. + +Et il se rua a corps perdu. + +--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande +pardon... Trois!... + +--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son +poignet droit traverse de part en part. Vous etes un galant homme... +Merci! + +Et il s'evanouit. + +Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme +un coup de fouet, il dit en montrant la porte par ou les bravi avaient +fait irruption: + +--Si vous avez d'autres assassins apostes par la... ne vous genez pas... +usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre +sein... + +Morne, desemparee pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, Fausta +fit: non! d'un signe de tete farouche. + +--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie meprisante, eh! quoi! quatre +pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en +cherchant bien!... + +--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondement decourage. + +--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous +refusez mon offre pourtant seduisante, permettez que je prenne mes +precautions pour qu'on ne vienne pas nous deranger. + +En disant ces mots, il alla fermer la porte a clef, poussa le verrou +interieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement +vers Fausta, et son visage, jusque-la railleur et dedaigneux, avait pris +une expression de menace si terrible que Fausta, affolee, clama dans son +esprit: + +--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!... + +Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une +lenteur effroyable. + +Et elle, petrifiee, avec des yeux sans expression, le regardait +s'approcher sans faire un mouvement. + +Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les +dents, avec un regard effrayant, d'un eclat insoutenable, avec la meme +lenteur calculee, il leva les mains et les abattit sur ses epaules qui +ployerent. Puis les mains remonterent, s'arreterent au cou qu'elles +agripperent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, +commencerent d'exercer l'inevitable et mortelle pression. + +Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tete dans les epaules. Ses +yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs, +se leverent sur lui effares, suppliants, et, dans un gemissement, elle +implora: + +--Pardaillan!... ne me tue pas!... + +--Ah! eclata Pardaillan, avec un eclat de rire plus effrayant que sa +colere de tout a l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de +mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!... + +Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait +abandonnee un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un +accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux: + +--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan. + +--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demande +grace... la... a l'instant. + +--J'ai demande grace, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi. + +Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du +Torero qui suivait cette scene fantastique avec un interet passionne, +elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, dechira d'un geste +violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, +avec un accent de froide resolution: + +--Repete que Fausta a peur... et je tombe foudroyee a tes pieds... Et +toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demande grace. + +Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait. + +"Soit, dit-il. Je ne repeterai pas... J'attendrai, pour me prononcer, +que vous vous soyez expliquee... Car, enfin, vous ne sauriez nier que +vous avez demande grace! + +--Oui, je t'ai demande grace... et je le ferais encore... Mais ecoute, +Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer +qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer... + +Et comme il la regardait d'un air etonne, cherchant a comprendre le sens +de ses paroles: + +--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras. + +Et elle continua en s'animant peu a peu: + +--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherche a t'atteindre par les +moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai ete froidement +cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai +toujours aime... et toi, tu m'as dedaignee... Comprends-tu?... Mais, +si j'ai ete implacable et odieuse dans ma haine, qui etait de l'amour, +entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai +pas voulu qu'un jour ton fils put se dresser devant toi et te demander: + +--Qu'avez-vous fait de ma mere? + +--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivat... parce que je +suis la mere de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai +demande grace? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mere de ton enfant? + +En entendant ces paroles, qu'il etait a mille lieues de prevoir, le +sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'etonnement, un etonnement +prodigieux. + +Eh! quoi! il etait pere?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?... + +On comprend qu'il voulut savoir a quoi s'en tenir sur la naissance de +ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le recit des evenements +relates dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan ecouta +ce recit avec une attention soutenue, et quand elle eut termine: + +--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-etre, a l'heure qu'il +est, a Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne +mere, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant... +Il est vrai que vous aviez fort a faire... et de si graves choses... +Enfin, ce qui est fait est fait. + +Fausta courba la tete. + +--Que comptez-vous faire? fit-elle. + +--Mais... je compte rentrer a Paris... puisque aussi bien ma mission est +terminee. + +--Vous avez le document? + +--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions? + +--Je n'ai plus rien a faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je +compte me retirer en Italie, ou on me laissera vivre tranquille... Je +l'espere, du moins. + +Ils se regarderent un moment fixement, puis ils detournerent leurs +regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de +l'enfant. Peut-etre chacun avait-il a part soi son idee bien arretee, +qu'il tenait a ne pas devoiler. + +Pardaillan se leva et, s'inclinant legerement: + +--Adieu, madame, fit-il froidement. + +--Adieu, Pardaillan! repondit-elle sur le meme ton. + + + +EPILOGUE + +En rentrant a l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un +dominicain qui l'attendait patiemment. + +Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer a +sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M. +l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En meme temps le moine +remit a Pardaillan un sauf-conduit en regle pour lui et sa suite, plus +un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don Cesar el Torero, payables a +volonte dans n'importe quelle ville du royaume, ou a Paris, ou encore +dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres. + +Le roi recut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne +ne ferait aucune difficulte pour reconnaitre Sa Majeste de Navarre comme +roi de France le jour ou Elle se convertirait a la religion catholique. + +D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que +le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave, +au plus digne gentilhomme qu'il eut jamais eu a combattre. + +Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, etait une +epee de combat, une longue, solide et merveilleuse rapiere, signee d'un +des meilleurs armuriers de Tolede. + +Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'etait pas la une +arme de parade, mais une bonne et solide rapiere tres simple. Seulement, +en rentrant a l'auberge, il s'apercut que cette rapiere si simple avait +sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le +moins cinq a six mille ecus. + +Le Chico, qui se remettait a vue d'oeil, grace a la constante +sollicitude de "sa petite maitresse", se vit doter, par la generosite +reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce +qui ne contribua pas peu a le faire bien voir du brave Manuel, lequel +n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la +jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique +memoire. + +Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait +bien cette marque d'amitie. + +D'ailleurs on peut dire sans exagerer que ce mariage fut un veritable +evenement et que tout ce que la ville comptait de huppes et meme de +gens de la cour eut la curiosite d'assister a cette union qualifiee +d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple +qu'ils formaient, un concert de louanges et de benedictions s'eleva de +toutes parts. + +Il va sans dire que, des que le petit homme avait ete en etat de le +faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses lecons d'escrime +et se montrait surpris et emerveille des progres rapides de son eleve. + +Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero +et sa fiancee, la jolie Giralda, lesquels avaient resolu de s'unir en +France meme. + +Un mois environ apres son depart de Seville, Pardaillan apportait a +Henri IV le precieux document conquis au prix de tant de luttes et de +perils, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa +mission. + +--Ouf! s'ecria le Bearnais en dechirant en mille miettes, avec une +satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur, +je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne +memoire. Ca, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien +pour vous? + +--Ma foi, sire, repondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici +qui tombe a merveille. J'ai precisement une faveur a demander a Votre +Majeste. + +--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'etes pas +trop exigeant... + +Et, en lui-meme, il se disait: + +"Tu y viens, comme tous les autres!..." + +Et Pardaillan se disait de son cote: + +"...Si vous n'etes pas trop exigeant!... Tout le Bearnais est dans ces +mots." + +Et tout haut: + +--Je demanderai a Votre Majeste la faveur de lui presenter un ami que +j'ai ramene d'Espagne. + +--Comment, c'est tout?... + +--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armees du roi. + +Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement: + +--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche +pour se passer d'une solde. + +--Bon! Du moment que... + +Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement: + +--Votre Majeste voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle +veut bien m'honorer, s'interesser particulierement a mon ami et lui +faciliter les occasions de se produire a son avantage. + +--Diable! fit le roi surpris. + +--Enfin Votre Majeste voudra bien eriger en duche la terre que cet ami +compte acheter en France. + +--Ho! diable!... diable!... un duche!... comme cela... d'un coup... a +quelque croquant... Cela fera hurler! + +--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant.. +Il est de noblesse authentique... et de tres bonne noblesse. + +--Si vous en repondez! fit le roi hesitant. + +--J'en reponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non? + +--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif +que je sache a qui doit s'adresser cette faveur? + +--Du moment qu'elle est accordee, non, fit Pardaillan, qui avait repris +son air bon-enfant. + +Et, en quelques mots, il expliqua qui etait le Torero pour qui il +demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi. + +--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite? + +--J'avais mon idee, sire, repondit Pardaillan en souriant. + +Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il eclata de rire en +levant les epaules. Il avait devine a quel mobile avait obei Pardaillan. + +Alors, lui prenant la main avec une emotion reelle: + +--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien? + +--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus +naif. Ou plutot si... j'ai besoin de quelque chose... + +--Ah! vous voyez bien!.... + +--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma +liberte a moi. + +--Ah! fit le roi decu, quelque aventure extraordinaire, sans doute? + +--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant a +rechercher. + +--Un enfant? fit le roi tres etonne. En quoi cet enfant peut-il bien +vous interesser? + +--C'est mon fils! repondit Pardaillan en s'inclinant. + + + +TABLE DES MATIERES + + I.--Les idees de Juana. + II.--Fausta et le torero. + III.--Le fils du roi. + IV.--Entretien de Pardaillan et du torero. + V.--Dans l'arene. + VI.--Le plan de Fausta. + VII.--La corrida. + VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan. + IX.--L'orage eclate. + X.--Le triomphe du Chico. + XI.--Vive le roi Carlos! + XII.--L'epee de Pardaillan. + XIII.--Les amours du Chico. + XIV.--Fausta. + XV.--Le repas de Tantale. + XVI.--Le plancher mouvant. + XVII.--Le philtre du moine. + XVIII.--Changement de roles. + XIX.--Libre! + XX.--Bib-Alzar. + XXI.--Barba Roja. + XXII.--L'aveu du Chico. + XXIII.--L'echappe de l'enfer. + Epilogue. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico +by Michel Zevaco + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + +***** This file should be named 13727.txt or 13727.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/2/13727/ + +Produced by Renald Levesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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