summaryrefslogtreecommitdiff
path: root/old/12829-h
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:40:51 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:40:51 -0700
commit3b595edd4b08bc42b17155574df22f7fe91a8b46 (patch)
tree8cebddeca6ea3111fb91ca8db202bfcaae58cbe7 /old/12829-h
initial commit of ebook 12829HEADmain
Diffstat (limited to 'old/12829-h')
-rw-r--r--old/12829-h/12829-h.htm19348
1 files changed, 19348 insertions, 0 deletions
diff --git a/old/12829-h/12829-h.htm b/old/12829-h/12829-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..a86959b
--- /dev/null
+++ b/old/12829-h/12829-h.htm
@@ -0,0 +1,19348 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>Abélard - Vol I.</title>
+ <meta name="author" content="Charles de Rémusat">
+
+<style type=text/css>
+
+body {margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;}
+p {text-align: justify}
+blockquote {text-align: justify}
+
+hr {width: 50%; text-align: center}
+hr.full {width: 100%}
+hr.short {width: 20%; text-align: center}
+
+.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%;
+ float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed;
+ width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left}
+
+.dropcap {float: left}
+
+span.pagenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute}
+
+.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%;
+ text-align: left}
+.poem .stanza {margin: 1em 0em}
+.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;}
+.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em}
+.poem p.i2 {margin-left: 1em}
+.poem p.i4 {margin-left: 2em}
+.poem p.i6 {margin-left: 3em}
+.poem p.i8 {margin-left: 4em}
+.poem p.i10 {margin-left: 5em}
+
+
+
+</style>
+
+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Abélard, Tome I.
+
+Author: Charles de Rémusat
+
+Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
+(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<h1>ABÉLARD</h1>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+<h3>CHARLES DE RÉMUSAT.</h3>
+
+<h4>1845</h4>
+
+<br><br>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i2">Spero equidem quod gloriam eorum</p>
+<p>qui nunc sunt posteritas celebrabit.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p class="i6">Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.</p>
+<p class="i10"> <i>Metalogicus in prologo</i>.</p>
+ </div> </div>
+
+<br><br>
+
+<h2>TOME PREMIER</h2>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>PRÉFACE.</h3>
+
+
+<p>On se propose dans cet ouvrage de faire connaître
+la vie, le caractère, les écrits et les opinions d'Abélard,
+et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir
+pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit
+humain.</p>
+
+<p>Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa
+renommée semble romanesque plutôt qu'historique.
+On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe,
+un théologien, qu'il se fit une grande réputation
+dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça
+une puissante influence sur les études et les idées
+de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les
+esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la
+nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages,
+quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église,
+voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte
+la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir
+que le nom d'Abélard est resté populaire.</p>
+
+<p>Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau
+que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque
+curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître
+l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures,
+et l'amant servira-t-il à recommander
+le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est
+point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est
+dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché
+d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas
+donné naissance à cet ouvrage.</p>
+
+<p>Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer
+brièvement l'histoire?</p>
+
+<p>Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur
+un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce
+que devient la nature morale de l'homme dans les
+temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je
+fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen
+de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit,
+devenue supérieure à celle du caractère, serait mise
+en présence des plus fortes réalités du monde social,
+des épreuves de la destinée, des passions même de
+l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout
+entière me paraissait intéressante à décrire encore
+une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle
+scène, par quels personnages, il serait bon de la
+représenter. Pour que cette peinture fût frappante
+et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût
+avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal
+qui à une époque indéterminée se mesure avec des
+êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui
+saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache
+à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la
+situation où on le place est prise pour une combinaison
+de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à
+mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief
+et produire tout son effet que sur un fond de réalité.</p>
+
+<p>Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces
+hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés
+d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur
+l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris
+aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce
+nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a
+le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée
+qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire;
+elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une
+forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé.
+Et prenant dans l'histoire les faits et les situations,
+dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle,
+les traits et les couleurs, je composai avec une sorte
+d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique,
+qui, lui aussi, s'appelle Abélard.</p>
+
+<p>Quelques personnes pourront se souvenir d'en
+avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire
+d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon
+idée, mais avec le sentiment d'une indépendance
+absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le
+gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre,
+sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien
+ménager, ne supposant pas même un moment qu'un
+si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du
+public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles?
+Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont
+la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à
+livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard.
+Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans
+doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les
+formes les plus libres de la réalité et de l'imagination,
+où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle,
+la lutte violente des croyances, des idées et des
+passions est représentée avec une franchise qui peut
+paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser
+les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui
+n'ont qu'une excuse possible, celle du talent.</p>
+
+<p>Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en
+créer une autre; c'est alors que je conçus le projet
+d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge
+par la vérité. A des fictions dramatiques, je
+résolus de joindre un tableau de philosophie et de
+critique où le raisonnement et l'étude prissent la
+place de l'imagination. Changeant de but et de travail,
+je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard
+de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses
+écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme
+s'est fait le livre que je soumets en ce moment au
+jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement
+et presque de compensation à une tentative
+hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions
+téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que
+je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer
+aux fictions passionnées, et de dire tristement
+adieu à la muse qui les inspire:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Abi</p>
+<p>Quo blandae juvenum te revocant preces.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ce récit servira du moins à témoigner de mes
+consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins
+indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque
+sorte une composition d'un genre moins sévère,
+plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites
+qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail.
+Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire,
+pour ne parler qu'en connaissance de cause,
+et dans la partie historique j'espère m'être approché
+de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches,
+et plus encore la révision de quelques savants
+amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.</p>
+
+<p>On trouvera donc ici une biographie d'Abélard
+plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être
+que permet de la faire l'état des monuments
+connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit,
+il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes.
+Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main?</p>
+
+<p>Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après
+la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et
+qui peut aussi donner une vue générale de son talent
+et de ses idées, il me restait à faire connaître ses
+écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs,
+ils sont tous philosophiques ou théologiques:
+j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie,
+un livre sur la théologie d'Abélard. Cette
+partie de mon travail, pour être la plus neuve,
+n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est
+point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt
+à la science si longtemps décriée sous le nom
+désastreux de scolastique.</p>
+
+<p>A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait
+paru insensée. Le temps même n'est pas loin où
+le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais
+de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert
+avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est
+plu à y contempler les grands ossements que les années
+n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux
+grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à
+de froides poussières. Les monuments où ces reliques
+languirent oubliées si longtemps, sont devenus
+l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils
+étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis
+enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf,
+on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux.
+L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique,
+échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre
+époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent
+seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à
+la poésie que par l'histoire.</p>
+
+<p>A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût
+d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes,
+aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à
+leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science
+contemporaine de l'art qu'on admire?</p>
+
+<p>Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux.
+Nous ne nous sommes point arrêté à la
+surface. Rassembler en passant quelques traits de
+la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir
+de rares extraits, piquants par leur singularité,
+choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a
+demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner
+à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était
+pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire
+connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les
+détails de ses doctrines, les procédés de son esprit,
+les formes de son style, d'éclairer ainsi, à
+sa lumière, toute une période encore obscure de
+la vie intellectuelle de la société française. Qu'on
+ne s'attende donc point à trouver seulement ici des
+fragments épars de philosophie ou de théologie;
+mais bien une philosophie, mais une théologie,
+chacune avec ses principes, sa méthode et son langage,
+chacune telle qu'un vieux passé l'a connue,
+admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos
+aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants.
+Au lieu de présenter des considérations générales
+sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons
+cet esprit dans sa marche, nous le décrirons
+dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple
+critique, mais, s'il est possible, une reproduction
+du génie d'un homme. Ce sera en même temps,
+si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une
+introduction utile à l'étude de la scolastique, et
+par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans
+le moyen âge.</p>
+
+<p>Cet ouvrage devra toute son originalité à son
+exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui
+sera scrupuleusement historique. L'intelligence et
+le savoir affectaient jadis des formes si différentes
+de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus
+naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les
+plus familières; le caractère des questions, le choix
+des arguments, la portée des solutions, tout est si
+étrange chez les scolastiques, que la raison même,
+dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable,
+et que le bon sens y prend quelquefois une tournure
+de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui
+l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne
+persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient
+pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que
+prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps,
+la scolastique contient dans son sein, elle offre dans
+son cours et les problèmes de tous les siècles et
+quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes
+de la science peuvent varier, mais le fond est invariable
+comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque
+rien dit à la manière des modernes, et cependant
+ils ont connu tous les systèmes, toutes les
+hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne
+sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous
+aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon,
+on y voit figurer, sous des noms antiques,
+Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi
+chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons
+des Euthydème et des Protagoras, quelquefois
+Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et
+là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation
+d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait
+la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent
+si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une,
+et des voies différentes y ramènent au même point.
+L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes,
+et les méthodes diversifient, mais ne détruisent
+pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la
+philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à
+la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve.
+C'est un héritage substitué de génération en
+génération, comme ces pierres précieuses qui se
+perpétuent dans les familles, et dont la disposition
+seule change suivant la mode et le goût des diverses
+époques. Indestructibles, et inaltérables, ces
+idées demeurent dans l'esprit humain comme des
+symboles de l'éternelle vérité.</p>
+
+<p>Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie;
+et elles peuvent être découvertes sous tous
+les voiles que les caprices du raisonnement leur ont
+prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître,
+malgré les déguisements dont les revêtent la
+philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt
+nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au
+fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées
+et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible,
+la vie et la lumière. Cette restauration était
+une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années,
+on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de
+toutes les doctrines, on les a traduites avec succès
+dans une langue commune, celle de la critique contemporaine.
+Mais à peine a-t-on osé, dans de courts
+passages, faire revivre l'enseignement original des
+maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi
+nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de
+deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments
+et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet,
+par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous
+jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution
+scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du
+moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un
+historien dont la science profonde est vivifiée par une
+puissante imagination, a su ranimer les sentiments
+et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis
+sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le
+Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme
+moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique
+de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du
+guerrier franc, du magistrat communal, du serf des
+cités ou des champs, en face du roi, du leude et du
+prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne
+pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe,
+aux luttes des races opposer les combats des écoles,
+aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il
+impossible de convoquer encore pour un instant les
+hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires
+éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance,
+bégayant des vérités timides, préparait, il y a
+sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?</p>
+<br><br>
+
+<h3>PREUVES ET AUTORITÉS<br>
+
+DE<br>
+
+L'HISTOIRE D'ABÉLARD.</h3>
+<br>
+
+<p>On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété,
+et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles
+que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les
+anciens éditeurs appelaient <i>testimonia</i>, datent de son temps ou
+viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les
+autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction,
+à la véracité, à la sagacité de l'écrivain.</p>
+<br>
+
+
+
+<h3>I.</h3>
+
+<h3>AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.</h3>
+
+
+<p>I.&mdash;<i>Historia calamitatum</i>, ou l'<i>Epistola prima</i>. Ce sont les Mémoires
+de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre
+a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne,
+qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet,
+a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et
+inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France
+(t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit
+que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de
+lui. (<i>Abail. et Héloïse</i>, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un
+manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la
+demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez
+peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée.</p>
+
+<p>II.&mdash;Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et
+traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit
+en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du
+texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: <i>Petri Abaelardi
+filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae
+paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus.
+Francisci Amboesii</i>, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres
+d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée
+indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient
+les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du
+pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers,
+de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire
+d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne
+sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire
+sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les
+Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, <i>Dict. crit</i>., art.
+<i>Fr. d'Amboise</i>, et l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, par
+les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.</p>
+
+<p>La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que
+d'Amboise a données; <i>P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae
+paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson</i>, in-8°.
+Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop
+de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.</p>
+
+<p>III.&mdash;Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Theologia christiana.&mdash;Ejusdem Expositio in Hexameron</i>.
+(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139
+et 1361.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM</i>. (Bernard
+Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum</i>.
+(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin.,
+partie. I, Berolini, 1831.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae</i>, (F. H. Rheinwald,
+même recueil, partie II, 1835.)</p>
+
+<p>Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie
+scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux
+ouvrages sont: 1° <i>Petri Abaelardi Sic et Non</i>; 2° <i>Ejusdem Dialectica</i>;
+3° <i>Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus</i>. (Documents
+inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement,
+in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.)
+<i>Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus</i>. (Cousin, Fragm. philos.
+1840, t. III, Append. XI, p. 448.)</p>
+
+<p>Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les
+Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.</p>
+
+<p>Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:</p>
+
+<p>1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;</p>
+
+<p>2° <i>Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio</i>, t. IX, p. 1091;</p>
+
+<p>3° <i>Gallia Christiana</i>, t. VII, p. 595;</p>
+
+<p>4° <i>Les Fragments philosophiques</i> de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;</p>
+
+<p>5° <i>Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der
+Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl
+Greith.</i>, Frauenfield, 1838;</p>
+
+<p>6° <i>Bibliothèque de l'école des Chartes</i>, t. III, 2e livr. 1842.</p>
+
+<p>Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un
+manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un
+spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: <i>P. Ab. sequentiae et
+hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet</i>.</p>
+
+<p>IV.&mdash;Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard,
+savoir:</p>
+
+<p>Les lettres de saint Bernard, <i>S. Bernardi Opera omnia</i>, édition
+de Mabillon, 1690, vol. I, <i>passim</i>. Les lettres directement relatives
+à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.</p>
+
+<p>Les lettres de Pierre le Vénérable, <i>Vita S. Petri Vener. et Epistolae</i>.
+(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec
+des notes, 1614.)</p>
+
+<p>La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation
+annexée, <i>Disputatio adversus P. Abaelardum</i>. (Bibliotheca
+patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)</p>
+
+<p>La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre
+le même, <i>Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi</i>.
+(Même recueil, t. IV, p. 228.)</p>
+
+<p>La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, <i>Epistola Gualteri de
+Mauritania, episcopi laudunensis</i>. (Spicilegium, sive Collectio veterum
+aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723,
+t. III, p. 520.)</p>
+
+<p>Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à
+Héloïse, <i>Hugon. Metelli Epist.</i> IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo,
+Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)</p>
+
+<p>L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens
+de son temps, écrit vers 1180, <i>Liber M. Walteri prior. S. Vict.
+Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses</i>,
+manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs
+extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.)</p>
+
+<p>V.&mdash;Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.</p>
+
+<p>Les vies de saint Bernard écrites de son temps, <i>Ex vita et rebus
+gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval.
+monach.&mdash;Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit.
+S. Bernardi</i>, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des
+Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)</p>
+
+<p><i>Johannis Saresberensis Metalogicus</i>, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X
+et <i>passim</i>. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et
+fréquenté les principales écoles des Gaules.&mdash;<i>Ejusdem Policraticus, sive
+de Nugis curialium, cui accedit Metalog.</i>, 1 vol. in-12, 1639, lib. II,
+cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans
+le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)</p>
+
+<p><i>Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti</i>, lib. I,
+cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de
+Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de
+l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric
+Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie
+et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio,
+Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.)</p>
+
+<p><i>Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis</i> lib. I, cap. IV et XVIII.
+Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a
+été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des
+histor., t. XIV, p. 442.)</p>
+
+<p>Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les
+suivants; les plus importants sont tirés de:</p>
+
+<p>1° Guillaume de Nangis, <i>Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco</i>.
+(Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou <i>Spicilegium</i> de d'Achery,
+t. III, p. 1-6.)</p>
+
+<p>2° Robert d'Auxerre, <i>Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian.
+altissiod.</i> (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)</p>
+
+<p>3° La Chronique d'un anonyme, <i>Ex Chronico ab initio mundi usque
+ad A.C. 1160.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 120.)
+4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, <i>Ex Chronic. Richardi pict.</i>
+(<i>id., ibid.</i>, p. 415.)</p>
+
+<p>5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, <i>Ex Roberti
+proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam.</i> (<i>id.</i>, t. XIII,
+p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui
+rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.)</p>
+
+<p>6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, <i>Ex Chronic. Alberici
+Trium Fontium monachi.</i> (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)</p>
+
+<p>7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, <i>Ex
+Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 675.)</p>
+
+<p><i>Vincentius Burgundus proesul bellovacensis</i>. (Bibliotheca Mundi,
+4 vol. in-folio, 1624.&mdash;T. IV, <i>Specul. historial.</i>, lib. XXVII,
+cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.</p>
+
+<p>Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires,
+des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien
+peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne
+fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté
+par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez
+ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de
+Cornouaille, où Héloïse, <i>Loiza</i>, raconte qu'instruite par son clerc,
+<i>ma o'hloarek, ma dousik Abalard</i>, elle est devenue, grâce à la connaissance
+des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques.
+(<i>Barzas-Breiz</i>, Chants populaires de la Bretagne, publiés par
+M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.)</p>
+<br>
+
+
+
+<h3>II.</h3>
+
+<h3>AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.</h3>
+
+
+<p>1.&mdash;Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement
+d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à
+en donner le sommaire, particulièrement d'après l'<i>Historia calamitatum</i>
+et Othon de Frisingen.</p>
+
+<p>Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens
+historiens français de la Bretagne. (<i>L'Histoire de Bretaigne</i>, 1 vol.
+in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et
+suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de
+Frisingen.</p>
+
+<p>Pasquier a donné un abrégé de l'<i>Historia calamitatum</i>, de son
+temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques
+réflexions. (<i>Les Recherches de la France</i>, liv. VI, chap. XVII, p. 587
+et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)</p>
+
+<p>Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère
+un article pris dans les chroniques déjà citées. (<i>De Scriptoribus ecclesiasticis,
+in J. Trithemii Span. Oper. histor.</i>, in-folio, 1604, part. I,
+p. 276.)</p>
+
+<p>Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en
+divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise,
+Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses
+biographes. (<i>Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis</i>,
+6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv.,
+53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759
+et suiv.)</p>
+
+<p>Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire
+de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (<i>Gerardi
+Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis</i>, 2 vol. in-folio, 1690,
+t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II,
+lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)</p>
+
+<p>Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition
+et des erreurs. (<i>Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ.
+Thomasio</i>, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal.Magdeb.)</p>
+
+<p>Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
+(<i>Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle</i>,
+1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)</p>
+
+<p>Le père Noël Alexandre. (<i>Natalis Alexandri Historia ecclesiastica</i>,
+7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)</p>
+
+<p>L'abbé Fleury. (<i>Histoire ecclésiastique</i>, liv. LXVII et LXVIII,
+p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)</p>
+
+<p>Casimir Oudin. (<i>Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis</i>,
+3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)</p>
+
+<p>Dom Remy Ceillier. (<i>Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques</i>,
+Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.)</p>
+
+<p>Le père Longueval, jésuite. (<i>Histoire de l'Église gallicane</i>, Paris,
+1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et
+suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)</p>
+
+<p>Dom Guy Alexis Lobineau, dans son <i>Histoire générale de Bretagne</i>,
+2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez
+complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde
+comme la base des récits postérieurs.</p>
+
+<p>Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre;
+autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (<i>Hist. gén. de Bret</i>.,
+5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)</p>
+
+<p>Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (<i>Annales
+ecclesiastici</i>, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII.
+Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129,
+1131, 1140 et 1142.)</p>
+
+<p>On peut citer également l'<i>Histoire de la ville de Paris</i>, par les
+pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV);
+l'article <i>Abélard</i> du <i>Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques</i>,
+par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le chap. II du
+liv. I de l'<i>Histoire de l'Université de Paris</i>, par Crevier. (T. I,
+p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)</p>
+
+<p>Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que
+l'analyse de celle de D. Gervaise. (<i>Mémoires pour servir à l'histoire
+des hommes illustres dans la république des lettres</i>, 42 vol. in-12, 1729,
+t. IV, p. 1 et suiv.)</p>
+
+<p>Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales
+bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup
+d'égards les précédentes, <i>Annales ordinis S. Benedicti</i>. (6 vol.
+in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et
+seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)</p>
+
+<p>L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker,
+mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie.
+(<i>Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae</i>, 6 vol. in-4°, Lipsiae,
+1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)</p>
+
+<p>Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot,
+dans l'article <i>Scolastique</i> de l'<i>Encyclopédie</i>.</p>
+
+<p>II.&mdash;Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement:</p>
+
+<p><i>La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise,
+son épouse</i>, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand).
+Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la
+Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin,
+même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé
+de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par
+Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.</p>
+
+<p>L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire
+critique de Bayle, ainsi que les articles <i>Héloïse, Paraclet,
+Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise</i>.</p>
+
+<p><i>The History of the lives of Abeillard and Heloisa</i>, by the rev. Joseph
+Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient,
+avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres
+d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé
+d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour
+historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.</p>
+
+<p><i>Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle</i>, par F.C. Turlot,
+1 vol. in-8°, 1822.</p>
+
+<p>L'article d'Abélard dans <i>l'Histoire littéraire de la France</i>, ainsi
+que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec
+beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe
+dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions
+ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et
+M. Daunou y a joint quelques notes. (<i>Histoire littéraire de la France</i>,
+t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)</p>
+
+<p>L'<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, par madame
+Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II,
+p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le
+fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par
+M. Guizot et placé à la tête de l'édition <i>illustrée</i> des Lettres d'Abailard
+et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.)
+Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et
+de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques
+fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.</p>
+
+<p>Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général
+contiennent un article <i>Abélard</i>. Nous citerons celui de M. d'Eckstein,
+dans l'<i>Encyclopédie des gens du monde</i>, t. I; celui de M.P. Leroux, dans
+l'<i>Encyclopédie nouvelle</i>, t. I; celui de M. Géruzez, dans le <i>Plutarque
+français</i>, t. I; M. Barrière y a donné l'article <i>Héloïse</i>.</p>
+
+<p>La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile
+Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette
+traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et
+détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse,
+leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.</p>
+
+<p>Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne
+doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses
+compositions poétiques sous ce titre: <i>Lettres d'Héloïse et
+d'Abélard</i>, traduites librement d'après les lettres originales latines, par
+le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps,
+Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par
+M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841.</p>
+
+<p>Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon
+article sur Abélard, <i>The biographical Dictionary of the Society for the
+diffusion of useful knowledge</i>, in-8°, t. I, London, 1842.</p>
+
+<p>Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux
+ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:</p>
+
+<p>F. C. Schlosser, <i>Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen
+eines Schwaermers und eines Philosophen</i>, in-8°, Gotha, 1807.</p>
+
+<p>Fessler, <i>Abaelard und Heloisa</i>, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.</p>
+
+<p><i>Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch</i>, par
+M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées
+qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une
+Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne
+l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à
+ceci, <i>l'art et humanité</i>. Les deux noms propres ne se rencontrent pas
+dans le cours du livre.</blockquote>
+
+<p><i>Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt
+und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und
+seinem Kampf mit der Kirche</i>, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844.
+C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une
+introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des
+plus récentes publications qui concernent Abélard.</p>
+
+<p>III.&mdash;On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard,
+sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés,
+dans le <i>Thésaurus</i> de Durand et Martene et dans celui de
+Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'<i>Histoire
+littéraire</i> (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (<i>Biblioth. lat.
+med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi</i>, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.);
+Olearius, (<i>Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast.</i>, t. I,
+p. 2-4); le recueil intitulé: <i>Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti</i>,
+par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave,
+(<i>Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria</i>, t. II, p. 203); le Voyage littéraire
+de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux
+<i>Ouvrages inédits d'Abélard</i>, par M. Cousin.</p>
+
+<p>Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par
+d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin,
+Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux <i>Thesaurus</i>, Mabillon, dans
+l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines,
+l'auteur du tome XII de l'<i>Histoire littéraire</i>, Duplessis
+d'Argentré (<i>Collectio judiciorum de novis erroribus</i>, t. I, p. 49 et
+seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son <i>Histoire
+de saint Bernard</i>; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12,
+1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)</p>
+
+<p>Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement
+exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces
+derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles
+sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann
+(<i>Geschichte der Philosophie</i>, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig,
+1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie,
+t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III
+de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être
+bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (<i>Ouvr. inéd.,
+ou Fragments philos.</i>, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé:
+<i>Études sur la philosophie dans le moyen âge</i>, par M. Rousselot
+(3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne
+que nous citons en leur lieu.</p>
+
+<br><br>
+
+
+<h2>ABÉLARD.</h2>
+
+<br>
+
+<h2>LIVRE PREMIER.</h2>
+<br>
+<h3>VIE D'ABÉLARD.</h3>
+
+<br><br>
+
+<p>Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de
+Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un
+bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le
+Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à
+gauche au-dessus du chemin une église, remarquable
+seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes
+de ses parties. Derrière cette église et sur
+une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges
+de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre
+une ancienne et forte construction, et renferment
+maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes,
+cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de
+pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines
+sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet,
+détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat
+commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite
+de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit
+château fortifié dominait le bourg, du haut d'une
+éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze,
+ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie
+du sang des combattants, au temps des luttes acharnées
+des Bretons et des Anglais.</p>
+
+<p>En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et
+Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et
+dans ce château, son domaine, un personnage noble,
+Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma
+Pierre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta
+bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent
+Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa
+fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier
+des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait
+un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre
+à ses enfants et faire précéder par quelques
+études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait
+à son fils aîné lui inspira des soins particuliers,
+auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance.
+Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette
+vieille Armorique qui passait pour devoir son nom
+de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait
+dès lors une singulière aptitude aux choses
+qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune
+Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race,
+une remarquable facilité<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>. Ses progrès furent bientôt
+tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude,
+et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux
+lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire,
+et abandonnant à ses frères son héritage et son droit
+d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et
+dans la philosophie, à la science de la dialectique,
+cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à
+tout les armes, les combats et les trophées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Le Pallet, <i>Palatium</i> (on trouve aussi Palet, Palais,
+Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes,
+sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica
+versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant
+d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne
+chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé
+en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même
+famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins
+d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en
+1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre
+environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent
+pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison
+plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur
+du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût
+Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (<i>ex
+Chron. Rich. Pictav.</i>),
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,</p>
+ </div> </div>
+si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont
+il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre
+de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les
+annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de
+<i>Palatinus</i> et quelquefois de <i>Nannetensis</i>. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p.
+4.&mdash;Johan. Saresb. <i>Policrat</i>., l. II, c. XXII, et <i>Metal.</i>, l. I, c. V,
+et l. II, c. X.&mdash;<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XII, p. 115, et t. XIV,
+p. 303-304.&mdash;<i>Hist. de Bret.</i>, par D. Lobineau, t. I, l. III, p.
+106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.&mdash;<i>Abail. et
+Hél.</i>, par Turlot, p. 143.&mdash;<i>Voy. pitt. de Clisson</i>, par Thienon, pl. II
+et III.&mdash;<i>Notice sur Clisson</i>, in-18, Nantes, 1841, p.
+7.&mdash;Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la
+Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit que <i>Breton</i> vient de <i>brute</i>. «
+Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint
+stolidi, hoc (<i>sic</i>) tamen qui nomen Britonis composuit secundum
+affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars
+Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que
+Brutus
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Apela de Bruto Bretons</p>
+<p>Les Troyens ses compaignons.</p>
+<p>(V. 1211 et 1212.)</p>
+ </div> </div>
+Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à
+l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de
+<i>Vrezonze</i> ou <i>Brazonce</i>, les <i>peints</i>, les tatoués, comme les <i>Pictes</i>
+de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est
+attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que
+les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque
+stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière
+qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo
+levis.» Car je crois qu'ici <i>animo levis</i> signifie plutôt l'esprit
+prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de
+parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut
+breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. <i>Dialectic.</i>, p. 222 et 591.&mdash;<i>De Gest. Frid.
+I imper.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.)</blockquote>
+
+<p>Très-jeune encore, il affronta les chances et les
+épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la
+parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides
+succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant
+la maison paternelle, il alla voyager, parcourant
+les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires,
+marchant de controverses en controverses,
+et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans
+un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens
+de discuter en se promenant<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>. La philosophie
+avait alors ses chevaliers errants.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.</blockquote>
+
+<p>La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains
+qui cultivaient la dialectique. Des sciences
+qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait
+à faire le plus de bruit et à donner le plus de
+renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de
+pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait
+tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui,
+unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques,
+composaient presque tout l'enseignement
+de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique
+dans l'estime des hommes instruits. La dialectique,
+c'était alors la philosophie proprement dite. On
+l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas
+sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement
+ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources,
+d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>.
+On apprenait, sous le nom de cet art, une grande
+partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que
+l'on connaissait par des traductions incomplètes et
+surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce.
+L'introduction que le premier a jointe aux catégories,
+c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait
+corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et
+les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la
+dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce
+qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux
+des idées et des choses entre elles, exprimés par les
+noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété
+et d'accident; les catégories ou prédicaments,
+c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles
+puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons
+des choses; la théorie de la proposition ou les
+principes universels du langage; le raisonnement et
+la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme;
+les règles de la division et de la définition;
+la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou
+la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces
+choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses
+questions qui permettaient de joindre l'exemple au
+précepte; c'étaient des questions d'abord de logique
+pure, puis de physique, de métaphysique, de morale,
+et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient
+les esprits, s'animaient les passions, et brillaient
+ceux qui se livraient à l'enseignement et à la
+dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs,
+les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église
+et le public.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois
+la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'<i>artista</i>
+fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi
+appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à
+la controverse. Budaeus, <i>Observ. select.</i> XIV et XVI, t. VI, p. 121 et
+130. Hall., 1702.</blockquote>
+
+<p>A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le
+pays pour chercher les aventures philosophiques, un
+homme s'était fait dans les écoles une grande renommée.
+C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne,
+et chanoine de Compiègne. Ce maître avait
+trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas
+cependant toujours explicite, que les noms appelés
+plus tard abstraits par les grammairiens désignent,
+pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme
+les noms des choses individuelles, et que ces réalités,
+pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates,
+n'en sont pas moins les objets sérieux et
+substantiels d'une véritable science. Il combattit cette
+idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir;
+et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire
+tous les noms des choses qui ne sont pas des
+substances individuelles, que par conséquent les
+noms des espèces et des genres qui n'existent point
+hors des individus qui les composent, et les noms
+des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées
+des sujets ou des touts auxquels on les rattache,
+les unes sans disparaître, les autres sans cesser
+d'être des parties, n'étaient en effet que des noms.
+Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités
+distinctes et représentables, ils ne pouvaient être,
+selon lui, que des produits ou des éléments du langage,
+des mots, des sons, des souffles de la voix,
+<i>flatus vocis</i>. Cette doctrine fut appelée la doctrine des
+noms, le système des mots, <i>sententia vocum</i>; les historiens
+de la philosophie l'appellent le <i>nominalisme</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.</blockquote>
+
+<p>Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait
+pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant
+en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur
+et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes
+conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle
+compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église
+s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec
+en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc
+dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait
+d'un grand crédit comme religieux et d'une
+grande réputation comme philosophe, avait combattu
+le nominalisme, en soutenant à outrance la
+réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et
+généraux, ou ce qu'on appelle <i>la réalité des universaux</i>.
+Devançant même cette polémique, un concile
+tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine
+de Roscelin, comme fausse en elle-même, et
+comme incompatible avec le dogme de la Trinité,
+puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus,
+elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait
+en trois essences individuelles, ce qui était admettre
+trois dieux.</p>
+
+<p>Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre.
+On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre
+fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le
+rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et
+probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du
+moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait
+eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa
+doctrine insensée<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr.
+inéd. <i>Dialect.</i>, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le
+premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été
+son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son
+précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve
+que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait
+treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses
+courses plus ou moins secrètes en France. (<i>Id.</i>, Introd., p. xl et
+suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué
+violemment. (<i>Ab. Op.</i>, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.&mdash;Ou. Fris. <i>De
+Gest. Frid. I</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Philosophie dans le moyen âge,</i> par M.
+Rousselot, t. I, c. V.)</blockquote>
+
+<p>On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il
+vit Paris pour la première fois<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du <i>Recueil
+des historiens des Gaules et de la France</i> veulent qu'il ait entendu
+Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII,
+p. 654). Le P. Dubois, dans son <i>Histoire ecclésiastique de Paris</i>, dit
+qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p.
+777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095.
+(<i>Hist. Universit. parisiens.</i> t. II p. 8.)*</blockquote>
+
+<p>Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident
+de l'Europe, la capitale des lettres et des arts.
+Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours
+le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on
+a nommée la <i>scolastique</i>. Ce nom ne désigne pas autre
+chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique
+que nous avons décrite. Les écoles étaient assez
+nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales,
+c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement
+sous le patronage et la surveillance de l'évêque
+et même dans sa maison.</p>
+
+<p>Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines,
+fondées par Charlemagne, grande et passagère
+création, comme presque toutes celles de cet homme
+qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour
+l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer
+dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou
+même à la porte du cloître<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>. Dans ces écoles, qui
+différaient de réputation et quelquefois de doctrine,
+comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours
+la théologie et souvent les sciences profanes,
+y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions
+dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous
+les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres
+portés par des prêtres et qui représentent le double
+enseignement du passé: l'un est le titre de théologal,
+et l'autre celui d'écolâtre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a
+coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici
+d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente
+d'écoles royales tenues dans son propre palais. <i>Domus regia schola
+dicitur</i>, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince
+aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle
+de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au
+reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être
+originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la
+formation par un capitulaire de 789. (<i>Histoire littéraire de la France
+avant le XIIe siècle</i>, par M. Ampère, t. III, c. II.)</blockquote>
+
+<p>À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100,
+il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y
+avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus
+de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et
+la plus célèbre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>. Les étudiants y accouraient de
+très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui
+était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays
+étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient
+à envoyer leurs enfants dans cette ville,
+destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du
+moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on
+disait les <i>lectures</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a> (il n'existait point de collège),
+avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes
+faits de toutes nations; car les écoliers étaient
+alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la
+chaire du professeur, dans un cloître assez voisin
+de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous
+avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église
+métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame,
+mais qui n'était pas le monument magnifique
+et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe
+Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une
+enceinte, jadis habitée tout entière par les membres
+du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant
+au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin
+de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.
+Là était, aux premiers jours du xiie siècle,
+l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle
+dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris,
+et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et
+qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du
+Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de
+reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux,
+du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre
+de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès
+et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique,
+donné de quelques-unes des questions qu'elle pose
+des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans
+l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à
+l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire
+qu'il avait, le premier, professé publiquement la
+théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en
+ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique.
+On l'a surnommé la <i>Colonne des docteurs</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Cf. Lobineau, <i>Hist. de Paris</i>, t. I, l. IV, p.
+151.&mdash;Gérard Dubois, <i>Hist. Eccles. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p.
+775.&mdash;D. B., <i>Rec. des Hist.</i> t. XIV, <i>praef.</i> xxxj.&mdash;Troplong, <i>Du
+pouvoir de l'État sur l'enseignement</i>, c. vi, vii, viii et ix.&mdash;Launoy,
+<i>De Schol. celeb.</i>, t. IV, c. lix. <i>Hist. litt. de la Fr</i>., par les
+bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> <i>Lectiones</i>, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon
+<i>lecteur en théologie</i>. Les professeurs au Collège de France avaient conservé
+ce titre de <i>lecteur</i>. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture
+ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme
+encore suivie dans nos écoles de droit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> <i>Paris ancien et moderne</i>, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold
+et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de
+l'enseignement, et il eut le <i>regimen scholarum</i> d'où est venu sans
+doute plus tard le titre de <i>recteur</i>. Il eut des disciples nombreux
+dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la
+science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme,
+Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré.
+(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dialectic.</i>
+passim.&mdash;Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. I, c. V; l. III, c. IX.&mdash;<i>Rec.
+des Hist.</i>, t. XIV, p. 303.&mdash;<i>Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi</i>, c. XV.
+D'Achery, <i>Spicileg.</i>, t. I, p. 633.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. X, p. 307, 308
+et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire.
+Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude
+et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est
+toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il
+est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua
+parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par
+sa mémoire surprenante, par son instruction précoce,
+par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait
+en lui la singulière beauté de sa figure. Il
+se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt
+il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua
+quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus
+d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne
+manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita
+chez Guillaume une indignation et un effroi, chez
+quelques-uns de ses condisciples une défiance et une
+jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la
+triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune,
+heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et
+les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance
+humaine était ouvert devant lui comme le
+monde devant un conquérant.</p>
+
+<p>On raconte cependant que, ne sachant encore rien
+au delà de ce qu'on apprenait dans le <i>trivium</i>, c'est-à-dire
+la rhétorique, la grammaire et la dialectique,
+il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du
+<i>quadrivium</i>, où l'en enseignait l'arithmétique, la
+géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était
+restée la division encyclopédique de l'enseignement
+au XIIe siècle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>. Il prit même des leçons d'un certain
+maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de
+lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi
+une science fort suspecte où l'étude des propriétés
+des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs
+vertus symboliques et mystérieuses<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Cette division septuple des sciences est indiquée partout
+et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint
+Augustin. (<i>Divinar. Lect.</i>, c. XXVII.&mdash;<i>De Ordin.</i>, t. II, c. XII,
+etc.&mdash;<i>Retract.</i>, l. I, c. VI.&mdash;Cf. Budd. <i>Observ. select.</i> IV, t. I, p.
+47, 51, 55.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des
+mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae
+mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. <i>Dialect.</i>,
+p. 435.&mdash;Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge,
+ou mot <i>Mathematica</i>.)</blockquote>
+
+<p>Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui
+convenait plus de paraître apprendre; cependant il
+ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais
+pu savoir l'arithmétique<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Ce genre de travail
+opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit
+qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse,
+car la dialectique ressemble aux sciences du
+calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne
+donnât à ses nouvelles études que les restes d'une
+attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà
+rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît
+qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances.
+Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce
+dernier jugement; car le voyant un jour triste et
+comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui
+dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que
+peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le
+mot d'une latinité dégénérée qui signifie <i>lécher</i>,
+composait, avec le dernier mot de la plaisanterie
+vulgaire du maître, un son qui ressemblait à <i>Baiolard
+(Bajolardus)</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. On en fit dans l'école de Tirric
+le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait
+un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait
+pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et
+acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea
+quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard
+(<i>Habelardus</i>), se vantant ainsi de posséder ce
+qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait
+en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine
+puérile et familière qu'auraient immortalisé le
+génie, la passion et le malheur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. <i>Dialect.</i>,
+p. 182.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par
+le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au
+mot <i>Bajare</i>, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut
+atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse
+de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un
+surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si
+Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois
+un grand écrivain fut appelé l'abeille attique<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été
+rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de
+Saint-Emmeram. (<i>Thesaur. anecdot. noviss.</i>, t. III, <i>Dissert, isagog.</i>,
+p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille,
+quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement.
+(Saint Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille
+dans le nom de Pierre Esveillard, <i>qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist.
+de Bretaigne</i>, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes
+latins écrits en Bretagne portent <i>Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil
+des Histor.</i>, t. XII, p. 564.&mdash;<i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,
+par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms
+de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors,
+ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire.
+L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, <i>Abaelardus</i>. Dans
+ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus
+mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 212 et 480.) Othon de
+Frisingen écrit <i>Abailardus</i>, et l'on trouve aussi <i>Abaielardus</i>, et même
+<i>Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus</i>. En français, <i>Abeillard,
+Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard,
+Baillard, Balard,</i> etc., et dans une ballade de Villon:
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Où est la très-sage Héloïs</p>
+<p>Pour qui fut chastré et puis moyne</p>
+<p>Pierre Esbaillart à Saint-Denys,</p>
+<p>Pour son amour eut cest essoyne?</p>
+ </div> </div>
+Les formes les plus usitées sont <i>Abailard</i> ou <i>Abélard</i>. Le dernière
+est celle que préfèrent Bayle, <i>l'Histoire littéraire</i>, et M. Cousin.
+(<i>Ab. Op.</i>, praefat., p. 3; Not., p. 1141.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art.
+<i>Abélard</i>.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le
+canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de
+paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme
+nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.</blockquote>
+
+<p>Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître
+à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un
+étudiant qui sortait à peine de l'adolescence<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>. Mais
+sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait
+devant aucune des ambitions de son orgueil.
+Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta
+les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui
+était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait,
+sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point
+de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit
+tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une
+école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage
+Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres
+afin de lui faire interdire le lieu où on lui
+permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse
+trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître
+avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi
+les puissants de la terre; ils soutinrent son rival;
+la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux
+de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du
+grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son
+voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait
+vers l'an 1102.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus
+aspirarem.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale
+qu'il avait vingt-deux ans. (<i>Histor. Eccl. paris.</i> a G. Dubois, t. I.
+l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite
+paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps <i>le
+jeune Palatin</i>; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de
+ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre <i>Petri
+Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio</i>, et non pas
+<i>Abélard le jeune</i>, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille.
+D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a
+proposé de traduire: <i>le grand péripatéticien moderne</i>. (Cousin, Ouvr.
+inéd. Introd. p. xiij.)</blockquote>
+
+<p>Ce fut alors que son talent pour l'enseignement
+prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation
+naissante de ses condisciples, et la célébrité
+établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à
+ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui
+dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux,
+ne redoutant aucun voisinage, il voulut
+rapprocher son école et la transporter à Corbeil,
+place forte qui ne tarda pas à devenir un château
+royal comme Melun<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>. Là, plus près de Paris, il donnait
+pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école
+de Notre-Dame.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis,
+puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de
+Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors
+un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville
+qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (<i>Meldunum castrum,
+castellum</i>); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville
+d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses
+résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108.
+C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes
+conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte.
+C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de
+cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (<i>Ab. Op.</i>. Not., p.
+1195.)</blockquote>
+
+<p>Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces
+et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France,
+de voyager, et probablement de visiter sa patrie,
+laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans
+cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait
+l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années
+se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles
+il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli,
+lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné
+la chaire de Notre-Dame.</p>
+
+<p>En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit
+religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux
+s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples,
+près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était
+ensevelie une recluse morte en grand renom de piété.</p>
+
+<p>Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs
+réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor.
+C'est là que, commençant une vie de paix
+et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques
+et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer
+à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme
+une délivrance ou comme un asile.</p>
+
+<p>Cette retraite qu'accompagnait un changement de
+vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on
+loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme
+qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans
+l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune
+plus grande encore; enfin à une position qui,
+suivant ses disciples, équivalait presque au premier
+rang dans le palais du roi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus,
+omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam
+pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme
+qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, <i>tanquam angelum</i>.
+(<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette
+retraite en 1109. (Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. I, chap. 2.)</blockquote>
+
+<p>Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la
+suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit
+que c'était là vraiment philosopher<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>; mais il l'exhorta
+vivement à ne point renoncer à ses leçons.
+Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence
+ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne
+le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite
+ouverte au public, il installa avec lui la science, et
+il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette
+grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important
+dans la théologie et presque dans la religion<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.&mdash;G.
+Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. IX, c. ix.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le
+fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de
+Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier,
+quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé
+dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un
+<i>conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers</i>, qui put être le
+type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant
+Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor
+était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye
+de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de
+Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses
+disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En
+1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on,
+les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier
+abbé fut Gilduin. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.&mdash;<i>Vie
+d'Abeillard</i>, par D. Gervaise, t. I, p. 22.&mdash;<i>Hist. litt. de la France</i>
+t. XII, art. <i>Hugues de Saint-Victor</i>, p. 3, et Gilduin, p.
+476.&mdash;Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, loc. cit.&mdash;<i>Gallia Christ.</i>, t. VII,
+p. 656.)</blockquote>
+
+
+<p>Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux
+élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître
+Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur
+la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas
+à provoquer son maître sur la question de philosophie
+qui préoccupait les esprits. C'était cette question
+fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin.
+Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de
+Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine
+de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur
+et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux
+universaux une réalité positive; en d'autres termes,
+il admettait des essences universelles. Dans son système,
+tout universel était par lui-même et essentiellement
+une chose, et cette chose résidait tout entière
+dans les différents individus dont elle était le
+fond commun, sans aucune diversité dans l'essence,
+mais seulement avec la variété qui naît de la multitude
+des accidents individuels. Ainsi, par exemple,
+l'humanité n'était plus le nom commun de tous les
+individus de l'espèce humaine, mais une essence
+réelle, commune à tous, entière dans chacun, et
+variée uniquement par les nombreuses diversités des
+hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine
+de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa
+d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il,
+est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité
+est une essence tout entière en chaque
+homme, et que l'individualité soit un pur accident,
+il s'ensuit que cette essence entière est en même
+temps intégralement dans un homme et dans un autre,
+et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à
+Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et
+dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme
+universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu
+même, et par conséquent il emporte partout
+l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est
+à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate
+est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là
+conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux
+que, dans les individus, la chose universelle subsistait
+essentiellement ou dans la totalité de son essence<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 6.&mdash;Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 613.</blockquote>
+
+<p>Par ces objections et par d'autres qui semblaient
+autant d'appels au sens commun, Abélard troubla
+tellement le maître longtemps incontesté des écoles
+de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de
+rétracter ou effacer de la formule un mot décisif.
+Guillaume cessa de dire que la chose universelle
+subsistait comme une seule et même chose <i>essentiellement</i>
+dans les individus, ce qui était dire qu'elle
+en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle
+subsistait ou <i>individuellement</i>, on plutôt <i>indifféremment</i>
+dans les individus<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa
+première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'<i>Historia
+calamitatium</i> donne <i>individualiter</i>, pour le mot substitué à
+<i>essentialiter</i>; mais d'Amboise met en marge la variante
+<i>indifferenter</i>: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi,
+d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit
+avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première
+substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde,
+au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages
+didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de
+Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. <i>Ab. Op. ibid.</i> Ouv.
+inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.&mdash;<i>De Gen. et Spec.</i>, p. 513
+et 516.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 279.&mdash;<i>Abail. et Hél.</i>, par
+Turlot, p. 16.&mdash;Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Or, si elle subsistait <i>individuellement</i>, elle n'était
+plus identique et intégrale dans tous, elle avait une
+existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait
+que l'essence se divisait en parties numériques
+semblables, mais non identiques, et par conséquent
+indépendantes. Si elle subsistait <i>indifféremment</i>
+dans les individus, elle existait comme l'élément non
+différent (<i>indifferens</i>) des différents individus; manière
+technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y
+avait de commun et de semblable dans les membres
+d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux
+façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme
+mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence,
+et au sein de laquelle il ne laissa pas
+son professeur en repos.</p>
+
+<p>Cette question des universaux était depuis un
+temps la question dominante de la dialectique et
+comme la pierre de touche des maîtres et des écoles.
+Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son
+crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque
+se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider.
+Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé
+ou délaissé son opinion, le découragement le prit,
+ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on
+encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les
+autres parties de la dialectique. Il semblait que ce
+point abandonné eût emporté toute la science avec
+lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard
+acquirent plus de force et d'influence; beaucoup
+de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent
+de son côté. De toutes parts, et du sein même de
+l'école opposée, on accourut dans la sienne.</p>
+
+<p>En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut
+naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait
+point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était
+assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement
+de la science avait passé en d'autres
+mains; découragé ou converti, le nouveau maître
+offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses
+auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement
+dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne
+pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître
+reconnu, et comme son suppléant et son délégué.
+Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner
+sans maître<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> était une témérité et presque
+un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même,
+Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre
+successeur; de honteuses accusations furent dirigées
+contre lui, dont la plus grave sans doute et
+la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il
+fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux
+était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la
+fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau
+docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y
+recommencer ses leçons.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> <i>Sine magistro</i>, sans avoir ou la maîtrise ou
+l'autorisation magistrale. (<i>Ab. Op.</i>, ep. 1; p. 10.) Il fallait,
+suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou
+scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître
+titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu
+tous les grades académiques, <i>maître, licencié, docteur</i> (Cf. <i>Hist.
+litt. de la Fr.</i>, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.&mdash;Pasquier, <i>Rech. de
+la France</i>, l. IX, c. xxi.&mdash;D. Brial, préf. du t. XIV des <i>Hist. fr.</i>,
+p. xxxi.&mdash;Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161,
+256, etc.&mdash;Troplong, <i>Du Pouv. de l'État sur l'enseignement</i>, c. x.).</blockquote>
+
+<p>Mais la victoire fut passagère; en écartant pour
+un moment un formidable rival, on ne retrouvait
+ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il
+abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa
+présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la
+malignité publique les poursuivait et minait ce qui
+pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume
+de Champeaux, et les doutes railleurs des
+écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les
+motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer,
+lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce
+qu'il avait encore de disciples, dans une maison de
+campagne éloignée de la ville<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Une maison de campagne ou un hameau, car <i>villa</i> a ces deux sens;
+<i>ad villam quamdum ab urbe remotam</i>. Brucker dit que ce lieu était le vieux
+prieuré (<i>veteres cellae,</i>), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (<i>Ab.
+Op.</i>, ep. 1, p. 6.&mdash;<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 733.)</blockquote>
+
+<p>Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école
+de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors
+des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans
+le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne
+de Paris. Cette colline, destinée à devenir
+comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était
+alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance,
+le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre
+l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt
+tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de
+Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que
+ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la
+Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en
+qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés
+des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur
+qui s'attachait à cette doctrine<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. Les étudiants
+étaient divisés par conférences, sous des professeurs
+ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la
+renommée. Mais par <i>sa science éprouvée</i> et <i>par son
+éloquence sublime</i> (ce sont les expressions de ses ennemis),
+Abélard effaçait tout le monde. L'originalité
+de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies
+qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux.
+Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il
+n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités
+et la décourageait par la terreur de sa dialectique<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée
+de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de
+Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au
+commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua
+d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus
+ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou
+chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de
+Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de
+l'enseignement ou <i>maître recteur</i>, ce qu'on appelait d'abord le
+primicier, dut, là comme ailleurs, être le <i>scholasticus</i> ou
+<i>scholaster</i>, (écolâtre), <i>magister scholae</i> ou <i>capischol</i>. Le nombre
+des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts
+ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il
+s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri
+IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale
+de la colline: de là le pays latin. (<i>Hist. Univ. paris.</i>, t. I, p. 257,
+267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une
+famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne
+Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de
+Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où
+Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVII.&mdash;
+<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 297.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. IX, p. 32 et t.
+XII, p. 412.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ...
+inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens
+statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium
+venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes,
+sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea
+praesumpserat.» (<i>Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des
+Hist.,</i> t. XIV, p, 442.)</blockquote>
+
+<p>Il est probable que, combattant à la fois le réalisme
+de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé
+de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis.
+On raconte que ceux-ci, poussés à bout,
+voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent
+dans leurs rangs un adversaire courageux
+qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui
+aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton
+de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un
+jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur
+et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il
+n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible
+novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait
+s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise;
+il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable
+encore par la critique que par la discussion,
+plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais,
+n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>,
+qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait
+point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée
+en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses
+sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista,
+et tandis que ses camarades réunis par groupes
+dans leurs logements, comme des soldats sous leurs
+tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec
+lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève.
+Il se comparait à David marchant à la rencontre
+de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
+qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans,
+il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le
+teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et
+trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs.
+Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment;
+mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux
+et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il
+avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.»
+L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista
+avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur
+sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la
+peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses
+disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que
+c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre.
+«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a
+quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin
+d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa
+thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons
+quel en était le sujet, quels en furent les détails
+et les incidents, et toute cette histoire ne nous est
+connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
+un jour abbé<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>. Mais selon lui, le petit David terrassa
+le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire
+par la gravité de sa parole; puis, il enlaça
+si savamment son adversaire par des assertions qu'on
+ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma
+peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement
+à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi <i>garrotté ce
+Protée par les indissolubles liens de la vérité</i>, il redescendit
+triomphalement la montagne, et en rentrant
+dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients,
+il fut accueilli par des cris de victoire et
+d'allégresse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod
+pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam
+acquiesceret veritati.» (<i>Id. ibid.</i>, p. 443.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre
+d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et
+n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous
+extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par
+fragment dans le <i>Recueil des Historiens des Gaules</i>. (T. XIV, p.
+441-445.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 605.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne
+voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance
+ou une concurrence bien formidable. Si ses
+amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il
+n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a
+laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale,
+qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement;
+et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant
+la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais
+nous le retrouverons plus tard.</p>
+
+<p>Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante
+d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de
+fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en
+occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre
+sur une chaire impuissante.</p>
+
+<p>À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut
+faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît;
+il ramène la congrégation à Saint-Victor; il
+rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer
+dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée.
+Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant;
+il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il
+était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable
+en grammaire qu'en philosophie. On
+l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses
+élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui
+lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla
+de plus en plus se tourner vers la vie monastique.
+Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu,
+rien ne s'interposait plus entre Abélard et
+Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre,
+et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre
+les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue
+de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté,
+la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une
+autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une
+domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés
+de révolution. Chaque jour des victoires de
+détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et
+couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça.
+«Si vous me demandez,» dit Abélard,
+en citant Ovide, «quelle fut la fortune du
+combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne
+m'a pas vaincu <a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a>
+<p> Si quaeritis hujus<br>
+Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo.</p>
+
+<p>Ovid. <i>Metam.</i>, 1. XIII.&mdash;<i>Ab. Op</i>., ep. 1, p. 7.]</p></blockquote>
+
+<p>En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible.
+Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard
+allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut
+encore obligé de quitter la France. Son père s'était,
+comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser
+la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait,
+suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement
+aimée de son fils, elle l'appela près d'elle.
+Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le
+siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et
+quand après une courte absence il revint à Paris; il
+trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de
+Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement,
+s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques.
+Il était évêque de Châlons-sur-Marne.</p>
+
+<p>Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien
+très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais
+elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction
+ni repousser l'attaque. Son caractère manquait
+à la fois de générosité et d'énergie, et, dans
+le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un
+prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat
+des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On
+comprend que celui qui avait régi si longtemps les
+<i>Écoles sublimes</i> (tel était le nom donné aux cours de
+haute science) devait faire un grand évêque: aussi en
+a-t-il reçu le titre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>. Il administra son diocèse pendant
+sept années et mourut regretté de saint Bernard
+dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il
+fit connaître Abélard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> (retour) </a> «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (<i>Ex
+Chron. mauriniae. Recueil des Histor.</i>, t. XII, p.76.&mdash;Saint Bern. <i>Op</i>.,
+t. I, p. 13.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> (retour) </a> La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme
+celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque
+en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, <i>Ab. Op</i>.; Not., p. 1147 et
+1163.&mdash;Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. I, p. 23); les autres, que la promotion
+soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern.,
+<i>Op</i>., t. I, p. 13, 61 et 302.&mdash;Durand et Martene, <i>Thes. nov. anecd.</i>,
+t. V, p.877.&mdash;<i>Gallia Christ.</i>, t. IX, p. 878.&mdash;D. Brial, <i>Rec. des
+Hist.</i>, t. XIV, p. 279.&mdash;<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 476, et t.
+X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables
+manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré
+pendant sept ans.</blockquote>
+
+<p>On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge
+et du talent, avait constitué son enseignement, son
+autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de
+Paris; c'était être dictateur dans la république des
+lettres.</p>
+
+<p>Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif.
+A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui
+restait encore des progrès à faire, il avait à peu près
+fermé le cercle de ses études. Ses contemporains
+ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science
+humaine, éloge quelque peu hyperbolique<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a>. Nous
+avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique,
+ni probablement dans aucune des sciences du
+calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré,
+même le droit, chose plus que douteuse, citent en
+preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il
+ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien,
+Théodose et Arcadius sur les limites<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>. Il ne
+possédait bien d'autre langue que le latin; le grec,
+dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne
+lui était, je crois, connu que par quelques mots
+de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait
+les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a
+nulle preuve qu'il entendît l'hébreu<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>. Mais son
+instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait
+à peu près tous les auteurs de l'antiquité
+latine connus de son temps, et le nombre en était
+plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus
+lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas
+sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se
+développer suivant la direction que le moyen âge lui
+avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle
+la renaissance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> (retour) </a> Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;»
+et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui
+qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (<i>Ab. Op</i>.,
+préf. <i>in fin</i>.&mdash;Gervaise, t. II, p. 150.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> (retour) </a> C'est la loi <i>quinque pedum Praescriptione, C. fin.
+regund.</i>, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire
+en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (<i>Petrus Baylardus</i>), qui se
+vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile
+qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que
+Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit
+Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes,
+professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins
+qu'établi que le <i>Codex repetitae proelectionis</i>, d'où cette loi est
+extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus
+en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit
+commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me
+paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, préf. apolog.&mdash;Accurs.
+<i>v° Praescript.</i>&mdash;Alciat. <i>Lib. de quinq. ped. Praescr.</i>&mdash;Crinitus, <i>De
+Honest. Discip.</i>. l. XXV, c. IV.&mdash;Pasquier, <i>Recherches de la Fr.</i>, l.
+VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.&mdash;Bayle, art. <i>Abélard.</i>&mdash;Duboulai,
+<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 577-680.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> (retour) </a> Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et <i>Dialec.</i>, p. 200 et
+206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le
+savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait,
+et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la
+connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à
+Paris. (<i>Ab. Op.</i>, préf. <i>in fin.</i>) Abélard ne me semble savoir de cette
+langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez
+son <i>Hexameron</i>, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)</blockquote>
+
+<p>Toutefois la véritable science d'Abélard était la
+philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le
+fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses
+auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait
+en l'enseignant, et jamais aucune science
+ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant.
+Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour
+l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes
+de la Grèce. Cependant cet enseignement était
+plus original par le talent que par les idées, et supposait
+plus de sagacité critique que d'invention. Non
+content d'expliquer avec une facilité et une subtilité
+que ses contemporains déclaraient sans égales, les
+secrets de la logique péripatéticienne et de promener
+les esprits attachés au fil du sien dans les détours
+de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue,
+il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation
+de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du
+texte l'analyse intelligente et libre des commentaires
+et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait
+ses exposés par des citations, bien comprises et
+lumineusement développées, de Cicéron qui, lui
+aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques
+passages de la Rhétorique à Herennius, des parties
+de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases
+d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la
+logique par la grammaire; enfin de saint Augustin,
+qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur
+les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans
+la scolastique quelque chose de son influence dominante
+sur la théologie française. Le caractère éminent
+de l'enseignement d'Abélard était, suivant un
+de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait
+qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il
+mettait la science à la portée des enfants<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. III, c. i.&mdash;Il serait
+intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes
+avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a
+bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du
+IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste
+quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le
+Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties
+de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages
+aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à
+saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur
+les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version
+des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de
+l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à
+Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par
+des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.&mdash;<i>Recherches sur les
+traductions d'Aristote</i>, par A. Jourdain.&mdash;Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p.
+xlix et 1; <i>Dialect.</i>, p. 229.&mdash;Saint Augustin, <i>Op.</i>, t. I,
+append.&mdash;Tennemann, <i>Man. de l'Hist. de la Phil.</i>, t. I, sec. 233.)</blockquote>
+
+<p>A cet enseignement purement philosophique et
+qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient
+quelques digressions littéraires, et même, au
+dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les
+plaisanteries et le badinage<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a>. Autant que le lui permettait
+la rigueur de son esprit passionnément raisonneur,
+il tempérait les âpretés de la logique par
+quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et
+Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa
+mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions
+souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait
+comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il
+dit quelquefois: Il est écrit. (<i>Scribitur, scriptum est.</i>)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> (retour) </a> «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad
+philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis
+hominum utilium valens.» (Ott. Fris. <i>de Gest. Frid.</i>, l. I, c.
+XLVII.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIII, p. 654)</blockquote>
+
+<p>Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui
+avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir,
+comme par continuation, être le précepteur du conquérant
+de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait,
+dans les cas douteux, raison au créateur de la
+science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité
+d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant
+il n'en faisait encore que le premier des
+péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était
+Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a>.
+Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et
+toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou
+dans quelques citations éparses de ses ouvrages une
+idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce
+qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y
+subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait,
+s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad theol.</i>, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et
+1134.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 204 et 205. Cette autorité si grande
+de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et
+surtout de saint Augustin.</blockquote>
+
+<p>Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question,
+de rechercher ce que disait l'autorité avant de se
+demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de
+suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence,
+et après avoir emprunté la science, il lui prête du
+sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même,
+et il a réussi à passer pour inventeur; on lui
+attribue un système et une secte. En effet, il s'est
+flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette
+grande et capitale question, dont il fait lui-même
+le noeud gordien de la philosophie.</p>
+
+<p>Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de
+Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme,
+et il réfuta Roscelin. Il insista principalement
+sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des
+individus, les noms généraux seront eux-mêmes des
+noms d'individus; et, de la sorte, les individualités
+seront identiques aux généralités, les parties se confondront
+avec le tout, et c'en sera fait de toute différence
+essentielle, de toute différence qui sépare
+les espèces des genres, les individus des espèces,
+et les parties des touts. On retomberait ainsi
+par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle
+mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la
+science et égaler au néant tout ce qui est désigné
+par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont
+certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend
+l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une
+collection d'individus ou de choses particulières, en
+les rapprochant par leurs communs caractères, et
+lorsqu'il <i>conçoit</i> cette multitude comme une unité,
+ou l'un des êtres qui la composent comme faisant
+partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les
+expressions de <i>conceptions</i> fondées sur les réalités<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> (retour) </a> Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 522, 524 et suiv.&mdash;Voyez aussi
+le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.&mdash;Abélard a bien donné,
+d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a
+pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa
+doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en
+ont extrait que cela.</blockquote>
+
+<p>Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir
+soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont
+appelée le <i>conceptualisme</i>. Ce nom se lit dans les histoires
+de la philosophie, qui cependant ont toutes été
+écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard
+fussent connus<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42:</b><a href="#footnotetag42"> (retour) </a> Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs
+à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce
+qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques
+lignes sommaires et obscures dans l'<i>Historia calamitatum</i>, et le dire
+plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de
+Salisbury. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5.&mdash;Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. CLVII,
+et Johan. Saresb., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 300.)</blockquote>
+
+<p>L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition
+de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se
+contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie
+militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la
+passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il
+voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut
+d'en faire désormais sa principale étude.</p>
+
+<p>Le maître qui tenait le sceptre de cette science
+était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du
+XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery,
+il avait commencé à enseigner lui-même à Paris,
+et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples.
+Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie,
+scolastique ou chancelier de cette église, doyen du
+chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec
+beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se
+peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était
+simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire
+du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis
+tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon
+des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et
+qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de
+l'école des Gaules<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a>. Cette autorité, déjà ancienne, il
+la devait au temps plus encore qu'au mérite; du
+moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe,
+instruit, disert, mais dont l'esprit manquait
+de fermeté et de décision. Qui l'abordait
+incertain sur un point douteux le quittait plus incertain
+encore. Il charmait ses auditeurs par une
+étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées
+était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire
+à une question. «De loin,» dit Abélard,
+«c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était
+sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre
+que le Christ a maudit. Quand il allumait son
+feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43:</b><a href="#footnotetag43"> (retour) </a> <i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. X, p. 170.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44:</b><a href="#footnotetag44"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 7.</blockquote>
+
+<p>Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre,
+il se mêla à ses disciples: on devine
+qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait
+<i>rester longtemps oisif à son ombre</i><a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>, ni suivre après
+s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta
+de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en
+loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits
+et fiers de leur maître, virent avec déplaisir
+cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent
+assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit
+d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre
+eux conféré sur quelques points de doctrine, les
+écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur
+les matières théologiques. Un d'eux, comme pour
+éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de
+l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié
+que les sciences naturelles<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>. Il répondit que rien
+n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait
+à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer
+qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour
+comprendre les saints, du texte de leurs écrits et
+d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un
+maître. Cette réponse en amena de contraires, et la
+plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent
+s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent
+de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait
+le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous
+le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton
+plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,»
+reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer
+un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent
+pour choisir la très-obscure prophétie
+d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés
+les plus difficiles. On eut bientôt pris un <i>expositeur</i>
+qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire
+connaître l'état de la question, et Abélard les invita
+pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns
+s'empressant, avec un intérêt véritable ou
+affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait
+pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et
+lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle
+exigeait des recherches et quelque précaution, et
+qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est
+point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de
+suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>.» Et il
+ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait
+à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses
+leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on
+trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de
+lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant
+tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés
+qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le
+pressèrent de composer une glose conforme à sa
+leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut
+à l'envi pour assister aux suivantes, et tous
+se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à
+la prière générale il s'était mis à rédiger.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45:</b><a href="#footnotetag45"> (retour) </a> «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (<i>Id.</i>, p. 8.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46:</b><a href="#footnotetag46"> (retour) </a> «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47:</b><a href="#footnotetag47"> (retour) </a> «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per
+ingenium.» (Ep. I, p. 8.)</blockquote>
+
+<p>Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle
+témérité. La douleur et la colère furent extrêmes.
+Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la
+grandeur de son attitude et le néant de sa puissance,
+il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le
+jeune César de la science<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>. Il devint son ennemi et
+le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume
+de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait
+alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui
+se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et
+Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé
+un nom dans l'histoire littéraire<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>. Plus ils avaient de
+mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances,
+et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le
+nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent
+à interdire à ce successeur inattendu la
+continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant
+pour motif que, s'il échappait à son inexpérience
+quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer
+à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense
+et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la
+calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne
+s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit
+qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler
+entre tous.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48:</b><a href="#footnotetag48"> (retour) </a> Abélard lui applique la <i>stat magni nominis umbra</i> et la comparaison de
+l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.&mdash;Lucain, <i>Phars.</i>, l. I.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49:</b><a href="#footnotetag49"> (retour) </a> Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se
+perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de
+l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation
+comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo
+le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et
+condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien
+de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.&mdash;Ou Fris. <i>Gest.
+Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Duboulai, <i>Hist. Universit.</i>, Catal. ill. vir., t. II,
+p. 753.&mdash;<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 72.)</blockquote>
+
+<p>Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles,
+d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement
+cette position dominante dans l'enseignement,
+qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire,
+à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est
+alors qu'il fut nommé chanoine de Paris <a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>, ce qui
+n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne
+prouve nullement que dès lors il fût prêtre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50:</b><a href="#footnotetag50"> (retour) </a> C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>
+placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion
+est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard
+soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement
+et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne,
+sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend
+qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui
+motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de
+M. Le Clerc: <i>Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti
+Petri Viti senonensis, seculo XIIIe</i>. Manuscrit de la bibliothèque de Sens,
+n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'<i>Hist. litt. de la France.</i>
+Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister
+Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui
+monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito,
+in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo,
+Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (<i>leg.</i> huic) soli paluit scibile quidquid
+erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom
+d'auteur, par André Duchesne, <i>Notae ad Hist. calamitatum</i>, p. 1150, et
+Duboulai, <i>Hist. Univ. paris</i>, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi
+altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même
+Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine
+de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres
+une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut
+que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder
+qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice.
+Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou
+qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est
+qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre
+pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine
+à Saint-Denis. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. l, p. 16.&mdash;<i>Hist litt.</i>, t. XII, p. 81.&mdash;
+<i>Vie d'Abeillard</i>, t. I, p. 28.&mdash;<i>Hist. Universit. paris.</i>, t. II, <i>in indic.</i>&mdash;
+Niceron, <i>Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill.</i>, t. VI.&mdash;<i>Rech. hist. sur
+la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)</blockquote>
+
+<p>Dans sa nouvelle situation, il continua et termina
+son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue
+à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint
+un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie
+autant de faveur que dans la prédication philosophique.
+Tout le domaine de la science fut rangé sous
+sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant
+autour de lui, et il vécut tranquille quelques
+années.</p>
+
+<p>On aime à se représenter l'existence d'Abélard,
+ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette
+époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris
+qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère
+alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage
+la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient
+toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la
+justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs
+avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient
+l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait
+sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les
+deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois
+et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce,
+et qu'habitaient les marchands étrangers,
+attirés par l'importance et la renommée déjà considérable
+de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient,
+confondus sous le nom d'une seule nation,
+le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui
+allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive
+gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline
+dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte,
+et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait
+déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines
+se couvraient peu à peu d'établissements pieux
+ou savants, destinés à une grande renommée; à
+l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être
+fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés
+attestait, dans sa grandeur, le souvenir
+de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait
+à celle de saint Germain d'Auxerre; car les
+deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés
+au même nom<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>. Là aussi, la jeunesse de la ville, et
+ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes
+alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques,
+chercher les exercices et les rudes jeux qui
+convenaient à la robuste nature des hommes de ce
+temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage
+du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne
+pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord
+de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux
+s'appeler le <i>pays latin</i>, et opposer, d'une rive à l'autre
+la ville de la science à la ville du commerce.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51:</b><a href="#footnotetag51"> (retour) </a> Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de
+Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par
+Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et
+il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice
+actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties
+modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés,
+sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même
+(23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La
+reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on,
+en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en
+1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, <i>Paris
+sous Philippe le Bel</i>, p. 362 et 454, et <i>l'Histoire du diocèse de Paris</i>, par
+l'abbé Lebeuf.</blockquote>
+
+<p>Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île,
+s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre
+de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire
+qui y règne encore en leur nom, et qui alors même,
+exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire
+de leurs prérogatives et le signe reconnaissable
+de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on
+pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres
+entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue,
+s'ouvrait en certains jours comme promenade publique
+au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de
+nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face
+du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez
+imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense
+qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa
+beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait
+élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les
+quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant
+la métropole comme des gardes rangés autour
+de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et
+de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de
+vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette
+tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la
+science, et qui souvent ne s'animait que de la double
+passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres,
+et sous leur surveillance, parfois inquiète,
+souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des
+études sacrées et profanes, cette population de clercs
+à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes
+les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité
+européenne de l'école de Paris; et dans cette
+école, au milieu de cette nation attentive et obéissante,
+on voyait souvent passer un homme au front
+large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont
+la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en
+prenant les traits plus marqués et les couleurs plus
+brunes de la pleine virilité. Son costume grave et
+pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance
+simple de ses manières, tour à tour affables et
+hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui
+n'était pas sans cette négligence indolente qui suit
+la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance,
+les respects de ceux qui lui servaient de cortège,
+orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement
+curieux de la multitude qui se rangeait
+pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses
+leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples
+encore émus de sa parole, tout annonçait un maître,
+le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans
+le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait
+de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne,
+de l'Angleterre, <i>du pays des Suèves et des Teutons</i>,
+on accourait pour l'entendre; Rome même lui
+envoyait des auditeurs<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>. La foule des rues, jalouse
+de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le
+voir, les habitants des maisons descendaient sur le
+seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur
+rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite
+fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant,
+comme son ornement et son flambeau. Paris était
+fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont,
+après sept siècles, la ville de toutes les gloires et
+de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52:</b><a href="#footnotetag52"> (retour) </a> L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard
+est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même,
+puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard,
+Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la <i>Chronique du
+couvent de Morigni</i>, etc. etc. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars
+II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.&mdash;Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.&mdash;Ott.
+Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Johan. Saresb. <i>Metal</i>. l. II, c. x.
+&mdash;<i>Rec. des Hist. Ex Chron. maurin.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote>
+
+<p>Telle était sa situation à ce moment le plus calme
+et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation
+qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à
+sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait
+de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.</p>
+
+<p>Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un
+apostolat philosophique; et cette fois, la mission
+spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations
+ni de souffrances. Sa richesse égalait sa
+renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement
+donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on,
+venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à
+ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité
+mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.</p>
+
+<p>Mais le repos était impossible: il ne convient
+qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles.
+Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue,
+le seul philosophe qu'il y eût sur la terre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>. Aucune
+raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un
+rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait
+donc rester calme; il fallait que par quelque issue
+l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se
+donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent
+dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par
+elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est
+devenue presque toute son histoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53:</b><a href="#footnotetag53"> (retour) </a> «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)</blockquote>
+
+<p>Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation
+exclusive de ses études et de ses progrès. La science
+et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient
+pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers
+feux de la jeunesse y eussent porté quelque
+désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées
+d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux
+éloignement. Quoique sa réputation lui
+eût attiré la bienveillance de quelques grands de la
+terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité
+littéraire l'écartait de la société des nobles dames;
+il connaissait à peine la conversation des femmes
+laïques<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer,
+c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux
+d'un amour qui se cache et qui supplie allaient
+mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité
+sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure
+s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même
+prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent
+sa dignité et jusqu'à sa fortune<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a>, mais il le nie
+hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient
+suffire à son âme, et il se demandait encore
+d'où lui viendrait l'émotion.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54:</b><a href="#footnotetag54"> (retour) </a> «Ab excessu (<i>lisez</i> accessu) et frequentatione nobilium foeminarum
+studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum
+noveram.» (Ep. I, p. 10.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55:</b><a href="#footnotetag55"> (retour) </a> Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était
+ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps,
+une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais
+il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle
+époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il
+connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent
+de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers
+qu'il fit pour son fils:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Gratior est humilis meretrix quam casta superba,</p>
+<p class="i8">Perturbatque domum saepius ista suum.</p>
+<p class="i6"> ........................................</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Deterior longe linguosa est foemina scorta (<i>lisez</i> scorto);</p>
+<p class="i4"> Hoc aliquis, nullis illa placere potest.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(<i>Ab. Op.</i>, part. II, ep. I, p. 219.&mdash;Cousin, <i>Frag. phil.</i>, t. III, app.,
+p. 444.)</blockquote>
+
+<p>Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était
+née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et
+nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56:</b><a href="#footnotetag56"> (retour) </a> Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce
+nom vienne de l'hébreu <i>Heloïm</i>, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup
+d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle
+raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins,
+comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean,
+ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général
+les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce
+qui, je le remarque après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, ne porte sur
+aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, part. I,
+ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.&mdash;Pap. Mass. <i>Annal.</i>,
+lib. III, p. 239.&mdash;Hug., Métel, ep. xvi et xvii.&mdash;Bayle, art. <i>Héloïse</i>.
+&mdash;<i>Hist. lit.</i>, t. XII, p. 629 et suiv.&mdash;<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>,
+par Mme Guizot, p. 349.)</blockquote>
+
+<p>Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles,
+dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle
+était de noble naissance, ou du moins liée par le
+sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille
+illustre, à la famille des Montmorency, qui avait
+déjà donné à l'État deux connétables<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a>. Élevée dans
+sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près
+de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science
+littéraire, ce qui était rare chez les femmes<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a>. Elle y
+avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en
+prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et
+l'hébreu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté,
+l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était
+ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître
+son nom dans tout le royaume<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>. On ne sait
+pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra.
+On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima
+qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement,
+et qu'il arrêta sur elle ses regards
+comme sur la passion la plus digne de lui, et, le
+dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre
+et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que
+de prendre leur penchant pour un choix, et de croire
+que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours
+est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa
+jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus,
+quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais
+qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la
+science créait entre elle et lui une relation naturelle,
+que cette communauté de travaux et d'idées devait
+autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens,
+et que c'est tout cela qui le décida. Il se
+trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il
+devait aimer celle qui n'avait point d'égale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57:</b><a href="#footnotetag57"> (retour) </a> Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle.
+Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une
+parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à
+cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: <i>Genus meum
+sublimaveras</i>. Cette raison n'est pas décisive. (<i>Ab. Op.</i>, ep. iv, p. 57.) C'est
+une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première
+abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui
+aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle
+de Fulbert. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 154.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58:</b><a href="#footnotetag58"> (retour) </a> «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.&mdash;Literatoriae
+scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. i,
+p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59:</b><a href="#footnotetag59"> (retour) </a> Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, <i>ad virg. par.</i>, p. 260.&mdash;
+Voyez aussi la Chronologie de Robert, <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 294). Le vrai,
+c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au
+grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les
+caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60:</b><a href="#footnotetag60"> (retour) </a> «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait
+alors que <i>totum regnum</i> fût toute la France; mais il n'en est pas moins
+vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale
+dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, <i>per
+faciem non infima</i>, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse.
+On a supposé, contre toute vraisemblance, que le <i>Roman de la Rose</i>, commencé
+et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce
+qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse,
+sous le nom de <i>Beauté</i>. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant
+Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le <i>Roman
+de la Rose</i>, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.)
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>El ne fu oscure ne brune,</p>
+<p>Ains fu clere comme la lune,</p>
+<p>Envers qui les autres estoiles</p>
+<p>Resemblent petites chandoiles.</p>
+<p>Tendre et la char comme rousée</p>
+<p>Simple fu cum une espousée</p>
+<p>Et blanche comme flor de lis;</p>
+<p>Si ot le vis (<i>visage</i>) cler et alis (<i>uni</i>),</p>
+<p>Et fu greslete et alignie,</p>
+<p>Ne fu fardée ne guignie (<i>déguisée</i>):</p>
+<p>Car el n'avoit mie mestier</p>
+<p>De sol tifer ne d'afetier.</p>
+<p>Les cheveus ot blons et si lons</p>
+<p>Qu'il li batoient as talons;</p>
+<p>Nez ot bien fait, et yelx et bouche.</p>
+<p>Moult grand douçor au cuer me touche,</p>
+<p>Si m'aïst Diex, quant il me membre (<i>souvient</i>)</p>
+<p>De la façon de chascun membre,</p>
+<p>Qu'il n'ot si bele fame ou monde,</p>
+<p>Briément el fu jonete et blonde,</p>
+<p>Sede (<i>gracieuse</i>), plaisante, aperte, et cointe (<i>jolie</i>),</p>
+<p>Grassete et gresle, gente et jointe.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle
+et de se rendre familier dans la maison. Des amis
+s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert,
+qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le
+prendre en pension chez lui pour un prix convenu.
+Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient
+les soins dispendieux d'une maison, sa négligence
+plus dispendieuse encore. Fulbert était avide,
+et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens
+l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit
+à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on
+espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement
+sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur,
+qui devait la voir à toute heure, qui, chaque
+fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour
+ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la
+naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître,
+si l'élève était indocile<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>. Abélard admira tant de simplicité;
+il lui semblait que l'on confiait la brebis au
+loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la
+liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit
+de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait
+pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard;
+l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès
+de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la
+vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce
+dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une
+maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61:</b><a href="#footnotetag61"> (retour) </a> «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons
+literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque
+acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios
+flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de
+Chartres, Jean de Salisbury. (<i>Metalog.</i>, l. I, c. XXIV.) Quant au droit
+qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte
+tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62:</b><a href="#footnotetag62"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.</blockquote>
+
+<p>«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal,
+«les passions sont plus grandes, parce que les passions
+n'étant que des sentiments et des pensées
+qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles
+soient occasionnées par le corps, il est visible
+qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi
+elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que
+des passions de feu.... La netteté d'esprit cause
+aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un
+esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement
+ce qu'il aime<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63:</b><a href="#footnotetag63"> (retour) </a> Fragment publié par M. Cousin. (<i>Des Pensées de Pascal</i>, seconde édition,
+p.897.)</blockquote>
+
+<p>On montre encore dans la Cité, au bord du chevet
+de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître,
+a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours
+habitée par des membres du chapitre métropolitain,
+et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme
+au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus
+des costumes pittoresques du clergé nombreux et
+complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une
+tradition locale désigne comme celle du chanoine
+Fulbert<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64"><sup>64</sup></a>. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement
+un quai, plus élevé maintenant que le sol de
+la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116
+ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison,
+aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement
+de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de
+la maison, on devait voir en plein la vaste grève où
+s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais
+des révolutions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" name="footnote64"></a><b>Note 64:</b><a href="#footnotetag64"> (retour) </a> C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres,
+où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus
+de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi
+conçue:<br><br>
+
+HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX,<br>
+DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX.<br>
+L'AN 1118.<br><br>
+
+Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur,
+offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est
+Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle;
+M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et
+qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au
+XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont
+été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de
+l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la
+tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son
+existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison
+située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne.
+Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du
+médaillon. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 153 et 154.&mdash;<i>Mus. des Mon. Franç.</i>, t. I, p. 223.)</blockquote>
+
+<p>C'est là, dans cette demeure modeste, au jour
+sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer
+dans la chambre simple et rangée d'une jeune
+bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre
+d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et
+ravi, venait employer à séduire une pauvre fille
+sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait
+toutes les écoles du monde. C'est là que les
+plaisirs de la science, les joies de la pensée, les
+émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre
+pour charmer, pour troubler, pour plonger dans
+une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre
+coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et
+qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu
+disputer à son amant.</p>
+
+<p>Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse?
+Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts
+savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant
+et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique?
+Lui révélait-il les obscurs mystères de la
+foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique?
+Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses
+ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie
+récitait-il à son élève, avec ce talent de diction
+qu'on admirait, les vers impurs de l'<i>Art d'aimer</i><a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65"><sup>65</sup></a>?
+Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit,
+comme dans le récit du Dante, à la séduction de
+cette femme, historique modèle de la poétique Françoise
+de Rimini<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66"><sup>66</sup></a>? On ne le sait, et cependant on
+sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son
+amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après,
+Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue,
+«vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain
+vous gagner le coeur de toutes les femmes,
+c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle
+avec laquelle vous chantiez<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67"><sup>67</sup></a>.» Et ses chants, il
+les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu
+un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait
+complété son génie et achevé son universalité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" name="footnote65"></a><b>Note 65:</b><a href="#footnotetag65"> (retour) </a> Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'<i>Art d'aimer</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" name="footnote66"></a><b>Note 66:</b><a href="#footnotetag66"> (retour) </a> la bocca mi baciò tutto tremante;
+Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" name="footnote67"></a><b>Note 67:</b><a href="#footnotetag67"> (retour) </a> «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet
+animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.»<br>
+(<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 46.)</blockquote>
+
+<p>On sent que tout dut seconder une séduction inévitable.
+L'étude leur donnait toutes les occasions de
+se voir librement, et le prétexte de la leçon leur
+permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts
+devant eux; mais ou de longs silences interrompaient
+la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient
+les communications de la science. Les yeux
+des deux amants se détournaient du livre pour se
+rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait
+tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse
+s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des
+soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante
+emporta les deux amants jusqu'aux limites
+de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans
+mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour
+furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement,
+jusqu'aux punitions du maître, devinrent,
+c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés
+<i>dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums</i>.
+Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que
+l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter
+à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la
+nouveauté d'un bonheur inconnu<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68"><sup>68</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" name="footnote68"></a><b>Note 68:</b><a href="#footnotetag68"> (retour) </a> Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en
+rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis
+habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum
+suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit,
+est additum.»&mdash;(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.)</blockquote>
+
+<p>Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement
+des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y
+paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il
+quelques heures de jour pour les donner à l'étude.
+Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et
+froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait
+plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il
+n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose,
+c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il
+en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme
+on disait alors, barbare<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69"><sup>69</sup></a>; ces chansons étaient vraisemblablement
+dans le goût des trouvères, dont il
+fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le
+prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives
+de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de
+la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait
+ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir
+la ville et le pays; longtemps après cette époque,
+elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux
+dont la situation ressemblait à la sienne<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70"><sup>70</sup></a>. Car il devint
+de bonne heure le patron des amoureux, et il
+avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin
+qui a écrit sa biographie<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71"><sup>71</sup></a>. Ainsi l'aventure
+qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa
+vie devint un bruit public et passa de son aveu et
+par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a
+conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme
+quelque chose de l'insolence de ces natures faites
+pour le commandement et la royauté. Il posait sans
+voile devant la foule; il semblait penser que tout ce
+qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale,
+que ses actions surpassaient le jugement commun
+et que tout en lui devait être donné comme en
+spectacle au monde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" name="footnote69"></a><b>Note 69:</b><a href="#footnotetag69"> (retour) </a> <i>Barbarice. (Ab. Op.</i>, part. II, Exp. symb., p. 369.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" name="footnote70"></a><b>Note 70:</b><a href="#footnotetag70"> (retour) </a> «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (<i>Hist.
+de la format. de la lang. franç.</i>, préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy,
+qui a publié un <i>Recueil des chants historiques français</i>, depuis le XIIe
+jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que
+les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand
+Dumeril (<i>Journ. des sav. de Normand.</i>, 2e liv., p. 129). Cependant
+Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que,
+suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés.
+On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être
+retrouvées au Vatican; et la <i>Biographie anglaise</i> le répétait en 1842. On
+aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (<i>Spicilegium Vaticanum</i>, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des
+chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce
+genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles
+87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: <i>Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae</i>, <i>Carmina amatoria</i>, etc., p. 131.
+Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans
+le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: <i>Romvart</i>, p. 245, etc., Manheim,
+1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le <i>Recueil des chants hist. franç.</i>, Introd. p. v, et <i>Ab. Op.</i>,
+ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" name="footnote71"></a><b>Note 71:</b><a href="#footnotetag71"> (retour) </a> Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article <i>Abélard</i>, dans
+l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.</blockquote>
+
+<p>La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils
+s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait
+leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces
+leçons inanimées que leur donnait encore celui dont
+l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et
+quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que
+tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les
+ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une
+joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle
+était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il
+ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait
+beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait
+songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons
+qu'il portait le titre de chanoine; on a même
+cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72"><sup>72</sup></a>.
+Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge,
+le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour
+où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici
+rien de semblable; l'aventure était publique; on en
+parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait,
+hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir.
+Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité,
+Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs
+mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa
+même les premiers avis; mais enfin il conçut des
+soupçons, et il sépara les deux amants.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" name="footnote72"></a><b>Note 72:</b><a href="#footnotetag72"> (retour) </a> Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe.
+(<i>Ab. Op.</i>, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais
+à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots <i>clericus, canonicus</i>,
+et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne
+s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard
+que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas,
+il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse
+l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir,
+dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le
+célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un
+devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec
+peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant
+de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre
+les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de
+Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la
+règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et
+suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages
+d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu
+qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir
+l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures
+apparences. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 16.&mdash;<i>P. Ab. Epitom. theol.</i>, c. xxxi,
+p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Heloïse</i>.
+&mdash;D. Gervaise, <i>Vie d'Abeil.</i>, t. I, p. 74.&mdash;<i>Hist. de saint Bernard</i>, par
+M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)</blockquote>
+
+<p>La honte et la douleur, mais la douleur plus que
+la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux
+rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun
+ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre
+repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le
+chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir.
+On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La
+contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux
+désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait
+plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour.
+Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour,
+ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il
+leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus
+et de Mars<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73"><sup>73</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" name="footnote73"></a><b>Note 73:</b><a href="#footnotetag73"> (retour) </a> Ep. i, p. 13.</blockquote>
+
+<p>Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse,
+et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son
+maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire.
+Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement
+dans la maison, et comme ils en étaient convenus,
+il emmena Héloïse et la conduisit incontinent
+dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle
+demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui
+reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74"><sup>74</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" name="footnote74"></a><b>Note 74:</b><a href="#footnotetag74"> (retour) </a> <i>Astrolabius</i> ou <i>Astralabius</i> dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse,
+<i>Petrus Astralabius</i> dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs
+historiens veulent que ce nom signifie <i>Astre brillant</i>. On appelait
+alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système
+de Ptolemée. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv,
+p. 343 et 345; Not., p. 1149.&mdash;Pezji <i>Thes. anecdot. noviss.</i>, t. III,
+part. II, p. 95 et 110.)</blockquote>
+
+<p>Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et
+de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines
+du château de Clisson<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75"><sup>75</sup></a>. Elles dominent encore le
+cours limpide et charmant de ces deux rivières, et
+les grandes masses de rochers et de verdure qui en
+couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces
+sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin
+ses plus fameux paysages, furent alors visités par
+l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe,
+tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans
+ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait
+toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on
+dans la garenne de Clisson une grotte de rochers
+granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là
+se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour
+en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition,
+si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les
+beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et
+les émotions de l'amour.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" name="footnote75"></a><b>Note 75:</b><a href="#footnotetag75"> (retour) </a> Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans
+le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps
+d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité,
+près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut
+rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson
+était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de <i>grotte d'Héloïse</i>
+soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une
+grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (<i>Abail. et Hél.</i>, par Turlot,
+p. 144.&mdash;<i>Voyage pittoresque à Clisson</i>, par Thienon, planch, xiii, 2 vol.
+in-4.&mdash;<i>Notice sur la ville et le château</i>, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)</blockquote>
+
+<p>A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était
+tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère,
+il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles
+embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le
+tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il
+craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par
+la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant
+à se rendre maître par force de sa personne, il ne
+l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt
+à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit
+pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit
+qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique
+en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du
+crime de son amour comme d'une trahison, il vint
+trouver le chanoine, avec des prières et des promesses,
+s'engageant à lui accorder la réparation
+qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être
+la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile;
+il se disait que les plus grands hommes avaient
+succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour
+le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le
+mariage, pourvu que le mariage restât secret; car
+il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation
+aussi bien qu'aux chances de son ambition dans
+l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée
+par un échange de parole et par les embrassements
+de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de
+leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert
+n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance
+conçue dès le premier jour.</p>
+
+<p>Abélard retourna en Bretagne pour y chercher
+celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva
+pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader.
+Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle,
+qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne
+croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle;
+elle le connaissait et pressentait les sombres
+desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait
+quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire
+d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous
+deux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76"><sup>76</sup></a>. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle
+allait enlever sa lumière? De quelles malédictions
+de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage
+serait suivi! quelle honte et quelle calamité
+qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule
+femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence,
+ce mariage qui serait un opprobre et une
+ruine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" name="footnote76"></a><b>Note 76:</b><a href="#footnotetag76"> (retour) </a> Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner
+Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps.
+Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu
+sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le <i>Roman de la Rose</i>,
+l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, <i>translaté en
+françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa
+femme</i>, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Pierres Abaillart reconfesse</p>
+<p>Que suer Heloïs, l'abeesse</p>
+<p>Du Paraclet, qui fu s'amie,</p>
+<p>Accorder ne se voloit mie,</p>
+<p>Por riens qu'il la préist à fame:</p>
+<p>Ains il faisoit la genne dame</p>
+<p>Bien entendant et bien lettrée.</p>
+<p>Et bien amant, et bien amée,</p>
+<p>Argumens à il chastier</p>
+<p>Qu'il se gardast de marier.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose
+de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.&mdash;<i>Les Manuscrits
+de la Bibliothèque du Roi</i>, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071,
+p. 39.)</blockquote>
+
+<p>L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis,
+toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il
+dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de
+femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez
+sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.)
+Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on
+écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme
+dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à
+conclure contre le mariage des philosophes, et ce que
+répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se
+remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois
+d'une femme et de la philosophie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77"><sup>77</sup></a>.» Abélard, d'ailleurs,
+ne devait-il pas se rappeler sa manière de
+vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes,
+dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes
+à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé
+dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait
+supporter les cris des enfants, les chants monotones
+des nourrices qui les apaisent, tout le bruit
+d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches
+dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence
+épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches
+que les philosophes. Leurs pensées vont mal
+avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la
+retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous
+philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à
+l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78"><sup>78</sup></a>.»
+Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez
+tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu
+des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient
+du public par la paix et la régularité de leur
+vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus
+tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens,
+les moines qui mènent la vie commune des
+apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez
+les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le
+noble titre d'amis de la sagesse<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79"><sup>79</sup></a>. Rappeler tous les
+exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner
+Minerve elle-même. Mais si des laïques ont
+ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un
+chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces
+saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger
+sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la
+prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la
+dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate
+fut marié et comme il expia sa faute.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" name="footnote77"></a><b>Note 77:</b><a href="#footnotetag77"> (retour) </a> B. Hieronym. <i>In Jovinian</i>, l.1. Cette citation et toutes les autres sont
+attribuées à Héloïse par Abélard.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" name="footnote78"></a><b>Note 78:</b><a href="#footnotetag78"> (retour) </a> Senec. ep. LXXIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" name="footnote79"></a><b>Note 79:</b><a href="#footnotetag79"> (retour) </a> L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par
+Cicéron (<i>Tusc</i>., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par
+saint Augustin qu'il cite: <i>De Civ. Dei</i>, l. VIII.&mdash;<i>Ab Op.</i>, ép. I. p. 13 et 14.</blockquote>
+
+<p>Puis, laissant cette singulière argumentation, elle
+descendait, d'une voix plus émue, à des raisons
+plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait
+plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?</p>
+
+<p>Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui
+plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que
+son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu
+de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient
+plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour
+elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même.
+Elle pense ce que dans Eschine <i>la philosophe</i>
+Aspasie dit à Xénophon<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80"><sup>80</sup></a>. Il n'est rang, titre ni
+gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le
+titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse,
+de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de
+prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand
+Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la
+femme dont la fortune égale la sienne? L'amour
+d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81"><sup>81</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" name="footnote80"></a><b>Note 80:</b><a href="#footnotetag80"> (retour) </a> «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 45.) Dans un
+dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme:
+«Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et
+elle, le premier des hommes.» (Cic. <i>De Invent.</i>, I, 31.&mdash;Quintil. <i>Inst.
+orat.</i>, V, 11.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" name="footnote81"></a><b>Note 81:</b><a href="#footnotetag81"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus
+faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après
+ces événements.</blockquote>
+
+<p>Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces
+prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une
+discussion en règle, et le maître eut à réfuter son
+élève en dialectique.</p>
+
+<p>Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son
+ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre
+sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer
+à l'enseignement de la théologie, lui faire
+perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes
+dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on
+dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait
+brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre
+romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même.
+Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute
+l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait
+sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement
+secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les
+inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se
+confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse,
+dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice.
+Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle
+aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en
+consentant avec des soupirs et des larmes à son
+hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste
+plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple
+d'une douleur égale à notre amour.»</p>
+
+<p>«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que
+dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82"><sup>82</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" name="footnote82"></a><b>Note 82:</b><a href="#footnotetag82"> (retour) </a> Id, Ep. I, p. 16.&mdash;On remarquera que dans tous ces raisonnements
+le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait
+pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait
+pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (<i>Ab. Epit.
+theol.</i>, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)</blockquote>
+
+<p>Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur
+enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement
+à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la
+nuit en oraison dans une église dont le nom est
+ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles
+des noces, le matin, au jour naissant, en présence
+de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction
+nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent
+sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de
+ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées,
+et tous leurs soins tendirent à cacher leurs
+nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles.
+L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison,
+dans le désir imprudent d'effacer un pénible
+scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la
+foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait
+avec imprécations que rien n'était plus faux<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"><sup>83</sup></a>.
+Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages,
+et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut
+fuir encore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" name="footnote83"></a><b>Note 83:</b><a href="#footnotetag83"> (retour) </a> «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)</blockquote>
+
+<p>Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil,
+sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié
+à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît,
+et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues
+Capet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84"><sup>84</sup></a>. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était
+écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y
+avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait
+à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans
+prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun
+dégoût des joies du monde, aucune lassitude des
+passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y
+cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui
+avait maintenant donné pour époux l'y venait voir
+de temps en temps, et leur amour ne respectait pas
+toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître,
+la solitude des salles silencieuses cachèrent plus
+d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser
+d'être criminel<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85"><sup>85</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" name="footnote84"></a><b>Note 84:</b><a href="#footnotetag84"> (retour) </a> C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement
+converti en couvent de femmes; il portait le nom de <i>Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio</i>, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. VII, p. 607.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" name="footnote85"></a><b>Note 85:</b><a href="#footnotetag85"> (retour) </a> «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam
+etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum
+esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. V, p. 69.)</blockquote>
+
+
+<p>Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert,
+ou rien ne le touchait. Il savait seulement que
+sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait
+échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère,
+qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut
+ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser
+d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces
+précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on
+prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute
+l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien
+d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle<a id="footnotetag85a" name="footnotetag85a"></a><a href="#footnote85a"><sup>85a</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85a" name="footnote85a"></a><b>Note 85a:</b><a href="#footnotetag85a"> (retour) </a> Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque
+de Deuil. (<i>Ab. Op.</i>, p. 219.)</blockquote>
+
+<p>Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient
+qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons
+exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance
+bizarre et terrible lui était venue dès le premier
+jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau;
+peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit,
+après avoir mis du complot quelques-uns de ses
+parents, il se fit introduire avec ses complices, par
+un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre
+retirée où reposait Abélard, et le surprenant
+sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un
+lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir
+d'anéantir les tribulations de la chair dont parle
+saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé
+d'Origène<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86"><sup>86</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" name="footnote86"></a><b>Note 86:</b><a href="#footnotetag86"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 28.&mdash;On ne saurait donner avec certitude la date de cet
+événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.</blockquote>
+
+<p>Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle
+s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière,
+curieuse et consternée, accourait dans le voisinage
+de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa
+pitié.</p>
+
+<p>Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient
+en se racontant une si cruelle aventure, tout
+ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines
+de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement
+leur intérêt et leur indignation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87"><sup>87</sup></a>. Les clercs surtout,
+les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements
+insupportables, et ces témoignages d'une compassion
+bruyante allaient redoubler sa honte et ses
+souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait
+péniblement au degré de fortune et de gloire
+qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si
+étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque
+dans le plus profond de son orgueil, en songeant que
+Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la
+trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et
+le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait
+à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur,
+à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans
+le monde cette dégradation dont il se voyait atteint.
+Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel
+front se produire en public, lui maintenant montré
+partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout
+en spectacle comme un de ces monstres à qui,
+sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple!
+(<i>Deut.</i>, XXIII, 4.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" name="footnote87"></a><b>Note 87:</b><a href="#footnotetag87"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. 1, p. 221.</blockquote>
+
+<p>Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime.
+Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté
+la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait
+juridiction sur les clercs, <i>forum ecclesiasticum</i>. Deux
+des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et
+vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion,
+après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à
+Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime;
+l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve.
+D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement
+abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses
+biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit
+qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez
+longtemps après, compté toujours dans le collège
+des chanoines de Paris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88"><sup>88</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" name="footnote88"></a><b>Note 88:</b><a href="#footnotetag88"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.</blockquote>
+
+<p>Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer
+sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui
+dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer
+dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas
+être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse
+n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât
+ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89"><sup>89</sup></a>. Sur
+son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite
+y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se
+ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement
+l'habit religieux, elle dans le couvent
+d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis
+(1119)<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90"><sup>90</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" name="footnote89"></a><b>Note 89:</b><a href="#footnotetag89"> (retour) </a> <i>Id.</i>, Ep. II, p. 47.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" name="footnote90"></a><b>Note 90:</b><a href="#footnotetag90"> (retour) </a> Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de
+1117 ou 1118.(<i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)</blockquote>
+
+<p>Pour elle, au dernier moment, comme ses amis
+l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la
+détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au
+joug insupportable de la vie monastique, elle répondit
+par une citation toute classique qui prouve à la
+fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une
+à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment
+religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée
+de sanglots et de larmes, cette plainte que
+Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle
+revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>O maxime conjux,</p>
+<p>O thalamis indigne meis, hoc juris habebat</p>
+<p>In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,</p>
+<p>Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas</p>
+<p>Sed quas sponte luam<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91"><sup>91</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" name="footnote91"></a><b>Note 91:</b><a href="#footnotetag91"> (retour) </a> Lucan. <i>Phars.</i>, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi
+dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur
+une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais
+te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je
+subis volontairement.»</blockquote>
+
+<p>Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit
+le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna
+solennellement à la profession religieuse.
+Triste victime, obéissante et non résignée, elle se
+sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui
+qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle
+abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux
+divin sans foi, sans amour et sans espérance<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92"><sup>92</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" name="footnote92"></a><b>Note 92:</b><a href="#footnotetag92"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. ii. p. 45 et 47.</blockquote>
+
+<p>Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le
+présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a
+renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde,
+et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur,
+vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments,
+son coeur n'était rempli que de regrets et de
+ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il
+reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de
+l'évêque, aux machinations des chanoines; il les
+accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome
+les dénoncer comme coupables envers la justice. Il
+fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un
+d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque,
+prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui
+sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir
+un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses
+que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur
+l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais
+les chefs du clergé parisien, sur les sentiments
+d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle
+profession. Enfin il lui répéta cette triste parole:
+«Vous êtes moine<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93"><sup>93</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" name="footnote93"></a><b>Note 93:</b><a href="#footnotetag93"> (retour) </a> <i>Monachus es.</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de
+Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans
+la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard.
+(Bayle, art. <i>Foulque.&mdash;Hist. litt.</i>, t. XII, p. 240.)</blockquote>
+
+
+<p>Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le
+devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une
+première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude;
+mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle
+n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des
+clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis,
+Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment
+peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais
+au travail, et surtout aux recherches théologiques.
+Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui
+pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré
+le désir de la réputation et de la fortune; que
+son devoir était de faire valoir le talent que, selon
+la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis,
+comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour
+avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait
+instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres;
+que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert
+du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté
+d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe
+du monde pouvait devenir aujourd'hui le
+philosophe de Dieu.</p>
+
+<p>Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en
+coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais
+il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis,
+le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la
+première du royaume. On y avait reçu avec empressement
+un homme qui devait illustrer la communauté.
+On y attendait de lui de l'éclat et du bruit;
+il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier
+mouvement de son désespoir avait dû être le
+renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation
+de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence
+de la longue suite de rois, ses successeurs,
+cette maison toute royale, une des institutions de la
+monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué
+à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère
+aux choses mondaines, et tenait au siècle par de
+nombreux liens.</p>
+
+<p>Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu
+régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé
+Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94"><sup>94</sup></a>.
+Habitué au ton du commandement, prompt à tout
+régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements
+dont il était témoin, et ses reproches qui
+n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt
+à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent
+avec empressement les instances de ses disciples
+comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent
+d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista
+longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant
+amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé
+lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie,
+de mobilité et de tentatives changeantes que son âme
+inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré
+de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de
+Champagne<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95"><sup>95</sup></a> pour y rouvrir son école à la manière
+accoutumée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" name="footnote94"></a><b>Note 94:</b><a href="#footnotetag94"> (retour) </a> La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines
+de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés
+par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du
+monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il
+n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison,
+avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration
+charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le
+justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. I, p. 19; Not., p. 1153.&mdash;Saint Bernard, <i>Op.</i>, ep. LXXVIII et not.&mdash;Guill.
+Nang. <i>Chron</i>., an. 1123, <i>Rec. des Hist</i>., t. XX, p. 727.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" name="footnote95"></a><b>Note 95:</b><a href="#footnotetag95"> (retour) </a> «Ad cellam quamdam.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit
+que ce lieu est Maisoncelle. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le
+département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu
+qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de <i>Trecensis
+cella</i>, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de
+Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de
+Villiers-Saint-Georges,
+arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard,
+malgré cette désignation <i>Trecensis cella</i>, doive être confondu avec le couvent
+de Troyes, appelé <i>Cella, monasterium cellense</i>, ou
+Moustier-la-Celle,
+le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 539.)
+Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent
+de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent
+avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de
+Saint-Ayoul.
+(<i>Hist. de l'Egl. gall</i>, t. VIII, l. XXIII, p. 355.&mdash;<i>Hist. litt</i>. t. IX,
+p. 85.)</blockquote>
+
+<p>Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et
+nombreux; on parle de trois mille étudiants. La
+foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit
+plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur
+aux plus sérieuses méditations, préoccupé des
+devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude
+et plus savant et plus subtil<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96"><sup>96</sup></a>, il rendit son enseignement
+éminemment religieux, sans abandonner ces
+sciences profanes dont on lui demandait surtout les
+leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait
+les disciples à cette philosophie véritable qui
+était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant
+ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes
+chrétiens, Origène. La manière en effet dont
+saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait
+ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie
+avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste,
+celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison.
+«Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge,
+«il expliquait tout<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97"><sup>97</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" name="footnote96"></a><b>Note 96:</b><a href="#footnotetag96"> (retour) </a> «De acute acutior.» (Oth. Fris., <i>De Gest. Frid.</i>, t. I, c. XCVII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" name="footnote97"></a><b>Note 97:</b><a href="#footnotetag97"> (retour) </a> «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.)
+Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131)
+ou dans ce père lui-même. (<i>Orat. panegyric. et charist. ad Origen</i>, p. 73.
+S.P. Greg. cogn. Thaum. <i>Op.</i>, Paris, 1621.)</blockquote>
+
+<p>Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement
+d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et
+le professeur obtint un succès qui rappelait le passé.
+Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et
+sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence
+des autres établissements recommença. Les maîtres
+se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua
+tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha,
+mais non pas en face, d'être, contrairement
+aux devoirs monastiques, encore trop captivé par
+l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette
+fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en
+théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire
+et privée; il n'était plus maître et comme recteur
+de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église.
+La publicité des écoles monastiques n'existait pas de
+droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent.
+On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait
+de presser dans ce sens, archevêques, évêques,
+abbés et tout personnage revêtu de quelque titre
+ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le
+clergé contre lui.</p>
+
+<p>Abélard commença par braver l'orage; il s'était
+accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité
+avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités.</p>
+
+<p>N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant
+son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout
+son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps
+apporte de changement dans la situation des plus
+heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent
+des plus habiles. Le respect et l'empressement
+de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas
+qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère,
+et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été
+portée sur tout son avenir.</p>
+
+<p>Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de
+rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée
+était d'affermir les fondements mêmes de la foi;
+et puisque le philosophe était maintenant un religieux,
+de rendre témoignage de sa profession en
+enseignant la philosophie religieuse. Or, la première
+vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la
+première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage
+fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire
+sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'<i>Introduction
+à la Théologie</i> que nous avons encore<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98"><sup>98</sup></a>. Il essaie
+d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même,
+est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression.
+Démontrant, comme on dit, la foi par la
+raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout
+aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un
+christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment
+soutenue que le dogme peut être présenté
+sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce
+qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse
+être éclairci par des explications ou du moins par des
+similitudes choisies avec discernement, et que la
+dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être
+conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne
+veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction
+avec ses propres lois. Une conséquence
+assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes
+presqu'au rang de celle des saints; de prétendre
+que la raison, révélation intérieure, avait
+conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds
+sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité;
+que la vérité étant commune à tous, les sentiments
+qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne
+fallait pas entièrement désespérer du salut des
+sages de l'antiquité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" name="footnote98"></a><b>Note 98:</b><a href="#footnotetag98"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage
+comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il
+contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et
+les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans
+l'<i>Historia calamitatum</i> de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons.
+(<i>Id.</i>, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion
+pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve
+textuellement dans l'Introduction. (<i>Id., Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1078.&mdash;<i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.)</blockquote>
+
+<p>Or, cette foi de la raison, implicite et confuse
+dans Platon, plus développée, plus authentique,
+plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de
+l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant,
+bien suprême et perfection infinie. Mais,
+en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et
+la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième
+procède de toutes deux. Car il y a encore de la
+puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni
+l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux
+n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui
+se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le
+Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence,
+dans le Saint-Esprit, source divine de
+grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes
+de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment
+par lesdites propriétés, mais qui n'ont
+qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a
+qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles
+et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la
+bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu
+devait être conciliée avec ses attributs généraux,
+avec son immutabilité, sa providence, sa prescience.
+Cette conciliation était l'objet de la dernière partie,
+qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète;
+et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions
+de la théodicée.</p>
+
+<p>Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle
+ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait
+cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités
+hasardées, par un caractère général de liberté
+dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup
+de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences
+inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles
+apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées
+à lui, la position qu'il avait toujours prise en
+dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte,
+plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été
+sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était
+alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux
+règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait
+croire. Ce qui semblait démontrer la croyance,
+convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif
+d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni
+l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème
+et au dogme celle d'une solution, devait être
+saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de
+la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard
+avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et
+s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait
+ces idées et les livrait au publie eut un succès de
+propagande.</p>
+
+<p>C'était précisément l'instant où se formait contre
+lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils
+s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence;
+la malveillance et l'envie le dénoncèrent
+à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques
+furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir.
+Abélard, sans mépriser absolument ces attaques,
+les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte
+et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait
+une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât
+engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué
+témérairement la dialectique à la théologie et donné
+aux doctrines sacrées les allures d'une science profane,
+il publia ou laissa courir une amère apologie
+(du moins on peut présumer qu'elle date de cette
+époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants
+en dialectique qui prenaient, disait-il, <i>ses
+dogmes pour des sophismes</i><a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99"><sup>99</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" name="footnote99"></a><b>Note 99:</b><a href="#footnotetag99"> (retour) </a> «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. IV, p. 238.)</blockquote>
+
+<p>«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si
+connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne
+pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce
+temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique,
+l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent
+comprendre est sottise; ce qui les passe est un
+délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les
+livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,&mdash;cette
+science qu'ils insultent! On peut
+leur montrer des citations des Pères qui jugent la
+dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer,
+pour défendre l'Écriture. Saint Augustin,
+saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés
+de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon
+des sophistes, et comment confondrons-nous
+les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens?
+Et nous nous montrerons en proportion disciples
+fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne
+l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe
+incarné, de <i>cette lumière qui luit dans les ténèbres</i>,
+de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine
+du nom de la logique? Si le Christ est si souvent
+appelé <i>sophia</i> ou la sagesse, s'il est le <i>logos</i> ou le
+verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis
+de la sagesse ou les <i>philosophes</i>, les disciples du verbe
+ou les <i>logiciens</i> ne sont que les chrétiens les plus fervents.
+Ne semblent-ils pas précisément chercher et
+invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait
+en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour?
+Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les
+Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a
+pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi,
+il a recouru à la puissance de la raison; et son divin
+exemple nous enseigne que nous, à qui manquent
+les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole,
+nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent
+la sagesse comme les Grecs au temps de saint
+Paul<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100"><sup>100</sup></a>. Aussi bien, <i>pour les hommes qui savent juger</i><a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101"><sup>101</sup></a>,
+la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut
+attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut
+se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand
+on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner
+à la logique, qui pénètre tout, même les
+questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs
+présomptueux qui se croient les mêmes droits
+qu'elle.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" name="footnote100"></a><b>Note 100:</b><a href="#footnotetag100"> (retour) </a> «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" name="footnote101"></a><b>Note 101:</b><a href="#footnotetag101"> (retour) </a> «Apud discretos» (<i>loc. cit.</i>, p. 242), ceux qui ont la <i>discrétion</i> ou le discernement, comme dans cette expression: <i>l'âge de discrétion</i>.</blockquote>
+
+<p>En même temps qu'Abélard se défendait de la
+sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause
+de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église
+gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à
+repousser toute attaque que la dialectique même
+pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il
+rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il
+avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé
+l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son
+retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque
+de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant
+plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant
+plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs
+quelques-unes des propositions sur la Trinité
+qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son
+livre<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102"><sup>102</sup></a>. C'était assez pour le pousser à la vengeance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" name="footnote102"></a><b>Note 102:</b><a href="#footnotetag102"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. Th.</i>, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques
+qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction;
+mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une
+peut venir de Roscelin, chef de ces <i>pseudo-dialecticiens</i>, qu'il attaque si
+vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.</blockquote>
+
+<p>Un jour donc, en 1121<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103"><sup>103</sup></a>, Abélard apprend que ce
+maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer
+sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités
+ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et,
+dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert,
+évêque de Paris, <i>et au vénérable clergé de son église</i>,
+cet <i>antique ennemi de la foi catholique</i>, convaincu par
+le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui
+vient vomir contre lui l'outrage et la menace<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104"><sup>104</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" name="footnote103"></a><b>Note 103:</b><a href="#footnotetag103"> (retour) </a> Rousselot, <i>Philos, du moy. âge</i>, t. I, p. 187.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" name="footnote104"></a><b>Note 104:</b><a href="#footnotetag104"> (retour) </a> Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne
+pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale
+P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques
+d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin,
+et demande à être jugé contradictoirement avec lui (<i>Ab. Op</i>. pars II,
+cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard,
+qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait
+encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti
+alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103,
+n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la
+lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu
+P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme
+au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant
+cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel
+P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la
+mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de <i>Petrus</i>,
+nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de
+Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un <i>Opuscule</i> sur
+la Trinité, <i>Opusculo nostro de fide Trinitatis</i>, et Abélard, en parlant de son
+Introduction, se sert ailleurs du même mot (<i>Comm. in Rom</i>., p. 513). La
+lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans
+le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère.
+Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin
+même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait
+l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers
+le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, <i>Histor. Eccles. paris</i>., t. I, 1. XI, c. II,
+p. 709.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.&mdash;<i>Malteac,
+Chron. in Bibl. nov. mss</i>. P. Labbaei, t. II, p. 217.)</blockquote>
+
+<p>«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie
+dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les
+athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un
+jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis
+prononcent et punissent ou le calomniateur ou
+l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à
+combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits
+d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre
+les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans
+une épître <i>le héraut du Christ</i>, Robert d'Arbrissel,
+et se répandre en outrages contre <i>ce magnifique
+docteur de l'Église</i>, Anselme, archevêque de Cantorbery<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105"><sup>105</sup></a>,
+d'un homme dont l'indocilité mérita que
+le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui
+n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est
+cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres
+son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes,
+fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de
+Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte
+du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent
+assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce
+faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu
+qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint
+d'admettre que lorsque le Seigneur mangea,
+comme le dit saint Luc, un morceau de poisson
+rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de
+<i>poisson rôti</i>. Or, est-il étrange que celui qui a levé
+la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et
+veuille perdre les autres après s'être perdu<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106"><sup>106</sup></a>?»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" name="footnote105"></a><b>Note 105:</b><a href="#footnotetag105"> (retour) </a> «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.»
+Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel
+fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que
+par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault.
+On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est
+à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi,
+abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la
+fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs
+de l'<i>Histoire littéraire</i> ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet
+égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont
+fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il
+s'était réfugié après avoir été chassé de France. (<i>Journal des Savants</i>, ann.
+1682, p. 191.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" name="footnote106"></a><b>Note 106:</b><a href="#footnotetag106"> (retour) </a> Tel est l'extrait de la lettre intitulée <i>G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo
+unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P</i>. (Pars II, cp. XXI,
+p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le
+<i>morceau de poisson rôti</i> (<i>partem piscis assi</i>, Luc. XXIV, 42) est une
+allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout
+comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les
+parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le
+plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement.
+(Ouvr. inéd., Intr., p. xc. <i>Dial</i>., p. 471.) Quant à la flagellation de
+Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter
+la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est
+désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y
+avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>
+ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de
+Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité,
+car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 301).&mdash;
+<i>Hist. Univ. paris</i>., t. I, p. 443, 485, 493, 639.</blockquote>
+
+<p>C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus
+de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi
+à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans
+doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes
+attendaient quiconque avait innové dans la dialectique
+et par elle dans la théologie, et que le glaive
+sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de
+Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de
+Champeaux et d'Anselme de Laon.</p>
+
+<p>Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet
+effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant
+menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une
+communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il
+n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette
+dénonciation odieuse, repoussée avec une violence
+qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit
+Roscelin que devait redouter Abélard; mais les
+anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de
+Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107"><sup>107</sup></a>; mais
+quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus
+auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric
+et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure
+l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur
+tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres;
+voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver
+cruellement sa puissance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" name="footnote107"></a><b>Note 107:</b><a href="#footnotetag107"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque
+(cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en
+1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume
+de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était
+mort en 1116.</blockquote>
+
+<p>Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de
+Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale,
+prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment
+désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder
+à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de
+Châlons<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108"><sup>108</sup></a>, jouissait d'un grand crédit auprès de
+Raoul dit le Vert, son archevêque<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109"><sup>109</sup></a>. Poussé par les
+instances répétées des deux professeurs, ce prélat
+s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait
+alors dans les Gaules les fonctions de légat
+du saint-siège<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110"><sup>110</sup></a>, pour convoquer, sous le nom de
+concile ou synode provincial, un conventicule à
+Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de
+Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit
+d'apporter son célèbre ouvrage, <i>opus clarum</i>. On
+l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les
+principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il
+se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" name="footnote108"></a><b>Note 108:</b><a href="#footnotetag108"> (retour) </a> Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir
+qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern.
+<i>Op</i>., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent
+que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais
+après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de
+Châlons.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" name="footnote109"></a><b>Note 109:</b><a href="#footnotetag109"> (retour) </a> «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains
+l'appellent <i>Rodulfus</i>, et d'autres <i>Radulfus</i>, que l'on traduit ordinairement
+par Raoul. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.&mdash;G. Marlot, <i>Metrop.
+remens. Hist</i>., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. IX,
+p. 80.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" name="footnote110"></a><b>Note 110:</b><a href="#footnotetag110"> (retour) </a> Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du
+pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il
+était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (<i>Ab.
+Op</i>; Not., p. 1166.)</blockquote>
+
+<p>Soissons était une ville de la province ecclésiastique
+de Reims<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111"><sup>111</sup></a>. L'archevêque Raoul y avait convoqué
+ses suffragants, et quelques membres considérables
+du clergé, parmi lesquels on distinguait
+Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction
+sur Abélard n'était rien moins qu'établi.
+Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque
+de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au
+plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné
+se trouvait dans une partie du territoire de Champagne,
+dépendante de la province de Reims. Mais il
+n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser
+aux épreuves et aux discussions publiques, et il les
+avait en quelque sorte demandées<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112"><sup>112</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" name="footnote111"></a><b>Note 111:</b><a href="#footnotetag111"> (retour) </a> Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque
+de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons,
+d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de
+Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent
+au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que
+l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque
+de Soissons, est seule attestée. (<i>Gall. Christ</i>., t. IX, passim.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" name="footnote112"></a><b>Note 112:</b><a href="#footnotetag112"> (retour) </a> Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus
+p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du
+lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une
+hypothèse.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le
+clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait
+répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour
+avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en
+sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de
+ses disciples faillirent être lapidés par le peuple<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113"><sup>113</sup></a>.
+C'était assurément une situation toute neuve pour
+Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" name="footnote113"></a><b>Note 113:</b><a href="#footnotetag113"> (retour) </a> Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait
+brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme.
+(Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Église gall</i>., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)</blockquote>
+
+<p>Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son
+livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque,
+et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de
+la foi catholique, il était prêt à le corriger et à
+donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait
+déjà dans l'ouvrage même<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114"><sup>114</sup></a>. Le légat embarrassé le
+lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque
+et à ses conseillers, accusateurs devenus juges.
+L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent,
+feuilletèrent le manuscrit sans y rien
+trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur,
+et ils renvoyèrent le jugement à la fin du
+concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard
+s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et
+devant tous, il développait chaque jour la pensée
+de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le
+dogme intelligible, démonstratif, et commençait à
+retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt
+dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle
+haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on,
+«il harangue le public, et on ne lui répond
+pas! Le concile touche à son terme, un concile
+réuni principalement à cause de lui; et de lui il
+n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient
+reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces
+propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer
+de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation
+devenait à chaque instant plus nécessaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" name="footnote114"></a><b>Note 114:</b><a href="#footnotetag114"> (retour) </a> <i>Intruct. ad Theol</i>., prolog., p. 974.</blockquote>
+
+<p>Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns
+des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment
+l'embarrasser, après quelques mots flatteurs,
+il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait
+notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré
+Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant
+ne s'était pas engendré lui-même.</p>
+
+<p>«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en
+donnerai la raison.&mdash;Nous faisons peu de compte,»
+reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que
+de notre propre sens en pareilles matières; nous
+demandons les paroles de l'autorité.&mdash;Tournez
+le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.»
+Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric
+avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric
+n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée,
+celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur
+voulut ou Dieu permit que le passage se présentât
+aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, <i>de
+la Trinité</i>, livre I.&mdash;Celui qui croit qu'il est de la
+puissance de Dieu de s'être engendré lui-même,
+erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est
+point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune
+créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument
+aucune chose qui s'engendre elle-même<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115"><sup>115</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" name="footnote115"></a><b>Note 115:</b><a href="#footnotetag115"> (retour) </a> Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la
+Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint
+Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 21;
+<i>Introd</i>., l. II, p. 1066.&mdash;Saint Augustin, <i>Op. omn., De Trin</i>., l. I, c. I,
+t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)</blockquote>
+
+<p>Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent
+surpris et confus. Leur maître, pour essayer
+de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut
+bien l'entendre.&mdash;La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ
+Abélard; «mais vous demandiez un texte,
+et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la
+raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre
+opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut
+que le Père soit son propre fils.» A ces mots,
+Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit
+que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons
+ne seraient pour lui, et il s'éloigna.</p>
+
+<p>Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas
+que, dans le passage en question, c'était précisément
+une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en
+passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom,
+à un maître en théologie <i>qui occupait en France une
+chaire de pestilence</i><a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116"><sup>116</sup></a>. Albéric qui s'était reconnu,
+sans en convenir, avait dû naturellement trouver
+dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" name="footnote116"></a><b>Note 116:</b><a href="#footnotetag116"> (retour) </a> «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae
+cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (<i>Ab. Op., loc. cit</i>.) Je suis
+ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)</blockquote>
+
+<p>Le dernier jour du concile arriva, et avant la
+séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque
+et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait
+faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et
+l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et
+ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on
+reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse
+ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte
+de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi
+tout retardé, débat et jugement, les uns voulant
+échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres
+prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait
+plus facile et que le coup pourrait être brusquement
+et silencieusement porté. Mais Abélard avait
+un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques
+étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves.
+Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves,
+évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la
+dignité de son siège<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117"><sup>117</sup></a>, profita de l'embarras visible des
+assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela
+d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de
+ses talents, ses succès dans tous les enseignements,
+le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence,
+<i>de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à
+la mer</i>. Il ajouta que si l'on voulait le condamner
+par une décision en quelque sorte préjudicielle et le
+frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant
+beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt
+un grand parti pour sa défense, d'autant que rien
+dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la
+censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur
+publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la
+justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement,
+il fallait produire dans l'assemblée
+un écrit ou un dogme incontestablement de lui,
+l'interroger, et le laisser librement répondre, afin
+qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence;
+suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut
+sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne
+un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant,
+et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII,
+51.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" name="footnote117"></a><b>Note 117:</b><a href="#footnotetag117"> (retour) </a> Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race
+noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le
+siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment,
+étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques
+de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les
+affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. I, p. 22.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. VIII, p. 1134 et suiv.&mdash;<i>Hist. litt.
+</i>., t. XIII, p. 82.)</blockquote>
+
+<p>Cet avis fut accueilli par des murmures, et
+quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil
+était bien sage d'aller lutter de faconde avec un
+homme aux arguments et aux sophismes duquel
+l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se
+contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile
+de disputer avec le Christ, lequel pourtant
+Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la
+loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie
+et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait
+un examen plus mûr et une assemblée plus
+nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à
+Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que
+l'on y convoquât une réunion considérable et des
+plus savants hommes, pour examiner plus attentivement
+ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint
+l'assentiment du légat, et tous les autres parurent
+s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement
+gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se
+leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au
+concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de
+Chartres de la permission qui lui serait accordée de
+retourner dans son monastère, pour y attendre ce
+qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés
+ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait
+rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du
+diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent
+à l'archevêque qu'il serait ignominieux
+pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal,
+et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât.
+On revint donc au légat, on le pressa de changer
+d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir
+que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire,
+le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur
+renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent.
+On lui persuada que, pour fonder la condamnation,
+il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain
+pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un
+cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs
+pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel
+exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir
+le retour de semblables témérités. Le légat, à ce
+qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup
+sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui
+lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs
+amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait
+empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant
+Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à
+n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence
+qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à
+sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne
+point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout
+cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement,
+quelques jours après la dissolution du concile,
+rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et
+Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser
+la force; quand la force l'opprime en la faisant
+taire, c'est un martyre sans consolation. La
+consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la
+parole.</p>
+
+<p>Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On
+l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire
+d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes
+de la Trinité<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118"><sup>118</sup></a>. Jugé sans discussion, convaincu
+sans examen, on le força de jeter de sa propre
+main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement
+brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent
+des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il
+y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était
+seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il
+lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait
+croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une
+si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi
+universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.»
+A ce mot, un maître des écoles, qui se
+nommait Terric<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119"><sup>119</sup></a>, se prit à sourire, et lui souffla aussitôt
+ces paroles d'Athanase dans son symbole: «<i>Et
+pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul
+tout-puissant</i><a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120"><sup>120</sup></a>.» Et comme son évêque, qui l'avait
+entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal
+d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon
+intrépidement en citant les paroles de Daniel: «<i>Ainsi,
+fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la
+vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez
+au jugement</i> (XIII, 48 et 49), et jugez le juge
+lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné
+par sa propre bouche.» Alors l'archevêque,
+se levant, justifia comme il put, en changeant les
+termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la
+controverse, il établit qu'effectivement le Père était
+tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit,
+tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait
+pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait,
+on pouvait permettre au frère<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121"><sup>121</sup></a> d'exposer sa foi en présence
+de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver,
+et finalement prononcer. Cette concession,
+arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer
+la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se
+disposait à se défendre; heureux de professer et de
+développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage;
+le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant
+le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait
+parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires,
+prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin
+que de lui faire réciter le symbole d'Athanase<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122"><sup>122</sup></a>,
+et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps,
+qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à
+l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard
+laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix
+sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit
+aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de
+Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit
+en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara
+sur-le-champ.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" name="footnote118"></a><b>Note 118:</b><a href="#footnotetag118"> (retour) </a> Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I,
+p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation.
+C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir
+réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme,
+qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans
+auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. <i>De Gest. Frid</i>.,
+l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les
+mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une
+accusation inverse de celle de Soissons.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" name="footnote119"></a><b>Note 119:</b><a href="#footnotetag119"> (retour) </a> D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un
+certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi,
+dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (<i>De Gest. Frid</i>., l.1,
+c. XLVII.&mdash;Saresb. <i>Metalog</i>., l. I, c. V, et l. II, c. X.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII,
+p. 377.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" name="footnote120"></a><b>Note 120:</b><a href="#footnotetag120"> (retour) </a> La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à
+la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du
+symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il
+est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut
+bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas
+convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses,
+trois tout-puissants. (Le P. Petan, <i>Dogmat. theolog</i>., t. II, l. VIII, CIX,
+p. 562; édit. de Paris, 1844.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" name="footnote121"></a><b>Note 121:</b><a href="#footnotetag121"> (retour) </a> «Frater ille.» (<i>Ab. Op.</i>, p. 24.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" name="footnote122"></a><b>Note 122:</b><a href="#footnotetag122"> (retour) </a> Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase,
+quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à
+primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le
+nomme aussi la symbole <i>Quicumque,</i> parce qu'il commence par ce mot.
+Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (<i>Op.</i>, pars II, p. 381.)</blockquote>
+
+<p>Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur
+la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La
+mission des moines était de desservir l'église où les
+restes de ce prince furent longtemps déposés près
+de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon,
+apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable
+et respecté, investi de grands privilèges.
+L'abbé qui se nommait Geoffroi<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123"><sup>123</sup></a> et qui était un
+homme instruit et distingué, traita son captif ou
+plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines,
+espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec
+beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le
+consoler par mille soins; mais nulle consolation
+n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre
+au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La
+dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses
+illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré
+qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence
+avaient été vaincues dans sa personne, et
+l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première
+fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin.
+On ne peut peindre son désespoir. Passant de
+l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui
+l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son
+front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances
+et ses affronts passés étaient peu de chose
+auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était
+coupable, et il avait en quelque sorte mérité son
+malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une
+foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait
+de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il
+devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" name="footnote123"></a><b>Note 123:</b><a href="#footnotetag123"> (retour) </a> Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé
+de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en
+1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans
+l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XIII, p. 185.&mdash;<i>Annal. Bened</i>., t. VI, l. LXXV,
+p. 190; Append. p. 639.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 186 et 415.)</blockquote>
+
+<p>La manière dont le procès fut conduit prouve,
+en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses
+juges, et les opérations du concile ont quelques-uns
+des caractères de la persécution<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124"><sup>124</sup></a>. La haine et l'envie
+avaient depuis longtemps une revanche à prendre,
+et elles se plurent à employer comme instruments
+la sincérité ignorante, la piété craintive, et
+surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir
+ecclésiastique regarde naturellement comme un
+devoir, en présence de ce qui agite les consciences
+et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance
+commune. La lutte directe paraît s'être engagée
+entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans
+sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant
+il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard
+que la malveillance seule pût trouver à redire à ses
+ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout
+éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la
+parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire,
+et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne
+l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse,
+savoir que trois des attributs généraux de la divinité
+étant assignés, chacun spécialement et comme
+une propriété distinctive, à une personne différente
+de la Trinité, cette distribution était entièrement
+insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes
+de deux de ces trois attributs également nécessaires,
+également divins. Dans le premier cas,
+l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir
+la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant
+elle-même, brisait l'unité et se produisait sous
+la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle.
+Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et
+qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode,
+dans le langage, dans cette intention de raisonner
+la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler
+la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment
+le rationalisme chrétien, origine possible du
+rationalisme philosophique<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125"><sup>125</sup></a>. Mais comme assurément
+ces conséquences n'étaient pas distinctement
+dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées
+par des assertions contradictoires et d'une
+éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère
+de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie
+ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était
+dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement
+du concile, que ne condamne pas absolument
+la logique, demeure une iniquité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" name="footnote124"></a><b>Note 124:</b><a href="#footnotetag124"> (retour) </a> Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien
+d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous
+n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour
+Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent
+passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de
+l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne
+nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de
+Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires.
+(<i>Act. concil</i>., t. VI, para II, p. 1103.&mdash;Phil. Labbaei Concil. hist. synops.
+&mdash;<i>Anal. des conc</i>., par le P. Richard, t. V, suppl.&mdash;10th. Fris. <i>De Gest.
+Frid</i>. l. I, c. XLVII.&mdash;Saint Bern. <i>Op</i>., ep. CCCXXXI.&mdash;Gaufred. mon.
+Clar., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 381.&mdash;Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil</i>., t. III,
+p. 149.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" name="footnote125"></a><b>Note 125:</b><a href="#footnotetag125"> (retour) </a> «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de
+l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et
+l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il
+est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans
+avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard,
+en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats.
+Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même
+en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée
+sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les
+reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses
+ennemis.» (<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, p. 372.)</blockquote>
+
+<p>Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus
+désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent
+qui lui servait comme de prison cette impatience
+du joug et ce besoin de résistance polémique
+qui entraînait son esprit plus loin que son caractère
+n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il
+reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans
+quelque importunité, ce même Gosvin, que nous,
+avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui
+chercher une querelle scolastique. Celui-ci était
+venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour
+travailler, en qualité de prieur, à la réforme des
+abus et au rétablissement des études.<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126"><sup>126</sup></a> Déjà sous les
+murs de Soissons même, il avait été employé à une
+oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin;
+c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait
+fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que
+son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit
+à Saint-Médard que pour y être <i>lié comme un
+rhinocéros indompté</i>, il jugea convenable de le traiter,
+à l'exemple de l'abbé, <i>dans un esprit de douceur</i><a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127"><sup>127</sup></a>.
+Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons,
+il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler
+ses consolations de conseils et ses conseils de leçons.
+Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne
+point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné,
+il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à
+redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du
+monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement
+et à donner à tous l'enseignement et
+l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!»
+dit Abélard, qui sentait, à travers la charité
+du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur,
+«qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller,
+vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent
+sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui
+ne sauraient pas répondre à cette question:
+Qu'est-ce que l'honnêteté?&mdash;Vous dites vrai,» reprit
+aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux
+qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté
+ignorent entièrement ce que c'est; et si
+dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit
+qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez
+sur votre chemin, et vous éprouverez que nous
+n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la
+façon dont nous poursuivons son contraire<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128"><sup>128</sup></a>.» A
+cette réponse <i>ferme et mordante</i>, dit le moine historien
+de Gosvin, <i>le rhinocéros prit peur, pavefactus
+rhinocerosiste</i>; il se montra les jours suivants plus
+soumis à la discipline et plus craintif du fouet,
+<i>timidior flagellorum</i>. Voilà, si ces paroles caractéristiques
+sont exactes, comment, dans les retraites
+de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait
+les héros de la pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" name="footnote126"></a><b>Note 126:</b><a href="#footnotetag126"> (retour) </a> <i>Ex vit. S. Gosv</i>., l. I, c. XVIII., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p.445.&mdash;<i>Gall.
+Christ</i>., t. IX, p. 415.&mdash;<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 185.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" name="footnote127"></a><b>Note 127:</b><a href="#footnotetag127"> (retour) </a> «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.&mdash;In
+spiritu lenitatis.» (S. Gosv., <i>ibid</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" name="footnote128"></a><b>Note 128:</b><a href="#footnotetag128"> (retour) </a> «Per insectationem contrarii sui.» (<i>Id. ibid</i>.)</blockquote>
+
+<p>A peine rendu, cependant, le jugement du concile
+fut loin de rencontrer une approbation générale. On
+trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation.
+L'oppression était évidente, le droit très-douteux.
+Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la
+vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient
+siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient
+la solidarité du jugement et désavouaient leur
+propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire
+à ce qu'il appelait la jalousie des Français, <i>invidia
+Francorum</i>, et tout repentant de ce qui s'était
+passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener
+Abélard dans son couvent<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129"><sup>129</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" name="footnote129"></a><b>Note 129:</b><a href="#footnotetag129"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 25.</blockquote>
+
+<p>A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des
+ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines
+par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient
+disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter;
+et une occasion ne tarda pas à survenir où il
+faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire
+de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres,
+il tomba par hasard sur un passage où il est dit
+que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe,
+et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait
+être du goût des moines. Ils tenaient à ce que
+leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le
+livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes,
+fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130"><sup>130</sup></a>.
+Sans songer à l'orage qu'il allait soulever,
+Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns
+des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant
+le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent
+fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent
+victorieusement le témoignage d'Hilduin,
+leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour
+vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce
+avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La
+conversation se prolongeant, Abélard, sommé de
+s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité
+d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de
+toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question,
+peu importait qui des deux Denis eût fondé
+l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne
+céleste. L'indignation fut alors générale; on
+s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps
+été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui
+flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement
+religieux, mais de tout le royaume dont
+l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et
+l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont
+on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler
+le chapitre; puis, en présence de la congrégation
+entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi
+qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse
+offense. Il semblait que l'imprudent lecteur
+de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa
+de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la
+discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain,
+et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il
+le remît au roi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" name="footnote130"></a><b>Note 130:</b><a href="#footnotetag130"> (retour) </a> Act. XVII, 34.&mdash;Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé,
+au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et
+l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage
+auquel Abélard fait allusion se trouve dans les <i>Expositions du Nouveau
+Testament.</i> (Bed. Ven. <i>Op.</i>. t. V, <i>Exp. Act. Apost.,</i> c. XVII.) Quant à la
+question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut
+plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr
+du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui
+mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite
+a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas
+l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à
+l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III,
+sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques
+de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce
+nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là
+conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (<i>Ab.
+Op.</i>, p. 25, et Not., p. 1189.&mdash;Tillemont, <i>Mém. pour servir à l'hist. ecclés.</i>,
+t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)</blockquote>
+
+<p>L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition
+monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de
+l'avis du vénérable Bède<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131"><sup>131</sup></a>. Poussé à bout par tant
+d'acharnement et de violence, las de voir toujours
+ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses,
+et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de
+sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères
+qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis,
+il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de
+Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait
+la retraite déjà habitée par lui quelque temps.
+Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas
+inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait
+éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132"><sup>132</sup></a>, occupé par des
+moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur
+était un de ses anciens amis. En même temps, il
+essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis
+et à sa congrégation une lettre que nous avons
+encore, et où, discutant la question tranchée par Bède,
+il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont
+été évêques de Corinthe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133"><sup>133</sup></a>. Mais cette concession fut
+inutile.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" name="footnote131"></a><b>Note 131:</b><a href="#footnotetag131"> (retour) </a> <i>Ut fama est</i>, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (<i>Hist. Univ. par.</i>,
+t. II, p. 85.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" name="footnote132"></a><b>Note 132:</b><a href="#footnotetag132"> (retour) </a> Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré
+soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII,
+p. 530.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" name="footnote133"></a><b>Note 133:</b><a href="#footnotetag133"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> pars II, ep. II, <i>Adae dilectissimo patri suo abbati</i>, p. 224.</blockquote>
+
+<p>Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une
+bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette
+ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec
+son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda
+d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution
+et la permission de vivre suivant la règle
+monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut
+en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné
+et promit une réponse avant son départ. La
+réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye,
+s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre
+couvent, comme il en avait sans doute le dessein,
+et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour
+asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis,
+n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent
+le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait
+aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes
+les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir
+plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de
+l'excommunication.</p>
+
+<p>Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une
+grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir
+quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134"><sup>134</sup></a>.
+Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était
+Suger, celui qui devait être un jour régent du
+royaume.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" name="footnote134"></a><b>Note 134:</b><a href="#footnotetag134"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. <i>Musée des
+mon. franç.</i>, t. 1, p. 234, pl. n° 518.&mdash;Cf. <i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 308.</blockquote>
+
+<p>Suger était alors un homme tout politique, un simple
+diacre employé par le roi aux plus grandes affaires,
+et à l'époque où il devint abbé, en ambassade
+à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de
+l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui,
+se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui
+le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les
+demandes adressées au prédécesseur. La décision se
+faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait
+Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques
+amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva
+pas que Louis VI eût grand souci de la qualité
+d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui
+devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une
+tournure favorable.</p>
+
+<p>Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de
+l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre
+aussi comme Suger; mais homme d'État et homme
+de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les
+convenances du clergé, et saint Bernard regardait
+l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour
+l'Église<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135"><sup>135</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" name="footnote135"></a><b>Note 135:</b><a href="#footnotetag135"> (retour) </a> Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter
+sur sa conversion. (Saint Bern. <i>Op.,</i> ep. LXXVIII.)</blockquote>
+
+<p>Abélard avait compté sur la politique du conseil
+du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins
+l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle
+serait soumise et temporellement utile à la couronne,
+peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il
+pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y
+retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on
+ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité
+abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation
+exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait
+pouvait être assez du goût de la cour, et
+lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir
+sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La
+royauté commençait à devenir pour les individus la
+protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors
+à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre,
+suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières.
+Étienne de Garlande et Suger s'entendirent
+donc aisément<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136"><sup>136</sup></a>. Pour que tout fût en règle, le ministre
+fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des
+motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans
+un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le
+scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût
+espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation
+et son censeur une évidente incompatibilité
+d'humeurs. L'abbé demanda seulement que,
+pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât
+pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une
+retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée,
+et le tout fut promis et ratifié en présence du
+roi et de son conseil.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" name="footnote136"></a><b>Note 136:</b><a href="#footnotetag136"> (retour) </a> Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander
+un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était
+adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier,
+veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il
+dans la table de son recueil <i>Historiae Francorum scriptores</i> (t. IV, p. 537 et
+538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est
+insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain
+Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, p. 455 et 456.)</blockquote>
+
+<p>Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne
+fut si mémorable par l'émancipation des communes,
+berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher
+son nom à ce grand événement, et sa puissance
+en profita, comme si sa volonté en eût été la cause.
+Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au
+moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot.
+Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle
+fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les
+habiles ministres, et il y a certainement quelque
+secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement
+des communes et celle qui protégeait
+Abélard.</p>
+
+<p>Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir
+sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes,
+aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il
+connaissait pour y être allé souvent lire et méditer,
+ou même enseigner quelquefois<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137"><sup>137</sup></a>. C'était dans la paroisse
+de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là,
+dans quelques prairies qui lui furent données, il
+construisit avec la permission d'Atton, évêque de
+Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il
+dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette
+retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant
+ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin,
+et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" name="footnote137"></a><b>Note 137:</b><a href="#footnotetag137"> (retour) </a> «Ubi legere (<i>alias</i> degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau
+du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes,
+sur la route de Paris. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 609.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 28
+Not., p. 1117.&mdash;Willelm. Godel. et Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist</i>.,
+t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)</blockquote>
+
+<p>C'est une chose étrange que les vicissitudes de la
+vie que nous racontons. Elles se multiplient comme
+les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire
+et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas
+réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre
+à vivre dans un humble repos. Aucune
+situation régulière et commune ne peut lui convenir
+longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher
+querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre
+la résistance, il s'étonne en gémissant.
+Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux
+petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté
+par les passions puériles; il se prend d'une
+querelle domestique avec des moines, et aussitôt
+tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie
+des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer
+de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès
+qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la
+vie du cloître, il se fait ermite<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138"><sup>138</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" name="footnote138"></a><b>Note 138:</b><a href="#footnotetag138"> (retour) </a> Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il
+trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à
+cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient
+parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante
+les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé
+quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra....
+apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii,
+Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (<i>De vit. solitar</i>., l. II, sect. VI,
+c. I.)</blockquote>
+
+<p>Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du
+reste du monde, et son désert était à moins de trente
+lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans
+doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre
+vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle
+génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent
+désertés pour cette Thébaïde de la science<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139"><sup>139</sup></a>. Des tentes
+se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts
+de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux
+disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient
+de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme
+au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait
+à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie
+aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la
+science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante,
+regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient
+eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la
+rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis
+lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout
+pour le suivre. De moment en moment, il pensait
+que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux?
+La persécution, loin de leur profiter, servait
+à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait
+réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de
+l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant
+de mendier<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140"><sup>140</sup></a>, voilà que la vieille science, à laquelle
+il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait
+une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient
+des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui
+cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient
+ses habits; des prêtres même lui apportaient
+leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux
+était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent
+en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié
+d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des
+méditations d'Abélard à cette époque; et même il y
+avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se
+composait de trois figures adossées, et parfaitement
+semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature
+de la trinité des personnes. Cette statue se voyait
+encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle.
+Les trois personnes divines étaient sculptées dans une
+seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était
+placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole
+suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était
+attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules
+et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes.
+A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée
+portant ces mots écrits: <i>Filius meus es tu</i>. À la droite du
+Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la
+ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa
+poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles:
+<i>Pater meus es tu</i>. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu
+encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées
+sur son sein. Sa légende était: <i>Ego utriusque spiraculum</i>.
+Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit
+une couronne d'olivier, le Père la couronne
+fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient
+les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient
+le Père qui seul était chaussé. Cette image
+singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je
+crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit
+d'Abélard était profondément coupé de ce dogme
+fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant,
+l'établissement des bords de l'Ardusson devint en
+quelque sorte le monument de cette grâce divine qui
+l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme
+c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom
+du <i>Consolateur</i> ou du <i>Paraclet</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141"><sup>141</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" name="footnote139"></a><b>Note 139:</b><a href="#footnotetag139"> (retour) </a> «Relictis et civitatibus et castellis.» (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 23.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" name="footnote140"></a><b>Note 140:</b><a href="#footnotetag140"> (retour) </a> Luc, XVI, 3.&mdash;(<i>Ab. Op</i>., loc. cit., et ep. II, p. 43.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" name="footnote141"></a><b>Note 141:</b><a href="#footnotetag141"> (retour) </a> D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine
+de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière
+cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur
+des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en
+faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, peu favorables
+à Gervaise, admettent le fait. (<i>Vie d'Abél.</i>, t. I, l. II, p. 229.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des <i>Annales bénédictines</i>, qui
+paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre
+Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue
+avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'<i>Iconographie
+chrétienne</i> de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un
+manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (<i>Annal. ord.
+S. Bened.</i>, t. VI, l. LXXIII, p. 85.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 571.&mdash;<i>Mus.
+des monum. franç.</i>, t. I, pl. n° 516.&mdash;<i>Icon. chrét.</i>, p. 604.)</blockquote>
+
+<p>On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur
+cette académie de scolastique qu'il forma au milieu
+des champs. On sait seulement qu'il y maintenait
+l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux
+témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti
+de quelques désordres secrets parmi les écoliers,
+le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons,
+ou du moins exigea que la communauté fût
+dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre,
+d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez
+éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le
+temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de
+participer aux études, et de s'en retourner<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142"><sup>142</sup></a>. D'ailleurs
+la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence
+d'une sorte de congrégation formée, comme le
+dit un de ses membres, <i>au souffle de la logique (aura
+logicae)</i>, tout cela était cher aux écoliers, donnait de
+l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la
+sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un
+d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire,
+exhala leur douleur commune dans une complainte
+en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre
+premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième
+un vers français qui sert de refrain<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143"><sup>143</sup></a>. Cette
+chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit
+et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance;
+mais elle ne manque pas de sentiment ni
+d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait
+de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel
+respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se
+désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence,
+<i>quo logices fons erat plurimus</i>. Je me figure que les
+écoliers chantaient en choeur cette complainte, que
+de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps,
+et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes
+de celles qu'Abélard lui-même avait su
+rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se
+laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces
+mots:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Desolatos, magister, respice,</p>
+<p>Spemque nostram quae languet refice.</p>
+<p class="i4">Tort a vers nos li mestre.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" name="footnote142"></a><b>Note 142:</b><a href="#footnotetag142"> (retour) </a>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Heu! quam crudelis iste nuntius</p>
+<p>Dicens: «Fratres, exito citius;</p>
+<p>Habitetur vobis Quinciacus;</p>
+<p>Alioquin, non leget monachus.»</p>
+<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i>.</p>
+<p>Quid, Hilari, quid ergo dubitas?</p>
+<p>Cur non abis et villam habitas?</p>
+<p>Sed te tenet diei brevitas,</p>
+<p>Iter longum, et tua gravitas.</p>
+<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i></p>
+<p class="i4">(<i>Ab. Op</i>., pars II, <i>Elegia</i>, p. 243.)</p>
+ </div> </div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" name="footnote143"></a><b>Note 143:</b><a href="#footnotetag143"> (retour) </a> Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers
+latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de
+dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il
+est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous
+se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et
+un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. <i>Tort a vers nos li
+mestre</i> ou <i>mestres</i>, cela signifie <i>le maître a tort envers nous</i> ou <i>nous fait
+tort</i>. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche.
+M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son <i>Recueil de
+chants historiques français</i>. Il la fait précéder de quelques détails que
+abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec
+d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la
+Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en
+1838. (<i>Hilarii versus et ludi</i>, Paris, petit
+in-8° de 76 pages, p. 14.)
+Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.<br><br>
+
+Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en
+disent les <i>Annales bénédictines</i>, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard
+eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur
+d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (<i>Ab. Op.</i>, loc. cit.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.&mdash;<i>Annal. ord. S. Bened.</i>, t. VI,
+l. LXVIII, p. 315.)</blockquote>
+
+<p>La renommée était venue le chercher dans sa solitude.
+Il fallut bien qu'après quelque temps elle
+signalât son retour, en ramenant les alarmes avec
+elle.</p>
+
+<p>L'enseignement du philosophe n'avait sans doute
+point changé de caractère; le soupçon et la défiance
+ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de
+poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement
+l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun,
+rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui
+fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton
+du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une
+consécration à peu près sans exemple, la coutume
+étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au
+Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir
+dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu
+détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité.
+Il est cependant difficile de comprendre comment,
+lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit,
+lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte,
+lui est spécialement consacrée, il serait
+coupable ou inconvenant de lui dédier un temple,
+qui sous tous les noms, même sous celui de la
+Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement
+la maison du Seigneur<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144"><sup>144</sup></a>. Mais c'était une
+nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute
+nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son
+établissement, les préjugés hostiles se ranimaient
+contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui
+devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la
+vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le
+Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des
+lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété
+vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail
+aride des sciences humaines à l'exclusive recherche
+de l'éternelle béatitude<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145"><sup>145</sup></a>. Ce qui est mieux
+prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors
+une sollicitude aussi charitable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" name="footnote144"></a><b>Note 144:</b><a href="#footnotetag144"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 30, 31.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" name="footnote145"></a><b>Note 145:</b><a href="#footnotetag145"> (retour) </a> Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées <i>dilecto filio suo</i> ou
+<i>praecordiali filio, magistro Petro</i>. Elles ont pour but d'exhorter un homme
+absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des
+opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir
+le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un
+esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à
+Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois <i>in
+Trecensi cella</i>. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas
+comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint
+abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de <i>magister
+Petrus</i>, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison
+avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit
+celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres
+Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces
+lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se
+trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans
+l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse;
+autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite
+un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre
+philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (<i>Bibl. Clun.,
+Petr. Ven</i>. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.&mdash;<i>Annal. ord.
+S. Ben</i>., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)</blockquote>
+
+<p>Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés
+dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus
+dignes et plus formidables.</p>
+
+<p>Deux hommes commençaient à s'élever dans
+l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et
+puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous
+deux renommés par la piété, le savoir, l'activité,
+l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions
+qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une
+charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels
+à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et
+implacables, faits pour édifier et opprimer la terre,
+et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et
+les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel.</p>
+
+<p>L'un, saint Norbert<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146"><sup>146</sup></a>, d'une famille distinguée de
+Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé
+sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple
+prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le
+repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu
+prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir
+son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la
+foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque
+dans ses manières et son costume, il fut cité comme
+fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se
+justifia, et même il obtint des papes Gélase et
+Calixte II la permission de prêcher la parole sainte.
+Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout
+il produisit un grand effet sur le peuple,
+mais réussit peu à réformer les chanoines dont il
+avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant
+échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non
+loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré,
+y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre
+de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre
+ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut
+d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines
+et devint bientôt archevêque de Magdebourg
+(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé
+par de grands princes, il unissait à une activité
+infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration,
+dans une sorte de révélation personnelle, qui
+le conduisit à essayer des prophéties et des miracles.
+Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist,
+il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui
+lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il
+se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne
+comme un de ses persécuteurs, et tout dans la
+vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété,
+devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre
+le christianisme tout intellectuel du grand
+dialecticien de la théologie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" name="footnote146"></a><b>Note 146:</b><a href="#footnotetag146"> (retour) </a> Voyez, dans l'<i>Histoire littéraire</i>, l'article <i>saint Norbert</i>, t. XI, p. 243,
+et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.</blockquote>
+
+<p>L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son
+temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son
+nom est environné d'un bien autre éclat historique.
+Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges
+d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent
+tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil,
+mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant
+à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible,
+encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de
+volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter
+l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents
+la morale et la foi. Il avait de plus en plus
+enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front
+pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil
+vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs,
+les évêques, les princes, les rois, l'héritier
+de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec
+douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour
+tous des prières, des menaces, des larmes et des
+châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes
+et des sanctuaires. C'était saint Bernard.</p>
+
+<p>Abélard accuse formellement ces deux hommes
+d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés,
+les principaux artisans de ses malheurs<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147"><sup>147</sup></a>. Suivant
+lui, ces <i>nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup</i>,
+allaient prêchant contre lui, répandant tantôt
+des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie,
+détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à
+l'amitié, le signalant à la surveillance de
+l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu
+dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y
+eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut
+croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous
+verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque
+Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite,
+nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques
+mots des lettres du saint lui-même semblent
+prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention
+aux opinions du moine philosophe<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148"><sup>148</sup></a>. Au temps de
+l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122
+à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement.
+Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses
+plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le
+recommander au grand réformateur des moines, à
+l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux,
+au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque
+Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première
+place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un
+jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant,
+céder au ressentiment contre une persécution
+future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un
+à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente
+de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié,
+et deviné la persécution dans les actes qui la
+préparaient.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" name="footnote147"></a><b>Note 147:</b><a href="#footnotetag147"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation
+est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint
+Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les
+censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'<i>Histoire
+littéraire</i>, etc.; on est unanime sur ce point. (<i>Id.</i>, ep. II, p. 42 et Censur.
+Doctor. paris.; Not., p. 1177.&mdash;<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.&mdash;Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 95.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" name="footnote148"></a><b>Note 148:</b><a href="#footnotetag148"> (retour) </a> Saint Bern., <i>Op.</i>, ep. CCXXVII.</blockquote>
+
+<p>Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une
+grande distance du Paraclet<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149"><sup>149</sup></a>. Il n'y avait pas dix ans
+que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son
+abbé, était descendu avec quelques religieux dans
+ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu
+de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord
+la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et
+d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient
+devant lui de vénération, de crainte et
+d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans
+être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement
+avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet.
+Clairvaux renfermait une milice active et docile
+dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle
+à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut.
+C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet
+était comme une tribu libre qui campait dans les
+champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre
+et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle
+de la nature, voyant dans la religion une science
+et un sentiment, non une institution et une cause.
+C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal,
+moins l'esprit de secte et les doctrines du
+stoïcisme<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150"><sup>150</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" name="footnote149"></a><b>Note 149:</b><a href="#footnotetag149"> (retour) </a> Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà
+de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou
+1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard.
+On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (<i>Gall. Christ.</i>, t. IV, p. 706.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" name="footnote150"></a><b>Note 150:</b><a href="#footnotetag150"> (retour) </a> Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance
+du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de
+Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du
+jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères
+parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi
+les jésuites.</blockquote>
+
+<p>Deux institutions aussi opposées et aussi voisines,
+qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations
+environnantes, ne pouvaient manquer d'être
+rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement
+se soupçonner et se méconnaître. Il y avait
+autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux
+plus de puissance réelle, et je conçois que saint
+Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence
+qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès
+lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance
+du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser,
+heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables
+de proscription.</p>
+
+<p>Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé.
+De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs
+l'avaient rendu craintif; il était prompt à
+voir la persécution là où il apercevait la malveillance.
+Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet,
+il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à
+être traîné devant un concile comme hérétique ou
+profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent
+se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait
+le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant
+la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir
+si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques,
+de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre
+en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait
+là plus de charité ou plus d'oubli<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151"><sup>151</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" name="footnote151"></a><b>Note 151:</b><a href="#footnotetag151"> (retour) </a> <i>Ab. Op., ep. I, p. 32.</i></blockquote>
+
+<p>Une inspiration du même genre lui fit prendre
+alors un parti funeste, et chercher le repos dans le
+séjour où l'attendaient les plus cruelles misères.</p>
+
+<p>On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire
+qui s'étend au sud de Vannes, le long de
+la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un
+antique monastère, au sommet de rochers battus à
+leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au
+XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys,
+fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont
+elle portait le nom. L'église encore debout, monument
+romain dans ses parties primitives, offre des
+traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la
+pleine mer du haut d'un quai naturel de granit
+foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152"><sup>152</sup></a>.
+Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur,
+et avec l'agrément et peut-être sur le désir de
+Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour
+remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des
+religieux lui furent députés en France; ils obtinrent
+pour lui le consentement de l'abbé et des moines
+de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du
+Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées
+en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et
+menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta,
+et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient
+l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident
+l'inimitié de la France.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" name="footnote152"></a><b>Note 152:</b><a href="#footnotetag152"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i> et pag. suiv.&mdash;Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais
+l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent
+n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit,
+avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures
+qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte
+s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent
+recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du
+vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, <i>Notes
+d'un voyage dans l'ouest de la France</i>, 1836, p. 281 et suiv.&mdash;<i>Magasin
+Pittoresque</i>, t. IX, p. 311.)</blockquote>
+
+<p>On l'appelait dans un pays barbare dont la langue
+même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude
+et de péril lui devenait insupportable, sa force
+ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent
+et rendu plus timide, il était prêt à chercher
+dans les partis extrêmes le repos et la sécurité
+qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne;
+et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques,
+de méditations rêveuses, tout occupé des
+plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner
+un indomptable troupeau de moines sauvages,
+qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient
+point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le
+désordre, la violence, la férocité, tels étaient les
+nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les
+premiers instants, il reconnut avec effroi quelle
+tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour
+comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée,
+à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait
+comme la conquête du monastère dont il tenait
+presque tous les domaines; il écrasait les moines de
+ses exactions, il les forçait à payer tribut comme
+des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée,
+ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers
+à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se
+plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions,
+leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun
+d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles,
+des reproches, des vols secrets, et une sorte
+de complot pour compromettre ou lasser un chef trop
+sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre
+désir de rétablir la discipline. Abélard, privé
+d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le
+seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment
+pénible d'un isolement sans repos et d'une activité
+sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran
+voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les
+frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces
+rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence
+de l'immensité sombre du ciel et de la mer,
+il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité
+de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les
+maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était
+venu chercher, et il hésitait dans le choix.</p>
+
+<p>Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il
+a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se
+trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive
+du génie littéraire du nôtre. Des monuments
+singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés
+naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition
+allemande des chants élégiaques longtemps
+inconnus, <i>Odae flebiles</i>, où sous le voile transparent
+de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs.
+Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique
+ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de
+quelque personnage hébraïque qu'il met en scène,
+il y laisse échapper des plaintes dictées et comme
+animées par ses souvenirs<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153"><sup>153</sup></a>. Par exemple, dans ce
+chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on
+pas entendre les gémissements du prisonnier de
+Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le
+plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël....
+Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses
+ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue
+perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise
+dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave
+ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu,
+Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents?
+nulle grâce n'attend la trahison....»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" name="footnote153"></a><b>Note 153:</b><a href="#footnotetag153"> (retour) </a> <i>P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.&mdash;Spicilegium Vaticanum.</i>
+Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.&mdash;Le manuscrit conservé
+à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses
+fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant
+de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit
+que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation
+moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre,
+et aucun ne contenait cette musique.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de
+Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de
+Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse?
+«Je suis devenue la proie d'un homme impur,
+j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur
+à moi, misérable, qui me suis moi-même
+perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans
+la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement
+de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse,
+la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait
+dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre
+châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi,
+misérable jeune homme<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154"><sup>154</sup></a>!....»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" name="footnote154"></a><b>Note 154:</b><a href="#footnotetag154"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Amoris impulsio</p>
+<p class="i4">Culpae sanctificatio,....</p>
+<p class="i4">Levis aetas juvenilis</p>
+<p class="i4">Minusque discreta</p>
+<p class="i4">Ferre minus a discretis</p>
+<p class="i4">Debuit in poena.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la
+bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle
+pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse,
+entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique
+où la victime se sacrifie<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155"><sup>155</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" name="footnote155"></a><b>Note 155:</b><a href="#footnotetag155"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Ad testas choreas coelibes</p>
+<p>Ex more venite Virgines!</p>
+<p>Ex more sint odae flebiles</p>
+<p>Et planctus ut cantus celebres,</p>
+<p>Incultae sint moestae facies</p>
+<p>Plangentum et flentum similes!....</p>
+<p>O stupendam plus quam flendam virginem!</p>
+<p>O quam rarum illi virum similem....</p>
+<p>Quid plura, quid ultra dicemus?</p>
+<p>Quid fletus, quid planctus gerimus?</p>
+<p>Ad finem quod tamen cepimus</p>
+<p>Plangentes et flentes ducimus.</p>
+<p>Collatis circa se vestibus,</p>
+<p>In arae succensae gradibus,</p>
+<p>Traditur ab ipsa gladius....</p>
+<p>Hebraeae dicite Virgines,</p>
+<p>Insignis virginis memores,</p>
+<p>Inclytae puellae Israel,</p>
+<p>Hac valde virgine nobiles!</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard,
+Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations
+touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque
+de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge,
+sont empreints de cette douleur pensive, rare au
+moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme,
+de la gloire et de l'amour.</p>
+
+<p>À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter.
+Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou
+laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers
+amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir
+à la continuation du divin sacrifice sur l'autel
+qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un
+nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer
+sa faute et de fonder le seul monument qui
+devait durer après lui.</p>
+
+<p>Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher
+aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque
+sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir
+qui semble la remplir et qui la protège encore
+dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée,
+ou du moins il est enseveli et scellé comme
+dans la tombe au plus profond de son coeur. Les
+portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur
+celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli.
+Cependant son caractère et son esprit l'avaient
+bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et
+l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint
+que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse,
+y avait étudié les chartes du monastère, entreprit
+de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre
+d'ancien domaine enlevé par les événements à son
+abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs
+en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété
+aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent
+assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne.
+Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille
+Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet,
+y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans
+s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement,
+devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes.
+Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape
+Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens
+titres, entre autres une donation fort en règle
+des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son
+fils<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156"><sup>156</sup></a>, et il accusa les religieuses de quelques désordres
+que par malheur il réussit à prouver<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157"><sup>157</sup></a>. Il était
+devenu sévère, et après quatre ans d'une administration
+fort différente, il avait entrepris la réforme de
+son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances,
+une bulle de 1127 déposséda les religieuses
+d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées
+violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye
+de Notre-Dame-des-Bois<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158"><sup>158</sup></a>; les autres, parmi lesquelles
+on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe,
+deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un
+asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut
+apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon
+du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne
+(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir,
+avec celles de ses religieuses qui lui restaient
+attachées, dans l'oratoire abandonné. En même
+temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession
+perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les
+biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes,
+approuva cette donation, qui devait être, moins de
+deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée
+inviolable sous peine d'excommunication<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159"><sup>159</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" name="footnote156"></a><b>Note 156:</b><a href="#footnotetag156"> (retour) </a> Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa
+femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en
+665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire
+y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les
+Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme
+tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs
+droits. (<i>Ab. Op.</i>; Not. p. 1180.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" name="footnote157"></a><b>Note 157:</b><a href="#footnotetag157"> (retour) </a> C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des
+religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat,
+évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres
+et de Soissons. (Duchesne, <i>Script. Franc.</i>, t. IV; Suger, <i>De reb. a se
+gest.</i>, p. 333.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XII; <i>vit. Ludovic Gross.</i>, p. 49; <i>Grandes
+chron. de France</i>, XVI, p. 180.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" name="footnote158"></a><b>Note 158:</b><a href="#footnotetag158"> (retour) </a> Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou
+<i>Beata Maria de Nemore</i>, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny.
+On ne sait pas la date de sa fondation. (<i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 586.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" name="footnote159"></a><b>Note 159:</b><a href="#footnotetag159"> (retour) </a> Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont
+atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou
+ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent
+au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait
+universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est
+empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles,
+lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent,
+et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes
+de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par
+le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est
+donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que
+le monastère est appelé le Paraclet. (<i>Ab. Op</i>., p. 346-354.)</blockquote>
+
+<p>Il arriva en effet vers ce temps un événement qui
+émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius
+était mort au mois de février 1130, et aussitôt
+Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre
+de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le
+nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours
+après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu
+par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le
+nom d'Anaclet.</p>
+
+<p>Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts
+de la puissante famille des Frangipani, qui lui
+donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II
+se vit contraint de chercher un refuge en France, et
+il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les
+cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant
+lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre
+du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard,
+le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable,
+abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande
+pompe dans le monastère même où Anaclet avait été
+religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé
+par la puissance temporelle et par les deux
+hommes les plus considérables de l'Église gallicane,
+il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères,
+dédiant les églises, consacrant les autels,
+confirmant les donations pieuses, présidant les conciles
+ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur
+son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques
+et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic
+Vital, «une immense charge pour toutes les églises
+des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du
+siége apostolique<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160"><sup>160</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" name="footnote160"></a><b>Note 160:</b><a href="#footnotetag160"> (retour) </a> «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (<i>Ord. Vit. Hist.
+eccles.</i>, l. XIII. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 750.)</blockquote>
+
+<p>Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu
+l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande,
+et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient
+réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants
+dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre,
+qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par
+saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage.
+De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour
+Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et
+s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur
+Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère
+de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville
+sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle,
+par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et
+par son père Philippe I. Il demeura deux jours
+dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna
+consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation
+de saint Laurent et de tous les martyrs, le
+20 janvier 1131<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161"><sup>161</sup></a>. Cette cérémonie fut remarquable
+par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était
+d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire
+de onze cardinaux au moins, parmi lesquels
+on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano,
+et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre
+de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain
+du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de
+Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain,
+et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le
+sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la
+chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué
+de célébrer ce jour mémorable, et de nommer
+les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur;
+c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni,
+Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien
+de Beauvais, l'abbé Girard, <i>homme lettré et
+religieux</i>; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux,
+qui était alors le prédicateur de la parole
+divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard,
+abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux,
+et le plus éminent recteur des écoles où
+affluaient les hommes lettrés de presque toute la
+latinité<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162"><sup>162</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" name="footnote161"></a><b>Note 161:</b><a href="#footnotetag161"> (retour) </a> La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno
+incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (<i>Ex Chron. mauriniac,
+Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" name="footnote162"></a><b>Note 162:</b><a href="#footnotetag162"> (retour) </a> <i>Ex Chron. maur., ibid.</i>&mdash;Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et
+60; Suger, <i>De vit. Ludov. Gross.</i>; le t. XII de la <i>Gall. Christ.</i>, p. 45; l'<i>Histoire
+de saint Bernard</i>, par Neander, l. II; et l'<i>Histoire littéraire de la
+France</i>, t. XII, p. 218-220.</blockquote>
+
+<p>Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté;
+il forma des relations directes avec des membres
+du sacré collége; il figura, avec saint Bernard,
+parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane.
+Sans doute l'intérêt de son établissement du
+Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait
+solliciter pour cette institution naissante l'autorisation
+et la bénédiction du successeur de saint Pierre;
+et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous
+voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de
+Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées
+filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et
+autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un
+diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée
+de tous les biens qu'elles possédaient et de tous
+ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois
+ou des princes, avec peine de déchéance et de privation
+du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ
+contre quiconque oserait attenter dans l'avenir
+à leurs droits ou possessions.</p>
+
+<p>Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet,
+dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse.
+Du moins le devint-elle de fait; car bien
+qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la
+bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une
+seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom
+d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère
+du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163"><sup>163</sup></a>; le
+saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc
+pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur
+dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante
+piété d'Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" name="footnote163"></a><b>Note 163:</b><a href="#footnotetag163"> (retour) </a> <i>Ab. Op., literae seu diplom.</i>, p. 346-348.</blockquote>
+
+<p>Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs
+menèrent une vie de privations; mais elles priaient
+avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le
+respect et l'affection des populations voisines vinrent
+à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources,
+et au bout de quelque temps l'établissement
+prospéra.</p>
+
+<p>Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant
+d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que
+jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin,
+il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.</p>
+
+<p>Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque
+de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son
+silence est-il permis de croire que tous ces arrangements
+se conclurent sans que les deux époux fussent
+un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous
+à citer les paroles calmes et douces par lesquelles
+il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau
+de cette heureuse fondation.</p>
+
+<p>«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année,
+plus enrichies, je pense, en biens terrestres que
+je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué
+d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus
+faible, la pauvreté des femmes est plus touchante,
+et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur
+vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis,
+le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible
+grâce à cette femme, ma soeur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164"><sup>164</sup></a>, qui était à leur
+tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille,
+les abbés comme leur soeur, les laïques comme une
+mère; et tous également ils admiraient sa piété,
+sa prudence, et en toute chose une incomparable
+douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se
+laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre
+pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation
+sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec
+ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien
+tout spirituel.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" name="footnote164"></a><b>Note 164:</b><a href="#footnotetag164"> (retour) </a> «Illi sorori nostrae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 34.)</blockquote>
+
+<p>Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le
+triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait
+là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant
+du moins une pensée douce. Cependant, comme les
+commencements du Paraclet furent difficiles, et que
+les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment,
+les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on
+lui reprochait de délaisser un établissement qu'il
+n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir.
+I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses
+soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles
+et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels
+et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque
+temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces
+pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent
+sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le
+décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et
+comme il était alors plus que jamais tourmenté par
+ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, <i>un
+port tranquille où il pouvait quelque peu respirer</i>. Cependant
+on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse
+et qu'il lui parlait peu<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165"><sup>165</sup></a>. Elle-même s'en plaindra
+bientôt.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" name="footnote165"></a><b>Note 165:</b><a href="#footnotetag165"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 38, et op. II, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent
+le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je
+ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui
+reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
+qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il
+semble au contraire que son âme endurcie et glacée
+n'avait plus de sensibilité que pour la douleur.</p>
+
+<p>Toutefois si l'on regarde plus attentivement au
+fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son
+langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa
+conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte
+de parti pris, et deviner les combats que se livraient
+dans son âme les cuisants regrets, la honte amère,
+le respect de soi-même, de la religion et du passé,
+peut-être la crainte vague de la faiblesse de son
+coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les
+reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur
+de conscience. Il semble ne tracer pour ses
+religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
+évangéliques, des règles monacales, des lettres de
+spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition;
+mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre,
+quoique si contenue, une préoccupation si évidente
+et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en
+même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales
+et de philosophie religieuse, une confiance si absolue
+et un besoin si intime d'être entendu et compris,
+qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de
+respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière
+transformation de l'amour.</p>
+
+<p>Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses;
+et en tout temps peut-être, dans les circonstances
+bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine
+aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre
+vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il
+en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend
+à s'en justifier, il descend à une apologie
+ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à
+des considérations générales, il demande si l'on veut
+renouveler contre lui les infâmes accusations qui
+poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses
+femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie.
+Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je
+connusse la maison de cette Paule si sainte, toute
+la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais,
+au jugement de presque tous, déclaré digne du
+souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise
+comme la bonne réputation conduit au chemin
+du ciel<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166"><sup>166</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" name="footnote166"></a><b>Note 166:</b><a href="#footnotetag166"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 85.&mdash;Sanc. Hieron. <i>Op.</i>, I. IV, pars II,
+ep. XXVIII, <i>ad Asellam.</i></blockquote>
+
+<p>Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments
+les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait
+de nouveaux tourments dans sa laborieuse
+administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est
+sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent,
+il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y
+rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait
+d'appeler ses enfants la haine et la perfidie.
+Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était
+exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il
+plus d'une tentative homicide dirigée
+contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions
+pour célébrer la messe, et crut un jour
+qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois
+qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors
+malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait
+cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine
+Porcaire<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167"><sup>167</sup></a>. On essaya par les mains d'un valet de faire
+empoisonner ses aliments; du moins, comme il
+s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait,
+en ayant mangé, mourut, et le criminel
+serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles
+tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la
+maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules
+isolées avec le peu de frères qui lui étaient
+attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un
+nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par
+un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on
+n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire
+de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une
+grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa
+la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta
+une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée
+et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de
+cinquante ans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" name="footnote167"></a><b>Note 167:</b><a href="#footnotetag167"> (retour) </a> Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne,
+et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États,
+donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un
+frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il
+y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire
+(<i>Porcarius</i>) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être
+un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou
+à frère Dagobert. (<i>Ab. Op.</i>, Not., p. 1142.&mdash;<i>Mém. pour servir à l'Histoire
+de Bretagne</i>, par D. Morice, t. 1, p. 587.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote>
+
+<p>Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes
+opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication.
+Il la prononça enfin. Ceux des moines
+qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans
+l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait
+l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet
+engagement si solennel fut impudemment enfreint,
+et il fallut que, par ordre du pape et par les soins
+d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte
+et des évêques, on les forçât de renouveler le serment
+violé et de prendre quelques autres engagements.</p>
+
+<p>L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des
+plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut
+reprendre l'administration, il se livra aux moines
+qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les
+trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au
+lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir,
+et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain,
+il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la
+contrée<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168"><sup>168</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" name="footnote168"></a><b>Note 168:</b><a href="#footnotetag168"> (retour) </a> Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae
+conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se
+sauva par un égout, <i>conductu terrae</i>. Soit que cette version ait prévalu de
+tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait
+traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys,
+le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation
+qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le
+trou et le passage sont de construction moderne. (<i>Vie d'Ab.</i>, t. II, p. 14
+et <i>Mém. pour servir à l'Hist.</i>, etc., t. IV, p. 11.&mdash;<i>Magasin Pittoresque</i>,
+t. IX, p. 312.)</blockquote>
+
+<p>C'est retiré dans un asile où cependant il ne se
+jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à
+mille précautions, il croyait voir le glaive toujours
+prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de
+son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169"><sup>169</sup></a>
+cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire
+de ses calamités, <i>Historia calamitatum</i>. Ce sont
+les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le
+temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint
+Augustin et celles de J.-J. Rousseau.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" name="footnote169"></a><b>Note 169:</b><a href="#footnotetag169"> (retour) </a> Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire.
+J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est
+une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et <i>Abail.
+et Hél.</i>, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction
+fidèle une imitation très-libre de l'<i>Historia calamitatum</i> où il interpelle,
+sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne
+à Héloïse une servante intrigante, <i>une brune</i>, qu'il appelle <i>Agathon</i>. (<i>Hist.
+des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte</i>, in-12 de 48 pages,
+Amsterd. 1698.)</blockquote>
+
+<p>Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours
+nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression
+des sentiments individuels. Par là il est singulièrement
+original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans
+peine dans le même temps un écrit dont l'auteur
+se proposât uniquement de raconter les aventures de
+son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie
+aussi romanesque semble une oeuvre de ces
+époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur
+elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe
+cette personnalité expansive et savante qui
+fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet,
+cette première lettre d'Abélard comme une composition
+littéraire. La forme d'une narration destinée à
+raffermir un ami contre le malheur par le spectacle
+de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel
+que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses
+peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre
+où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille
+par la peinture des calamités de tant de cités en ruines
+et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour
+consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs
+est plus saisissant et plus dramatique. L'état
+de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que
+son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît
+du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse;
+il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit,
+mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de
+naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans
+grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle,
+dans son érudite redondance. Abélard discute toujours;
+il démontre par arguments et citations les
+sentiments les plus simples, les émotions les plus
+vives. Les actions se hasardaient alors plus que les
+pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier.
+Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il
+ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle
+éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met
+ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de
+si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes,
+il vous fait assister de si près aux douleurs et aux
+faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de
+roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement
+meilleur ne vous saurait être donné de la misère
+des plus belles choses de ce monde, le génie,
+la science, la gloire, l'amour.</p>
+
+<p>L'<i>Historia calamitatum</i> marque une grande époque
+dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette
+épître que les détails biographiques commencent à
+nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune
+et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui
+nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste
+rien d'elle; on ne la connaît que par son amant;
+maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons
+dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter,
+nous aurons davantage besoin de nos conjectures.
+Par exemple, on ignore si Abélard resta
+longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et
+si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il
+y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent
+qu'il demeura quelque temps soit dans ce
+lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant
+de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas.
+On suppose avec quelque apparence de raison qu'il
+rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une
+partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés
+pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne.
+Enfin l'on ne sait quand ni comment il la
+quitta<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170"><sup>170</sup></a>. Il est évident que, malgré tant de cruels
+dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le
+fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le
+retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné
+la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un
+rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur
+d'une importante communauté. C'était une position
+forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il
+devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une
+fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle
+ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de
+sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle
+est la félicité qui suit les puissances de la terre,
+moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et
+devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu
+plus riche. Que mon exemple, s'il en est
+qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171"><sup>171</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" name="footnote170"></a><b>Note 170:</b><a href="#footnotetag170"> (retour) </a> Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (<i>Hist.
+crit. phil.</i>, t. III, p. 755.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" name="footnote171"></a><b>Note 171:</b><a href="#footnotetag171"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour
+jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se
+crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour
+la plupart, que des menaces destinées à l'intimider.
+On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des
+moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au
+profit de leurs vices l'impunité de leur profession,
+ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être
+en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations
+d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance
+dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
+noblesse de la province; il était bien accueilli par le
+comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit
+à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à
+garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
+de ce nom, il obtint la permission de rester,
+hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172"><sup>172</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" name="footnote172"></a><b>Note 172:</b><a href="#footnotetag172"> (retour) </a> Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par
+la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil
+des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard,
+abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.»
+(T. XII, <i>ex Chronic. Ruyens. Coenob.</i>, p. 504.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne,
+chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta
+sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A
+peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle
+la lut avec ferveur, cette <i>lettre pleine de fiel et d'absinthe,
+qui lui retraçait la misérable histoire de leur
+commune conversion</i>. A cette lecture, saisie d'une
+émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un
+silence de bien des années et écrivit à son ancien
+époux. C'est la première de ses lettres<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173"><sup>173</sup></a>. Qui l'a lue
+ne l'oubliera jamais.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" name="footnote173"></a><b>Note 173:</b><a href="#footnotetag173"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 11, p. 41-48.</blockquote>
+
+<p>D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse,
+mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien
+elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs
+sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion
+de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec
+tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres,
+et en priver, avec elle, toute la congrégation qui
+l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui?
+Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations,
+d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il
+plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il
+plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il
+oublié les commencements si fragiles de leur conversion,
+et ne lui souvient-il pas des doctes traités que
+les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées
+à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus
+étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car
+enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde
+sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174"><sup>174</sup></a>.»</p>
+
+<p>Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé
+de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur
+et la constance de son dévouement; elle insiste,
+avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices
+de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle
+l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est
+donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît
+qu'il était le maître unique de son coeur comme de
+sa personne<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175"><sup>175</sup></a>, car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé.
+Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa
+maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas
+envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa
+vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie
+à ses plaisirs<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176"><sup>176</sup></a>? Mais aussi comme il avait ce qui eût
+séduit toute femme! quel était le charme de sa parole
+et la douceur de ses chansons! Ces chansons
+qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous
+les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce
+mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans
+la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui
+excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi
+comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous
+les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait.
+Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui,
+la voyant privée de tant de délices, ne compatirait
+maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel,
+homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui?
+«J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais,
+toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet
+de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la
+justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur
+de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon
+coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as
+éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris
+en tout à ton témoignage<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177"><sup>177</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" name="footnote174"></a><b>Note 174:</b><a href="#footnotetag174"> (retour) </a> «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis
+foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium
+quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa
+sum. (Ibid., p. 44.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" name="footnote175"></a><b>Note 175:</b><a href="#footnotetag175"> (retour) </a> «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.»
+(Ibid., p. 46.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" name="footnote176"></a><b>Note 176:</b><a href="#footnotetag176"> (retour) </a> «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris,
+concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam....
+imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem
+et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis
+meis non invidebat?» (<i>Ibid.</i>, p. 45, 46.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" name="footnote177"></a><b>Note 177:</b><a href="#footnotetag177"> (retour) </a> «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse.
+Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim
+bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc
+mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non
+compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens.
+Non enim rei effectus, etc.» (<i>Ibid.</i>)
+
+<p>Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point
+de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages
+de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont
+pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625);
+les Problèmes (p. 426); l'Éthique, <i>passim</i>, et le troisième livre de cet
+ouvrage.</p></blockquote>
+
+<p>Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie
+au point que depuis le jour de sa conversion, présent,
+elle ne peut jouir de son entretien; absent,
+elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc
+vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé
+en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les
+désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le
+penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu
+qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son
+silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il
+lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive
+image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si
+facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore,
+il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé,
+et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se
+souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant,
+retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité
+de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain,
+car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer,
+puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait,
+pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux
+enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi
+ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi,
+mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est
+avec toi, elle n'est nulle part au monde<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178"><sup>178</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" name="footnote178"></a><b>Note 178:</b><a href="#footnotetag178"> (retour) </a> «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc
+amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere
+aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus
+meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)</blockquote>
+
+<p>Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire,
+elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force,
+afin de vaquer plus librement aux devoirs du service
+divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés
+temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait,
+par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche
+de tous. «Toutes les places publiques, toutes les
+maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux
+de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la
+passion<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179"><sup>179</sup></a>!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable
+lettre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" name="footnote179"></a><b>Note 179:</b><a href="#footnotetag179"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 48.</blockquote>
+
+<p>Abélard répond comme un <i>frère spirituel à sa
+bien-aimée soeur en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180"><sup>180</sup></a>. Il s'excuse d'un
+long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa
+sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle
+eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui
+Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût
+été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil,
+l'est plus encore maintenant qu'elle est
+abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de
+lui adresser des instructions, quand il connaîtra
+mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de
+lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation
+funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle
+et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et
+ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire
+cette pieuse intercession. Et il ne manque pas
+d'établir avec exemples et citations l'efficacité des
+prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles
+d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas,
+si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance.
+Cela est juste; car il lui appartient, et il lui
+rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste
+de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit
+que <i>le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle</i>;
+et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas
+les prédications des saints, ce sont les prières de
+Clotilde<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181"><sup>181</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" name="footnote180"></a><b>Note 180:</b><a href="#footnotetag180"> (retour) </a> «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III,
+p. 49.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" name="footnote181"></a><b>Note 181:</b><a href="#footnotetag181"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 14; <i>Ab. Op.</i>, ep. III, p. 52.</blockquote>
+
+<p>Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il
+était présent, la communauté, en terminant
+les heures canoniales, dît une oraison à l'intention
+de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset
+et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte
+suivante:</p>
+
+<p>«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez
+pas de moi, Seigneur.</p>
+
+<p>«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir,
+Seigneur.</p>
+
+<p>«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui
+espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et
+que mes cris aillent jusqu'à vous<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182"><sup>182</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" name="footnote182"></a><b>Note 182:</b><a href="#footnotetag182"> (retour) </a> Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.</blockquote>
+
+<p>«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre
+nom, par la main de votre serviteur, vos petites
+servantes, nous vous supplions de lui accorder
+ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre
+volonté. Par notre Seigneur, etc.»</p>
+
+<p>A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue
+de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui,
+composées dans la même forme, sont plus instantes,
+plus précises, et se rapportent mieux à sa violente
+situation<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183"><sup>183</sup></a>. Il termine par un voeu qui devait être
+accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la
+vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou
+délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet,
+afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en
+voyant son tombeau, adressent pour lui plus de
+prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante
+de l'erreur de ses péchés, un lieu plus
+sûr et plus salutaire que le temple voué au divin
+Consolateur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" name="footnote183"></a><b>Note 183:</b><a href="#footnotetag183"> (retour) </a> Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino
+tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate
+protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. III, p. 53)</blockquote>
+
+<p>Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de
+piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle
+qui lui <i>fut chère dans le siècle</i> et qui lui est maintenant
+<i>très-chère en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184"><sup>184</sup></a>. On voit qu'il se
+concentre dans les sentiments et les devoirs pour
+ainsi dire officiels de sa position, et que, par un
+effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission
+austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère
+en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se
+passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons
+pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à
+demi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" name="footnote184"></a><b>Note 184:</b><a href="#footnotetag184"> (retour) </a> <i>Id. ib</i>., p. 40.</blockquote>
+
+<p>La controverse était, à cette époque, la forme naturelle
+de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et
+d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations,
+et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons
+pas cette réponse où la discussion prend place à
+côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons
+pas Héloïse repoussant presque comme une
+parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait
+parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander
+des prières le jour où <i>les malheureuses ne sauront
+plus que pleurer</i><a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185"><sup>185</sup></a>; puis, entreprenant d'établir en
+forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes,
+qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les
+ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur
+est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant
+alors en exemple, et se complaisant dans la peinture
+des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire
+ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le
+langage sévère de la religion, et confesse sans remords
+que le remords lui est inconnu; où, déchirant
+le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses
+désirs les moins exprimables, elle semble prendre à
+coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à
+louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que
+l'immortel amour que lui-même alluma. Comment
+rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que
+l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa
+cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent
+à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent
+au bruit des chants d'église? Tout cela est si
+sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même,
+on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées,
+elles perdraient tout ensemble le feu qui les
+anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques
+mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce
+que cette âme si ferme pensait d'elle-même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" name="footnote185"></a><b>Note 185:</b><a href="#footnotetag185"> (retour) </a> «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. IV, p. 55.)</blockquote>
+
+<p>«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma
+nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux
+qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils
+confondent la pureté de la chair avec la vertu,
+quoique la vertu soit de l'âme et non du corps.
+J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai
+pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs,
+et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse,
+dans ce temps où ce n'est pas une petite
+partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus
+grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse
+pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il
+louable et dans une certaine mesure agréable à
+Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple
+des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs
+l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à
+blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux
+yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait
+profession. C'est aussi un certain don de la grâce
+divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir
+du mal. Mais qu'importe ce premier pas,
+si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: <i>Éloigne-toi
+du mal et fais le bien?</i> (Ps. XXXVI, 27.) Et encore
+l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli,
+s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes
+les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus
+encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à
+toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton
+ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet
+habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable
+vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans
+fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans
+la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a
+trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie
+pour de la religion, et voilà comme en te
+recommandant à mes prières, tu me demandes ce
+que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de
+présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à
+m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie
+et ne me retire point le bienfait du remède;
+ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir
+mon indigence; ne me parle pas de ma force, car
+je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse
+chancelante.</p>
+
+<p>«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme
+est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra?
+L'homme a des voies qui paraissent droites, et
+finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il
+téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé
+qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: <i>Tu ne loueras
+pas l'homme durant la vie</i><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186"><sup>186</sup></a>. Et surtout il ne faut pas
+le louer, quand la louange peut le rendre moins
+louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant
+plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et
+j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je
+mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains
+pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de
+moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en
+aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui
+que tu ne calmes plus les désirs de mon âme<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187"><sup>187</sup></a>.
+Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage
+et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: <i>La
+vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera
+couronné qui aura régulièrement combattu</i><a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188"><sup>188</sup></a>. Je ne
+cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit
+d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter
+que d'engager le combat. Dans quelque coin du
+ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" name="footnote186"></a><b>Note 186:</b><a href="#footnotetag186"> (retour) </a> <i>Eccl</i>., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: <i>Ne loue pas un homme
+avant sa mort.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" name="footnote187"></a><b>Note 187:</b><a href="#footnotetag187"> (retour) </a> «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae
+superest in te remedium. (<i>Ab. Op</i>., ep. IV, p. 61.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" name="footnote188"></a><b>Note 188:</b><a href="#footnotetag188"> (retour) </a> II Cor. XII, D.&mdash;II Timoth. II, 5.</blockquote>
+
+<p>Abélard accueillit cette lettre comme une confession
+pour y répondre par une <i>homélie</i><a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189"><sup>189</sup></a>. Il en
+traita tous les points avec méthode, et trouva dans
+toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le
+prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans
+les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il
+l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu
+cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée
+de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle
+semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés
+et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur
+que ces maux sont un châtiment mérité, une
+leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle
+fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre
+que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie
+donc très-instamment de déposer toute cette amertume
+dont il la croyait délivrée, et surtout de ne
+plus déplorer les circonstances de leur commune
+conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel.
+Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de
+lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle
+croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de
+lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable
+dans l'action de grâces, toi qui as participé à la
+faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus
+oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu
+de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée
+comme à lui par un nom prophétique, en
+t'appelant Héloïse de son propre nom qui est
+<i>Héloïm</i><a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190"><sup>190</sup></a>. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa
+bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon
+s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un
+de nous. Car peu de temps avant que le malheur
+arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble
+loi du sacrement du mariage, et tandis
+que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que
+de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour
+que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu
+ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai
+quitté le siècle, les prières de tes parents ou les
+désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle.
+Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous,
+comme s'il nous réservait à quelque grand emploi,
+et qu'il vît avec indignation ou avec regret que
+cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait
+remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour
+<i>l'honneur de son nom</i><a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191"><sup>191</sup></a>; ou comme s'il eût craint
+pour son serviteur plein d'incontinence, parce
+qu'il est écrit que les femmes font apostasier les
+sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des
+hommes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" name="footnote189"></a><b>Note 189:</b><a href="#footnotetag189"> (retour) </a> Id., ep. V, p. 62 et suiv.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" name="footnote190"></a><b>Note 190:</b><a href="#footnotetag190"> (retour) </a> Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son
+Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le
+nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne
+pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère
+retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait
+lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de
+l'exégèse et de la théologie. (<i>Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd</i>., 1. V,
+p. 1371.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" name="footnote191"></a><b>Note 191:</b><a href="#footnotetag191"> (retour) </a> Le mot <i>talent</i> est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le
+sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)</blockquote>
+
+<p>«Combien au contraire le talent de ta sagesse
+rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà
+tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles,
+tandis que je demeure stérile et que je travaille
+inutilement parmi les enfants de perdition. Oh!
+quelle perte détestable, quel déplorable malheur,
+si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des
+voluptés de la chair, tu donnais douloureusement
+le jour à quelques enfants du monde, au lieu de
+cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie
+pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme,
+toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la
+malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh!
+qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui
+tournent aujourd'hui les pages des livres divins,
+fussent réduites à servir à des soins grossiers!
+Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses,
+aux plaisirs de la fange, et nous attirer à
+lui par cette force dont il frappa saint Paul pour
+le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre
+exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption
+les autres personnes habiles dans les lettres<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192"><sup>192</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" name="footnote192"></a><b>Note 192:</b><a href="#footnotetag192"> (retour) </a> «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab
+hac deterrere praesumptione. (<i> Ab. Op</i>., ep, v, p. 72-73.)</blockquote>
+
+<p>Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente
+tranche avec sa manière un peu didactique,
+Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui
+présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ,
+exhortation presque inévitable dans la bouche du
+prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement
+émouvante et pathétique.</p>
+
+<p>«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable
+que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes
+yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de
+toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami,
+celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à
+toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant
+pour toi: <i>Personne n'a pour ses amis une plus
+grande affection que celui qui donne sa vie pour
+eux</i>, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement,
+et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait
+tous deux dans le péché, était de la concupiscence,
+et non de l'amour. Je satisfaisais en toi
+mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais.
+J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être
+vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore
+malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi,
+mais par contrainte et par force, non pour ton
+salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert
+salutairement, volontairement pour toi, qui par
+sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion.
+Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour
+moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion,
+toute ta componction. Pleure cette iniquité
+si cruelle commise sur une si grande innocence,
+et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou
+plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous
+deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur,
+celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a
+perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave
+vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment
+délivré de la mort. Prends garde, je t'en
+prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante
+ne te soit honteusement appliqué: <i>Pompée survit
+aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures;
+c'est donc là ce que tu aimais</i><a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193"><sup>193</sup></a>. Pense à cela, je t'en
+supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles
+défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma
+soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé
+miséricordieusement....<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194"><sup>194</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" name="footnote193"></a><b>Note 193:</b><a href="#footnotetag193"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Vivit posi proella Magnus,</p>
+<p>Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.</p>
+<p>(Lucan. <i>Phar</i>., \. XIII, v. 84.)</p>
+ </div> </div></blockquote>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" name="footnote194"></a><b>Note 194:</b><a href="#footnotetag194"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 73-76.</blockquote>
+
+<p>«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de
+la peine et réservée à la couronne. Tandis que par
+une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi
+toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse
+de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles
+suggestions de la chair, pour te donner
+la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre
+cela, et que tu me défends de parler ainsi,
+mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui
+qui combat toujours appartient la couronne, parce
+que <i>nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement
+combattu</i>. Pour moi, aucune couronne ne me
+reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit
+en lui demandant ses prières, et en lui adressant une
+nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses
+religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle.</p>
+
+<p>Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique
+et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de
+plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme
+vers une céleste pureté.</p>
+
+<p>«Dieu qui, dès la première création de l'humanité,
+formas la femme de la côte de l'homme, et
+consacras comme un très-grand sacrement l'union
+nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense
+honneur, soit en naissant d'une femme mariée,
+soit en consommant les miracles de ta naissance,
+et qui as jadis accordé le mariage comme
+un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise
+pas les prières de ta faible servante, prières
+que j'épanche en présence de ta majesté et pour
+mes fautes et pour celles de mon bien-aimé<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195"><sup>195</sup></a>.
+Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même!
+pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité
+de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde
+ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables
+dans la vie présente, afin de les épargner
+dans la vie future; punis une heure, afin de ne
+point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs
+la verge de correction, non le glaive de la
+colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure
+et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le
+Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère.
+Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te
+le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire:
+Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence
+le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux
+saint Paul dans ses promesses à tes fidèles:
+<i>Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous
+soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous
+donnera, avec la tentation même, la puissance d'en
+triompher.</i> (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur,
+et tu nous as séparés quand il t'a plu et
+comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu
+as miséricordieusement commencé, accomplis-le
+en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés
+dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le
+ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente,
+notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les
+siècles! Amen.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" name="footnote195"></a><b>Note 195:</b><a href="#footnotetag195"> (retour) </a> «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (<i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 77.)</blockquote>
+
+<p>Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus
+d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle
+n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement
+de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait
+se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse
+commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en
+rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta
+défense a été imposé à l'expression même d'une
+douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant,
+je retienne des paroles dont il serait difficile ou
+plutôt impossible de se défendre dans un entretien.
+Car rien n'est moins en notre puissance que notre
+coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous
+est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur
+nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes,
+et elles éclatent facilement au dehors par
+les actions, plus facilement encore par les paroles,
+signes bien plus prompts des passions du coeur;
+selon qu'il est écrit: <i>La bouche parle d'abondance
+de coeur</i>. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce
+que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer.
+Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi
+prompt à obéir que la main qui écrit!</p>
+
+<p>«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma
+douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196"><sup>196</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" name="footnote196"></a><b>Note 196:</b><a href="#footnotetag196"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>. ep, VI, p. 78.</blockquote>
+
+<p>Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille
+bien d'abord lui enseigner l'origine historique des
+ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et
+leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui
+convienne à la communauté, et détermine complètement
+son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est
+plus qu'une longue suite de questions et de réflexions
+sur ces matières d'un intérêt purement monastique.</p>
+
+<p>Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir
+plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation
+qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et
+une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée
+avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il
+qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour
+peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes
+filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous
+les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces
+modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli
+chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner
+les lis de ta chasteté<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197"><sup>197</sup></a>.» Désormais la correspondance
+devint sans doute une pure correspondance
+spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que
+le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout
+entier l'appelait <i>notre maître</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" name="footnote197"></a><b>Note 197:</b><a href="#footnotetag197"> (retour) </a> Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre
+genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent.
+Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et
+de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement
+pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous
+paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir
+du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait,
+et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez
+peu différente de celle de Saint-Benoît. (<i>Ab. Op.</i>, ep. VII, p. 91; ep. VIII,
+p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient
+un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt
+l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé.
+(Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît
+suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII, p. 640.)</blockquote>
+
+
+
+<p>On peut se demander quel était l'état de l'âme
+d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le
+temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation
+accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin
+du repos, un sentiment de dignité personnelle, un
+orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage?
+ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout
+le reste? Il est probable que ces diverses causes
+agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à
+l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes
+de la religion et plus encore celles du sacerdoce
+ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes
+à prendre une attitude convenue d'avance pour
+autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre
+des sentiments et un langage factices et pourtant
+sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage
+à jouer en parfaite tranquillité de conscience.
+Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font
+en nous ce que les théologiens appellent un homme
+nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la
+nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer,
+quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être
+a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être
+vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours
+pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant
+que de voiles transparents, laissera percer sa
+lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui
+la consume. Héloïse se conforma aux volontés
+d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état.
+Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le
+dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les
+formes de la dialectique, jusques dans la suscription
+de sa dernière lettre: <i>A Dieu spécialement, à lui
+singulièrement</i><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198"><sup>198</sup></a>. Ce qui signifie en bonne logique, <i>à
+Dieu par l'espèce, à lui comme individu</i>; et ce qui se
+dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est
+à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas
+un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence.
+Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement;
+elle asservit et sacrifia sans résistance toutes
+ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son
+amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et
+ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans
+en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais
+ses vertus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" name="footnote198"></a><b>Note 198:</b><a href="#footnotetag198"> (retour) </a> «Domino specialiter, sua singulariter.» (<i>Ab. Op</i>., ep. VI, p. 78.)</blockquote>
+
+<p>Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument
+unique dans la littérature. Elles ont suffi pour
+immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que
+le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit
+ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version
+subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt
+qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes.
+Comme la langue des passions qui sont éternelles est
+pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût
+et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit
+pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression
+première de ces ardents et profonds amours.
+Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec
+son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée
+par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin,
+avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans
+un excellent style, un ton d'élégante galanterie,
+autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique
+fixé par des documents certains est devenu
+comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent
+et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent
+selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être
+même y a-t-il eu des temps où tout le monde
+ne savait plus s'il existait des lettres originales,
+et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et
+d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des
+héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
+aventures pour en faire le sujet de récits passionnés
+ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas
+borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on
+leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait
+place à la fiction. La poésie est venue à son tour;
+elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses
+de sentiment, les combats, les remords qui conviennent
+à la morale dramatique des temps modernes.
+Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le
+rendre plus intéressant; et telle est la puissance de
+certaines conventions littéraires qu'elles paraissent
+quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de
+Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse
+de l'histoire, à ce point que l'auteur du <i>Génie
+du Christianisme</i>, voulant peindre l'amante chrétienne,
+n'a imaginé rien de mieux que de la chercher
+dans les vers de Colardeau<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199"><sup>199</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" name="footnote199"></a><b>Note 199:</b><a href="#footnotetag199"> (retour) </a> <i>Gén. du Christ</i>., part. II, l. III, c. V.&mdash;On y lit ces mots: «Femme
+d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce
+jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les
+femmes <i>ne savent ni décrire ni sentir</i> l'amour même, il faut que vous n'ayez
+jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque
+poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, <i>Mél. de phil.</i>.,
+t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les
+pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume
+in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard
+illustré de M. Oddoul.</blockquote>
+
+<p>Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi
+nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance
+authentique que nous voulons retrouver Héloïse et
+Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me
+semble, pour la faire connaître. On ne peut songer
+à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si
+toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher.
+Dans les premières, le fond de deux âmes
+souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du
+temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage
+d'une érudition sans discernement, d'un art
+sans beauté, d'une philosophie sans profondeur;
+mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui
+le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent
+par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple,
+le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus
+heureuse que la pensée, la passion peut se passer
+plus aisément de la perfection de la forme, et quel
+que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile,
+elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme
+la déesse de Virgile à sa démarche: <i>Incessu patuit
+dea</i>.</p>
+
+<p>Reprenons notre récit.&mdash;Lorsqu'une fois les rapports
+d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du
+Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi
+de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200"><sup>200</sup></a>,
+il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait,
+et il porta dans ses communications chrétiennes
+et intellectuelles un intérêt et une affection
+qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur,
+sans compromettre les froids devoirs de sa profession.
+Nous avons encore une partie des écrits qu'il
+adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance
+pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être
+aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper
+leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une
+exhortation développée à l'étude des langues et des
+lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il
+faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure
+d'entendre la religion, dont il ne voulait pas
+faire un formulaire attentivement récité, mais une
+science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt
+c'est un panégyrique de saint Étienne, composé
+spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis
+ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles
+et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle,
+quand il se fut définitivement rapproché de Paris<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201"><sup>201</sup></a>.
+Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages,
+monuments de l'intime et mutuelle confiance qui,
+entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste.
+Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux
+problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture
+sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre
+roule sur des questions de second ordre. Il lui répond
+par quarante-deux solutions motivées, dont
+quelques-unes sont de petites dissertations<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202"><sup>202</sup></a>. Pour elle,
+il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne
+sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour
+elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui
+dédie par quelques mots simples et tendres<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203"><sup>203</sup></a>. Enfin,
+c'est à sa demande qu'il écrit son <i>Hexameron</i>, ouvrage
+théologique d'une assez grande importance, et
+qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches
+sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire
+sur la Genèse<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204"><sup>204</sup></a>. C'est surtout dans le prologue
+de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste
+et doux les sentiments qu'il se croit permis avec
+Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui
+ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec
+Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment,
+et même dans les limites de la science et de
+la religion, il laisse voir encore un désir passionné
+de lui plaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" name="footnote200"></a><b>Note 200:</b><a href="#footnotetag200"> (retour) </a> Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture;
+mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" name="footnote201"></a><b>Note 201:</b><a href="#footnotetag201"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., part II, ep. VI, <i>Ad virgin. paracl.</i>, p. 251. Comparez avec
+la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII <i>ad easdem.&mdash;De laude S. Stephani</i>,
+p. 203.&mdash;<i>Sermones per annum legendi</i>, p. 730. Quelques-uns cependant
+de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon
+XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" name="footnote202"></a><b>Note 202:</b><a href="#footnotetag202"> (retour) </a> <i>Heloissae problemata</i> cum <i>M.P. Aboelardi solutionibus</i>, p. 384.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" name="footnote203"></a><b>Note 203:</b><a href="#footnotetag203"> (retour) </a> Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants
+d'Église. (<i>Bibl. de l'École des chartes</i>, t. III, 2e liv., 1842, et <i>Ann. de philos.
+chrét</i>., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies
+sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou
+cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers
+d'Abélard. La <i>Gallia Christiana</i> lui attribue un distique fort insignifiant sur
+une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié
+une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité
+du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le
+mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère
+cette autre pièce intitulée <i>Rhythme sur la Sainte-Trinité</i> et que Durand
+et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>[Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,</p>
+<p>Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,</p>
+<p>Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p><i>Gall. Christ</i>, t. VII, p. 595.&mdash;<i>Fragm. philos</i>., t. III, p. 440.&mdash;<i>Ab.
+Op</i>., p. 1138.&mdash;<i>Hist. Universit. parisiens., t. II, p. 761</i>.&mdash;<i>Hist. litt</i>.,
+t. XII, p. 133-136.&mdash;<i>Amplisc. Coll</i>., t. IX, p. 1001.&mdash;Cf. <i>Religions
+antiques</i>, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21,
+et surtout l'article de M. E. Duméril, <i>Journ, des sav. de Normand.</i>,
+2e liv. 1844.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" name="footnote204"></a><b>Note 204:</b><a href="#footnotetag204"> (retour) </a> Voyez ci-après, l. III, et <i>Thesaur. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1363.</blockquote>
+
+<p>Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille
+de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout
+entier à l'étude, à la prédication, à la direction du
+Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir,
+et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie,
+mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait
+ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars,
+on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des
+puissances du temps; le comte de Champagne, le
+duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le
+prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes,
+qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent
+comme une dynastie de ministres, paraissent s'être
+intéressés à lui comme s'intéressent les ministres.
+Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez
+avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité,
+de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises:
+l'Église en comptait plusieurs parmi ses
+grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la
+France et même à la Gaule, avaient rapporté dans
+leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait
+qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses
+anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement,
+de la littérature et du clergé.</p>
+
+<p>D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante,
+elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le
+respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre
+ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité
+pouvait en cela réclamer la plus grande part.
+Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement
+altéré l'admiration que cette femme inspirait
+à tout son siècle. Une fois religieuse, puis
+prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit
+l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son
+ordre. La supériorité de son esprit et de sa science
+était si bien établie que tous ses contemporains
+étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient
+un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues
+Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style
+affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans
+la connaître, des lettres et des vers où il la comparait
+à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la
+gloire à la louer<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205"><sup>205</sup></a>. Les plus sévères avaient pour elle
+une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer
+ainsi, tant elle imposait naturellement le respect.
+Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même
+contre ses ennemis, elle désarma ou intimida
+constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne
+faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune
+des idées de son époux et de son maître, et jamais
+on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse
+solidarité. Elle appelait saint Bernard <i>un faux apôtre</i>,
+et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que
+des relations bienveillantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206"><sup>206</sup></a>; elles amenèrent même
+entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un
+intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait
+pas présager leur violente rupture et qui cependant
+la commença peut-être. On voit dans les lettres de
+Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré
+de correspondre avec Héloïse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207"><sup>207</sup></a>. Ainsi, les chefs
+des institutions les plus puissantes, Clairvaux et
+Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied
+d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette
+docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui
+aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne,
+pour entendre encore chanter sous sa fenêtre
+par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du
+maître Pierre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" name="footnote205"></a><b>Note 205:</b><a href="#footnotetag205"> (retour) </a> Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr.
+antiq. mon., t. II, p. 348.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" name="footnote206"></a><b>Note 206:</b><a href="#footnotetag206"> (retour) </a> Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux
+relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et
+pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape,
+assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard.
+(S. Bern.; <i>Op</i>., ep. CCLXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" name="footnote207"></a><b>Note 207:</b><a href="#footnotetag207"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., p. 337 et 344.</blockquote>
+
+<p>Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce
+siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y
+avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur
+de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée,
+dit-il (<i>nupta</i>, apparemment ce mot suffisait pour
+la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé,
+dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi
+il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle
+avait réchauffé dans ses bras et sur son sein<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208"><sup>208</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" name="footnote208"></a><b>Note 208:</b><a href="#footnotetag208"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Nupta querit ubi sit suus Palatinus</p>
+<p>Cujus totus extitit spiritus divinus,</p>
+<p>Querit cur se substrahat quasi peregrinus</p>
+<p>Quem ad sua ubera foverat et sinus.</p>
+ </div> </div>
+
+W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces
+vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une
+sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise
+les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication
+qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom <i>nupta,
+l'abesse mariée. (The latin poems</i>, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841,
+pet. in-4.&mdash;Cf. <i>Hist. litt.</i>, t, XV, p. XIV, 496.)</blockquote>
+
+<p>C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula
+entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas
+et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière
+fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses
+principaux ouvrages. Le plus considérable est sa
+<i>Dialectique</i> si longtemps perdue pour la postérité,
+et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique
+d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes
+verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de
+son enseignement philosophique adressé à Dagobert,
+son frère peut-être, ou du moins son frère
+spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il
+ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva
+ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que
+l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus
+depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était
+pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient
+au gouvernement des esprits. Un écrit plus court,
+mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus
+original, est un traité peu étendu <i>Sur les genres et
+les espèces</i>, monument le plus certain et le plus intéressant
+qui nous reste de la partie systématique des
+opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque
+part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit
+traité sur les idées, resté longtemps inconnu (<i>De
+intellectibus</i>). Parmi ses écrits théologiques, le plus
+important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons,
+ou, selon nous, l'<i>Introduction à la théologie</i>. On cite
+aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères
+réunis méthodiquement et qui expriment le pour et
+le contre sur presque tous les points de la science
+sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait <i>le Oui et le
+Non (Sic et Non)</i>, et qui ne fut peut-être pas publié
+par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y
+cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le
+doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré
+à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les
+opinions exposées dans l'<i>Introduction</i> ont été de nouveau
+présentées et complétées dans un grand <i>Commentaire
+de l'épître aux Romains</i>, et dans la <i>Théologie
+chrétienne</i>, qui reproduit et développe la matière du
+premier ouvrage avec quelques remaniements et
+quelques amendements. Enfin, la morale théologique
+d'Abélard est exposée sous ce titre: <i>Connais-toi
+toi-même (Scito te Ipsum)</i>. On lui attribue également
+une démonstration en forme de dialogue de la vérité
+du christianisme contre le judaïsme et la philosophie
+incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant
+que la plupart de ces traités<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209"><sup>209</sup></a> ne reçurent la
+dernière main qu'à une époque assez avancée de sa
+vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse,
+et qu'ils doivent abonder en raisonnements,
+en exemples, en expressions cent fois employés dans
+ses écrits de tous les temps et dans les improvisations
+de son enseignement oral. L'analogie des idées et
+des citations, l'identité des formes et du style, sont
+remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve
+sans cesse dans ses lettres des pensées qui
+rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose
+plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont
+semées de maximes empruntées aux théories du
+maître de son esprit et de son coeur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" name="footnote209"></a><b>Note 209:</b><a href="#footnotetag209"> (retour) </a> Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage
+sont destinés à les faire connaître.</blockquote>
+
+<p>Tout annonce que le temps qui sépara le jour où
+Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut
+pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle
+et littéraire. Cependant cette période
+est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait
+seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement
+public, et telle était sa vocation éminente
+pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers
+1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il
+retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris,
+sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers
+théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert
+école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses
+auditeurs.</p>
+
+
+
+<p>«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque
+je vins dans les Gaules pour y faire mes études.
+C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais,
+Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines
+(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien
+Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève,
+docteur illustre, admirable a tous. Là,
+à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art
+dialectique, et suivant la mesure de mon faible
+entendement, je recueillis avec toute l'avidité de
+mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis,
+après son départ qui me parut trop prompt, je
+m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi
+les autres comme le dialecticien le plus réputé, et
+qui était effectivement l'adversaire le plus énergique
+de la secte des nominaux<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210"><sup>210</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" name="footnote210"></a><b>Note 210:</b><a href="#footnotetag210"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. X, et <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 304&mdash;Jean
+le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement
+plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les
+maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume
+de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a
+laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre
+en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en
+1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (<i>Hist. litt</i>.,
+t. XIV, p. 89.)</blockquote>
+
+<p>Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement,
+et pour une cause inconnue, Abélard suspendit
+ses leçons; mais en reformant son école, il avait
+ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait
+se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait
+constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait
+accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits
+théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce
+fut le moment où après les avoir achevés, il leur
+donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient
+été toujours tenus secrets<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211"><sup>211</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" name="footnote211"></a><b>Note 211:</b><a href="#footnotetag211"> (retour) </a> Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par
+Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront
+plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «<i>Sic et Non</i> et le <i>Scito te
+ipsum</i> fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire
+que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés,
+furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem
+magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic.
+Triumf. <i>Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XII, p. 700.&mdash;<i>Histoire littéraire</i>, t. XII,
+p. 97.)</blockquote>
+
+<p>Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que
+le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être
+était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût
+ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de
+popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune,
+et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses
+ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public
+les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une
+fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge,
+sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens
+rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses
+relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait
+d'ailleurs en ce moment un vif mouvement
+intellectuel et comme un effort général de la liberté
+de penser.</p>
+
+<p>Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait
+en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique
+plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès
+qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les
+craintes et dans les aversions du parti de la vieille
+autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans
+réveiller la haine et encourir le malheur.</p>
+
+<p>On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes
+générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne
+soit présenté comme le symptôme ou le résultat de
+l'état des esprits au moment où il s'est produit.
+Cette manière de juger les choses humaines n'est
+jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter
+un événement où figurent des philosophes et des
+théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui
+n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines.
+Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard
+et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du
+monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre
+est un drame qui devait se reproduire plus d'une
+fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en
+d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes
+représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient
+périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité
+et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et
+quoique la victoire ait décidément changé de côté,
+il n'est pas prêt à finir.</p>
+
+<p>«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour
+son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la
+liberté, le droit de consulter et de n'écouter que
+la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples
+encore plus que par ses leçons. Novateur presque
+involontaire, il a des méthodes plus hardies que
+ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse
+de beaucoup les conséquences où il arrive.
+Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans
+les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il
+a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces
+idées puissantes qui agissent à travers les siècles;
+mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui
+se perpétue de génération en génération. C'est tout
+ce que demandait, tout ce que comportait son
+siècle<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212"><sup>212</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" name="footnote212"></a><b>Note 212:</b><a href="#footnotetag212"> (retour) </a> Mme Guizot, <i>Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél</i>., p. 343.</blockquote>
+
+<p>On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le
+récit qui nous reste à faire par des considérations
+générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle,
+sur cette seconde des trois renaissances qu'on
+peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen
+âge<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213"><sup>213</sup></a>. Un des historiens de saint Bernard, Neander,
+a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement
+des esprits et des opinions aux approches du
+concile de Sens<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214"><sup>214</sup></a>. Mais la biographie, sans s'interdire
+l'observation des faits généraux, se nourrit surtout
+de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi
+leur influence, car c'est aussi une loi générale de
+l'histoire de l'humanité que les causes particulières
+produisent leurs effets, et que le petit concourt
+au grand, comme le grand aboutit très-souvent au
+petit. Recueillons donc encore quelques détails qui
+achèveront de caractériser Abélard et sa situation.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" name="footnote213"></a><b>Note 213:</b><a href="#footnotetag213"> (retour) </a> <i>Histoire littéraire de la France</i>, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II,
+p. 32.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" name="footnote214"></a><b>Note 214:</b><a href="#footnotetag214"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard et de son siècle</i>, par A. Neander, traduit de
+l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de
+<i>l'Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.</blockquote>
+
+<p>L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait
+aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause,
+de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère
+personnel avait certainement beaucoup aggravé
+l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver.
+Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait
+irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans
+concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église,
+il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques
+contre plusieurs des autorités ou des corps qui la
+constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque
+de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis
+et de ses religieux; savant, difficile et chagrin,
+il ne contenait pas l'expression blessante de
+son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment
+contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre,
+et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré,
+ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé
+en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs
+de ses ouvrages, il éclate contre les moines,
+et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou
+de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents
+en général sont l'objet de ses invectives<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215"><sup>215</sup></a>. Si
+une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur
+immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour
+attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor
+où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint
+Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation
+de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché
+ses soins et sa gloire<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216"><sup>216</sup></a>. Les évêques ne s'étaient
+point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant
+positivement de ne point savoir les lois et
+les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus
+graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on
+appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la
+cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation
+par ses attaques contre le trafic des indulgences<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217"><sup>217</sup></a>.
+Nous ne connaissons pas de satire plus vive
+contre le clergé que le plus important de ses sermons,
+celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est
+là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert
+d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé,
+de connivence avec Farsit, <i>son coapôtre</i>, à ressusciter
+un mort. Il dénonce avec un ton de dérision
+qui semble en avance de six siècles les recettes cachées,
+les remèdes et les ruses dont se servent les
+nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus
+infirmes, et raconte jusqu'à un complot que
+Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper
+la crédulité des fidèles<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218"><sup>218</sup></a>. Qu'on s'étonne ensuite
+qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien
+plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse
+modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés
+dogmatiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" name="footnote215"></a><b>Note 215:</b><a href="#footnotetag215"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII,
+p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.&mdash;<i>Theolog.
+Christ</i>., l. II. p. 1215, 1235, 1240.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" name="footnote216"></a><b>Note 216:</b><a href="#footnotetag216"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars. II, ep. III, p. 228.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" name="footnote217"></a><b>Note 217:</b><a href="#footnotetag217"> (retour) </a> <i>Ethic. seu Scito te ipsum</i>, c. XVIII, XXV et XXVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" name="footnote218"></a><b>Note 218:</b><a href="#footnotetag218"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.&mdash;Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de
+morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes,
+n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter
+que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît
+le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont
+conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert
+avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en
+1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la
+mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il
+dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert
+et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,»
+ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes
+à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient
+dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de
+saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se
+moque Racine le fils. (<i>Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit.</i>, p. 365.&mdash;<i>Acta
+sanctor. Junii</i>, t. I, p. 816 et 861.&mdash;<i>Vie de saint Norbert</i>, par
+Hugo, l. IV, p. 834.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et
+711.&mdash;<i>Mém. de l'Acad. des inscript.</i>, t. XVIII, p. 847.)</blockquote>
+
+<p>Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir
+plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire
+de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219"><sup>219</sup></a>,
+il parait être resté, à son égard, dans les
+termes d'une prudence politique, imitée par son
+rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins,
+et qui était dans la religion un homme d'État encore
+plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une
+anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire
+juger de leurs relations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" name="footnote219"></a><b>Note 219:</b><a href="#footnotetag219"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.</blockquote>
+
+<p>Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et
+y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à
+vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle
+de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale,
+il remarqua avec surprise qu'on y faisait
+une variante, non adoptée généralement par l'Église.
+Au lieu de dire: <i>Donnez-nous aujourd'hui notre pain
+quotidien</i>, conformément au texte de saint Luc, on
+disait: <i>Notre pain supersubstantiel</i>, selon le texte
+de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse,
+et comme elle lui dit que le maître Pierre
+l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette
+singularité<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220"><sup>220</sup></a>. Étant venu au couvent quelques jours
+après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé,
+et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui
+dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on
+l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais
+comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché
+de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que
+la version de saint Mathieu lui a paru préférable à
+celle de saint Luc, parce que le premier avait appris
+le <i>Pater</i> de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le
+second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même
+n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après
+quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir
+à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et
+sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement
+pour saint Bernard, il la termine par
+quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la
+manière particulière dont certains offices étaient dits
+à Clairvaux<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221"><sup>221</sup></a>. On ne voit point que saint Bernard ait
+rien répondu. Il paraît seulement que par la suite,
+mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard,
+les religieuses du Paraclet comme les religieux
+de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" name="footnote220"></a><b>Note 220:</b><a href="#footnotetag220"> (retour) </a> Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par <i>supersubstantialem
+panem</i> dans saint Mathieu, et par <i>panem quotidianum</i> dans saint Luc,
+les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec.
+Quoique le mot de <i>pain quotidien</i> ait prévalu, on ne voit pas comment il
+peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt <i>substantiel</i>
+que <i>quotidien</i>. (Voy. <i>Thes. ling. graec</i>.) L'épithète de <i>supersubstantiel</i>
+est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: <i>Notre pain qui es au-dessus
+de toute substance</i>. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la
+lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens.
+(Math., VI, 0.&mdash;Luc., XI, 3.&mdash;<i>Biblia maxim</i>., t. XVII, p. 62.&mdash;Nicole,
+<i>Pater</i>, c. VI.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" name="footnote221"></a><b>Note 221:</b><a href="#footnotetag221"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et
+Serm. XIII, p. 858.</blockquote>
+
+<p>Telles étaient, à les considérer dans leur détail,
+les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé.
+Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les
+ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence
+ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou
+tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son
+propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être
+le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez
+de maximes indépendantes et d'imprudentes publications
+pour que la matière ne manquât point aux
+accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps
+que l'occasion et le courage.</p>
+
+<p>Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était
+mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu
+archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir
+enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un
+ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et
+nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux.</p>
+
+<p>Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord
+aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et
+insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de
+leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et
+on lui en demanda compte. Nous avons encore une
+lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé
+de théologie, qui avait enseigné sur la montagne
+Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus
+tard évêque de Laon<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222"><sup>222</sup></a>. Dans cette lettre, dont la
+date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance
+de ses élèves; il ne peut croire qu'ils
+disent vrai en prétendant que leur professeur donne
+la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène
+à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque
+cependant que quelques passages des leçons
+d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations;
+mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie,
+il le prie de lui écrire positivement son avis
+sur quelques points délicats de théologie; car il n'est
+pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment
+conféré avec lui; il lui demande de lui dire
+nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance
+parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques
+autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre
+et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et
+encore bienveillante est un modèle du ton que la
+controverse aurait dû toujours conserver; mais cet
+exemple ne fut guère imité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" name="footnote222"></a><b>Note 222:</b><a href="#footnotetag222"> (retour) </a> C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le
+nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de
+petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être
+d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription <i>Magistro
+Petro monacho</i> doit être prise à la lettre. (D'Achery, <i>Spicilegium</i>
+(1723), t. III, p. 524.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 511.)</blockquote>
+
+<p>Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel,
+élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de
+phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches,
+bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier,
+presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser
+des lettres en style recherché aux grands personnages
+de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au
+philosophe Abélard<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223"><sup>223</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" name="footnote223"></a><b>Note 223:</b><a href="#footnotetag223"> (retour) </a> C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux
+lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo,
+<i>Sacrae antiquit. mon</i>., t. II, p. 312.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 493.)</blockquote>
+
+<p>En parlant à ce dernier, <i>maître accompli dans le
+trivium et le quadrivium</i>, Hugues Métel, qui s'intitule
+quelque part le <i>secrétaire d'Aristote</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224"><sup>224</sup></a>, lui déclare
+que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies
+qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur
+avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité,
+<i>c'est erreur et horreur</i>, l'Écriture sainte a été
+profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif
+mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible
+Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle?
+est-il donc enivré de vaines nouveautés?
+Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225"><sup>225</sup></a>?
+«Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le
+sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain,
+«attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir
+obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant
+d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais
+peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées
+au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens....
+Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte
+de ton âme, garde écrit le <i>Connais-toi toi-même</i>;
+car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi
+que tu es un homme et non pas un ange; en
+cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même,
+tu ne te dépasses pas.<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226"><sup>226</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" name="footnote224"></a><b>Note 224:</b><a href="#footnotetag224"> (retour) </a> «<i>Aristotelis secretarius</i>.» (<i>Id. ibid.</i>, ep. XII, p. 313.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" name="footnote225"></a><b>Note 225:</b><a href="#footnotetag225"> (retour) </a> «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror....
+et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti....
+errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum
+est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus
+vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod
+eum nescio.» (<i>Id. ibid</i>., ep. V, p. 332.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" name="footnote226"></a><b>Note 226:</b><a href="#footnotetag226"> (retour) </a> «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta
+tua!... In superliminari animae tuae <i>Gnotum canton</i> (sic, pro <i>Gnôti
+seauton</i>) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo <i>scito te ipsum</i>;
+«memineris, etc.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote>
+
+<p>Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation,
+s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence,
+l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains
+d'Abélard en s'adressant à lui: mais,
+délivré de cette contrainte, <i>Hugues</i> s'épanche avec
+plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife.
+Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi;
+il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever
+entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement
+catholique, israélite de père et de mère,
+spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils
+d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral
+par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père.
+Ce Pierre, non pas Barjone, mais <i>Aboilard</i>, aboie
+en effet contre le ciel<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227"><sup>227</sup></a>. C'est une hydre nouvelle,
+un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée
+à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout
+allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée
+des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est
+ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au
+saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'<i>allumer
+le cautère gui guérira ces consciences cautérisées</i>.
+Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les
+pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet
+homme<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228"><sup>228</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" name="footnote227"></a><b>Note 227:</b><a href="#footnotetag227"> (retour) </a> «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile
+si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur
+le nom d'<i>Aboilar</i> et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait
+le mot <i>aboyer</i>. (<i>Id</i>, cp. IV, p. 330.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" name="footnote228"></a><b>Note 228:</b><a href="#footnotetag228"> (retour) </a> «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum
+est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam,
+ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote>
+
+<p>Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions
+étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se
+mêle d'une haute controverse, et la saisit comme
+une occasion de faire briller son orthodoxie, son
+esprit et son style. Nous allons entendre un langage
+plus grave et plus vrai.</p>
+
+<p>Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux,
+de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé
+Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité
+d'une cellule, avait été dans la même contrée
+abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont
+il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande
+réputation de piété<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229"><sup>229</sup></a>, écrivait avec talent sur les matières
+spirituelles, unissait assez habilement la dialectique
+et la mysticité; et surtout il était vivement
+aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur
+ses ouvrages.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" name="footnote229"></a><b>Note 229:</b><a href="#footnotetag229"> (retour) </a> Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de <i>Beatus</i>.
+Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit
+être un saint de Cîteaux. (<i>Bibliothec. Patr. cisterc.</i>, t. IV.&mdash;<i>Hist. litt</i>.,
+t. XII, p. 312.)</blockquote>
+
+<p>Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry
+s'occupait d'un commentaire sur le <i>Cantique des
+Cantiques</i>, livre qui était alors en possession d'exciter
+la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit
+tomber sous ses yeux un recueil intitulé: <i>Théologie
+de Pierre Abélard</i>. Le titre excita sa curiosité; le
+recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près
+les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et
+plus développé que l'autre. C'était l'<i>Introduction à
+la Théologie</i>, et, je crois, la <i>Théologie chrétienne</i>.
+Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt
+son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir
+et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait
+voir le domaine de la foi envahi à main armée<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230"><sup>230</sup></a>, il
+nota tous les passages qui le troublaient, et ses
+motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées
+et des expressions nouvelles, inouïes, touchant
+les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la
+personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le
+sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis
+par les témérités d'un homme qui portait dans
+l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi
+d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry
+hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait
+le scandale manifeste, le péril grave et imminent.
+L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et
+dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables
+de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter
+le véritable esprit de la religion. Il appartenait
+à un parti où l'on estimait que, depuis la
+mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de
+Laon, <i>le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la
+terre</i><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231"><sup>231</sup></a>. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient
+comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les
+méditations du cloître, ou le gouvernement des
+affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur
+silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232"><sup>232</sup></a>;
+il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de
+crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes
+éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer,
+craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant.
+Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans
+son âme, et dominant toute autre considération, au
+risque de s'engager dans une affaire difficile, il
+résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire,
+ceux dont le silence lui semblait une calamité
+pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à
+l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de
+Chartres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" name="footnote230"></a><b>Note 230:</b><a href="#footnotetag230"> (retour) </a> C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu,
+qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses
+ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des
+Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette
+exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux.
+(<i>Lib. de vit. solit.</i>, praefat., t. IV, p. 1.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" name="footnote231"></a><b>Note 231:</b><a href="#footnotetag231"> (retour) </a> «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi
+Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" name="footnote232"></a><b>Note 232:</b><a href="#footnotetag232"> (retour) </a> «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.&mdash;<i>Biblioth. Patr. cisterc.</i>, t. IV, p. 112.</blockquote>
+
+<p>Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume,
+tout en leur demandant presque pardon de
+les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude,
+et décrit, dans un langage animé, et le danger
+pressant qui le force à parler, et les poignantes
+inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des
+martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle.
+Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant
+Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés;
+ses doctrines courent le royaume et les provinces;
+ses livres passent les mers; chose plus grave,
+ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu
+de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage,
+et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi
+n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier.
+Je vous ai choisis entre tous, je me suis
+tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de
+Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint,
+cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui
+craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que
+dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont
+morts, presque tous les maîtres de la doctrine
+ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique
+fait irruption dans la république déserte de l'Église,
+et s'y conquiert une exclusive domination.
+Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique;
+ce ne sont qu'inventions à lui personnelles,
+que nouveautés annuelles. C'est le censeur
+et non le disciple de la foi, le correcteur et
+non l'imitateur de nos maîtres.»</p>
+
+<p>A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les
+deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables,
+et il indique les noms d'autres livres qu'il ne
+connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le <i>Oui et le
+Non</i>, c'est le <i>Connais-toi toi-même</i>, dont les titres, qu'il
+trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le
+texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de
+préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait,
+ou qui du moins la suivit de fort près. Là,
+Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup
+de soin les treize erreurs capitales dont il accuse
+Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres
+qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement
+pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le
+mouvement et la puissance à celle que saint Bernard
+adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins
+coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus
+subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions
+de dialectique et même de métaphysique. Sa
+pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue,
+qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain,
+quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature
+divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement
+au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence.</p>
+
+<p>Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas,
+s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires
+de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés
+à témoigner leur zèle en de plus graves
+affaires que des controverses d'école, et tous deux
+venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes
+provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa
+querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II
+avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus
+utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore
+le titre de légat du saint-siège dans les Gaules,
+et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était
+revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait
+conduit son successeur repentant aux pieds du souverain
+pontife, et rétabli l'unité de l'Église.</p>
+
+<p>On ignore comment l'évêque de Chartres répondit
+à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard,
+il accueillit la dénonciation avec une politesse fort
+laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême
+de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233"><sup>233</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" name="footnote233"></a><b>Note 233?:</b><a href="#footnotetag233"> (retour) </a> On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la
+réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume,
+puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement,
+leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de
+saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son
+jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante
+jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée
+contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter
+l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas
+p. 201.)</blockquote>
+
+<p>Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion
+du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait
+pu le lire encore avec assez d'attention, le croit
+propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le
+reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où
+il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison
+réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est
+qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec
+Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le
+prie de <i>prendre sa patience en patience</i>, il a jusqu'ici
+à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine
+en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant
+à ses prières<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234"><sup>234</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" name="footnote234"></a><b>Note 234:</b><a href="#footnotetag234"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVII.</blockquote>
+
+<p>Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur
+cette preuve de sa froideur au début de toute cette
+affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser
+d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable
+à le disculper de toute initiative dans une
+poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le
+louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance.
+En tout genre, les apologies sont souvent
+contradictoires; elles tendent à établir à la fois que
+celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche
+et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon
+ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir
+pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir
+suivie.</p>
+
+<p>Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme
+les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de
+Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux,
+la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée
+ni plus condamnable.</p>
+
+<p>Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons,
+la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir
+avec une grande autorité. Son influence n'eût
+pas été moindre dans les nouvelles conférences de
+1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore
+et que son humilité changeait en celui de <i>serviteur
+du saint-siége apostolique</i>, n'aurait fait qu'ajouter
+à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux
+opérations du concile de Sens<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235"><sup>235</sup></a>, il s'efface dans toute
+cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans
+l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente
+communauté de leur conduite et de leurs efforts
+en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté,
+devaient le porter impérieusement a marcher avec
+lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans
+ardeur et sans résistance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" name="footnote235"></a><b>Note 235:</b><a href="#footnotetag235"> (retour) </a> Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même,
+le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II,
+l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat
+en 1144, <i>sancto sedis apostolicae famulus</i>, et ne mourut que le 29 janvier
+1145. (S. Bern., <i>Op</i>., ep. CCCXVII.&mdash;<i>Gallia Christ</i>., t. VIII, p. 1134.&mdash;<i>Hist.
+litt</i>., t. XIII, p. 84.)</blockquote>
+
+<p>Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même.
+C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la
+sagacité naturelle était limitée par une piété ardente
+et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse.
+Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle
+pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de
+bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait
+sa vie par les rigueurs les plus misérables, il
+se livrait avec une confiance absolue au sentiment
+d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa
+charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou
+de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité
+soupçonneuse hors du monde soumis à son influence,
+confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église
+même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain,
+un missionnaire courageux, un actif et puissant
+médiateur dans les affaires où il s'interposait au
+nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure
+et de prudence. Sa raison était moins forte que son
+caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de
+ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité
+lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement
+dans son génie; et à côté des rares qualités
+qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire,
+on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand
+homme était un moine<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236"><sup>236</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" name="footnote236"></a><b>Note 236:</b><a href="#footnotetag236"> (retour) </a> Voyez Othon de Frisingen, <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XVII.&mdash;Cf. Brucker,
+<i>Hist. crit. philos.</i>, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.</blockquote>
+
+<p>Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus
+d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry,
+qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler
+la conférence promise. La gravité réelle ou
+apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard,
+l'indépendance générale de sa doctrine, sa
+préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition
+des vérités religieuses, et, plus que tout cela,
+l'immense et rapide propagation de ses idées, qui
+trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter,
+déterminèrent saint Bernard à intervenir.</p>
+
+<p>Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé
+au nombre de ses ennemis<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237"><sup>237</sup></a>, leur dissidence, qui
+était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup
+d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore
+l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet;
+quelques relations les avaient rapprochés; leur
+passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale
+pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre
+eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient
+en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre,
+peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut
+d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit
+quelques observations sur ses doctrines. Cette première
+conférence n'ayant rien produit, une seconde
+eut lieu, et cette fois <i>en présence de deux ou trois témoins</i>,
+suivant le précepte de l'Évangile<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238"><sup>238</sup></a>. Il l'engagea
+à revoir ses écrits, à modifier ses assertions,
+surtout à ralentir les pas trop rapides de ses
+disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La
+conversation fut assez amicale. Un secrétaire de
+saint Bernard, son panégyriste et son biographe,
+assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint
+quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne
+confirme point la relation officielle, envoyée au
+saint-siége par les évêques, après la décision du
+concile<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239"><sup>239</sup></a>. Il y eut une simple conférence préliminaire,
+d'où chacun se retira avec des espérances,
+parce que, de part et d'autre, on resta en des termes
+bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute
+idée de schisme, et que ses propositions les plus
+hasardées comportaient pour la plupart une explication
+plausible, un entretien commencé sans le
+désir de rompre devait conduire à quelque espoir de
+rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était
+point pressé de pousser les choses à l'extrême; il
+ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre
+la soumission et la révolte, désirait se maintenir à
+l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance
+sans hostilité; il ne céda donc pas à son
+adversaire, mais il ne l'irrita pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" name="footnote237"></a><b>Note 237:</b><a href="#footnotetag237"> (retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 116.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" name="footnote238"></a><b>Note 238:</b><a href="#footnotetag238"> (retour) </a> «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui;
+s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi
+encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de
+deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" name="footnote239"></a><b>Note 239:</b><a href="#footnotetag239"> (retour) </a> Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (<i>notarius</i>) de
+saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard;
+mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de
+Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard,
+«ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les
+évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence <i>familière
+et amicale</i> où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit.
+S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler.
+(Cf. Gaufr., l. III, <i>De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist.</i>, t. XIV,
+p. 370, etc.&mdash;<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1147.&mdash;S. Bern., <i>Op.</i>,
+ep. CCCXXXVII.&mdash;<i>Ab. Op.</i>; Not., p. 1101.)</blockquote>
+
+<p>Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils
+essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que
+la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés,
+chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis,
+ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer
+de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était
+moins encore la nature que le succès des doctrines
+d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse
+sur les matières les plus hautes et les plus
+sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves,
+notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers
+lieux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240"><sup>240</sup></a>. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté
+par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa
+méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait
+pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent
+et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de
+l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné
+dans la lice la raison individuelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" name="footnote240"></a><b>Note 240:</b><a href="#footnotetag240"> (retour) </a> C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre
+de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont
+parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second.
+On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans
+le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. <i>Introd.
+ad Theol.</i>, l. II, p. 1066.&mdash;<i>Theolog. Christ</i>., l. IV, p. 1314-1316,
+et ci-après, l. III. c. II.&mdash;<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, praef., p. IXX.&mdash;<i>De
+Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Spicileg.</i>, t. III.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 378).</blockquote>
+
+<p>Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se
+contraignit point pour maudire cette réformation
+anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence
+au plus renommé des novateurs; sans peut-être
+attaquer directement sa personne, il accusait
+ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres
+des mains de ses disciples, et prêchait contre la
+contagion de son école. Autour du nouvel apôtre
+s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une
+clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons
+juger par le langage des écrivains partisans de
+saint Bernard. Abélard <i>dogmatisait perfidement</i>,
+disent-ils tous. Il fut <i>négromant et familier du démon</i>,
+a écrit Gérard d'Auvergne<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241"><sup>241</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" name="footnote241"></a><b>Note 241:</b><a href="#footnotetag241"> (retour) </a> «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.»
+(<i>Thes. anc</i>. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de
+Cluni. Les mots <i>perfide dogmatizans</i> ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang.
+<i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XX, p. 731.)</blockquote>
+
+<p>Non moins puissant et non moins passionné,
+retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance.
+Abélard lui-même, irritable et convaincu,
+opposait aux accusations des dénégations sincères,
+et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il
+appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une
+offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux
+renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris
+à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence.
+Ils pensaient défendre contre des préjugés
+tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois.
+Abélard pouvait se regarder comme le représentant
+de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé,
+comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église,
+au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir.
+Tous les esprits hardis se groupaient autour de
+lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses
+opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou,
+comme on dirait aujourd'hui, de plus <i>avancées</i>, le
+prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire
+triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui
+avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée,
+chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre
+par la solidité et le succès de son enseignement,
+avait commencé à développer sur l'essence divine,
+sur ses attributs, sur la différence des personnes
+aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses,
+hasardées, dont il devait, huit ans après,
+étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux
+conciles<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242"><sup>242</sup></a>. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard,
+déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui
+devait défendre plus tard son maître dans une courageuse
+apologie, nourrissait et ne cachait pas contre
+le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition
+dont il a rendu l'expression si vive et si piquante<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243"><sup>243</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" name="footnote242"></a><b>Note 242:</b><a href="#footnotetag242"> (retour) </a> Gilbert de la Porrée (<i>Porretanus</i>) soutint des opinions théologiques
+qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra
+aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire
+de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. <i>De Gest.
+Frid</i>., l.1, c. XLVI, L et seq.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 486.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" name="footnote243"></a><b>Note 243:</b><a href="#footnotetag243"> (retour) </a> Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église,
+n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre
+les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé <i>Pictaviensis</i> (Poitevin).
+Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple
+d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit <i>Gabalitanus</i> ou du Gévaudan. (<i>Ab. Op</i>., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not.,
+p. 1192.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 264.&mdash;<i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 294.)</blockquote>
+
+<p>Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld
+de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les
+leçons d'Abélard, venait de se retirer en France,
+banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir
+fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle
+de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du
+dogme que des abus introduits dans la constitution
+du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection
+des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme,
+par des attaques où se mêlait à la passion de
+l'indépendance religieuse un sentiment confus de la
+liberté politique<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244"><sup>244</sup></a>. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard,
+et le poussa vivement à la résistance. Rien, à
+notre connaissance, n'atteste cette coalition que le
+dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant,
+ou plutôt l'<i>écuyer</i> d'Abélard<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245"><sup>245</sup></a>, et met grand
+soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la
+cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter
+Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument
+de l'ennemi que le pape venait de frapper.
+Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" name="footnote244"></a><b>Note 244:</b><a href="#footnotetag244"> (retour) </a> Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle,
+attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du
+gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran.
+Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France.
+Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement
+révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" name="footnote245"></a><b>Note 245:</b><a href="#footnotetag245"> (retour) </a> «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu
+circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de
+Brixia. (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV
+et CCCXX.)</blockquote>
+
+<p>Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard
+affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants
+adversaires comme des coeurs méchants et des esprits
+faibles. Revenant à la confiance présomptueuse
+de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement
+général qui ne venait pas tout entier de son impulsion,
+il maintint avec fermeté la vérité de ses principes,
+provoqua la réfutation, accusa ses adversaires
+de calomnie, et parut braver l'Église.</p>
+
+<p>Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il
+commença une guerre déclarée. Il poursuivit son
+adversaire, disent ses apologistes, <i>avec son invincible
+vigueur</i><a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246"><sup>246</sup></a>. Songeant d'abord à s'assurer une
+nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La
+confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement,
+et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un
+ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du
+pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes
+déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies
+de recherche et de passion, d'art et de violence;
+la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté
+profonde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" name="footnote246"></a><b>Note 246:</b><a href="#footnotetag246"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX,
+p. 31.&mdash;La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint
+vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé
+à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que
+nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.</blockquote>
+
+
+<p>Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est
+pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il
+dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant
+plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus
+haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se
+jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il
+n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le
+livre de Pierre Abélard, qu'il appelle <i>Théologie</i><a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247"><sup>247</sup></a>.»
+Quant à la lettre que je regarde comme la première
+que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au
+pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa
+dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux
+bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite
+lui est confiée, pendant que l'époux absent
+tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié
+domestique, a éclaté dans le sein de l'Église;
+une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre
+et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer
+l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur
+et son Christ. Ces deux serpents <i>rapprochent
+leurs écailles</i>. Ils corrompent la foi des simples, ils
+troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui
+se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme
+de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à
+Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle
+rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de
+Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre
+est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres:
+mais le pape écrasera le lion et le dragon<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248"><sup>248</sup></a>. Le nouveau
+théologien invente de nouveaux dogmes, il les
+écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et,
+au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert
+les sources de la science aux cardinaux et aux clercs
+de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans
+leurs mains, et il appelle à défendre son erreur
+ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de
+la foi, comment as-tu la pensée, la conscience
+d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux,
+de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux,
+toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes
+frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle
+ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais
+voir l'ami de l'époux qui prend la défense de
+l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu
+taire les injures de mon Seigneur, je supporterais
+patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père
+bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable;
+songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà
+l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un
+grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y
+portes la main, sort et suit les traces des troupeaux
+et les fait paître auprès des tentes des pasteurs<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249"><sup>249</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" name="footnote247"></a><b>Note 247:</b><a href="#footnotetag247"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" name="footnote248"></a><b>Note 248:</b><a href="#footnotetag248"> (retour) </a> «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem
+illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis....
+Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed
+Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.»
+Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. <i>Op.</i>,
+ep. CCCXXX.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" name="footnote249"></a><b>Note 249:</b><a href="#footnotetag249"> (retour) </a> <i>Id. ibid., in fin.</i>&mdash;Les derniers mots sont empruntés aux versets 6
+et 7 du c. 1 du <i>Cantique des Cantiques</i>. Toute la lettre est remplie d'allusions
+à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un
+traité.</blockquote>
+
+<p>C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à
+divers membres du sacré collège, aux cardinaux
+Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine.
+Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux
+de la cour de Rome<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250"><sup>250</sup></a>, il tient le même langage.
+Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux
+gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de
+l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne
+pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce
+les témérités de cet Abélard, persécuteur de la
+foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique
+au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude,
+abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui
+sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête
+coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé
+les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du
+Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans
+la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il
+raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places;
+il discute avec les enfants et converse avec les femmes;
+il reproduit sur les dogmes les plus saints les
+hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa
+plume, et en les écrivant il transmet la contagion à
+l'avenir<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251"><sup>251</sup></a>, et cependant il se glorifie d'avoir infecté
+Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne
+défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles
+qui les ont nourris?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" name="footnote250"></a><b>Note 250:</b><a href="#footnotetag250"> (retour) </a> Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (<i>Id.</i>
+ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte <i>ad cardinalem G.</i>, comme la suivante. Ives,
+cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en
+1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques
+et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" name="footnote251"></a><b>Note 251:</b><a href="#footnotetag251"> (retour) </a> «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum
+se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua
+coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc.
+(ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine
+praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris,
+conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)</blockquote>
+
+<p>Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance
+tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et
+qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est
+Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de
+de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda
+une épreuve publique.</p>
+
+<p>Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros,
+mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité
+malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui
+amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait
+au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait
+les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition,
+l'adoration des restes alors si révérés des martyrs
+et des saints. La cathédrale de Sens, métropole
+de la province de Paris, était riche en trésors de ce
+genre, et elle conserve encore des traces précieuses
+pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour
+de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi
+avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques
+qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du
+peuple<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252"><sup>252</sup></a>. A cette occasion, il devait y avoir dans cette
+ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires
+de l'Église. Non-seulement les suffragants de
+l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et
+les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer.
+On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs
+du voisinage. Cette solennité était attendue
+avec curiosité par les populations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" name="footnote252"></a><b>Note 252:</b><a href="#footnotetag252"> (retour) </a> <i>Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat</i>., c. xxvi. <i>Rec. des
+Hist</i>., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.&mdash;<i>Gallia Christ</i>., t. XII.,
+p. 16.</blockquote>
+
+<p>Irrité et enhardi par les attaques détournées dont
+il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et
+peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant
+à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion
+sainte devînt un synode ou concile devant lequel il
+pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger
+sa foi par la parole<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253"><sup>253</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" name="footnote253"></a><b>Note 253:</b><a href="#footnotetag253"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op</i>., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.</blockquote>
+
+<p>On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui
+avait eu récemment quelque différend avec saint
+Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation
+brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis <a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254"><sup>254</sup></a>.
+Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut
+pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui
+songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète
+et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de
+Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour
+fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de
+ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard,
+formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un
+enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de
+commettre la foi dans ces disputes, <i>de laisser agiter
+ainsi la raison divine par de petites raisons humaines</i><a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255"><sup>255</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" name="footnote254"></a><b>Note 254:</b><a href="#footnotetag254"> (retour) </a> Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall</i>., t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" name="footnote255"></a><b>Note 255:</b><a href="#footnotetag255"> (retour) </a> «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum
+quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ...
+Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans
+discussion pour le condamner, et qu'après tout
+c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine
+et d'un abbé que de juger en matière de dogme.</p>
+
+<p>Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner
+de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques
+qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous
+à se trouver exactement au jour de la réunion, et à
+s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en
+même temps de se tenir sur leurs gardes contre les
+ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les
+trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie
+se trahissait déjà dans la brusque promptitude
+avec laquelle il les avait défiés<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256"><sup>256</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" name="footnote256"></a><b>Note 256:</b><a href="#footnotetag256"> (retour) </a> <i>Id</i>., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.</blockquote>
+
+<p>Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à
+ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour
+le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver
+Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat
+comme un duel théologique en champ clos que déciderait
+avec solennité le jugement de Dieu.</p>
+
+<p>Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente
+devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés
+lui représentèrent tout le danger de son absence,
+quelle confiance elle inspirerait à son adversaire,
+quel découragement à ses partisans, combien cet
+abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait
+nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur.
+L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au
+concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes.
+Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer
+ni argumentation ni discours, mais se répétant
+sans cesse cette parole de l'Évangile: <i>Ne préméditez
+pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de
+parler</i>, et cette autre du psalmiste: <i>Dieu est mon soutien;
+je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257"><sup>257</sup></a>.</i>
+Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il
+avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts,
+des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres
+en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres
+avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de
+Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations;
+Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa
+piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour
+devenir chartreux<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258"><sup>258</sup></a>; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" name="footnote257"></a><b>Note 257:</b><a href="#footnotetag257"> (retour) </a> <i>Id.</i> ep. CLXXXIX&mdash;Math., X, 10.&mdash;Ps. CXVII, 6.&mdash;<i>Ex vit. et veb. gest. S. Bern.</i>, auct. Gaufrid. abb. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371 et 372.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" name="footnote258"></a><b>Note 258:</b><a href="#footnotetag258"> (retour) </a> Ex <i>chron. turonens. Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 471.</blockquote>
+
+<p>Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au
+concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille
+de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider;
+il était là, environné de tous les évêques de sa
+province, excepté ceux de Paris et de Nevers<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259"><sup>259</sup></a>; et
+Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois
+de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les
+prélats qui suivaient le premier étaient d'abord
+Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus
+considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne
+paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III,
+évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton,
+évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux.
+Les prélats de la province de Reims étaient Alvise,
+évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de
+Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente
+ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie
+une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260"><sup>260</sup></a>.
+A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques,
+abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres,
+avaient envahi la ville<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261"><sup>261</sup></a>, et pour la plupart animés
+de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans
+la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la
+métropole de Paris, et presque la métropole des
+Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait
+toute-puissante, et le peuple était dès longtemps
+préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist
+et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs
+d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les
+yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux,
+et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse;
+de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge
+et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle
+et détruite, et marchait entouré de ses disciples à
+l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le
+saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts
+s'incliner sous la bénédiction de la main dont on
+racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux
+qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés
+par l'effroi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" name="footnote259"></a><b>Note 259:</b><a href="#footnotetag259"> (retour)</a> «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist.</i>,
+t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis,
+évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" name="footnote260"></a><b>Note 260:</b><a href="#footnotetag260"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.&mdash;Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" name="footnote261"></a><b>Note 261:</b><a href="#footnotetag261"> (retour) </a> Loc. cit., et S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII.</blockquote>
+
+<p>Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les
+scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement
+décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement
+indiqués par saint Bernard et les évêques. Il
+faut les raconter après eux.</p>
+
+<p>Le premier jour, 2 juin 1140<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262"><sup>262</sup></a>, c'était un dimanche
+(on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte,
+car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au
+XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques
+qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi
+les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques,
+et se les fit montrer et expliquer par saint
+Bernard<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263"><sup>263</sup></a>. Ce fut une grande solennité rendue plus
+imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière,
+et dont l'effet était tout favorable à l'Église,
+qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination
+populaire, tandis que la théologie philosophique ne
+s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste
+cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante,
+la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre,
+la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or
+des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques
+blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever
+vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de
+l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au
+milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère
+et charitable que la voix populaire sanctifie avant
+l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée
+étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures,
+par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres,
+à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris
+que des positions téméraires sans en avoir su garder
+aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants
+disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance,
+n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de
+l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne,
+si ce n'est l'avant-veille des révolutions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" name="footnote262"></a><b>Note 262:</b><a href="#footnotetag262"> (retour) </a> J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le
+11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave
+de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange,
+art. <i>Annus</i>.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le
+20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée,
+on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments
+d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de
+Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. <i>Act. concilior</i>.,
+t. VI, pars II, p. 1219.&mdash;Philip. Labbaei <i>Sacr. concil.</i>, t. X, p. 1018.&mdash;<i>Anal.
+des concil</i>., par le père Richard, t. V, suppl.&mdash;<i>Act. sanct</i>., t. III,
+p. 196.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" name="footnote263"></a><b>Note 263:</b><a href="#footnotetag263"> (retour) </a> <i>Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern</i>., c. XXVI. <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 371.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine
+de Saint-Étienne. Les pères étaient assis
+en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines,
+docteurs, prêtres, tous attendaient en silence.
+L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait
+tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard
+parut. Il traversait la foule des assistants
+qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant
+parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un
+air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers
+d'Horace en passant:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après,
+saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues,
+poursuivre le subtil prélat<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264"><sup>264</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" name="footnote264"></a><b>Note 264:</b><a href="#footnotetag264"> (retour) </a> Hor. <i>Epist.</i> I, XVIII, 84.&mdash;Vincent. Bellov., <i>Biblioth. Mund.</i>, t. IV; <i>Spec.
+historial.</i>, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.&mdash;Gaufr. aulissiod. <i>Vit. S. Bern.,
+Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 372.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII. p. 467.</blockquote>
+
+<p>Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face
+de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant
+la révolution, saint Bernard était debout, acceptant
+le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant
+le concile qu'il semblait présider<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265"><sup>265</sup></a>. Il tenait à la main
+les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient
+été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des
+erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on
+les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle
+commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant
+qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait
+pour juge que le pontife de Rome, et il sortit<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266"><sup>266</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" name="footnote265"></a><b>Note 265:</b><a href="#footnotetag265"> (retour) </a> <i>Recherches hist. sur la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.&mdash;D'Amboise
+signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur
+ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique
+qu'Abélard. Un <i>accusateur idoine</i>, dit-il, devait être choisi dans la province
+de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point
+comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province
+de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître
+singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces,
+un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni
+de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province
+Lyonnaise première. (<i>Ab. Op.</i>, praef. apol.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" name="footnote266"></a><b>Note 266:</b><a href="#footnotetag266"> (retour) </a> On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement;
+je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est
+à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour
+but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il
+se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait
+les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard:
+«Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>,
+ep. CLXXXIX, <i>ad pap. Innoc.</i>&mdash;Ep. CXCI, <i>Remens. arch. ad eumd.</i>&mdash;Ep.
+CCCXXXVII, <i>Senon. arch. ad eumd.</i>.&mdash;Gaufrid. <i>Ex lit. S. Bern.</i>, l. III,
+<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371.)</blockquote>
+
+<p>Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce
+une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet
+réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le
+sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les
+légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet
+sur la place celui dont la parole avait été soixante ans
+puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs
+moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée
+si auguste, devant cet adversaire si saint et si
+grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence
+de la vérité personnifiée<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267"><sup>267</sup></a>. Certes, on ne croira
+pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile
+qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même,
+avec le dessein de se taire au jour marqué pour la
+parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement
+demandé. Le désir de suspendre toute querelle
+en ajournant et en déplaçant le jugement ne
+saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268"><sup>268</sup></a>.
+Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli,
+téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il
+n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien,
+«quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269"><sup>269</sup></a>.» Du
+moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne
+vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition
+populaire<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270"><sup>270</sup></a>. Il lisait son arrêt écrit sur le front
+de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel
+on temporel, point d'espérance. On ne lui
+offrait pas une controverse en règle, engagée entre
+docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on
+le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou
+peut-être d'une défense; mais tout débat eût été
+oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de
+se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver
+sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui
+de la cour de Rome, et savait que c'était là le
+plus grand souci de ses adversaires. Le trouble,
+l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour
+lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un
+péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler
+d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul
+sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se
+crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur
+tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" name="footnote267"></a><b>Note 267:</b><a href="#footnotetag267"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 372.&mdash;<i>Hist. de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.&mdash;Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX,
+l. XXV, p. 28.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" name="footnote268"></a><b>Note 268:</b><a href="#footnotetag268"> (retour) </a> C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les <i>Annales de l'ordre de
+Saint-Benoît</i>, t. VI, p. 324.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" name="footnote269"></a><b>Note 269:</b><a href="#footnotetag269"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Univ</i>., t. I, l. I, chap. 2, p. 186.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" name="footnote270"></a><b>Note 270:</b><a href="#footnotetag270"> (retour) </a> Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.</blockquote>
+
+<p>On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position,
+s'était dit, avant d'entrer au concile, que
+suivant l'aspect de la séance et son inspiration du
+moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais
+nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident
+si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le
+concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa
+compétence paraissait douteuse: car le titulaire
+d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel,
+n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la
+vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu
+par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou
+de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé
+comme prêtre du diocèse de Troyes<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271"><sup>271</sup></a>. Mais il avait
+pris le concile moins pour juge que pour témoin de
+sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait
+accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment
+le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il
+reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées?
+D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et
+ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le
+saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" name="footnote271"></a><b>Note 271:</b><a href="#footnotetag271"> (retour) </a> Mabillon, <i>S. Bern. Op.</i>; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.&mdash;Le
+P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote>
+
+<p>Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et
+qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard
+était complète, et l'Église, celle de France du
+moins, prononçait sa propre condamnation. C'était
+une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre,
+et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il
+ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à
+s'en défendre.</p>
+
+<p>On se rappelle comment l'assemblée était composée.
+Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas
+engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser
+d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait
+garde de lui résister, et occupait désormais un rang
+trop important dans le gouvernement de l'Église
+pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les
+inspirations naturelles de sa modération et de son
+équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car
+trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait
+été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas
+arrêté devant un appel au pape dans une question
+de droit canonique sur la validité d'un mariage;
+mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient
+pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre
+de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour
+l'y confirmer un traité sur <i>le devoir des évêques</i>,
+s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement
+toutes les fois qu'un caractère violent et
+capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice
+a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour.
+C'était là le premier des juges d'Abélard<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272"><sup>272</sup></a>. Quant à
+l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le
+roi, qui résista longtemps à son installation, il
+n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive
+que par l'énergique intervention du saint abbé,
+dont il se regardait comme la créature<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273"><sup>273</sup></a> Atton,
+l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il
+l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui
+devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans
+l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de
+celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait
+point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne
+fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien
+ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre?
+D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position
+faible et compromise dans le clergé, ainsi que
+l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un
+récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été
+huit ans plus tard déposés par le concile de Reims<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274"><sup>274</sup></a>.
+Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint
+Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux
+avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait
+voir que par ses yeux et penser que par son esprit<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275"><sup>275</sup></a>.
+On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui
+d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur
+d'Abélard comme un des moins habiles et des
+plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger,
+et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps
+par Gosvin, un des constants ennemis de
+notre philosophe<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276"><sup>276</sup></a>. Le maître de Gosvin, Joslen,
+évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur
+de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en
+matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard
+sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de
+saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut
+d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine
+à son autorité<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277"><sup>277</sup></a>. L'évêque de Châlons, Geoffroi
+Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard
+que le concile de Soissons avait chargé de détenir
+et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à
+la recommandation de saint Bernard, sa promotion
+à l'épiscopat<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278"><sup>278</sup></a>. On ne voit pas d'où aurait pu venir
+au trop faible et trop redoutable accusé la protection,
+la bienveillance ou même l'impartialité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" name="footnote272"></a><b>Note 272:</b><a href="#footnotetag272"> (retour) </a> Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en
+1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et
+par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit
+auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui
+est devenue le traité <i>de officio episcoporum</i> (1127), et celle où le saint traite
+l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de
+provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez
+des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis
+perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern.
+<i>Op.</i>, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII suppl., p. 134 et 228.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 46 et pars II,
+Instrum. p. 33.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" name="footnote273"></a><b>Note 273:</b><a href="#footnotetag273"> (retour) </a> S. Bernard. <i>Op.</i>, ep. CLXX, p. 108 in not.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. IX,
+p. 86.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" name="footnote274"></a><b>Note 274:</b><a href="#footnotetag274"> (retour) </a> Alberic., <i>Ex Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XIII, p. 701.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 227.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" name="footnote275"></a><b>Note 275:</b><a href="#footnotetag275"> (retour) </a> <i>Gall., Christ</i>., t. XII, p. 292.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" name="footnote276"></a><b>Note 276:</b><a href="#footnotetag276"> (retour) </a> C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où
+Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité
+dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une
+harangue assez vive contre Abélard. (<i>Ab. Op</i>., p. 306.&mdash;Cf. <i>Rec. des
+Hist</i>., t. XIV, p. 297.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., édit. I, 1056, t. II, p. 216.&mdash;<i>Hist.
+litt</i>., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.&mdash;Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" name="footnote277"></a><b>Note 277:</b><a href="#footnotetag277"> (retour) </a> <i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 357.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" name="footnote278"></a><b>Note 278:</b><a href="#footnotetag278"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 879.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.</blockquote>
+
+<p>Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire
+prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux
+intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération
+du jour qui suivit la comparution et la retraite
+d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger
+la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner
+si l'appel était régulier, en laissant aller la
+personne par respect pour le saint-siège, à qui elle
+appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes.
+Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non
+désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises
+enseignés au public, et que l'intérêt le plus
+pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils
+avaient commencé de corrompre<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279"><sup>279</sup></a>. Plusieurs pères,
+mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités
+nombreuses, et nommément celle de saint Augustin,
+en preuve des hérésies contenues dans les propositions
+accusées. Elles furent déclarées pernicieuses,
+manifestement condamnables, opposées à la foi,
+contraires à la vérité, ouvertement hérétiques<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280"><sup>280</sup></a>. On
+dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation
+fut prononcée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" name="footnote279"></a><b>Note 279:</b><a href="#footnotetag279"> (retour) </a> «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt
+(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur,
+sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus
+proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" name="footnote280"></a><b>Note 280:</b><a href="#footnotetag280"> (retour) </a> «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.&mdash;Sententias....
+«haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia,
+contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>«Ses adversaires,» dit Brucker<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281"><sup>281</sup></a>, «ne purent ni
+supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait
+des vérités simples; la superstition, l'ignorance,
+l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à
+persécuter cruellement un homme si digne de
+temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être
+compté parmi les martyrs de la philosophie.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" name="footnote281"></a><b>Note 281:</b><a href="#footnotetag281"> (retour) </a> <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 764.</blockquote>
+
+<p>Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept
+propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient
+données comme extraites de ses écrits; le premier,
+sa <i>Théologie</i> (et ce titre comprenait probablement
+deux ouvrages, l'<i>Introduction</i> et la <i>Théologie chrétienne</i>);
+le second, le <i>Connais-toi toi-même</i> ou son
+traité de morale. Le troisième était <i>le Livre des Sentences</i>,
+ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne
+connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282"><sup>282</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" name="footnote282"></a><b>Note 282:</b><a href="#footnotetag282"> (retour) </a> On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers
+recueils (<i>Ab. Op.</i>, praefat., pars II, ep. XX; <i>Apolog.</i>, p. 830.&mdash;<i>Thes. nov.
+anecd.</i>, t. V. <i>Theol. Christ., Observ. praev.</i>, p. 1149.&mdash;S. Bernard. <i>Op.</i>,
+ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par
+Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel
+le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin,
+et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande
+lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu <i>Tractatus</i>, etc. Opusc. XI.) Je
+crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de
+France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par
+quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. <i>Op.</i>, t. II, Opusc. XI,
+p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez
+Dupin, <i>Hist. des controverses</i>, XIIe siècle, c. VII, p. 360.&mdash;Le père Noël
+Alexandre, <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, Dissert. VII, p. 787.&mdash;Duplessis d'Argentré,
+<i>Collec. Judicior. de nov. error.</i>, t. I, p. 21.&mdash;Gervaise, <i>Hist. d'Abell.</i>, t. II,
+t. V, p, 162.&mdash;Les auteurs du <i>Thesaur. anecd.</i>, t. V, p. 1148, et ceux
+de l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième
+partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer
+<i>le Livre des Sentences</i> ou <i>Sententiae Divinitatis</i>, recueil qui courait sous son
+nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque
+où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre
+P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai,
+<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez
+commun alors. (<i>Ab. Op., Apolog.,</i> p. 333; Not., p. 1159.&mdash;<i>Hist. litt.</i> t. X,
+p. 313, et t. XII, p. 137.)</blockquote>
+
+<p>Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent
+pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui
+nous sont restés, elles sont en général authentiques,
+et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester.</p>
+
+<p>Parmi les maximes condamnées, les principales
+sont les suivantes:</p>
+
+<p>I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le
+Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune
+de ces propriétés désigne chacune des personnes, de
+sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue
+une des personnes semble manquer aux deux
+autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au
+moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils
+quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance.
+Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est
+engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance
+du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et
+du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce
+est au genre, comme la forme est à la matière. C'est
+là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés
+dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de
+l'hérésie d'Arius<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283"><sup>283</sup></a>. C'est ce que d'autres ont appelé
+réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef,
+Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284"><sup>284</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" name="footnote283"></a><b>Note 283:</b><a href="#footnotetag283"> (retour) </a> «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.»
+(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII,
+CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" name="footnote284"></a><b>Note 284:</b><a href="#footnotetag284"> (retour) </a> Guillelm. S. Theod. <i>Disput. adv. Ab.</i>, c. II et III. <i>Biblioth. cist.</i>, t. IV.&mdash;Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Mabillon, <i>S. Bernard.
+Op.</i>, vol. I, t. II, p. 640.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.&mdash;Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 139.</blockquote>
+
+<p>II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé
+à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette
+parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer
+sur la personne du Christ comme Nestorius<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285"><sup>285</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" name="footnote285"></a><b>Note 285:</b><a href="#footnotetag285"> (retour) </a> Voyez les lettres déjà citées.&mdash;Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car
+pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout
+Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.</blockquote>
+
+<p>III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé
+que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre
+n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine;
+d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de
+la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher,
+y consentir, ou en d'autres termes, qu'une
+grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la
+grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse
+Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans
+l'hérésie de Pelage<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286"><sup>286</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" name="footnote286"></a><b>Note 286:</b><a href="#footnotetag286"> (retour) </a> Voyez les mêmes lettres.</blockquote>
+
+<p>IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son
+exemple, par les perfections dont il nous a donné le
+divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour
+que doit nous inspirer son sacrifice.</p>
+
+<p>V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a
+permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il
+ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait
+autrement qu'il ne l'a fait.</p>
+
+<p>VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché,
+mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou
+le consentement donné sciemment au mal, de sorte
+que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs
+ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le
+péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni
+dans la concupiscence, ni dans le plaisir.</p>
+
+<p>On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception
+de la seconde qui nous paraît sans importance
+(car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire
+subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom
+humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme,
+ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est
+une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont
+une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens
+qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait
+oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287"><sup>287</sup></a>.
+Nous ne contesterons point que les principales opinions
+incriminées ne se trouvent au moins en principe
+dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées
+avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême
+limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines
+de leurs conséquences. Mais nous affirmons,
+en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en
+général dans ses livres ni la gravité ni le caractère
+qu'elles présentent comme citations isolées et dans la
+forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont,
+chez leur auteur, tempérées par des déclarations
+positives, modifiées par des développements ou des
+restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou
+de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes
+de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient
+même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens
+catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover
+an fond ni sciemment sortir de l'unité<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288"><sup>288</sup></a>. Cela suffit
+pour que le jugement qui le frappa soit condamné.
+Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne,
+pour ne juger que les doctrines; c'est la personne,
+bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie.
+Dans un autre temps, chez un autre homme, il les
+aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard,
+c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est
+pas son système, c'est son influence que ses juges ont
+voulu anéantir<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289"><sup>289</sup></a>. Ce n'est pas la vérité éternelle,
+mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont
+défendue. La puissance d'un génie inquiétant et
+réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires,
+dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent
+une émotion générale des esprits impatients du
+joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux
+inévitables passions humaines, pour déterminer la
+politique religieuse de saint Bernard et du concile
+qui lui servit d'instrument.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" name="footnote287"></a><b>Note 287:</b><a href="#footnotetag287"> (retour) </a> Voyez la troisième partie de cet ouvrage.*</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" name="footnote288"></a><b>Note 288:</b><a href="#footnotetag288"> (retour) </a> Voyez Martène et Durand. (<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, praefat.) Les propositions
+d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées
+à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait
+de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard,
+ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement
+parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum
+haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem;
+quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. <i>Op.</i>, praefat. chap. 5, 51, 55,
+et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit
+aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins
+paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions.
+L'auteur de son article dans l'<i>Histoire littéraire</i>, si malveillant pour
+lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut
+tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus
+équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une
+foi vive et docile.» (<i>Hist. de saint Bern,</i>, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions
+d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre
+Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores
+suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI,
+Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités
+qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une
+censure indirecte de la décision du concile.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" name="footnote289"></a><b>Note 289:</b><a href="#footnotetag289"> (retour) </a> «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat
+habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (<i>Lett. des
+évêq. au pape.</i> S. Bern., ep. CLXXXI.)</blockquote>
+
+<p>La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule.
+Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à
+la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le
+début de sa carrière et que ses premiers ennemis,
+en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs
+successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est
+historiquement établie. La modération même des
+peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas
+de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque,
+le sacrilège et le blasphème encouraient de plus
+rudes châtiments. On ne voulait évidemment que
+deux choses, son impuissance et son humiliation. Il
+faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas
+venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement
+la dernière rigueur contre l'erreur purement
+spéculative, et commander ou permettre les
+crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle
+était un temps de liberté de penser relative, quand
+on le compare aux temps qui l'ont suivi.</p>
+
+<p>Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile
+n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision.
+Que devait en penser Rome? cette question les
+inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des
+pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur,
+car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un
+avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège;
+l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium,
+par jugement du pape Eugène III<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290"><sup>290</sup></a>. Puis, bien
+qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait
+la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être
+approuvé par le souverain pontife pour avoir passé
+outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes
+d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican,
+était constamment accueilli ou encouragé par le
+saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque
+toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque
+de Tours, Hildebert, comme plus tard saint
+Bernard lui-même dans son traité de <i>la Considération</i>,
+avait en vain réclamé contre cette compétence
+directe et illimitée qui transformait la cour de Rome
+en tribunal unique de la chrétienté<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291"><sup>291</sup></a>. Il est vrai qu'on
+alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que
+lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile
+provincial demeure en tout état de cause juge de la
+doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces
+raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les
+évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y
+missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé
+de France au tribunal de saint Pierre. La modération
+a toujours été le caractère et de la politique et de la
+religion de Rome, sauf dans quelques circonstances
+extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement
+en péril. Sa conduite est connue; ardente,
+quand les églises nationales sont tièdes, elle se
+montre sage et clémente quand celles-ci paraissent
+passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une
+paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du
+sacré collége Abélard comptait des appuis et même
+des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de
+Castello<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292"><sup>292</sup></a>, distingué par l'élévation de son esprit, sa
+douceur, sa justice, et dont le crédit était grand;
+car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous
+le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard,
+trop peu de temps peut-être pour l'Église et
+pour l'humanité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" name="footnote290"></a><b>Note 290:</b><a href="#footnotetag290"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" name="footnote291"></a><b>Note 291:</b><a href="#footnotetag291"> (retour) </a> Cf. Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. II, l. V, p. 229.&mdash;<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XIV; i praefat., p. XVI.&mdash;S. Bern. <i>De Considerat.</i> l. I, c. III.&mdash;Neander,
+<i>S. Bern. et son siècle</i>, l. II.&mdash;Bergier, <i>Dict. de Théol.</i>, art.
+<i>Papauté</i>; Not. XVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" name="footnote292"></a><b>Note 292:</b><a href="#footnotetag292"> (retour) </a> Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis,
+du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom
+vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par
+Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, <i>in via lata</i>, et par
+Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain
+pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres
+de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne
+ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus,
+ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCII, p. 185 <i>in not.</i>&mdash;<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 212.)</blockquote>
+
+<p>Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès
+du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute
+position et son influence active dans le clergé, ses
+grands et récents services dans l'affaire du schisme,
+lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa
+d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent
+adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de
+Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque
+de Reims et des siens. Ces deux lettres sont
+évidemment écrites par saint Bernard. La première
+surtout est importante; elle était connue au Vatican
+sous le nom de la lettre des évêques de France<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293"><sup>293</sup></a>;
+c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir
+déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui
+est établi par l'autorité du siége apostolique, on y
+rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et
+l'impression qu'il avait produite, soit sur le public
+des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et
+des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à
+l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches
+pleines de charité, de discrétion, et les bravades du
+novateur et de ses disciples, forçant par un défi le
+synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en
+termes fort succincts, les pères du concile exposent
+ce qui s'y est passé; comment le <i>seigneur abbé</i> a produit
+dans l'assemblée le livre de théologie du maître
+Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes
+et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé
+niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât
+ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard
+parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion,
+et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique
+libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu
+sûr et devant d'équitables juges, il en appela au
+saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée
+avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on,
+parût peu canonique, par déférence pour le siége
+apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence
+contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre
+un terme à la propagation de l'erreur, on a statué
+sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours
+publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement
+fausses et hérétiques; on les a donc condamnées
+en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait
+au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée
+que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable
+avec les autres relations, même avec celle de saint
+Bernard, même avec celle que contient cette lettre<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294"><sup>294</sup></a>.
+Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard
+ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne
+prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos
+sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou
+qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après
+avoir été régularisé par une déclaration écrite,
+admise comme valable par le concile<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295"><sup>295</sup></a>. Quoi qu'il en
+soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent
+au pape, en finissant, les articles condamnés, et
+«le supplient unanimement de confirmer leur sentence,
+de frapper d'un juste châtiment ceux qui
+s'obstineraient par esprit de contention à les défendre<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296"><sup>296</sup></a>;
+et quant au susdit Pierre, de lui imposer
+silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire,
+et en supprimant ses livres.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" name="footnote293"></a><b>Note 293:</b><a href="#footnotetag293"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" name="footnote294"></a><b>Note 294:</b><a href="#footnotetag294"> (retour) </a> «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance
+est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure
+du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater,
+appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (<i>id. ibid.</i> Voyez
+aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" name="footnote295"></a><b>Note 295:</b><a href="#footnotetag295"> (retour) </a> Le père Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 29.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" name="footnote296"></a><b>Note 296:</b><a href="#footnotetag296"> (retour) </a> «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter
+et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote>
+
+<p>En même temps, Bernard écrit pour son compte
+au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements
+d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien
+au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait
+s'il lui serait utile de mourir<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297"><sup>297</sup></a>. Insensé! il croyait,
+après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que
+l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en
+repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes,
+une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs
+ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts.
+Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait
+bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est
+Abélard, toujours avec son compagnon d'armes,
+Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances
+que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente
+adressée au successeur de Pierre: qu'il voie
+s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve
+un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne
+de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur
+des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que
+les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse,
+pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui
+dévorent la vigne du Seigneur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" name="footnote297"></a><b>Note 297:</b><a href="#footnotetag297"> (retour) </a> «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à
+Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager
+de prédilection pour les négociations délicates, et
+qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait
+trahie plus tard<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298"><sup>298</sup></a>, fut chargé de porter ces lettres au
+pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires
+convenables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" name="footnote298"></a><b>Note 298:</b><a href="#footnotetag298"> (retour) </a> Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était
+un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome,
+mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On
+a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX et
+praefat., in t. III, vol. I, p. 711.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 553.)</blockquote>
+
+<p>Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres
+où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant
+la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse
+avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme
+s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal,
+et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre,
+toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,»
+lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de
+Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous
+donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du
+Christ<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299"><sup>299</sup></a>.» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui
+était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de
+l'Église romaine<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300"><sup>300</sup></a>, il lui parle gravement, presque
+politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce
+qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége.
+Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de
+Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son
+père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté
+il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer
+un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait
+injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle
+serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute:
+«Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père;
+c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui
+ne voit rien en énigme, rien dans le miroir,
+mais qui regarde tout face à face<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301"><sup>301</sup></a>!.... J'estimerais
+moins votre équité, si je vous priais longtemps,
+dans la cause du Christ, de ne mettre personne
+avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il
+vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné
+la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet
+homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" name="footnote299"></a><b>Note 299:</b><a href="#footnotetag299"> (retour) </a> Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" name="footnote300"></a><b>Note 300:</b><a href="#footnotetag300"> (retour) </a> Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de
+la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle.
+(S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" name="footnote301"></a><b>Note 301:</b><a href="#footnotetag301"> (retour) </a> «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia
+intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)</blockquote>
+
+<p>Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son
+ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor
+de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments,
+il épanche toutes ses colères contre Abélard;
+là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur
+sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y
+soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode
+au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut
+souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges,
+fauteur de dogmes pervers, plus hérétique
+enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302"><sup>302</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" name="footnote302"></a><b>Note 302:</b><a href="#footnotetag302"> (retour) </a> Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.</blockquote>
+
+<p>Mais en multipliant ces lettres habilement calculées
+pour intéresser à sa cause tout ce que Rome
+avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait
+point se montrer étranger à la question de doctrine.
+Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le
+pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité
+où il examine et discute quelques-unes des opinions
+d'Abélard<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303"><sup>303</sup></a>. Cette composition a été justement placée
+parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y
+considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de
+vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il
+prend sur lui à divers moments une supériorité véritable;
+et dégagée des violences d'un langage injurieux
+qui altère et déshonore la vérité même, sa
+pensée est souvent juste et quelquefois profonde.
+Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser
+de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il
+réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère;
+et en isolant les expressions, il les rend exclusives
+et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un
+esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle
+théorie de la Rédemption il paraît avoir raison
+contre son rival; et l'esprit moderne qui peut
+préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle
+fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de
+l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont
+les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe
+avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à
+caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme
+qui respire dans toute la théologie d'Abélard.
+Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque
+l'intervention de la raison dans les choses de la foi
+avec une force et une clairvoyance qui feraient envie
+à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une
+rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'<i>Essai
+sur l'indifférence en matière de religion</i>; c'est la
+même éloquence, plus animée peut-être, quoique
+moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique;
+c'est, avec les idées que M. de la Mennais
+n'a plus, le talent qu'il a toujours.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" name="footnote303"></a><b>Note 303:</b><a href="#footnotetag303"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum
+Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, p. 276. Voyez dans la
+suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.</blockquote>
+
+<p>Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a
+été déployée pour perdre un homme, coupable seulement
+de dissidence et convaincu d'être un contradicteur.
+A voir tant d'efforts empreints de tant de
+haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il
+est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint.
+Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt
+quelconque de ce monde, même pour celui d'une
+politique équitable et légitime, serait accusé de
+méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue,
+si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On
+a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme
+prescrit. Ces austérités héroïques sont seules
+capables de racheter devant Dieu les vives passions
+que, ne pouvant les supprimer, le christianisme
+détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause.
+Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme
+autrefois les templiers leur épée.</p>
+
+<p>L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous
+est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même,
+et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances.
+Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le
+texte des propositions déférées par le concile de Sens,
+contient-il encore, dans ses mystérieuses archives,
+les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux
+qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne,
+invoquaient la protection du chef de la chrétienté;
+mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons
+que les actes publics, deux confessions de foi et une
+apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur
+que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la
+date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord.
+Racontons les faits dans l'ordre le plus simple.</p>
+
+<p>La décision de Rome demeura un temps incertaine.
+Mais les lettres de saint Bernard au pape furent
+répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les
+faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait
+avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement
+instruit de son sort, dut redoubler de soins
+pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis,
+l'opinion de la France et la faveur de Rome.</p>
+
+<p>La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie
+avec laquelle on l'avait attaqué au nom de
+l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux,
+neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et
+donnait à la querelle une gravité qui ne permettait
+plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions
+fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait
+sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le
+pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au
+public, et de se concilier les deux sortes d'esprits
+qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits
+curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent
+la controverse, en un mot les esprits faits pour
+l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants,
+qui s'intéressent aisément au talent et à la
+sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon
+droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux
+uns il adressa les réponses de la dialectique, aux
+autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme
+toujours à faire en lui redouter le controversiste et
+plaindre le chrétien.</p>
+
+<p>Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer
+et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût
+craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le
+plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle.
+Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle
+pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa
+cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse
+et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église
+et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs,
+au milieu de ces restes de passions philosophiques
+et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur
+d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse;
+un sentiment amer d'injustice et de malheur qui
+demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours
+vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait
+toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession
+de foi si noble et si touchante:</p>
+
+<p>«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle,
+aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ,
+la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en
+effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont
+la sagesse est perdition, que je suis éminent dans
+la logique, mais que j'ai failli grandement dans la
+science de Paul. En louant en moi la trempe de
+l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il
+me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui
+me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe,
+s'il me faut révolter contre Paul; je ne
+veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ;
+car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien
+en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ
+qui règne à la droite du Père; des bras de la foi,
+je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire
+dans sa chair virginale, prise du Paraclet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304"><sup>304</sup></a>. Et pour
+que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit
+banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de
+moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre
+où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé
+sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots:
+Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit,
+Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la
+Trinité dans les personnes, de façon à conserver
+toujours l'unité dans la substance. Je crois que le
+Fils est en tout <i>coégal</i> au Père; savoir, en éternité,
+en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute
+point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou
+même séduit par un esprit démoniaque, introduit
+des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père
+est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi
+le précepte de la loi: <i>Tu ne monteras point par des
+degrés à mon autel</i> (Exod. xx, 26); car il monte
+par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit
+dans la Trinité une priorité et une postériorité
+(une supériorité et une infériorité). J'atteste que
+le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout
+au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne
+si souvent du nom de la Divine bonté. Je
+condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au
+Fils la même personne, avança que le Père avait
+souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens.
+Je crois que le Fils de Dieu est devenu
+le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste
+par et dans les deux natures. C'est lui qui
+après avoir souffert toutes les conditions attachées
+à son humanité et la mort même, est ressuscité,
+est monté au ciel, et viendra juger les vivants et
+les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis
+par le baptême; que nous avons besoin de la grâce
+pour commencer et accomplir le bien, et que ceux
+qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant
+à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je,
+puisque vainement je me glorifierais d'être
+chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter
+un jour?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" name="footnote304"></a><b>Note 304:</b><a href="#footnotetag304"> (retour) </a> «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta
+gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte,
+d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge
+par l'opération du Saint-Esprit.</blockquote>
+
+<p>Telle est donc la foi dans laquelle je me repose.
+C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance.
+Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas
+les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde,
+je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes.
+Si la tempête vient, elle ne me renverse
+pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas;
+car je suis fondé sur la pierre inébranlable<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305"><sup>305</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" name="footnote305"></a><b>Note 305:</b><a href="#footnotetag305"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 308.</blockquote>
+
+<p>Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression
+d'une foi correcte sur les principaux articles
+touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie.
+Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune
+des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au
+sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le
+premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait
+profité d'une communauté de langage entre ses adversaires
+et lui, sans tenir compte des idées diverses
+que des esprits différents attachent aux mêmes mots.
+Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner
+individuellement le sens précis et sincère qu'ils
+attribuent chacun aux expressions consacrées du
+dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme
+surgir les dissidences et les variations, et
+l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.</p>
+
+<p>Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait
+d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion,
+les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous
+leur garde. En même temps, il composait une apologie
+plus développée, où il se défendait en discutant
+et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu.
+Mais Othon de Frisingen nous en a conservé
+le commencement, où l'on voit que les questions de
+dialectique avaient été mêlées par les adversaires
+d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont
+accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence
+qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et
+empiré sa situation<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306"><sup>306</sup></a>. Nous doutons qu'il ait écrit
+avec l'emportement qu'on lui reproche. En général,
+sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente;
+mais c'était bien assez pour offenser des adversaires
+très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs
+de Dieu.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" name="footnote306"></a><b>Note 306:</b><a href="#footnotetag306"> (retour) </a> Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la
+décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les
+Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne
+commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent
+que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de
+philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire
+d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est
+donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses
+que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement
+à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci
+l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée
+contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée
+par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry,
+et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre.
+(Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. 1, c. XLIX.&mdash;<i>Disput anon. abb. adv. P. Abael.,
+Biblioth. cisterc.</i>, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)</blockquote>
+
+<p>Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à
+une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un
+de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette
+défense, véritable invective contre saint Bernard<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307"><sup>307</sup></a>.
+L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu
+des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières
+que tolérait le goût du temps, de ces citations
+innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné
+aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique,
+un esprit libre et pénétrant, quelquefois une
+argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est
+une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si
+Abélard y avait mis la main.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" name="footnote307"></a><b>Note 307:</b><a href="#footnotetag307"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, <i>Berengarii scholastici Apologeticus</i>, p. 302.</blockquote>
+
+<p>Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant
+le concile de Sens. Nous ne voudrions pas
+juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a
+dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être
+faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle
+comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime
+pas comme un ennemi de la foi.</p>
+
+<p>Citons, si ce n'est comme historique, au moins
+comme échantillon de style, quelque chose de la peinture
+intérieure du concile. Après s'être assez agréablement
+moqué de la prétention constante de Bernard
+à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute
+d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et
+de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes
+au point d'avoir composé dans sa jeunesse
+des chansons badines dont on lui peut offrir quelques
+citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect
+ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui
+déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et
+trahi son secret par sa conduite dans la dernière
+affaire.</p>
+
+<p>«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts
+au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard
+hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux
+du sein maternel de l'Église. Il marchait
+dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme
+un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique
+sans couture. D'abord tu haranguais le peuple,
+afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement
+tu te disposais à le proscrire du monde chrétien.
+Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand
+elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi,
+l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui
+étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais
+toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais
+dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière
+pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé,
+pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce
+que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât
+tel que la censure trouvât où le prendre?</p>
+
+<p>«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté,
+et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute
+voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé
+par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non
+pas de cette vigne dont il est dit, <i>je suis la vigne véritable</i>
+(Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus
+coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à
+crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après
+quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes
+se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer,
+comme gens qui accomplissent leurs voeux, non
+au Christ, mais à Bacchus; en même temps on
+salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les
+vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors
+que, comme dit le satirique:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Inter pocula quaerunt</p>
+<p>Pontifices saturi quid dia poemata narrent<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308"><sup>308</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" name="footnote308"></a><b>Note 308:</b><a href="#footnotetag308"> (retour) </a> Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit <i>Romulidae</i> et non <i>pontifices</i>.</blockquote>
+
+<p>Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque
+passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales
+ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise
+dans son coeur; ce ne sont plus que grincements
+de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de
+taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:&mdash;Quoi!
+nous laisserions vivre un pareil monstre!&mdash;et,
+remuant la tête comme des juifs:&mdash;Ah! disent-ils,
+<i>voilà celui qui renverse le temple de Dieu</i>.&mdash;(Math,
+XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les
+paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent
+un homme sobre. Ainsi de vrais pots
+pleins de vin prononcent contre l'organe de la
+Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes
+du monde, le tonneau de leur gosier,
+et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau,
+de sorte que tous les yeux se fermaient noyés
+dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur
+crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude
+pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin
+bien mou, cherche à fermer ses paupières; un
+troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi,
+quand le lecteur trouvait quelque épine dans le
+champ, il criait aux sourdes oreilles des pères:
+<i>Vous condamnez?</i> Alors, quelques-uns à peine
+éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente,
+la tête pendante, disaient: <i>Nous condamnons.&mdash;Amnons</i>,
+disaient d'autres qui, éveillés à
+leur tour par le bruit que les premiers faisaient en
+jugeant, décapitaient le mot<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309"><sup>309</sup></a>.... Ainsi les soldats
+endormis rendent témoignage que, pendant leur
+sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le
+corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait
+veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est
+condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade
+qui traite le médecin; c'est le naufragé qui
+accuse celui qui est sur le rivage; le criminel
+qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô
+mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes
+des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur,
+gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours?
+Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il
+viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards
+ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs
+nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" name="footnote309"></a><b>Note 309:</b><a href="#footnotetag309"> (retour) </a> Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. <i>Damnatis</i>, dit le promoteur.
+<i>Damnamus</i>, disent les pères. <i>Namus</i>, répondent les plus endormis.
+<i>Namus</i>, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute:
+«Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)</blockquote>
+
+<p>«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts
+de pareils juges, on se console avec ces mots de
+l'Évangile: <i>Les pontifes et les pharisiens se sont
+réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme
+dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller,
+tout le monde croira en lui</i>. (Jean, XI, 47.)</p>
+
+<p>«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant
+comme le pontife de ce concile, prophétisa en
+disant: <i>Il nous convient qu'un seul homme soit
+exterminé par le peuple et que toute la nation ne
+périsse pas</i><a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310"><sup>310</sup></a>. C'est de ce moment qu'ils ont résolu
+de le condamner, répétant ces paroles de Salomon:
+<i>Tendons des embûches au juste</i> (Prov. I, 11), enlevons-lui
+la grâce des lèvres et trouvons le mot qui
+perdra le juste.&mdash;Vous l'avez fait en faisant ce que
+vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les
+langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous
+l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, <i>comme
+celui qui dévore le pauvre en secret</i> (Habac. III, 14).
+Et pendant ce temps, Pierre priait: <i>Seigneur</i>,
+disait-il, <i>délivrez mon âme des lèvres iniques et de
+la langue perfide</i>. (Ps. CXIX, 2.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" name="footnote310"></a><b>Note 310:</b><a href="#footnotetag310"> (retour) </a> Jean, XI, 50. Bérenger dit: <i>Exterminetur a populo</i>, ce qui veut dire
+soit <i>exterminé par le peuple</i> ou <i>proscrit du sein du peuple</i>. Il y a dans la
+Vulgate: <i>Moriatur pro populo</i>, ce qui est conforme au texte grec.</blockquote>
+
+<p>«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie
+dans l'asile du jugement de Rome.&mdash;Je suis, dit-il,
+un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma
+cause soit jugée comme celle de l'impie; <i>j'en appelle à César</i>.&mdash;Mais Bernard, l'abbé, sur le bras
+duquel se reposait la multitude des pères, ne dit
+pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul
+dans les fers: <i>Tu en as appelé à César, tu iras à César</i><a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311"><sup>311</sup></a>;
+mais <i>tu en as appelé à César, tu n'iras pas à
+César</i>. Il informe en effet le siège apostolique de
+tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de
+condamnation de la cour de Rome court dans toute
+l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche,
+temple de la raison, trompette de la foi, asile
+de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent,
+non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne
+dirai-je pas, Bernard?....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" name="footnote311"></a><b>Note 311:</b><a href="#footnotetag311"> (retour) </a> «Caesarem appello.&mdash;Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV,
+11 et 12.)</blockquote>
+
+<p>«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines
+conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables
+et insensées pouvait lancer contre Pierre,
+tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité,
+la froide clairvoyance de la censure apostolique ne
+devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie
+facilement de la justice, celui qui dans une cause
+craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette
+parole d'une bouche prophétique: <i>Toute tête est
+languissante.... De la plante des pieds jusques au col,
+rien n'est sain en lui</i><a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312"><sup>312</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" name="footnote312"></a><b>Note 312:</b><a href="#footnotetag312"> (retour) </a> Isaï., l. 5 et 6.&mdash;Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet
+de la tête, <i>usque ad verticem</i>. C'est peut-être par erreur que la citation de
+Bérenger porte <i>cervicem</i>.</blockquote>
+
+<p>«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger
+Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler
+Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi,
+en présence du peuple, lui imprimais-tu le
+caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais
+à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu
+à le corriger? De l'ensemble de tes
+actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre
+Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le
+désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle
+parole que celle du prophète: <i>Le juste me corrigera
+en miséricorde.</i> (Ps. CXL, 5.) Où manque en
+effet la miséricorde, n'est pas la correction du
+juste, mais la barbarie brutale du tyran.</p>
+
+<p>«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les
+ressentiments de son âme: <i>Il ne doit pas trouver un
+refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque
+la foi de Pierre</i><a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313"><sup>313</sup></a>! Tout beau, tout beau, vaillant
+guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre
+de la sorte. Crois-en Salomon: <i>Ne soyez pas trop
+juste de peur de tomber dans la stupidité</i><a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314"><sup>314</sup></a>. Non,
+il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la
+foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès
+du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard
+soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique
+avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique
+encore; car Dieu est à tous et n'appartient
+à personne<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315"><sup>315</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" name="footnote313"></a><b>Note 313:</b><a href="#footnotetag313"> (retour) </a> S. Bern., ep. CLXXXIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" name="footnote314"></a><b>Note 314:</b><a href="#footnotetag314"> (retour) </a> <i>Eccl.</i>, VII. 17.&mdash;Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" name="footnote315"></a><b>Note 315:</b><a href="#footnotetag315"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, p. 303-308.</blockquote>
+
+<p>Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en
+effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le
+texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et
+sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable
+de fermer à celui qui professe la croyance de
+l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard
+peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on
+lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un
+second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier;
+il fallait attendre ses explications. Enfin s'il
+reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où
+n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard
+lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques
+contient une hérésie sur l'origine de l'âme<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316"><sup>316</sup></a>.
+Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme,
+et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations.
+Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement
+travailler à fermer au maître Pierre les
+portes de la clémence apostolique?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" name="footnote316"></a><b>Note 316:</b><a href="#footnotetag316"> (retour) </a> Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves
+ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le <i>Cantique
+des Cantiques</i>, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que
+saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une
+existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern.
+<i>Op.</i>, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII,
+p. 257.)</blockquote>
+
+<p>Telle est l'argumentation ici parfaitement juste
+par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique,
+en prenant l'engagement de discuter dans un
+autre écrit le fond même des questions. Mais cet
+engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en
+écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait
+prononcé, et que toute espérance était perdue. Du
+côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte
+d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée
+contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317"><sup>317</sup></a>.
+L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de
+moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de
+Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique,
+raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite
+familiarité, et prend avec la dernière vivacité la
+défense de saint Bernard contre une apologie qu'il
+traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons
+plus. Il accuse Abélard d'être <i>conduit par les furies</i> et
+d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé
+en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé
+n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait
+prêté<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318"><sup>318</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" name="footnote317"></a><b>Note 317:</b><a href="#footnotetag317"> (retour) </a> Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme.
+Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de
+Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation;
+erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente
+raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la <i>Vie
+de saint Bernard</i>. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue
+bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en
+effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième
+successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage
+paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque
+de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de
+Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., <i>Bibl. cist.</i>, t. IV,
+p. 238.&mdash;S. Bern. <i>Op.</i>, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.&mdash;<i>Thes.
+nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol.</i>, t. V, p. 1148.&mdash;Ex epist.
+Gaufr. mon. clarev., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 331.&mdash;<i>Ab. Op.</i>; Not.,
+p. 1193.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" name="footnote318"></a><b>Note 318:</b><a href="#footnotetag318"> (retour) </a> Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.</blockquote>
+
+<p>Mais ces violences de langage, toujours blâmables,
+étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe
+prenait de jour en jour le dessus. Berenger,
+esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres
+affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on,
+avaient pris parti contre lui<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319"><sup>319</sup></a>. Il se vit bientôt obligé
+de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du
+fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à
+Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse,
+en laissant échapper encore quelques épigrammes
+contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend
+sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas
+fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il
+a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à
+Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour
+le sens, ils ne le sont pas pour le son<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320"><sup>320</sup></a>. «Quant à l'apologie
+que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il,
+en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre
+la personne de l'homme de Dieu, j'entends que
+le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au
+Sérieux.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" name="footnote319"></a><b>Note 319:</b><a href="#footnotetag319"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XIX, p. 325.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" name="footnote320"></a><b>Note 320:</b><a href="#footnotetag320"> (retour) </a> «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. XVIII, p. 822.)</blockquote>
+
+
+<p>C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait
+que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et
+mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître
+un jour sous les auspices d'hommes nouveaux.
+Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée.
+On ignore si la cour de Rome hésita, si
+elle fut quelque temps combattue entre les deux
+partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation
+du clergé de France et l'immolation dans
+l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental
+au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être
+qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne
+fût le début et le signal d'un système nouveau, et
+ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de
+réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette
+politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être
+même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité
+qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En
+tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui,
+sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église,
+esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur
+timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs,
+par Hildebrand, et entre ses successeurs,
+par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de
+Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et
+adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi
+qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard
+et ses doctrines<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321"><sup>321</sup></a>. Les termes en sont assez modérés.
+Après un préambule sur les droits et les devoirs
+du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées,
+le pape, sans se prononcer en droit touchant
+les opérations du concile, dit que, quant aux
+articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu
+avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre
+Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au
+moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu
+ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint
+troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un
+terme aux attaques du nouvel hérétique<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322"><sup>322</sup></a>. En conséquence,
+après avoir pris le conseil de ses évêques et
+cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne
+les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre
+et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme
+hérétique (<i>tanquam haeretico</i>), un perpétuel silence. Il
+estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs
+de son erreur devront être séquestrés du commerce
+des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication.
+On ajoute que le pape ordonna de livrer
+aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même
+les fit brûler à Rome<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323"><sup>323</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" name="footnote321"></a><b>Note 321:</b><a href="#footnotetag321"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVI, p. 301.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" name="footnote322"></a><b>Note 322:</b><a href="#footnotetag322"> (retour) </a> «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (<i>Id., ibid.</i>)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" name="footnote323"></a><b>Note 323:</b><a href="#footnotetag323"> (retour) </a> Gaufrid., <i>In Vit. S. Bern.</i>&mdash;S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, p. 636.</blockquote>
+
+<p>Telle était la lettre immédiatement ostensible.
+Une lettre plus courte, portant la même suscription,
+et donnée le lendemain de la précédente, contenait
+le commandement que voici:</p>
+
+<p>«Par les présents écrits, nous mandons à votre
+fraternité de faire enfermer séparément dans les
+maisons religieuses qui vous paraîtront le plus
+convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce,
+fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la
+foi catholique, et de faire brûler les livres de leur
+erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran,
+18ième jour des calendes d'août.»</p>
+
+<p>Et à cette lettre était annexé cet ordre:</p>
+
+<p>«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à
+ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal)
+ait été, dans le colloque de Paris qui est
+très-prochain, communiquée aux archevêques<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324"><sup>324</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" name="footnote324"></a><b>Note 324:</b><a href="#footnotetag324"> (retour) </a> Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque
+(conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister
+des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la <i>Gallia Christiana</i>, ni
+dans l'<i>Histoire de l'Église de Paris</i> du P. Gérard Dubois. (S. Bern. <i>Op.</i>,
+ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. XV et XVI, p. 299 et 301.&mdash;Fleury, <i>Hist. Eccl.</i>, t. XIV, l. LXVII,
+p. 556.)</blockquote>
+
+<p>Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard
+paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure
+ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait
+entendu se retirer par devers la Cour de Rome,
+pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer
+qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité,
+presque sans exemple de la part de l'Église
+suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer
+en effet, qu'à aucune époque de la procédure,
+soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire
+s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il
+avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait
+les articles qu'on prétendait en avoir extraits,
+ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions;
+la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût
+coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions
+indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime
+et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un
+certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait
+plus rien de la France, il résolut d'aller à
+Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple
+accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste
+et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route
+par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient
+sa marche; il séjournait dans les monastères
+qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris,
+dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.</p>
+
+<p>La maison de Cluni, située non loin de Mâcon,
+était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît,
+fondée au commencement du Xe siècle par Bernon,
+abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier,
+duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé
+Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était
+qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme
+on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325"><sup>325</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" name="footnote325"></a><b>Note 325:</b><a href="#footnotetag325"> (retour) </a> Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant
+des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses
+quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et
+de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche,
+excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la
+couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des
+cisterciens. (<i>Hist. des ordres monastiques</i>, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et
+xxxii.)</blockquote>
+
+<p>Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un
+des monastères les plus renommés de la Gaule pour
+sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence
+de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque;
+et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit
+de paix et d'indulgence, le goût des lettres et
+des arts même régnaient dans cette maison où les
+biens du monde n'étaient point dédaignés et que des
+religieux austères accusaient de relâchement. Les
+vives animosités qui éclataient souvent entre les divers
+ordres, comme entre les couvents du même
+ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux
+contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni,
+et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux,
+plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la
+richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant
+d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications
+à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement,
+Cluni répondait en accusant Cîteaux
+de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible,
+n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant,
+de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti,
+et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes
+d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés
+et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse
+sous le nom de modération, la complaisance sous
+celui de charité<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326"><sup>326</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" name="footnote326"></a><b>Note 326:</b><a href="#footnotetag326"> (retour) </a> Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de
+Saint-Thierry, composa sous le nom d'<i>Apologia</i> et où il attaque encore plus
+Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1,
+t. II, opusc. V.)</blockquote>
+
+<p>Quoique ces accusations, motivées surtout par
+quelques habitudes de luxe inséparables d'une
+grande opulence, et par les désordres ambitieux
+d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié,
+n'eussent jamais atteint son successeur,
+Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des
+seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui
+ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre
+le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre
+son ordre et répondre, au moins indirectement,
+à saint Bernard<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327"><sup>327</sup></a>. Il donna une réfutation remarquable
+de toutes les critiques des cisterciens,
+ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint
+Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328"><sup>328</sup></a>. Mais c'est
+l'esprit même de saint Bernard que semble combattre
+dans son style calme, mesuré, enjoué même,
+l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En
+1132, une exemption en matière de dîme accordée
+par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé
+de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle
+entre l'abbé de Clairvaux et lui<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329"><sup>329</sup></a>. Enfin, six
+ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de
+Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna
+à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas
+épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit
+avec une mesure et une supériorité reconnues des
+admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin,
+résumant tous leurs différends du ton de la modération
+et de l'amitié, il voulut les mettre au néant,
+il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité
+et de douceur où nous lisons cette belle parole
+trop peu comprise des moines de tous les temps:
+«La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle
+de la charité<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330"><sup>330</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" name="footnote327"></a><b>Note 327:</b><a href="#footnotetag327"> (retour) </a> Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua
+aetate donatus» (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., <i>Monit.</i>,
+p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum
+scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (<i>Gall.,
+Christ.</i>, t. VI, p. 1117), ne fut point <i>canonisé selon les formes</i>. Mais les
+bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans
+la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (<i>Bibl. Cluniac. vit. S.
+Pet. vener.</i>, p. 553.) Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> le regardent également
+comme un saint en France. (<i>Hist. litt.</i>, t. XIII suppl., p. 431.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" name="footnote328"></a><b>Note 328:</b><a href="#footnotetag328"> (retour) </a> Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par
+Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi
+l'opinion de Neander. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> mettent un grand
+soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens
+en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse,
+mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. <i>Bibl. cluniac.</i>,
+l. I, ep. XXVIII&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.&mdash;
+<i>Hist. Eccl.</i>, l. LXVII, n° 43.&mdash;<i>Saint Bernard et son siècle</i>, l. II.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" name="footnote329"></a><b>Note 329:</b><a href="#footnotetag329"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.&mdash;<i>Bibl, Clun., Petr. Ven. epist.</i>, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" name="footnote330"></a><b>Note 330:</b><a href="#footnotetag330"> (retour) </a> «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (<i>Bib. Clun., Petr. epist.</i>, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.&mdash;S.
+Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)</blockquote>
+
+<p>La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent
+assez constamment unir ces deux hommes si
+différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup
+l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais.
+L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple,
+la culture et la distinction de son esprit, était
+universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait
+pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à
+la profession monastique, et sa réforme de son ordre,
+décrétée en 1132, dans un chapitre général où
+assistèrent douze cent douze frères et deux cents
+prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et
+éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant
+qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce
+qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux.
+Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans
+la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses
+mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile
+alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi
+des richesses du siècle, des trésors des arts, des
+moyens d'influence temporels, rappelle involontairement,
+dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté,
+l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire
+tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut
+en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser
+à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs
+«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de
+«veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard,
+«et vous ne pouvez supporter le devoir facile
+«qui est d'aimer<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331"><sup>331</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" name="footnote331"></a><b>Note 331:</b><a href="#footnotetag331"> (retour) </a> «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque
+talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris,
+cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (<i>Bibl. Clun.</i>,
+1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard
+était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère;
+mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.</blockquote>
+
+<p>Tel était l'homme que la Providence mît sur la
+route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un
+docteur audacieux, ni comme son rival un moine
+dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et
+libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la
+conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de
+compassion et de respect, et la triste victime de tant
+de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra
+enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre
+chemin de sa vie, la bonté.</p>
+
+<p>S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia
+ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme
+l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec
+horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il
+avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier
+au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il
+ne savait pas encore, du moins avec certitude, que
+son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva
+son dessein, lui dit que Rome était le refuge du
+peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une
+suprême justice qui n'avait jamais failli à personne,
+et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces
+circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à
+Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé
+de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape,
+hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le
+voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé
+de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra
+vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent
+Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie
+situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la
+maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser
+fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors
+de l'Église, et le schisme de sa situation lui
+était réellement insupportable. Dans une telle disposition
+d'esprit, il dut être touché de cet aspect de
+charité paisible et de sainte indifférence que présentaient
+le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison.
+Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y
+laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande
+de Pierre et de quelques autres religieux, il
+déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter
+tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait
+pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit
+une nouvelle apologie ou confession de foi<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332"><sup>332</sup></a>. Il voulut
+bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont
+la médiation assoupit les anciens différends, et il dit
+à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus
+pacifiquement<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333"><sup>333</sup></a>. On ne sait rien de cette entrevue.
+Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il
+croyait réellement que c'était à lui de pardonner.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" name="footnote332"></a><b>Note 332:</b><a href="#footnotetag332"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep., xx, <i>apologia seu confessio</i>, p. 330.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" name="footnote333"></a><b>Note 333:</b><a href="#footnotetag333"> (retour) </a> «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (<i>Id</i>., <i>Ibid</i>., pars II, ep. xxii, p. 336.)</blockquote>
+
+<p>Si la confession de foi qui nous est restée est celle
+qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des
+exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante
+sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde
+déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de
+l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y
+dément sur aucun point capital les opinions émises
+dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la
+forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses
+adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni
+développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse
+de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il
+s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais
+en un sens contraire à ses écrits. Après cette
+déclaration, il restait maître comme par le passé, de
+soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions,
+comprises suivant sa pensée, n'offraient pas
+le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles
+avec les termes consacrés. Après cette déclaration,
+il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation,
+soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion.
+En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne
+se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu
+céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose
+plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect
+de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais
+affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses
+idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard
+pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le
+pouvait pas.</p>
+
+<p>Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre
+ de la malice de ses ennemis et des impostures
+dont il est victime<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334"><sup>334</sup></a>. Sur tous les points dont on l'accuse,
+il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute,
+et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses
+leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à
+tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni
+arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" name="footnote334"></a><b>Note 334:</b><a href="#footnotetag334"> (retour) </a> Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement,
+ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par
+des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont
+j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle
+était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier.
+(<i>Biblioth. pat, cister.</i>, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première
+apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et
+ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle
+n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard.
+(Cf. <i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière
+assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions
+et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son
+couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (<i>P. Ab.
+Vit.</i>, chap. 70 et seqq.)</blockquote>
+
+<p>Puis, s'expliquant directement ou indirectement
+sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses
+écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au
+moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et
+quant à ce qu'ajoute <i>notre ami</i>,» dit-il (et c'est ce
+mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration
+au moment de sa réconciliation), «que ces articles
+ont été trouvés, partie dans la <i>Théologie</i> du
+maître Pierre, partie dans le <i>Livre des Sentences</i> du
+même, partie dans celui qui est intitulé: <i>Connais-toi
+toi-même</i>, je n'ai pas lu cela sans grand
+étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant
+trouver qui eût pour titre: <i>Livre des Sentences</i>; et
+cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335"><sup>335</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" name="footnote335"></a><b>Note 335:</b><a href="#footnotetag335"> (retour) </a> Apol., p. 333.</blockquote>
+
+<p>Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite.
+Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit
+à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie
+de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable
+se hâta d'écrire au pape pour lui demander
+de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où
+il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude
+et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait
+approcher<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336"><sup>336</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" name="footnote336"></a><b>Note 336:</b><a href="#footnotetag336"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxii, <i>Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II</i>,
+p. 335.</blockquote>
+
+<p>Cet arrangement, comme on le pense bien, fut
+approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni,
+du moins se soumit-il à la règle de la communauté,
+et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de
+l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée,
+placer en tête de toute la congrégation et marcher
+le premier après son chef, il accepta avec la
+dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle
+vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers;
+et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il
+traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint
+Germain, dit l'abbé de Cluni<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337"><sup>337</sup></a>, ne montrait pas
+plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.»
+Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il
+se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et
+par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore
+parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions,
+l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait
+avec étonnement cet homme d'un si grand nom,
+qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire
+dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous
+les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements,
+il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la
+parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y
+fût contraint par leurs instances. Le reste du temps
+il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études,
+comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un
+triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition.
+Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les
+passions étaient anéanties ou condamnées au silence;
+et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement
+des devoirs monastiques. Mais s'il est
+vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis
+à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie
+scolastique, nous y lisons que même alors
+il se regardait encore comme la victime de l'envie,
+et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources
+de son savoir, de la durée de son nom, il
+confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science
+opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la
+grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie
+pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné
+à la science, et il écrivait pour l'instruction
+des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la
+liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance
+de son école<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338"><sup>338</sup></a>. Tel était l'homme dont l'humilité
+et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" name="footnote337"></a><b>Note 337:</b><a href="#footnotetag337"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxiii. p. 340.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" name="footnote338"></a><b>Note 338:</b><a href="#footnotetag338"> (retour) </a> Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et
+436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de
+ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés.
+(<i>Ab. Vit.</i>, chap. 81.)</blockquote>
+
+<p>Cependant ses forces déclinaient rapidement, et
+une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu
+de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât
+d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré
+de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé
+par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non
+loin des bords de la Saône, dans une des situations
+les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne.
+Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances
+et sa faiblesse, il ne passait pas un moment
+sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à
+coup ses maux prirent un caractère plus alarmant;
+il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien
+la confession d'abord de sa foi, puis de ses
+péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements
+en présence de tous les religieux du monastère.
+«Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par
+son autorité singulière dans la science, était connu
+de presque toute la terre, et illustre partout où
+il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit:
+<i>Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer
+doux et humble</i>, et, comme il est juste de
+le croire, il est ainsi retourné à lui<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339"><sup>339</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" name="footnote339"></a><b>Note 339:</b><a href="#footnotetag339"> (retour) </a> Math., XI, 29.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss.,
+p. 342.</blockquote>
+
+<p>Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142.
+Il était âgé de soixante-trois ans<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340"><sup>340</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" name="footnote340"></a><b>Note 340:</b><a href="#footnotetag340"> (retour) </a> On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard,
+fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce
+XXI avril, agé de LXIII ans.» (<i>Ab. Op.</i>; Not p. 1196.) «Undenas malo
+revocante calendas,» porte son épitaphe (<i>Id.</i>, p. 343).</blockquote>
+
+<p>Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre,
+creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple.
+Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie
+où il était mort, son corps fut ensuite transporté
+dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y
+demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on
+y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe,
+sur lequel il était représenté en habit monacal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341"><sup>341</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" name="footnote341"></a><b>Note 341:</b><a href="#footnotetag341"> (retour) </a> C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset,
+de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière
+du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il
+existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard
+n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est
+que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté
+dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir
+sur la muraille au-dessus du monument, portait:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic primo jacuit Petrus Abelardus</p>
+<p>Francus et monachus cluniacensis, qui obiit</p>
+<p>anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses</p>
+<p>in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate</p>
+<p>Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,</p>
+<p>rationum pondere, decendi arte, omni</p>
+<p>scientiarum genere nulli secundus.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(<i>Voyage littéraire par deux bénédictins</i>, t. I, 1re partie, p. 225,&mdash;<i>Musée
+des monum. franç.</i>, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)</blockquote>
+
+<p>Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps
+demandé que ses restes reposassent au Paraclet<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342"><sup>342</sup></a>.
+Cette volonté devait être accomplie; celle
+qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on
+ne l'accomplît pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" name="footnote342"></a><b>Note 342:</b><a href="#footnotetag342"> (retour) </a> <i>Ab, Op.</i>, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.</blockquote>
+
+<p>Elle vivait dans un profond silence; depuis longues
+années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait
+qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien
+d'elle.</p>
+
+<p>Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession
+de lui porter autant d'admiration que de respect.
+Une correspondance liait le Paraclet et Cluni;
+l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald,
+une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il
+lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de
+son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle
+femme vraiment philosophique, où il la compare
+à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée,
+reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de
+ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ,
+la douce prison de Marcigny, couvent de femmes
+bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur
+et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit
+même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il
+avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait
+plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de
+l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343"><sup>343</sup></a>. C'était,
+y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la
+Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut
+des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent,
+subtil, pénétrant, c'était le prince des études;
+il surmontait tout par la force de la raison, et
+ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie
+véritable, celle du Christ.» On peut regarder
+ces mots comme l'expression du jugement
+de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" name="footnote343"></a><b>Note 343:</b><a href="#footnotetag343"> (retour) </a>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,</p>
+<p>Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt</p>
+<p>Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi</p>
+<p>Princeps....</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où
+Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait
+encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>.
+Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est
+aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque
+certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde
+en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau
+d'Abélard; les voici:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus</p>
+<p>Cui soli patuit scibite quidquid erat.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>ou, comme la donne le P. Dubois:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit
+presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>On peut y remarquer ce vers:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une
+quatrième dont voici le premier vers mutilé:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Bummorum major Petrus Abaelardus....</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième
+épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme;
+elle commence par ces mots:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Occubuit Petrus; succumbit eo moriento</p>
+<p>Omnis philosophia....</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une</p>
+<p>dont nous ne connaissons que le premier vers:</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Lucifer occubuit, stellae radiate minores.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(C. <i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.&mdash;<i>Thes. anecd.
+noviss.</i>, t. III, <i>Dissert. isag</i> XXII.&mdash;<i>Ex chronic.</i>, Wilelm. Godel. et Rich.
+pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415 et 675.&mdash;<i>P. Ab. et Hel. Epist.</i>, edit. a
+R. Rawlinson, 1718.&mdash;P. Harveng., <i>Op.</i>, p. 801.&mdash;<i>Hist. eccles. paris.</i>,
+auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 101
+et 102.)</blockquote>
+
+<p>«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait
+l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui
+à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle,
+unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour,
+celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le
+Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu
+de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe
+dans son sein, et au jour de sa venue,
+quand retentira la voix de l'archange et la trompette
+de Dieu descendant du ciel, il le garde pour
+vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point
+la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque
+temps après, dans le mois de novembre, Pierre le
+Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à
+l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel,
+en secret et à l'insu de ses religieux, les
+restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur
+dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie,
+Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez
+donné le corps de notre maître<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344"><sup>344</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" name="footnote344"></a><b>Note 344:</b><a href="#footnotetag344"> (retour) </a> «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où
+se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre
+disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il
+y aurait <i>Corpus DOMINI nostri</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV.
+Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la
+conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à
+M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers
+jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une
+nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard,
+et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva
+le 10 novembre 1142. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, p. 231)</blockquote>
+
+<p>Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe
+dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la
+salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice
+de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire,
+c'est-à-dire une concession de trente messes à
+dire par ses moines, ou tout au moins des prières
+pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse,
+et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye,
+il régularisa cette promesse en lui envoyant
+un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi
+que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée,
+pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au
+tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son
+époux.</p>
+
+<p>Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi,
+Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard
+dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement
+emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses
+du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant
+et de tous les saints, je l'absous d'office
+de tous ses péchés<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345"><sup>345</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" name="footnote345"></a><b>Note 345:</b><a href="#footnotetag345"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.</blockquote>
+
+<p>On a conservé un hymne funèbre, ce que les
+anciens appelaient <i>noenia</i>, chanté peut-être ou supposé
+chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse
+du Paraclet et ses religieuses<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346"><sup>346</sup></a>. On voudrait
+croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa
+simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est
+l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle
+pas d'elle?</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tecum fata sum perpessa;</p>
+<p>Tecum dormiam defessa,</p>
+<p>Et in Sion veniam.</p>
+<p class="i4">Solve crucem,</p>
+<p class="i4">Due ad lucem</p>
+<p>Degravatam animam.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui
+qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle
+lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la
+harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que
+tous deux se reposent du travail et d'un douloureux
+amour.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Requiescant a labore,</p>
+<p>Doloroso et amore.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>«Ils demandaient l'union des habitants des cieux:
+déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" name="footnote346"></a><b>Note 346:</b><a href="#footnotetag346"> (retour) </a> Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point
+d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, <i>Abuelard und Heloise</i>, p. XCVI). Je ne
+l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction
+en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses
+chantent d'abord deux stances de <i>requiescat</i> devant le tombeau;
+puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le
+ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux
+époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.</blockquote>
+
+<p>Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua
+d'être l'objet de l'admiration et de la vénération
+générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes
+les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son
+siècle<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347"><sup>347</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" name="footnote347"></a><b>Note 347:</b><a href="#footnotetag347"> (retour) </a> «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.»
+(<i>Petr. clun. ep., Ab. Op.,</i> pars II. p. 337.)&mdash;«Fama... femineum sexum
+vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc...
+Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum
+supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois.
+Hug., <i>Sac. antiq. mon.</i>, t. II. p. 348 et 349.)</blockquote>
+
+<p>La prospérité, la richesse, la dignité du couvent
+du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première
+abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche,
+au même âge que son fondateur. Le calendrier
+nécrologique français du Paraclet portait à son
+nom: «<i>Héloïse, mère et première abbesse de céans,
+de doctrine et religion très-resplendissante</i><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348"><sup>348</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" name="footnote348"></a><b>Note 348:</b><a href="#footnotetag348"> (retour) </a> «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione
+clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit
+ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le <i>Necrologium</i> à la date
+Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (<i>Gall. Christ.,</i> t. XII, p. 574.) Duchesne a
+lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis,
+primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii,
+post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad
+annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (<i>Ab Op.;</i> Not.,
+p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au
+même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur
+l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre
+d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos
+ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo <i>climacterico</i>.
+et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis
+amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives.
+(<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 645.&mdash;Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)</blockquote>
+
+<p>On dit qu'en mémoire de sa science incomparable,
+ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât
+tous les ans l'office en langue grecque le jour
+de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps
+maintenue<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349"><sup>349</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" name="footnote349"></a><b>Note 349:</b><a href="#footnotetag349"> (retour) </a> In not. Auberti Miraei ad <i>Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast.</i>
+c. XVI. <i>Biblioth. eccles.,</i> p. 164.&mdash;Bayle,
+<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Paraclet.</i>&mdash;Gervaise,
+<i>Vie d'Abeil</i>., t. II, liv. VI, p. 328.</blockquote>
+
+<p>Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie,
+elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau
+de son époux. Ce tombeau était placé dans une
+chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être
+le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet,
+et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait
+le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une
+chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait
+d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle,
+avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir,
+et les ferma en la tenant embrassée<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350"><sup>350</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" name="footnote350"></a><b>Note 350:</b><a href="#footnotetag350"> (retour) </a> D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait
+d'une chronique de Tours, alors manuscrite. <i>Verba chronici MS.
+Turonici.</i> (<i>Ab. Op</i>., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le <i>Chronicon
+Turonense</i> inséré par fragments dans le <i>Recueil des Historiens</i>, comme
+oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué
+par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi
+à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (<i>Id</i>., p. 293), le passage
+est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il
+s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne
+ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait
+miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique
+de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de
+la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du <i>Recueil des Historiens</i>.
+Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni
+la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour
+la première fois et par extraits dans l'<i>Amplissima collectio</i>, de Marténe et Durand
+(t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se
+trouve dans Grégoire de Tours. (<i>De Glor. confess.</i>, c. XLII.)</blockquote>
+
+<p>La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas
+d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans
+la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur
+mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles,
+dix-septième abbesse du Paraclet, leurs
+restes furent transportés du petit moustier dans le
+choeur de la grande église du monastère, et déposés,
+ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche
+du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied
+ou même au-dessous du maître autel<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351"><sup>351</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" name="footnote351"></a><b>Note 351:</b><a href="#footnotetag351"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, I. XII, p. 614.&mdash;<i>Ann. ord. S. Benedict.</i>., t. VI, p. 356.</blockquote>
+
+<p>On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure
+du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit
+transporter les deux tombes dans la chapelle dite
+de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps,
+sans aucune épitaphe, dans un caveau situé
+au-dessous des cloches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352"><sup>352</sup></a>. On ajoute que c'est alors
+que les ossements encore entiers furent réunis dans
+un double cercueil qui a été ouvert de nos jours.
+Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française
+fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse,
+Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre
+noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale
+ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue
+de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766,
+une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un
+monument où devait figurer encore cette curieuse
+statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière
+abbesse du Paraclet<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353"><sup>353</sup></a>. La révolution française,
+qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta
+cependant et sa mémoire et le double cercueil où
+l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard
+et d'Héloïse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" name="footnote352"></a><b>Note 352:</b><a href="#footnotetag352"> (retour) </a> <i>Voyag. litt. par deux bénédict.</i>, 1re partie, p. 85.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" name="footnote353"></a><b>Note 353:</b><a href="#footnotetag353"> (retour) </a> C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième
+abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la
+Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été
+composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions;
+elle est conçue en ces termes:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic</p>
+<p>Sub eodem marmore jacent</p>
+<p>Hujus monasterii</p>
+<p>Conditor, Petrus Abaelardus</p>
+<p>Et abbatissa prima Heloissa,</p>
+<p>Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis</p>
+<p>Et poenitentia,</p>
+<p>Nunc aeterna, quod speramus, felicitate</p>
+<p>Conjuncti.</p>
+<p>Petrus oblit XX prima aprilis 1142,</p>
+<p>Heloissa XVII maii 1163.</p>
+<p>Curis Carolae de Roucy, Paracleti</p>
+<p>Abbatissae.</p>
+<p>1779.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à
+Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié
+sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose
+du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (<i>Lives of Abeil.
+and Helois.</i>, by J. Berington, t. II, p. 231.&mdash;<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I,
+p. 225 à 228, pl. no 516.&mdash;<i>Abail et Hél</i>., par Turlot, p. 267-269.)</blockquote>
+
+<p>Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés
+dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord
+enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel.
+Comment cette tombe est-elle aujourd'hui
+déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient
+le monument qui la renferme, ce monument connu
+de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans
+cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on
+peut souvent dans les beaux jours voir encore paré
+de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement
+cueillies?</p>
+
+<p>Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la
+France bien des richesses de l'art gothique dans un
+temps où cet art était aussi dédaigné par le goût
+qu'insulté par les passions, l'auteur du <i>Musée des
+monuments français</i><a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354"><sup>354</sup></a>, est celui à qui nous devons la
+conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le
+tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet
+fut vendu à la requête et au profit de la nation.
+Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége
+lever les corps des deux amants que protégeait du
+moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les
+transportèrent avec le groupe de la Trinité encore
+tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger.
+En 1794, des fanatiques du temps, à qui
+certainement l'ombre de saint Bernard n'était point
+apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect
+d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un
+monument de superstition. Cependant ils épargnèrent
+le caveau qui renfermait les précieux restes.
+Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni
+d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du
+sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil
+qui renfermait ces restes séparés par une lame de
+plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal
+fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été
+publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle
+qu'un sculpteur a composé les masques si connus.
+Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône,
+ayant sauvé le tombeau de l'église de
+Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite,
+grossièrement ciselée, au moment où, achetée
+par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage
+domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins,
+et c'est dans ce sépulcre grossier dont les
+sculptures paraissent effectivement à de bons juges
+être du temps et du pays, que les restes des deux époux
+ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée
+celle d'Abélard en habit de moine, une statue de
+femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le
+masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le
+même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une
+sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné,
+et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et
+surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce
+monument, d'un style recherché, postérieur au
+XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir,
+fut à la restauration transporté du jardin du musée
+des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise
+le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse
+et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la
+plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI
+SYMPEPLEGMENOI], <i>toujours unis</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" name="footnote354"></a><b>Note 354:</b><a href="#footnotetag354"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin
+de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (<i>Mus. des mon. fr.</i>,
+t. I, p. 221 et suiv.&mdash;<i>Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail.</i>, par le
+même, 1816.&mdash;Villenave, Notice placée en tête de la traduction des
+lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.&mdash;Autre traduction des lettres,
+par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)</blockquote>
+
+<p>On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire
+ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et
+obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans
+la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande
+son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une
+prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre.
+L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder
+une dans quelque noble église, mais il ajoute
+que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent
+que les évêques se montrent fort difficiles pour
+accorder des prébendes dans leur diocèse<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355"><sup>355</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" name="footnote355"></a><b>Note 355:</b><a href="#footnotetag355"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.</blockquote>
+
+<p>En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la
+cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble,
+que ce devait être le fils d'Abélard<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356"><sup>356</sup></a>. Un religieux
+du même nom est mort en 1162, abbé de
+Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils
+d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans.
+Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard
+composa pour son fils; c'est un recueil de sentences
+morales, et l'on y lit ces mots: <i>Nil melius
+muliere bona<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357"><sup>357</sup></a></i>. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358"><sup>358</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" name="footnote356"></a><b>Note 356:</b><a href="#footnotetag356"> (retour) </a> Extrait du Cartulaire de Buré; <i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne
+(t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans
+ce couvent peu de temps après sa mère. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 124 et 144.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" name="footnote357"></a><b>Note 357:</b><a href="#footnotetag357"> (retour) </a> C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe,
+mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard
+aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de
+poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (<i>Frag. philos.</i>,
+t. III, append. X.) Mais malgré l'<i>Histoire littéraire</i>, Thomas Wright (<i>Reliq.
+antiq.</i>, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit
+d'Abélard. (<i>Journ. des sav. de Norm.</i>, 2e liv., p. 112.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" name="footnote358"></a><b>Note 358:</b><a href="#footnotetag358"> (retour) </a> D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne
+dit point où il l'a trouvée (<i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin.), elle commence ainsi:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire
+pour faire connaître Abélard et celle dont le nom
+charmant est inséparable du sien. On nous dispensera
+de chercher à juger son génie, son amour, son
+caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et
+on le juge en la racontant.</p>
+
+<p>Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de
+valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si
+nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce
+témoignage est très-considérable. Ces temps du
+moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans
+l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient
+en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté
+et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit
+et du talent. La renommée s'attachait aisément
+alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est
+beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par
+la pensée ou la science. C'étaient autant de dons
+rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels
+tous rendaient hommage. Le clergé même considérait
+les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel
+les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait
+pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et
+violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à
+tant de tyrannies, une véritable république des lettres,
+une société tout intellectuelle que l'Église universelle
+ou du moins l'Église latine, enserrait dans
+son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile,
+une puissance même, à ceux qui s'en montraient les
+citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la
+politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec
+respect, même avec déférence, devant le génie ou
+le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire
+à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait
+pas.</p>
+
+<p>Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant
+ou plus qu'homme au monde des douceurs de
+la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent
+pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité.
+Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz
+n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les
+rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être,
+et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient
+quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard.
+Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient
+défendre, l'appelaient <i>un philosophe admirable, un
+maître des plus célèbres dans la science</i>. «Nos siècles,»
+dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les
+premiers siècles n'en ont point vu un second<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359"><sup>359</sup></a>.»
+Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il
+invente peut-être, ce titre d'esprit <i>universel</i> qui semble
+avoir été précisément retrouvé pour Voltaire;
+d'autres ont dit que la Gaule n'eut <i>rien de plus
+grand</i>, qu'il était <i>plus grand que les plus grands</i>, que
+<i>sa capacité</i> était <i>au-dessus de l'humaine mesure</i>; et ce
+siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang
+des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des
+Cicéron et des Homère<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360"><sup>360</sup></a>. Pour expliquer un enthousiasme
+si vif et si général, il faut ajouter au mérite
+réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de
+son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant
+et d'éclat que dans la bouche d'Abélard.
+Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit
+que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux,
+plus de cinquante évêques ou archevêques
+de France, d'Angleterre ou d'Allemagne<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361"><sup>361</sup></a>, et parmi
+eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris,
+celui qui constitua la philosophie théologique de
+l'université par son livre fameux, le <i>Livre des sentences</i>,
+dont on croit que le fondement est dans le
+<i>Sic et non</i> d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont
+Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont,
+Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth,
+Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre,
+Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362"><sup>362</sup></a>.
+Mais les historiens de la philosophie lui donnent
+pour disciples, non sans raison peut-être, tous
+ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent
+par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique
+et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est
+que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles,
+ne cite point de plus grand nom, et consent à dater
+de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé,
+surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire
+des hommes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" name="footnote359"></a><b>Note 359:</b><a href="#footnotetag359"> (retour) </a> «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. <i>Chron., id.</i> t. XIII,
+p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula
+viderunt.» <i>Ex chron. britann. id.</i> t. XII, p, 558.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" name="footnote360"></a><b>Note 360:</b><a href="#footnotetag360"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Summorum major Petrus Abaelardus....</p>
+<p>Gallia nil majus habuit vel clarius isto.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Epitaph. <i>Ex Chron.</i> Rich. pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415.)</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Petrus.... quem mundus Homerum</p>
+<p>Clamabat.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,</p>
+<p>Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,</p>
+<p>Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" name="footnote361"></a><b>Note 361:</b><a href="#footnotetag361"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Université</i>, t. I, p. 171.&mdash;<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, par madame Guizot, p. 330.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" name="footnote362"></a><b>Note 362:</b><a href="#footnotetag362"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Inter hos et allos in parte remota</p>
+<p>Parvi pontis incola (non loquor ignota).</p>
+<p>Disputabat digitis directis in tota,</p>
+<p>Et quecumque dixerat erant per se nota.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Celebrem theologum vidimus Lombardum,</p>
+<p>Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,</p>
+<p>Quorum opobalsamum spirat os et nardum;</p>
+<p>Et professi plurimi sunt Abaielardum.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus,
+not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à
+l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au
+XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de
+Cluni, qui fut appelé <i>Scolasticus</i>; mais celui-ci est mort cent ans avant la
+mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'<i>Histoire littéraire</i>,
+et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, <i>Hist. Univ.</i>, t. II, catalog.
+Illust. vir., et Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 768.</blockquote>
+
+
+
+<p>L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie.
+De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne
+pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans
+ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse
+tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes
+exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les
+siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible
+d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance
+intellectuelle, signe et gage de la raison
+philosophique. Chargé des préjugés de son temps,
+comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté,
+Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs
+de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne
+fut pas même un grand philosophe; mais un esprit
+supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur
+inventif, un critique pénétrant qui comprenait
+et exposait merveilleusement. Parmi les élus de
+l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en
+faut, celle que désola et immortalisa son amour.
+Héloïse est, je crois, la première des femmes<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363"><sup>363</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" name="footnote363"></a><b>Note 363:</b><a href="#footnotetag363"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Mès ge ne croi mie, par m'ame,</p>
+<p>C'onques puis fust une tel fame.</p>
+ </div> </div>
+
+<p><i>Roman de la Rose</i>, t. II, v. 213.</blockquote>
+
+<p>Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre
+sans persévérance, Abélard fut, par son caractère,
+au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses
+forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au
+philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas
+certes de grands observateurs, n'ont pas laissé
+d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux,
+cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi
+il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités
+de son âme se firent sentir dans toute sa conduite,
+même dans ses doctrines, même dans sa passion.
+Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur,
+l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il
+lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement.
+Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert,
+si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient
+sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère
+contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie
+ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans
+l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut
+de la gloire et il fut aimé.</p>
+<br><br>
+
+<h2>LIVRE II.</h2>
+
+<h2>DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.</h2>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<h3>DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.</h3>
+
+
+<p>La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne,
+que ses ouvrages philosophiques demeuraient
+encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils
+existaient quelque part en manuscrit. Cependant on
+citait ses doctrines, on parlait de son système, qui
+tient une place dans l'histoire de la philosophie.
+Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué
+de nommer Abélard parmi les hommes qui ont
+illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner
+au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école.</p>
+
+<p>L'existence historique de cette école est notoire.
+Sa naissance, son éclat, son influence, du moins
+tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés
+et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur
+intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires
+et moins connues. On ne voit pas bien dans les
+écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou
+seulement un continuateur, un propagateur de doctrine.
+Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si
+puissante était-elle une innovation, un progrès, une
+réaction, une simple traduction de théories antérieures,
+une révolution dans la science? On est tenté de
+la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière
+importance, quand on considère l'ascendant et la renommée
+de celui qui la professe. Mais si l'on néglige
+l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de
+saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre,
+et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait.
+On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin,
+fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme;
+on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin,
+et le combattit vivement<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364"><sup>364</sup></a>. Cependant il eut pour
+antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires
+de Roscelin, et il est compté dans les rangs
+des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer
+leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois
+reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont
+les notions un peu superficielles et vagues qui restent
+dans l'esprit de tout homme instruit, après la
+lecture des historiens de la philosophie. Telle est la
+commune renommée d'Abélard, et si ses aventures
+dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et
+l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait
+suffi pour recommander sa mémoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" name="footnote364"></a><b>Note 364:</b><a href="#footnotetag364"> (retour) </a> Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.</blockquote>
+
+<p>Avant la publication d'aucune partie importante
+de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger
+sur des passages isolés ou sur des témoignages qui
+n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse
+de sa pensée et de son influence. Il était plus
+célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait
+est à demi levé; on peut prouver que l'opinion
+établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse;
+mais son influence toujours singulière est plus
+explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus
+qu'intervenir dans la controverse des réalistes et
+des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu
+de la manière dont on le suppose. Sa trace dans
+cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été
+ni très-profonde ni très-durable; mais son action
+sur l'enseignement et le mouvement de la science
+entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par
+ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a
+plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée
+plus inédite.</p>
+
+<p>Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard
+philosophe: une idée générale de l'époque où
+il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains;
+une idée particulière de sa doctrine
+propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé
+la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a
+enseigné cette philosophie qu'on est convenu de
+nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines
+scolastiques, il a enseigné sur un point important
+un système qui a passé pour son ouvrage;
+et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au
+nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour
+connaître Abélard comme philosophe, il y aurait
+donc à connaître deux choses: la scolastique de
+son temps et la sienne.</p>
+
+<p>En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons
+pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour
+mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene
+jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer;
+vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique
+ce monde commence à être moins inconnu, il n'a
+pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant
+que le moyen âge inspire aux beaux esprits
+de notre époque, nous n'en abuserons pas au point
+de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé,
+où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards
+moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher
+les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous
+trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement
+curieux, et qui aiment moins les détails
+que les résultats.</p>
+
+<p>Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains
+modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang
+d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que
+la scolastique était une vaine science, une science
+verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des
+controverses sans fin et sans valeur sur des questions
+de mots et non sur des questions de choses.
+La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses
+bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence
+et notre goût, a paru témoigner elle-même
+contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué,
+de les juger dignes d'un temps de ténèbres,
+puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare,
+et cette fois trop <i>barbare</i> pour mériter d'être
+<i>compris</i>. Et comme le jour où cette langue a péri,
+pour faire place à une diction plus pure et plus élégante,
+la science qu'elle exprimait a péri comme
+elle, on en a conclu naturellement que la science
+était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à
+apprendre de ce qui ne se disait plus.</p>
+
+<p>Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de
+l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces
+sur de simples questions de mots, sur des problèmes
+qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement
+changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer
+que cette accusation, vaguement conçue,
+pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi
+accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait.
+Il est dans la condition de la philosophie et
+peut-être de toute science humaine d'être, sous un
+certain point de vue, une science de mots; et il
+faut prendre garde que cette qualification lancée
+au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain,
+ne retombe sur l'esprit humain lui-même;
+ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est
+et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher
+sa nature.</p>
+
+<p>Il est trop évident que lorsque l'homme parle il
+pense, et que, par ses expressions, on juge de ses
+pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent
+ou sont données pour correspondantes à des choses.
+Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont
+ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots
+sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas
+les choses. On peut donc juger des choses par les
+pensées, comme des pensées par les mots; et si les
+mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne
+correspondissent à aucune chose existante, ce qui
+semble le cas d'une véritable science de mots, cette
+science enseignerait cependant plus que des mots;
+car elle ferait connaître du moins l'esprit humain
+dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme
+expression des faits, elle ne serait pas entièrement
+vaine comme témoignage des idées, et il est utile de
+savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y
+a quelque chose à apprendre même dans une science
+fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui
+n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et
+celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien
+quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses
+ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont,
+et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles
+sont.</p>
+
+<p>Cela est vrai de toute science, même d'une physique
+fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour
+où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait
+pu le condamner aussi à titre de science de mots;
+car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient
+comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres
+formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là
+il eût été indifférent de le connaître, ou même
+que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître,
+et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions,
+afin de bien entendre pourquoi et comment
+elles sont des fictions, comment et pourquoi le système
+de Copernic est vrai?</p>
+
+<p>Mais ce que nous osons dire de toute science, nous
+l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie.
+Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou
+imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la
+plupart et n'ont de sensible que les mots qui les
+rendent. Je ne parle pas seulement des généralités
+contestées et douteuses, créations de l'art philosophique;
+je parle d'abord de ce qui n'est pas une
+invention systématique, une arbitraire abstraction,
+comme le mot même de <i>généralité</i>, comme celui
+d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement;
+je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou
+conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières
+de nos facultés; je parle de Dieu que nous
+concluons de tout ce que nous sommes et de tout
+ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom
+est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on
+suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui
+ne sont pas assurément des substances individuelles,
+ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement
+si elles n'avaient un nom; je parle des
+forces que nous apercevons par la pensée à travers
+les mouvements de la nature et de la vie; je parle
+enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant
+<i>nature, substance, vie</i>, toutes idées qui, lors
+même qu'elles correspondraient, comme je le crois,
+à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement
+sensible que les mots qui les désignent,
+et d'existence scientifique qu'à la condition d'être
+exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée
+la science de ces mots, sans qu'on lui manquât
+de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire
+connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les
+idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle
+ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint,
+en partie du moins, son objet; car elle serait en
+ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent
+définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce
+que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que
+l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que
+l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et
+connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà,
+à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La
+science des mots conçue de la sorte est donc déjà
+une science, et une science tellement sérieuse que
+des écrivains distingués ont estimé que c'était la
+première de toutes.</p>
+
+<p>En effet, des philosophes fort célèbres ont dit
+que les sciences n'étaient que des langues, et que
+toute bonne philosophie se réduisait à une langue
+bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient
+ainsi aient souvent condamné <i>a priori</i> ce
+qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier
+telle ou telle philosophie en la taxant de ne
+vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique,
+aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle,
+n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son
+seul tort possible, c'était d'être une langue mal
+faite.</p>
+
+<p>Prenons donc garde que l'accusation élevée contre
+la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car
+elle pourrait à la rigueur être articulée contre la
+science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci
+se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.</p>
+
+<p>On peut distinguer en général trois manières de
+philosopher.</p>
+
+<p>Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens
+des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates
+de la pensée, on emploie implicitement les
+mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement
+la nature des choses, à la représenter dans
+les êtres qui la composent et les rapports qui les
+unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que
+suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms
+qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate
+sur les choses, comme la physique, la chimie
+ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend
+être éminemment une science de choses; et on
+peut l'appeler une ontologie.</p>
+
+<p>Si l'on s'attache uniquement ou principalement à
+porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières
+de concevoir les choses que nous exprimons,
+et à réduire en système ces conceptions pour en
+composer une science régulière, c'est encore une
+philosophie. Quoique d'une part cette science soit
+aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un
+choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre,
+en étudiant les idées, elle étudie indirectement les
+choses, puisque nous en croyons notre pensée, et
+que notre esprit reproduit les choses, soit comme
+elles existent, soit comme elles sont réputées exister;
+une telle philosophie roule principalement sur
+les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en
+honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la
+nommer idéologie.</p>
+
+<p>Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle
+extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées,
+c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que
+la composition et l'ordonnance de ce tableau, la
+science se borne à en considérer séparément tout
+ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir,
+les images que nous produisons pour tracer et peindre
+le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les
+mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer
+la valeur, l'usage, les rapports de ces mots;
+quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir
+de la réalité, ni sans soumettre le langage à la
+pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage
+est le droit écrit; la science est ouvertement alors
+une science de mots; elle a surtout les formes et les
+allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour
+l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui
+assigner un nom technique, nous lui pourrions
+donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie.</p>
+
+<p>Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique,
+terminologique, selon le caractère qu'elle
+affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle
+ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une
+philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont
+point pensé les hommes illustres qui, selon les temps,
+lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations.
+Comment, en effet, les destituer du titre
+de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes,
+qui pourrait dire qu'ils doivent être
+mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes,
+eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur
+soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et
+qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot
+<i>idéologie</i>, sont restés en arrière de leur véritable doctrine,
+et ont retenu le nom de la science en deçà des
+conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre?
+Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris
+que l'expression tenait à la pensée? En se fondant
+sur la nécessité où nous sommes de jouer aux
+mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené
+la science au langage. Conséquents et sincères, eux
+aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom
+de terminologie.</p>
+
+<p>Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les
+seuls philosophes? Depuis que le <i>Discours de la méthode</i>
+a paru, cela serait difficile à soutenir; car le
+procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini,
+a été presque généralement abandonné, et peut-être
+même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible
+à celui qui s'attache le plus aux choses de
+ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude
+et du classement des pensées. Ce sont deux opérations
+inséparables l'une de l'autre, et toutes deux
+sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire,
+celui qui fait une découverte réforme la
+langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible
+de la nature aboutit à une innovation dans les
+termes. La découverte du principe de toute la chimie
+moderne pouvait presque se réduire à une meilleure
+définition du mot <i>combustion</i>.</p>
+
+<p>Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie
+influe d'une manière encore plus notable et plus directe
+sur le langage. Tout auteur de système crée
+nécessairement sa langue, et prétend de nouveau
+marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires.
+Il arrive même un fait assez frappant, quoique
+très-explicable, c'est que les philosophes qui
+ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé;
+dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se
+laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes
+grecs, par exemple, ceux surtout qui ont
+précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec
+une liberté qui les a souvent égarés, et à force de
+négliger l'analyse soit des mots, soit des idées,
+ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots
+équivoques, construit le mensonge ontologique des
+cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez
+en garde contre les illusions du langage, contre les
+déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
+la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale
+encore, que ne le serait la pure science de la
+pensée et de l'expression. Que d'observateurs du
+monde n'ont enfanté que le roman du monde! que
+de descriptions de la nature ont abouti à une science
+de mots!</p>
+
+<p>Mais si celui qui veut faire un système sur la nature
+des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner
+sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires,
+il arrive aussi que, par un effet inverse,
+les esprits occupés uniquement de la terminologie de
+la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer
+dans les compartiments d'un plan analytique,
+à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher
+par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce
+pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux
+êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms
+eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces
+mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence
+qui, absorbée par l'étude du langage, semble
+avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter
+des apparences verbales, rend ensuite par une illusion
+contraire la réalité à ces apparences, matérialise,
+anime, personnifie les êtres de raison que les
+mots supposent sans les prouver toujours. La science
+qui a voulu n'être que terminologique devient peu
+à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre
+inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du
+langage, au lieu de faire le langage à l'image du
+monde. C'est alors que la science peut être accusée
+d'être une science de mots; elle risque de ne jamais
+autant mériter ce reproche qu'au moment où elle
+prétend l'éviter.</p>
+
+<p>Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne
+disais que la nécessité de faire une part à ces trois
+procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par
+vingt expériences d'en proscrire absolument aucun
+ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur
+la philosophie, et nous oblige à les concilier. La
+science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer
+tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question
+d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des
+nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et
+cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa
+confiance. Toute intelligence est en communication
+avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois,
+et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce
+qu'elle a conçu, sous une forme communicable
+aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut
+traduire ces connaissances pratiques et confuses en
+science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel
+point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux
+voir? par où commencer? Évidemment par cette
+unité même à laquelle se communique la réalité, et
+qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue,
+après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour
+absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui
+l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur,
+s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir
+la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se
+bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans
+ses notions acquises, dans ses notions primitives,
+des convictions qui dominent dans son esprit, comme
+des opérations à l'aide desquelles elles se forment
+et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux
+connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il
+en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui
+donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis
+qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense
+l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance,
+c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en
+scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans
+perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il
+rend, il remonte à la source de la science, et prend
+le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate
+à la vérité, dans la mesure cependant où ces
+épithètes sont applicables à la connaissance humaine.
+Ce point de vue est le point de vue psychologique,
+qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce
+qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui
+ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse
+à sa profondeur dernière, la science de la réalité et
+celle du langage reparaissent à la lueur même du
+flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au
+fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le
+monde.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait <i>a
+priori</i> accuser une science d'être, au mauvais sens
+de l'expression, une science de mots. L'esprit considère
+toujours plus ou moins les choses, les idées,
+les mots. S'il tend à ne considérer que les choses,
+il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif
+qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et
+ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que
+des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le
+reste, il prend à la longue les mots pour les choses,
+et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie
+était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait
+conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il
+ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive
+qu'une science qui n'est qu'une science de mots?
+c'est une fausse ontologie.</p>
+
+<p>Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique?
+Telle est la vraie question, et elle ne peut
+être résolue que par une étude suffisante de la scolastique
+même. Et comme il s'agit de savoir si finalement
+elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut
+chercher à la passablement connaître, sans étudier
+avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger
+d'une science qu'en la comparant à son objet,
+comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que
+par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de
+la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi
+gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps.</p>
+
+<p>Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une
+philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble,
+pour dissiper sur ce point les principaux doutes.
+Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle
+n'a réellement été que ce que nous avons appelé
+une terminologie; puis si cette terminologie a produit
+une fausse ontologie. Sur ces deux points,
+nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas
+irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une
+science de néant.</p>
+
+<p>Nous avons déjà montré en général qu'une science
+qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce
+nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement
+une science vaine. Faisons application
+de ces idées à la scolastique.</p>
+
+<p>Si cette philosophie est une science purement
+terminologique, elle est bien au moins une grammaire.
+La grammaire fait profession d'être la science
+des mots. Est-elle pour cela une science vaine et
+qui n'importe en rien à la connaissance des réalités?
+Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le
+parmi les plus simples.</p>
+
+<p>Au début de toute grammaire, on vous dit que
+les premiers mots dont vous deviez vous occuper,
+sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent
+et les choses qui sont et ce que sont les choses.
+Les choses sont des substances, et pour cette raison
+les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses
+nommées par les substantifs, sont en sus de leur
+substance et de leur existence, est en quelque sorte
+ajouté à leur substance, et les noms de ce qui
+s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes,
+les noms désignent d'abord les choses, celles qui
+sont considérées comme subsistant par elles-mêmes;
+mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses,
+des circonstances, modes, accidents, ou qualités
+qui sont comme <i>adjacentes</i> aux substances (<i>adjacentia</i>,
+c'est le mot de la scolastique et l'origine de
+celui d'<i>adjectif</i>), et qui peuvent, jusqu'à un certain
+point, êtres prises comme des choses, si bien que
+les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des
+substantifs et continuent alors de désigner les attributs
+pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme
+s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité
+ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment
+comme s'ils existaient par eux-mêmes à la
+manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là
+les substantifs abstraits.</p>
+
+<p>Cette première classification des mots ne fait-elle
+connaître que des mots?</p>
+
+<p>1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit
+naturellement une existence réelle aux choses individuelles.</p>
+
+<p>2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment,
+les uns désignent exclusivement un individu déterminé,
+les autres tous les individus semblables
+ou comparables, comme <i>arbre, homme, animal</i>. Or
+ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la
+puissance de donner aux choses, en les considérant
+dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs
+aussi, noms abstraits des réalités individuelles,
+et de former ainsi des genres et des espèces qui
+sont tout au moins les noms abstraits des concrets
+individuels.</p>
+
+<p>3° En outre, ces substances quelconques désignées
+par les substantifs peuvent avoir des attributs
+exprimés aussi par des noms, et cela veut
+dire encore que l'esprit a la faculté de considérer
+ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques
+de certains autres attributs qu'il distingue
+ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets
+de sa composition une certaine réalité, peut-être
+factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à
+ne la considérer que comme une notion, la couleur
+n'est que le nom substantif de l'attribut du corps
+coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres
+attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis
+la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite
+terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi
+des idées et des mots est déjà un résultat idéologique,
+ou une vue de l'esprit humain.</p>
+
+<p>4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de
+tout cela dans la réalité et indépendamment de
+l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et
+même hypothétiquement résolu la question. Quand
+elle dit que les noms désignent des choses ou des
+qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des
+choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles,
+elle les appelle substances, ou choses qui
+existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement
+des substances accessibles aux sens, mais
+des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des
+substantifs comme cet homme ou cette pierre. La
+perception par les sens n'est pas l'unique garant de
+la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne
+voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette
+croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles
+font une distinction entre les substances et les qualités.
+Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes,
+et elles ne sont que des choses en d'autres
+choses. Cependant elles sont nommées isolément,
+absolument, et supposées ainsi des choses par le
+langage. Cette supposition est-elle un démenti
+donné à la distinction précédente? Les qualités
+existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il
+prendre le langage pour la réponse réelle et décisive
+à cette question? Il en préjuge la solution; il est,
+au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les
+réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout
+au moins comme elles pourraient être effectivement.
+La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère
+à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées
+de l'esprit humain.</p>
+
+<p>5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose
+les circonstances dans lesquelles ils se trouvent
+placés les uns par rapport aux autres, ou les relations
+verbales que leur donne le langage raisonné.
+Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature;
+toute grammaire est syntaxe, même dès ses
+premières pages. Les choses nommées sont exprimées
+les unes relativement aux autres. Par exemple,
+on énonce qu'une chose est en la possession
+d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une
+autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une
+autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les
+différents <i>cas</i> des noms, c'est le génitif, le datif,
+l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de
+la pure grammaire.</p>
+
+<p>Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit
+des rapports entre les objets; tout cela énumère et
+définit quelques-uns de ces rapports. La possession
+ou <i>habitude</i> qui est exprimée par le génitif ou
+attribuée par le datif, le rapport d'action à passion,
+de moyen à résultat, sont assurément des conceptions
+de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les
+analyser comme telles, on ferait de la mauvaise
+grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une
+définition bien vague et bien insuffisante de celui
+qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre
+autres une forme de possession particulière, celle
+de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au
+patient que représente en général celui du sujet au
+régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache
+souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif
+qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce
+qu'on appelle dans l'école <i>la cause instrumentale</i>. Il
+y a là un assez grand nombre d'idées de relation,
+nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte
+ou convertit avec une liberté et une autorité
+singulières. La grammaire est confuse et inexacte
+si elle ne les distingue, les ordonne et les définit;
+et quand elle fait cette opération sur les mots, elle
+décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence,
+et touche à ce qu'un philosophe allemand
+appelle l'architectonique de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique,
+elle cesse de regarder ces notions comme de
+simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet,
+ne les emploie pas uniquement comme les seuls
+moyens d'avoir des choses une conception qui lui
+serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire
+qu'il a l'invincible conviction que ces rapports
+sur lesquels il raisonne sont effectivement les
+rapports externes des choses, et qu'en dehors de
+lui il y a des causes, des effets, des agents, des
+moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette
+liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle
+des relations entre les objets de la nature. Comme
+les noms qui les désignent, les choses ont pour lui
+leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible
+s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce
+rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose
+une ontologie.</p>
+
+<p>Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures
+questions de mots, exclusivement relatives à l'expression
+indépendamment de la réalité qu'elle exprime,
+et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage
+en général ou d'une langue en particulier? Si
+vraiment, et toute langue offre de ces questions-là.
+Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences
+des mots comme en latin, par des articles
+comme en français, par des désinences et par des
+articles comme en grec; c'est un point de grammaire
+qui n'a rien de commun avec la science de la pensée
+ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient
+de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt
+que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus
+une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire
+qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître.
+Enfin des questions même plus profondes, comme
+celles de la composition des mots, de leur transfusion
+d'une langue dans une autre, de la manière
+dont les idiomes se sont successivement engendrés,
+quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse
+assez fine des idées, sont cependant des questions
+qui, pour la plupart, dépendent de l'état des
+esprits dans les pays et les temps où les langues se
+sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement
+verbales, et qu'elles touchent à la philosophie
+de l'histoire, on peut encore les regarder comme des
+questions grammaticales; elles appartiennent à la
+linguistique, à la science des mots.</p>
+
+<p>Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes
+du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des
+points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en
+faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore
+qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie;
+prenons pour exemple tout ce qui concerne
+le langage figuré. La connaissance approfondie
+du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque,
+vraiment philosophique, que la faculté de
+nommer les objets ne va pas sans un penchant à
+représenter les uns par les noms des autres, en vertu
+de certaines similitudes qui frappent l'imagination
+plus que la raison; en d'autres termes, à parler par
+images. Ou pourrait rechercher encore si, comme
+quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement
+métaphorique, ou si seulement le langage
+figuré est de fait mêlé au langage direct, et
+dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable,
+s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité
+de l'abolir et de composer une langue absolument
+dénuée de figures. C'est là de la philosophie
+sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du
+langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques
+inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance
+de la réalité n'est pas fort engagée dans
+l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout
+sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel
+avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce
+une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire
+a-t-elle été soutenue par des philosophes qui
+ont donné au langage une importance philosophique
+supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.</p>
+
+<p>J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits;
+il y en a de différentes sortes. Prenons ceux
+qui expriment substantivement ces qualités qu'on
+nomme dans l'école les accidents de la substance,
+comme la qualité d'être <i>blanc, amer, mou,</i> etc., ou
+<i>la blancheur, l'amertume, la mollesse</i>, etc. Les abstractions
+de cette sorte ne représentent aucune
+substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses
+qualités, entre autres celle d'être <i>molles,
+amères</i> et <i>blanches</i>; il n'y a pas une chose qui soit
+substantiellement <i>la blancheur, la mollesse, l'amertume</i>
+en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents
+par la pensée et le langage, et que l'on en fait les
+sujets de certaines propositions, quand on dit <i>la
+blancheur est agréable, l'amertume est répugnante</i>, le
+sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques
+et artificiels dus au pouvoir généralisateur
+de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au
+substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être
+quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique
+du langage, et qui n'a pas beaucoup
+plus de réalité que ces autres locutions, <i>le choc
+des opinions, le feu des passions, l'explosion de la
+colère</i>. C'est une translation ou métaphore d'un autre
+genre; la première rendait l'insensible par une
+comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une
+image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la
+qualité en substance. C'est un don, un pouvoir,
+peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer
+ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère
+intéressée dans tout cela.
+Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs
+abstraits (celle des substantifs qui répondent
+aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne
+doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les
+choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas
+qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots,
+ou que les mots ne sont que des mots.</p>
+
+<p>Que si, par impossible, on croyait le contraire,
+et qu'abusé par les apparences du langage, on fît
+jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des
+concrets individuels, que l'on prît les noms qui
+les désignent pour des noms directs, même pour des
+noms propres, et qu'on supposât des êtres partout
+où l'on a imposé des noms, alors on retomberait
+dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions,
+on ferait de l'ontologie dans le mauvais
+sens, on traiterait les mots comme des choses, et
+c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier
+qu'une science de mots: accusation grave, parce
+qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort
+serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne
+savait que des mots.</p>
+
+<p>Une science de mots n'est donc pas mauvaise en
+soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science
+de mots pour une science de choses.</p>
+
+<p>La scolastique, je le dis par avance, est plus
+d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y
+tombe, il est évident qu'une foule de questions
+oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître
+successivement, et amener des solutions, des distinctions,
+des inductions, en un mot des connaissances
+purement hypothétiques ou relatives uniquement
+à la signification arbitraire de la langue qu'on
+a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute
+que la scholastique a très-souvent commise, aucune
+philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée.</p>
+
+<p>En prenant des exemples dans la grammaire, je
+ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique.
+L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait,
+dans certaines occasions, embarrassé de les
+distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous
+approcherons de plus près la philosophie du moyen
+âge.</p>
+
+<p>Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui
+ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité,
+il en est peu que la science du moyen âge
+n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des
+problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en
+général ceux dont le progrès moderne de la science a
+révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce
+pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il
+y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre
+autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite
+triomphalement dans les sciences, ne doit-elle
+pas avoir amené et des idées et des questions laissées
+jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi
+qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y
+eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la
+philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le
+nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le
+soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de
+saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies
+s'est occupée de presque tout ce qui occupait
+l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite,
+aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa
+forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle
+a fait passer la science sous une forme exceptionnelle,
+et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé
+l'universalité.</p>
+
+<p>La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement
+la dialectique. On donnait à ce mot un sens
+analogue a celui qui a prévalu dans le commun
+usage. La dialectique était l'art logique ou la logique
+appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement.
+La dialectique de Platon est la recherche de
+ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu
+dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365"><sup>365</sup></a>.
+C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions
+diverses écartant le multiple, le changeant,
+l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à
+l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose,
+afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le
+principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans
+la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que,
+des phénomènes complexes et variables, elle semble
+former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose
+qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument
+logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle
+est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique
+que les alexandrins empruntèrent à Platon
+et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366"><sup>366</sup></a>.
+Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne,
+et quelques-uns de ses caractères subsistent, par
+exemple, dans la dialectique d'Hegel<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367"><sup>367</sup></a>. Mais bien
+qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré
+d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être,
+de la science de l'universel, de la métaphysique
+en un mot<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368"><sup>368</sup></a>. Le Stagirite n'admit pas toutes les
+conséquences auxquelles cette méthode conduisait
+Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer
+parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique
+pour cette partie de la logique qui ouvre la route
+de toutes les sciences en discutant les principes, et
+trouve un procédé syllogistique pour traiter un
+sujet donné en partant des propositions les plus
+probables<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369"><sup>369</sup></a>. Mais pour lui la dialectique était loin
+d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui
+est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis
+que la philosophie s'appuie sur la vérité<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370"><sup>370</sup></a>. Dans les
+mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins
+atténuant la vérité du général, devint peu à peu une
+polémique subtile et négative. Déjà les mégariens
+l'avaient transformée en argumentation sceptique; et
+ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils
+avaient reçu celui de dialecticiens<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371"><sup>371</sup></a>. C'est dans un sens
+qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et
+stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes,
+que la dialectique fut entendue au moyen
+âge<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372"><sup>372</sup></a>. Aristote avait distingué une sorte de dialectique
+pratique qu'il appelle l'<i>art exercitif</i><a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373"><sup>373</sup></a>, et qui offrait
+bien quelques rapports avec l'<i>art</i> par excellence des
+scolastiques. La logique fut pour eux un terme
+général qui embrassait toute la science de la raison,
+ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de
+l'esprit humain; et comme la logique proprement
+dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de
+la science, elle fut officiellement nommée la dialectique<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374"><sup>374</sup></a>.
+Abélard ne la définit nulle part formellement;
+mais en intitulant <i>Dialectica</i> son grand ouvrage de
+philosophie logique, son <i>Organon</i> à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" name="footnote365"></a><b>Note 365:</b><a href="#footnotetag365"> (retour) </a> Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du <i>Philèbe</i>, et le
+<i>Philèbe</i> lui-même, ainsi que <i>le Parménide</i>, t. II, p. 280 et 440; t. XII,
+p. 8.&mdash;Cf. Hegel, <i>Hist. de la phil.</i>, Oeuvres complètes, (All.) t, XIV,
+p.240, Berlin, 1833.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" name="footnote366"></a><b>Note 366:</b><a href="#footnotetag366"> (retour) </a> Cf. l'<i>Hist. de l'école d'Alex.</i>, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" name="footnote367"></a><b>Note 367:</b><a href="#footnotetag367"> (retour) </a> <i>Encycl. des sciences philos.</i> Logique, chap. 81, t. VI, p. 151.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" name="footnote368"></a><b>Note 368:</b><a href="#footnotetag368"> (retour) </a> <i>Logique d'Arist.</i>, trad. par M.B. Saint-Hilaire. <i>Dern. Analyt.</i>, l. 1, c. XI, chap. 6, 7 et 8.;&mdash;<i>Métaphys.</i>, passim.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" name="footnote369"></a><b>Note 369:</b><a href="#footnotetag369"> (retour) </a> <i>Logique; Topiq.</i>, l. 1, c. II, chap. 6. <i>Réfut. des soph.</i>, c. XXXIV, chap. 3.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" name="footnote370"></a><b>Note 370:</b><a href="#footnotetag370"> (retour) </a> <i>Id., Topiq.</i>, l. 1, c. XIV, chap. 7.&mdash;<i>Réfut. des soph.</i>, c. XI, chap. 8.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" name="footnote371"></a><b>Note 371:</b><a href="#footnotetag371"> (retour) </a> Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" name="footnote372"></a><b>Note 372:</b><a href="#footnotetag372"> (retour) </a> Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 672</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" name="footnote373"></a><b>Note 373:</b><a href="#footnotetag373"> (retour) </a> <i>Topiq</i>., c. XI, par. 1 et suiv.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" name="footnote374"></a><b>Note 374:</b><a href="#footnotetag374"> (retour) </a> De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique
+comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit <i>ratio
+disserendi</i>, et qui est la logique. (<i>Topiq</i>., II.&mdash;<i>De Leg</i>., I, 23.&mdash;<i>De
+Fato</i>, I.) Boèce, dans son <i>Commentaire des Topiques de Cicéron</i>, décompose
+la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que
+durent adopter les scolastiques. (Boet. <i>Op</i>., p. 700.&mdash;Cf. S. Aug., <i>De Ord</i>.,
+l. II, c. XI.&mdash;<i>Retract</i>, l. I, c. VI.&mdash;Cassiod., <i>De Instit. divin. litt.</i>, c. XXVII.&mdash;<i>De
+Artib. ac Discipl</i>., c. III.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens,
+n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que
+la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie;
+mais la dialectique, comme le raisonnement
+humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une
+bonne classification, la dialectique comme science
+ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même;
+partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument;
+elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement
+dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière
+partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de
+tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les
+notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle
+pose les éléments de toute science, de se servir d'elle
+enfin comme d'un <i>critère</i> universel, on le peut faire,
+et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie,
+la reine des sciences, la science universelle;
+elle obtient les titres de <i>disciplina disciplinarum,
+duae universae scientiae, sola dicenda scientia</i><a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375"><sup>375</sup></a>. Sera-ce
+que la philosophie aura été réduite en essence à la
+seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement
+ramenée aux procédés et au langage de la
+dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité
+ne peut sans violence et sans dommage, passer
+comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce
+qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe
+jamais aux vices de la forme. Mais pourtant,
+ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée.
+La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite
+à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" name="footnote375"></a><b>Note 375:</b><a href="#footnotetag375"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. IV, p. 239. <i>Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1047.&mdash;Ouvr. inéd., <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 435.</blockquote>
+
+<p>D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à
+une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain
+est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le
+point de départ n'est jamais indifférent; au terme de
+la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et
+le choix de la méthode est avec raison regardé
+comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui
+qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie.
+Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence
+et n'influe pas sur les caractères ultérieurs
+de la science? La science ne manque pas d'adversaires
+qui disent qu'après avoir commencé par la
+psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait
+qu'inventer une autre manière de la rendre partielle
+et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun
+de ne point dépasser la psychologie; de
+très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont
+fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique
+a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation.
+Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques
+que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit
+à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas
+complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres
+efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation
+subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste,
+Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde,
+mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie.
+On ne saurait donc s'étonner que, renfermés
+dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser
+l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie),
+les scolastiques aient eu beaucoup de peine
+à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils
+ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un
+angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions,
+les contours et les teintes de la vérité. Mais
+du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître,
+lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique.</p>
+
+<p>Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc
+poser simplement comme un fait qu'après l'invasion
+définitive du christianisme et le refoulement successif
+des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent
+et s'éteignirent dans le cercle encore brillant
+mais stérile des écoles alexandrines, les hommes
+supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle,
+s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie,
+n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires
+de la philosophie antique; et parmi les
+interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent
+les commentateurs de la Logique d'Aristote.</p>
+
+<p>Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres.
+On recevait d'eux les unes et les autres avec
+une curiosité, une admiration et une confiance égales.
+On les imitait en tout, excepté dans la liberté de
+leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en
+érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser,
+telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits
+nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus
+de l'ignorance et de la grossièreté universelles,
+dans ces contrées dépouillées de toute nationalité
+par la double conquête des légions romaines et des
+hordes du Nord. Les peuples de notre Occident
+n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur
+littérature indigène, s'il est permis de donner ce
+nom aux essais informes de la poésie druidique,
+avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la
+vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de
+l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la
+religion, avait été comme importé à nouveau dans
+ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la
+moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux
+de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun
+exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à
+écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur
+compte, à essayer enfin d'une véritable et complète
+originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce
+et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire
+encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple
+et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur
+ciel ces productions spontanées que le temps seul
+sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils
+attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu.
+Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis
+leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace
+et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants,
+étaient restés les maîtres spirituels des premiers
+vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait
+encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien
+d'abord que la grande voix de la religion, qui était
+elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif
+et d'immuable, rien que les derniers échos de
+la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait
+encore. Les écrits des hommes qui ont tracé
+leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature
+ancienne, ne sont que des compilations plus
+ou moins méthodiques, des expositions quelquefois
+raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions
+d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions
+de textes. Ceux donc qui devenaient leurs
+disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient,
+entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de
+l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits,
+c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par
+des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des
+commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient
+jusque dans les Gaules les rayons affaiblis
+des brillantes constellations qui avaient surgi derrière
+la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte
+blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint
+Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout
+Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et
+respectés qui transmettaient les idées de Platon et
+d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean
+Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers
+de repasser de l'érudition à la philosophie.
+On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque
+philosophique de ces hommes qui puisaient
+cependant presque toutes leurs idées à la
+source du passé. Les originaux leur étaient en général
+inconnus. Le Timée de Platon et la Logique
+d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des
+monuments des grands siècles qu'ils eussent entre
+les mains<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376"><sup>376</sup></a>. Le platonisme qui n'est pas dans le
+Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon,
+ne leur étaient connus que confusément, par fragment,
+par allusion, par citation dans les paraphrases
+et les expositions incomplètes des commentateurs
+sans génie des derniers temps. Il n'est pas
+étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt
+la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle
+seule un système achevé, un travail défini et démonstratif,
+ait fait dominer partout la science et
+l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le
+reste de la littérature<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377"><sup>377</sup></a>. Elle avait d'ailleurs exercé
+déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres
+des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce.
+Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les
+portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses
+détours le disciple initié. L'un avait composé une
+introduction; l'autre des versions et des commentaires.
+Là-dessus, il est tout simple que les savants
+du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la
+science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré.
+Presque tous les philosophes scolastiques furent
+éminemment des <i>glossateurs</i><a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378"><sup>378</sup></a>, et l'on annota
+les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter
+lui-même et de le connaître tout entier.
+C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu
+à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de
+Boèce qui fut la première cause de la grande fortune
+d'Aristote. La puissance saisissante de la logique
+fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement
+élémentaire, et semble, comme la
+grammaire, révéler la raison; elle convient donc à
+des études commençantes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" name="footnote376"></a><b>Note 376:</b><a href="#footnotetag376"> (retour) </a> Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des
+six traités qui composent la Logique d'Aristote ou <i>l'Organon</i>. (Voyez sa
+Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle,
+il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques
+que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon,
+l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et
+deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne
+n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les
+traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>,
+t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" name="footnote377"></a><b>Note 377:</b><a href="#footnotetag377"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i10"> ...Quaevis</p>
+<p>Litera sordescit, logica sola placet.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Johan Saresber., <i>Estheticus</i>, poem., p. 3, Hambourg, 1843.</p>
+</div></div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" name="footnote378"></a><b>Note 378:</b><a href="#footnotetag378"> (retour) </a> Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, <i>Glossae in
+Porphyrium, de categoriis</i>, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin
+a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le <i>de Interpretatione</i>, sur
+les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618
+et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas
+été primitivement la forme unique de la philosophie
+du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé
+comme le fondateur, tendait à lui donner un tout
+autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse
+la dialectique<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379"><sup>379</sup></a>. Ce dogmatisme encore vague,
+où respire un peu de platonisme et de philosophie
+alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais
+bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons
+plus exactement, où la dialectique gagna du
+terrain et devint dans la science une mode qui a
+duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux,
+mais il est difficile de déterminer ce moment avec
+précision. Du moins, la simple chronologie des
+noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de
+l'histoire de la dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" name="footnote379"></a><b>Note 379:</b><a href="#footnotetag379"> (retour) </a> Cf. M. Guizot, <i>Cours d'histoire de la civilisation en France</i>, t. III, leçon 29; M. Rousselot, <i>Phil. dans le moyen âge</i>, 1re part., c. II, et
+l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, <i>Scot Érigène et la philosophie
+scolastique</i>.</blockquote>
+
+<p>On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire
+à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie
+originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà,
+depuis plus de cinquante ans, saint Augustin,
+un des derniers Pères qui aient une place dans
+l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430);
+le règne des interprètes et des scoliastes
+avait commencé. Simplicius et Philopon
+commentaient Aristote, en se souvenant de Platon.
+Martianus Capella avait un peu auparavant publié
+ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées
+comme des déesses, où la Dialectique,
+au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans
+les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents,
+mais se donne pour la législatrice des autres
+sciences<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380"><sup>380</sup></a>. Boèce mourait tragiquement, en laissant
+ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager
+les premières après le naufrage des lettres
+antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle,
+l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont
+Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement
+scolaire, mettait au rang des sept
+disciplines la philosophie sous le simple nom de
+dialectique. La philosophie était bien, pour lui
+comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à
+Dieu, mais il développait cette définition par une
+analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre,
+des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions
+de l'Organon<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381"><sup>381</sup></a>. C'est de ce temps peut-être qu'il
+faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que
+le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin.
+Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord
+de l'Europe toutes les connaissances humaines venues
+de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait
+place dans ses volumineuses compilations. C'était
+aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits;
+déjà il appelait chaque citation une <i>autorité</i>, et
+assignait à la dialectique le premier rang dans la
+logique, <i>cette maîtresse du jugement</i><a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382"><sup>382</sup></a>. Après Bède,
+les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne.
+C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il
+a étudié toutes les sciences profanes, et certainement
+les sept arts, mais surtout l'art dialectique,
+dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même,
+a la <i>très-noble intention</i> d'apprendre les
+principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue,
+des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache
+à faire recopier, à répandre, à imposer même
+comme bases de l'enseignement les traités logiques
+qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des
+trésors de l'ancienne Grèce,</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>De veterum gazis Graecorum clave latina<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383"><sup>383</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" name="footnote380"></a><b>Note 380:</b><a href="#footnotetag380"> (retour) </a> Martian. Capel., <i>de Nupt. Philolog. et Mercur.</i>, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" name="footnote381"></a><b>Note 381:</b><a href="#footnotetag381"> (retour) </a> <i>[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]</i> (Cassiod., <i>de Art. ac Discipl.</i>, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" name="footnote382"></a><b>Note 382:</b><a href="#footnotetag382"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip.,
+1612), les <i>Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta</i>
+(t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations
+d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, <i>De
+Anima</i>, etc. Dans ses <i>Elementa philosophiae</i> (id., p. 200), il définit la philosophie:
+«Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur
+vera comprehensio.» Dans son traité <i>De mundi caelestis terrestrisque constitutione</i>,
+la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra
+judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas
+ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" name="footnote383"></a><b>Note 383:</b><a href="#footnotetag383"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la
+dédicace des Catégories de saint Augustin, et <i>Opusculum quartum de Dialectica</i>
+(t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie
+y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina
+rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a
+falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon,
+cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa
+plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant
+son éditeur, n'a point composé le livre <i>De septem artibus</i>; mais il avait
+écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement:
+«Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere
+velle rationes.» (T. I, p. 703.)</blockquote>
+
+<p>Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire
+de cette <i>sagesse hibernienne</i>, qu'il avait apportée sur le
+continent<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384"><sup>384</sup></a>, et qui devait après lui recevoir de Scot
+Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875).
+Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans
+la direction de l'école du palais, passe pour avoir
+écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires
+qu'on n'a jamais vus<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385"><sup>385</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" name="footnote384"></a><b>Note 384:</b><a href="#footnotetag384"> (retour) </a> «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam
+cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici <i>Epist.
+ad imp. Carol., Hist. francor. script.</i>, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" name="footnote385"></a><b>Note 385:</b><a href="#footnotetag385"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.</blockquote>
+
+<p>La principale fondation d'Alcuin est l'école de
+Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre
+de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur.
+Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences
+profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille
+de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon
+bien des choses qu'il ne faut pas craindre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386"><sup>386</sup></a>. Il reprend
+la division connue de la philosophie, en physique,
+en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens
+doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il
+définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle
+entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas
+la science des sciences, <i>disciplina disciplinarum</i>?
+elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner;
+<i>haec docet docere, haec docet discere</i>. Seule elle sait
+savoir, <i>scit scire sola</i> (ne dirait-on pas la science de
+la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une
+arme nécessaire<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387"><sup>387</sup></a>. C'est Raban, qui selon Tennemann,
+transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin,
+que d'autres appellent la dialectique écossaise<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388"><sup>388</sup></a>.
+Il devint abbé de Fulde, puis évêque de
+Mayence (847).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" name="footnote386"></a><b>Note 386:</b><a href="#footnotetag386"> (retour) </a> «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (<i>De Instit.
+cleric.</i>, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.&mdash;<i>Op.</i>, 3 vol. in-fol. Col. Agrip.,
+1627.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" name="footnote387"></a><b>Note 387:</b><a href="#footnotetag387"> (retour) </a> <i>Id., ibid.</i>, c. XX, p. 42.&mdash;<i>De Universo</i>, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.&mdash;Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'<i>Hermeneia</i>, publiées
+par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" name="footnote388"></a><b>Note 388:</b><a href="#footnotetag388"> (retour) </a> <i>Mon. de l'Hist. de la phil.</i>, t. I, chap. 244.&mdash;M. Hauréau, <i>la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord</i>, t. II, 2e sér., p. 425.</blockquote>
+
+<p>En même temps que lui et après lui, on distingue
+dans cette féconde école de Tours, un homme d'une
+instruction singulière pour le temps, Haimon, plus
+tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de
+la Loire rapporta l'enseignement théologique, et
+fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante
+école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et
+même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement
+aux lettres humaines, et par conséquent
+à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé
+militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain
+presque poli, il continua ses leçons malgré sa
+nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent
+pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien.
+Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric
+revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école
+d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a
+laissé de remarquables monuments d'une latinité
+savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort
+rare, d'une certaine connaissance du grec<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389"><sup>389</sup></a>. Il est
+cité comme ayant professé la dialectique avec éclat
+au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi
+et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent
+signalés comme ses héritiers dans la philosophie<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390"><sup>390</sup></a>.
+Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement
+du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement
+de la dialectique qu'il cherchait plutôt
+dans les prétendus traités de saint Augustin que dans
+l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des
+manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien,
+Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient
+le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore
+au temps même d'Abélard le cycle des études
+littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles
+le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement
+à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans
+cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses
+plus illustres disciples (872)<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391"><sup>391</sup></a>. Ainsi se forme la
+chaîne d'un enseignement philosophique qui vient
+enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" name="footnote389"></a><b>Note 389:</b><a href="#footnotetag389"> (retour) </a> Heiric a dit en parlant de ses maîtres:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Cf. Duchesne, <i>Hist. francor. script.</i>, t. II, p. 470.&mdash;Bolland., t, VII,
+31 Jul., p. 221.&mdash;Mabillon, <i>Analect.</i>, p. 423.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. V, p. 112
+et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on
+va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites
+de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit
+bas glosas» (<i>Ab.</i>, Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait
+être de la main de Remi, ou copié sur le sien.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" name="footnote390"></a><b>Note 390:</b><a href="#footnotetag390"> (retour) </a> Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum
+Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.»
+(Mabillon, <i>Act. sanct. ord. S. Ben.</i>, t. V, p. 325.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" name="footnote391"></a><b>Note 391:</b><a href="#footnotetag391"> (retour) </a> Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, <i>S. Odon. vit.</i>; le moine Nalgod, <i>Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig.</i>&mdash;Mabillon,
+<i>id., ibid.</i>, p. 151, 155, 180, 325.&mdash;<i>Ejusd. Anal.</i>, p. 423.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+t. VI, p. 99, 102; et Launoy, <i>De Schol. celeb.</i>, c. LIX.</blockquote>
+
+<p>A ce moment, on voit de toutes parts les études
+logiques captiver les esprits les plus éminents et les
+plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous
+Remi, dans la dialectique et la musique, et qui,
+plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon
+qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la
+même ville (avant 970), et les transporte à Reims,
+où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation
+d'un <i>abbé d'une haute philosophie</i><a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392"><sup>392</sup></a>. C'est Gerbert,
+qui, avant d'être pape, fait un traité sur le
+Rationnel et le Raisonnable<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393"><sup>393</sup></a>, et se pique de recueillir
+et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul,
+abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes
+païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans
+leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394"><sup>394</sup></a>.
+Saint Anselme, le seul métaphysicien de
+l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue
+du grammairien, un ouvrage de pure dialectique<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395"><sup>395</sup></a>.
+Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396"><sup>396</sup></a>,
+qui devait être le maître de Roscelin, a commencé
+à former cette école subtile et peu connue, destinée
+à contraindre la science logique à faire sur elle-même
+un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit
+humain.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" name="footnote392"></a><b>Note 392:</b><a href="#footnotetag392"> (retour) </a> «Summae philosophiae abbas.» (<i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 159 et suiv.&mdash;Cf. Launoy, p. 63.).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" name="footnote393"></a><b>Note 393:</b><a href="#footnotetag393"> (retour) </a> C'est le sens de: <i>De rationali et ratione uti</i>, titre de l'ouvrage de
+Gerbert. (B. Pes, <i>Thes. noviae. anecd.</i>, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" name="footnote394"></a><b>Note 394:</b><a href="#footnotetag394"> (retour) </a> <i>Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op.</i>, p. 959.
+1 vol. in-fol., Paris, 1708.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" name="footnote395"></a><b>Note 395:</b><a href="#footnotetag395"> (retour) </a> <i>Dialogue de Grammatico</i>, (S. Ansel., <i>Op.</i>, p. 143.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" name="footnote396"></a><b>Note 396:</b><a href="#footnotetag396"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 132.</blockquote>
+
+<p>On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès
+longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le
+nombre des étudiants y dépassait celui de la population
+sédentaire<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397"><sup>397</sup></a>. Plus de cent ans avant Abélard, des
+chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère
+de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique
+avait commencé. On voit donc qu'Abélard,
+sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement
+une tradition<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398"><sup>398</sup></a>; mais il lui donna le mouvement et
+la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" name="footnote397"></a><b>Note 397:</b><a href="#footnotetag397"> (retour) </a> <i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 61, 78, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" name="footnote398"></a><b>Note 398:</b><a href="#footnotetag398"> (retour) </a> Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui
+jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle
+(Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient
+sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement
+scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement
+du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a
+une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain
+Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant
+l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et <i>Hist. litt.</i> t. IX, p. 61.)</blockquote>
+
+<p>Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement
+d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait
+parfaitement celle où il obtint une influence prédominante
+et bientôt exclusive, grâce au renfort
+qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de
+l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement
+du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de
+devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été
+consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la
+dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et
+s'agrandit; la popularité d'Aristote commence
+et présage son autorité future<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399"><sup>399</sup></a>. Abélard paraît,
+et soudain il devient le plus puissant promoteur
+de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence
+et de sa gloire ce naissant empire de la logique,
+qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400"><sup>400</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" name="footnote399"></a><b>Note 399:</b><a href="#footnotetag399"> (retour) </a> C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un
+poème sur les catégories où on lit:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,</p>
+<p>Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" name="footnote400"></a><b>Note 400:</b><a href="#footnotetag400"> (retour) </a> Cf. Launoy, <i>De var. Arist. in Acad. paris, fort.</i>, c. I et III.&mdash;Brucker,
+<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 670-684.&mdash;Buddaei <i>Observ. select.</i>, t. VI,
+ch. XVIII et XX.&mdash;Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>, passim.&mdash;M.
+Rousselot, <i>Phil. dans le moy. âge</i>, 1re part&mdash;Voyez aussi le chap. suiv.
+et le chap. I du l. III.</blockquote>
+
+<p>Nous avons essayé de faire connaître le caractère
+général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique;
+il conviendrait à présent de donner une
+idée plus complète et plus approfondie de la science
+même qui s'est appelée de ce nom.</p>
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<h3>DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.</h3>
+
+<p>Nous recherchons maintenant quelle sorte de
+science le moyen âge avait faite avec les données
+dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances
+humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la
+dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage
+de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle
+exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps
+et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées
+aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes
+que les premières; et chez ceux même qui répétaient
+ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une
+grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur
+du temps<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401"><sup>401</sup></a>, et tous professent Aristote.» C'est que
+la forme générale de la science venait de lui. Sa
+dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment
+l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon,
+on la regrettait, mais on ne la connaissait pas;
+et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais
+sa grandeur, on recueillait autant que possible
+quelques idées éparses de cet homme divin; on les
+conservait précieusement, mais en les traduisant
+dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme
+d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour
+le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun
+n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en
+mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il
+arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute
+question, à toute époque, il y avait sinon deux
+écoles, au moins deux opinions ou deux tendances
+philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près
+dans l'intention de tous, prenait toujours une des
+deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude,
+reconnaître, d'un côté l'influence un peu
+lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination
+plus directe et plus absolue du péripatétisme.
+Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le
+vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme
+véritable. Mais si chez les uns, Platon était
+défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" name="footnote401"></a><b>Note 401:</b><a href="#footnotetag401"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. II, c. XIX.</blockquote>
+
+<p>Toutes les controverses où se produisit cette distinction,
+peuvent se ramener ou du moins se comparer
+à la mémorable controverse sur la question des
+universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique
+et plus prolongée. Aussi d'excellents
+juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la
+scolastique, et à renfermer toute son histoire dans
+l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet;
+elle agita les écoles et presque la société, elle partagea
+l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à
+la réformation, et ce n'est pas au moment de parler
+d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance
+de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à
+M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux,
+on donne une idée du reste de la scolastique;
+mais ce reste est quelque chose, beaucoup
+même, et pour juger ou seulement comprendre cette
+seule question, il est indispensable de connaître la
+science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers
+partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes,
+averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes,
+terministes<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402"><sup>402</sup></a>, avaient un fonds commun d'idées,
+de principes, de maximes, de locutions, qui formaient
+comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait
+la plante vivace et vigoureuse de la controverse
+la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats,
+en effet, sur les points les plus ardus de la théologie,
+semblent toucher de plus près à la pratique que la
+question de savoir si les noms des genres sont des
+abstractions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" name="footnote402"></a><b>Note 402:</b><a href="#footnotetag402"> (retour) </a> Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion
+des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que
+les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.</blockquote>
+
+<p>Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout
+entier, nous devrions au moins résumer les idées
+qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en
+quelque sorte les lieux communs de la philosophie
+et les points d'appui de toute discussion, de toute
+recherche, de toute science.</p>
+
+<p>Pour présenter un résumé bien systématique, il
+faudrait donner une analyse exacte de la philosophie
+d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre
+la Logique, il faudrait par les autres ouvrages,
+par la <i>Physique</i>, par le <i>Traité de l'âme</i>, par l'<i>Éthique
+à Nicomaque</i>, mais surtout par la <i>Métaphysique</i>,
+donner à la logique même, des fondements et des
+principes, et montrer comment elle a pu devenir
+toute la philosophie, en présentant sommairement
+avec elle les autres parties de la science auxquelles
+elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable,
+qui ne serait pas conforme à la vérité historique,
+et qui risquerait de prêter à la scolastique plus
+d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait
+réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote;
+et lui-même, elle était loin de le connaître
+tout entier. Les créateurs et les continuateurs de
+cette science ne se sont pas sans doute renfermés
+strictement dans la logique, mais c'est suivant le
+besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles
+étaient amenées par l'étude de la dialectique, que
+se livrant à des excursions nécessaires, ils ont
+atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient
+point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans
+son domaine, mêlant ainsi la métaphysique,
+c'est-à-dire les notions d'une science objective et
+transcendante, à la science subjective du raisonnement
+et de ses formes. Nous ne les convertirons donc
+pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est
+arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui
+qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il
+éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les
+limites; il y trouverait incessamment des allusions
+et comme des renvois implicites à une doctrine du
+fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques,
+sur lesquelles la logique proprement dite ne
+nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement.
+Elle est, en effet, la mécanique rationnelle
+de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque
+chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le
+donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des
+jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même
+de l'Organon ou le <i>Traité des Catégories</i> n'est
+pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur,
+ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même,
+il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur
+qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant
+les catégories, Aristote a donné la nomenclature
+des parties métaphysiques du discours, ou celle des
+notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit,
+ou celle enfin des conditions essentielles et absolues
+des choses. Les principaux commentateurs ont
+ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre
+aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même
+de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose
+sur un point fondamental, destinée à compléter la
+Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique,
+aussi bien que la Logique entière, c'est
+cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement,
+au moins dans ceux de ses livres que l'Occident
+connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à
+l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard,
+que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard
+ont mêlé à la dialectique pure les trois points
+suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables
+à connaître pour comprendre cet ensemble de
+logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique.
+Nous les présenterons en puisant aux
+sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui
+commentait des commentateurs.</p>
+
+<p>1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement
+la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend
+de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose
+<i>est</i> ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on
+entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a
+telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode
+essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie
+secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière
+d'<i>être</i>, et que l'être signifie tour à tour l'existence,
+la forme, la quantité, la qualité, et même
+toute sorte d'attribut accessoire. On dit également
+Socrate <i>est</i>, il est quelque chose d'existant; puis,
+Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe,
+athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est
+apparemment de l'<i>être</i>, puisque c'est ce que Socrate
+<i>est</i>. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en
+soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté
+l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi
+est l'être véritable, objet éminent de la philosophie.</p>
+
+<p>Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle
+chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait
+dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance
+et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément
+ce sens, et pour exprimer d'après Aristote,
+que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout
+être en soi est une chose, telle chose, pas une autre
+chose, on employait la formule que tout ce qui est
+se compose de matière, de forme et de privation<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403"><sup>403</sup></a>.
+La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il
+est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est
+tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales
+de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce
+qui est en soi<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404"><sup>404</sup></a>. Nous appellerons ce principe le principe
+ontologique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" name="footnote403"></a><b>Note 403:</b><a href="#footnotetag403"> (retour) </a> Arist., <i>Phys.</i>, I, VII.&mdash;<i>Met.</i>, XII, II.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" name="footnote404"></a><b>Note 404:</b><a href="#footnotetag404"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.</blockquote>
+
+<p>2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou
+essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun
+doute, c'est à la substance que s'applique le plus
+rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient
+d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle
+est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé
+qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a
+pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris
+par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme,
+qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun
+sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la
+substance se réalise; à ce double titre, la substance
+est proprement l'essence (au sens aristotélique).</p>
+
+<p>Mais une essence n'est pas la seule chose dont on
+puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle
+est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout
+accident. Le nom d'être se donne également aux
+choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres
+choses que l'être en soi pourrait être en combinaison
+avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en
+soi (matière et forme) est nécessairement de telle
+qualité: cela est encore de son essence. Ces choses
+que sont les choses, sont celles qu'on exprime par
+ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement,
+par la jonction de ces termes, constitue la
+proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit.
+On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence,
+qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux
+ou suprêmes qui ne sont pas des attributs
+proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent
+ce qu'il est nécessaire que tout être puisse
+être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être
+ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.;
+ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes,
+qui ne sont pas non plus proprement des
+genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils
+seraient les genres, non pas de tout ce qui
+existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au
+nombre de dix, et s'appellent les <i>prédicaments</i> ou catégories.
+L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y
+a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer
+de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence,
+la quantité, la qualité, la relation, le lieu,
+le temps, la situation, la possession, l'action, la
+passion<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405"><sup>405</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" name="footnote405"></a><b>Note 405:</b><a href="#footnotetag405"> (retour) </a> Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou],
+ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin],
+habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist.,
+<i>Met.</i>, V, VII et VIII.&mdash;<i>Categ.</i>, IV et seqq. <i>Essai sur la Met. d'Aristote</i>,
+par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.&mdash;<i>De la Log. d'Arist.</i>, par
+M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)</blockquote>
+
+<p>Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est
+dit sans aucune combinaison, <i>quae sine omni conjunctione
+dicuntur</i><a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406"><sup>406</sup></a>. Ainsi la logique définit les catégories;
+ainsi elle en fait les éléments du langage.
+Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que
+nous avons appelé terminologique. Mais des termes
+simples sont des idées simples ou élémentaires, car
+les mots n'expriment que les modifications de l'esprit<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407"><sup>407</sup></a>.
+Les catégories sont donc tous les attributs en
+général que l'entendement peut affirmer d'un sujet.
+Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en
+psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que
+ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront
+les divers caractères de l'être, l'être lui-même
+ou l'être en tant qu'être étant en dehors des
+combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement
+ontologique<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408"><sup>408</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" name="footnote406"></a><b>Note 406:</b><a href="#footnotetag406"> (retour) </a> [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. <i>Categ.</i>, IV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" name="footnote407"></a><b>Note 407:</b><a href="#footnotetag407"> (retour) </a> <i>De Interpr.</i>, I, I.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" name="footnote408"></a><b>Note 408:</b><a href="#footnotetag408"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, I, II, etc.&mdash;<i>Logiq. d'Arist.; Introd.</i> par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.</blockquote>
+
+<p>3° Maintenant, si c'est un principe que tout être
+se compose de matière et de forme, et si l'être se dit
+des catégories, le principe est applicable à celles-ci
+mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose
+de matière et de forme. C'est en effet ce que
+les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la
+logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique
+d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne
+paraissent que des termes, les termes simples ou
+élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux
+sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition
+n'est possible. Or, comme la connaissance de
+l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition,
+et que la définition est une proposition, les
+éléments nécessaires à la proposition sont les éléments
+de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en
+même temps les éléments de l'être, ses conditions
+réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique
+laisse incertain. Je ne crois pas que le texte
+littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme
+le traité des catégories n'est que l'introduction au
+traité de l'interprétation ou du langage, je crois que
+parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont
+décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des
+catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire
+qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne
+sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une
+autre question, et qui, selon une observation déjà
+faite, est plus du ressort de la métaphysique que de
+la logique.</p>
+
+<p>Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être
+en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories;
+car autant on en distingue, autant ce sont des
+significations données à l'être. Or, parmi les choses
+qu'embrassent les catégories, les unes sont des
+essences, d'autres des qualités, d'autres désignent
+la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc
+dans le même sens que chacun de ces modes<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409"><sup>409</sup></a>.»
+De ce passage et d'autres semblables, des interprètes
+de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement
+que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient
+des modes effectifs de l'existence, mais
+que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être
+accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents,
+il fallait les traiter comme des choses et
+leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi
+de ces choses que désignent et nomment les prédicaments,
+on a dit qu'elles étaient aussi un composé de
+matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était
+plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments
+ou de la substance, c'est en général cette première
+catégorie que, pour appliquer le principe ontologique,
+les logiciens prennent en exemple. Ainsi,
+ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal,
+l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme,
+l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions
+que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles
+recherches de la scolastique et d'Abélard; mais
+on verra aussi que, comme de la substance, il
+est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou
+de telle autre catégorie, a une matière et une forme.
+Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément
+lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie
+de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est
+l'union de la matière de la qualité et de la forme de
+la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle
+d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière
+de la relation et la forme de la servitude<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410"><sup>410</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" name="footnote409"></a><b>Note 409:</b><a href="#footnotetag409"> (retour) </a> <i>Met.</i>, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.&mdash;Barth.
+Saint-Hil., loc. cit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" name="footnote410"></a><b>Note 410:</b><a href="#footnotetag410"> (retour) </a> Voy. dans Abélard, <i>Dialect.</i>, p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.</blockquote>
+
+<p>De quelle existence, de quelle réalité entendait-on
+douer, soit cette matière de la qualité, soit cette
+forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce
+d'une existence directe, substantielle, comme celle
+même de la substance? Est-ce seulement par une
+analogie de la catégorie de la substance, que l'on
+traite des autres catégories comme si elles existaient
+au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner
+quelquefois, et le plus souvent reste dans le
+vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux,
+c'est que de l'application réelle ou fictive du principe
+ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu
+de graves conséquences logiques, puis des difficultés,
+des ambiguïtés innombrables, et surtout ce
+caractère équivoque d'une science qui semble tour à
+tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême
+idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de
+raison comme s'ils existaient, et des réalités comme
+si elles n'existaient pas.</p>
+
+<p>Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait
+mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en
+soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles
+étaient des manières d'être essentielles, en ce sens
+qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles
+n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement:
+«Rien de ce qui se trouve universellement
+dans les êtres n'est une substance, et aucun des
+attributs généraux ne marque l'existence, mais ils
+désignent le mode de l'existence<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411"><sup>411</sup></a>.» Pour Aristote,
+la qualité est bien un être, mais non pas absolument.
+Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle
+est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque
+un sujet de définition, c'est par extension,
+par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux
+sont vraiment des êtres, c'est qu'<i>il y a de l'être</i>
+en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence
+que pour la substance, il y a quasi-essence
+pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non
+substances, il y a essence ou forme essentielle,
+mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre
+que pour la substance. S'il y a forme de la qualité,
+forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux
+du mot. Si l'on peut en donner définition,
+ce n'est pas définition première ou proprement dite,
+la définition véritable étant l'expression de l'essence
+et l'essence ne se trouvant que dans les substances<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412"><sup>412</sup></a>.
+Ces distinctions sont exactement spécifiées dans
+Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait,
+les néglige presque toujours, surtout avant le temps
+où elle eut connaissance de la Métaphysique<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413"><sup>413</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" name="footnote411"></a><b>Note 411:</b><a href="#footnotetag411"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Aristote</i>, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" name="footnote412"></a><b>Note 412:</b><a href="#footnotetag412"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Arist.</i>, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" name="footnote413"></a><b>Note 413:</b><a href="#footnotetag413"> (retour) </a> Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon
+Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement
+apportée de Constantinople. (Launoy, <i>De var. Arist. fortun.</i>, c. I,
+p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.</blockquote>
+
+<p>Il s'agit donc d'une existence modale, et non
+vraiment substantielle, à moins que par substantielle
+l'on n'entende essentielle à la substance. Or
+maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas
+sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses
+du moyen âge. On y a sans explication et sans
+contestation appliqué le principe ontologique aux
+prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux
+comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres
+substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu
+occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard
+dit quelque part que c'est une maxime philosophique
+que parmi les choses, les unes sont constituées de
+matière et de forme, les autres à la ressemblance de
+la matière et de la forme<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414"><sup>414</sup></a>. Cette parole, jetée en
+passant, est juste et profonde; elle doit être toujours
+présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard,
+soit un livre quelconque de scolastique. Mais
+on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter,
+et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a
+embarrassé la science quatre cents ans durant.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" name="footnote414"></a><b>Note 414:</b><a href="#footnotetag414"> (retour) </a> <i>Theol. Chrits.</i>, l. IV, p. 1317.</blockquote>
+
+<p>Au degré de généralité, que l'esprit atteint en
+s'élevant aux catégories, tout semble se confondre
+et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories
+sont des attributs, leur nom même l'indique; et
+celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont
+quelque chose de la nature du prédicat ou attribut.
+Cependant la première de toutes est la substance, si
+ce n'est entendue au sens précis que la science moderne
+assigne à ce mot, au moins conçue comme
+ce qui ne peut être attribut<a id="footnotetag414a" name="footnotetag414a"></a><a href="#footnote414a"><sup>414a</sup></a>; elle est bien catégorie
+ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut,
+mais attribut le plus général ou fondamental, et en
+outre le premier des attributs les plus généraux ou
+fondamentaux. Comme étant le premier, elle est
+l'acception première de l'être. L'acception première
+de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est
+avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être
+qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou
+son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est
+que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être
+déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est
+d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est
+d'être une certaine essence, c'est d'être une substance
+qui n'est pas <i>un autre (aliud)</i>, et comme sans
+tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414a" name="footnote414a"></a><b>Note 414a:</b><a href="#footnotetag414a"> (return) </a> <i>Met.,</i> VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence,
+substance, être, sont des mots qui peuvent
+successivement se réduire les uns aux autres, malgré
+la nuance qui les distingue, et comment on peut
+dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier
+attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La
+meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par
+la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent
+Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai
+tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (<i>quoddam</i>).</p>
+
+<p>Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer
+comme attribut ce qui consiste précisément à
+être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime
+positivement cette phrase de forme plus moderne:
+«Tout être <i>a</i> une substance.» Cette expression vient
+d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant
+rien directement que par les qualités, qualifie
+toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la
+substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat
+d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre
+comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut,
+(car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut
+dont nous venons de parler, consiste précisément à
+être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension
+inverse, l'esprit prenne substantiellement
+les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement
+le caractère d'attribut?</p>
+
+<p>Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit:
+«Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée,
+ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque
+très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être
+premier ou la première catégorie et les autres choses
+qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence
+qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles
+sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet
+être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun
+de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même
+une existence propre, aucun ne peut être séparé
+de la substance.... Ces choses ne semblent si fort
+marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y
+a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé,
+et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier
+qui apparaît sous les divers attributs.... Il est
+évident que l'existence de chacun de ces modes
+dépend de l'existence même de la substance. D'après
+cela, la substance sera l'être premier, non
+point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans
+son sens absolu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415"><sup>415</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" name="footnote415"></a><b>Note 415:</b><a href="#footnotetag415"> (retour) </a> <i>Met.</i>, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.</blockquote>
+
+<p>Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc
+des existences modales; Aristote les a nommés des
+substances secondes. De même que la substance était
+tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut
+devenir la substance secondaire. C'est de l'être
+encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et
+qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd
+la condition de sa réalité.</p>
+
+<p>Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister
+dans les expressions, ne doit plus subsister
+dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle
+n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique,
+et produit d'épineuses disputes.</p>
+
+<p>En effet rien n'est plus général que l'essence; et
+l'on donne aux catégories le nom spécial de <i>choses
+les plus générales</i>, [Grec: genichotata], <i>generalissima</i>, genres
+supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les
+plus universels des universaux, et parmi eux, le
+plus universel est la substance. La substance est un
+universel, un genre, Aristote lui-même le dit<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416"><sup>416</sup></a>. Or
+nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le
+premier degré de l'existence à tout universel. On
+verra plus bas qu'il en refuse autant au genre<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417"><sup>417</sup></a>. Ainsi
+la substance serait une de ces choses auxquelles
+manque la substance?... Il faut bien ici quelque
+erreur de langage. Il est évident que la substance est
+universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de
+la condition première et absolue de l'être. Mais en
+tant que réelle, elle est essentiellement déterminée,
+puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la
+détermination de l'être. Tout s'explique donc; des
+diverses notions universelles, une seule, et la plus
+universelle de toutes, donne la substance, et c'est
+la notion de la substance même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" name="footnote416"></a><b>Note 416:</b><a href="#footnotetag416"> (retour) </a> <i>Met.</i>, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" name="footnote417"></a><b>Note 417:</b><a href="#footnotetag417"> (retour) </a> La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes,
+parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de
+l'individu. (<i>Categ.</i>, V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I,
+p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)</blockquote>
+
+<p>La substance existe-t-elle donc d'une existence
+universelle? oui, en ce sens que tout être est substance;
+non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance
+universelle: car ce serait dire que tout déterminé
+est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons
+du moins, le vrai sens d'Aristote.</p>
+
+<p>Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels,
+ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes
+la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance
+à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent
+quo dans la substance. Ils sont universels en ce
+qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent
+pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent
+de la substance pour exister, au moins d'une
+existence déterminée. Aristote appelle les modes les
+substances secondes; il eût mieux fait peut-être de
+les nommer les seconds de la substance.</p>
+
+<p>Si maintenant on veut sortir de cette généralité
+et descendre des <i>generalissima</i> aux simples <i>generalia</i>,
+des catégories aux <i>catégories</i>, permettez-nous
+ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales,
+cela s'appelle descendre <i>les degrés métaphysiques.</i>
+Les modernes ont appelé cela l'échelle de
+l'abstraction, la génération ou la généalogie des
+idées abstraites.</p>
+
+<p>Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez
+pour matière et que vous y ajoutiez la forme de
+<i>corporéité</i> (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance
+vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous
+avez une nouvelle essence, celle de <i>corps</i>. Si au
+corps vous ajoutez la forme de l'<i>animation</i>, vous avez
+l'<i>animal</i>. A cette essence, l'addition d'une forme
+que les scolastiques appelaient la <i>rationalité</i>, et qui
+est tout simplement la raison, vous donnera l'<i>homme</i>.
+Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle
+qui ne peut se désigner que par un nom
+propre, pour Socrate, la <i>socratité</i>, pour Platon, la
+<i>platonité</i>, vous aurez <i>Socrate</i> ou <i>Platon</i><a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418"><sup>418</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" name="footnote418"></a><b>Note 418:</b><a href="#footnotetag418"> (retour) </a> Porphyr., <i>Isag.</i>, I, c. II, chap. 23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.&mdash;Boeth., <i>in Porph. translat.</i>, l. II et III. Cette échelle de l'abstraction
+est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut
+voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de
+Basle; 1 vol. in-fol., 1546).</blockquote>
+
+<p>Les trois derniers degrés de cette échelle portent
+les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal
+est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon
+un individu.</p>
+
+<p>On a déjà vu quelle importante distinction devait
+être introduite entre les divers modes ou attributs,
+les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le
+langage commun tient peu de compte de ces distinctions;
+il confond assez fréquemment tous ces
+mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la
+dialectique était fort précise sur ce point.</p>
+
+<p>D'abord, nous avons vu mettre au sommet de
+l'échelle les attributs ou genres <i>les plus généraux</i>,
+sous le nom de prédicaments.</p>
+
+<p>Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la
+<i>qualité</i>: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la
+qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas
+la qualité, c'est la situation.</p>
+
+<p>Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction
+d'une détermination actuelle à la matière
+en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble
+à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a
+cependant un caractère exclusif de cause créatrice
+ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut,
+et c'est pourquoi on l'appelle <i>forme</i>. Comme
+cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière,
+convertit la substance et cause la formation
+d'une essence nouvelle, on l'appelle <i>forme substantielle,
+forme essentielle</i> et quelquefois aussi <i>essence
+formelle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419"><sup>419</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" name="footnote419"></a><b>Note 419:</b><a href="#footnotetag419"> (retour) </a> Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce
+qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en
+scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le
+moyen âge nommait <i>forme essentielle</i> ou <i>substantielle</i>, et les traducteurs de
+sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression.
+(L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant
+ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une
+apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé
+dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes
+substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.»
+(<i>Hist. de la phil.</i>, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller
+trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae,
+eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent <i>ratio</i>
+chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](<i>Met</i>., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen
+einai ekatton kai taen protaen ousian] (<i>Met.</i>, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos,
+to enon] (<i>ib.</i> 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou
+ousias] (<i>De gen. et corr.</i>, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (<i>Met.</i>, VII,
+4.) On pourrait multiplier les citations.</blockquote>
+
+<p>Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure
+que nous descendons les degrés métaphysiques, nous
+voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux
+modes. A chaque degré supérieur est une
+essence plus ou moins commune qui se particularise
+au degré inférieur. Au premier degré est quelque
+chose d'universel qu'une addition divise et rend
+différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible
+d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois
+<i>non différente, indifférente</i>. Ce qui vient la modifier,
+ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général
+introduire un genre plus particulier, différent
+du premier et qu'on appelle <i>espèce</i>, se nomme
+<i>la différence spécifique</i> (qui engendre l'espèce), ou
+simplement <i>la différence</i>.</p>
+
+<p>La différence est une propriété qui engendre l'espèce;
+elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que
+l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison
+et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais
+la raison est la différence de l'homme à l'animal:
+elle constitue et définit l'espèce. <i>L'homme est un animal
+qui rit</i> ne serait que l'énonciation d'un attribut
+<i>propre</i> à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas.
+Un attribut de cette nature est un <i>propre</i> ou une propriété.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Pour ce que rire est le propre de l'homme,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>dit Rabelais, qui savait la logique.</p>
+
+<p>Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique,
+rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne
+pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent
+ou manquent, change de substance, d'espèce
+ou de degré sont les <i>accidents</i>. Socrate est <i>camus</i>,
+Achille est <i>blond</i>; voilà l'accident.</p>
+
+<p>Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait
+assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs,
+la scolastique introduit des distinctions fondamentales,
+et attache un sens technique à cinq
+mots, <i>le genre, l'espèce, la différence, le propre</i>
+et <i>l'accident</i>. On ne peut, sans les prononcer à
+chaque instant, traiter des catégories ni de la logique,
+et cependant Aristote avait écrit la sienne sans
+les définir préalablement<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420"><sup>420</sup></a>. C'est pour y suppléer que
+Porphyre a composé son <i>Introduction aux Catégories
+ou le Traité des cinq voix</i><a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421"><sup>421</sup></a>, et cet ouvrage a joué un
+rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin
+à la grande difficulté ontologique tant annoncée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" name="footnote420"></a><b>Note 420: </b><a href="#footnotetag420"> (retour) </a> Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre
+des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" name="footnote421"></a><b>Note 421:</b><a href="#footnotetag421"> (retour) </a> «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.»
+Les cinq voix sont en grec <i>genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos</i>. (In
+Arist. <i>Op.</i>, édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)</blockquote>
+
+<p>Nous avons vu comment les degrés métaphysiques
+étaient placés au-dessous des catégories. L'existence,
+Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci
+d'une manière que nous voudrions avoir rendue
+suffisamment claire. Cependant on aura remarqué
+deux points:&mdash;la substance est le nom de l'être
+premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être
+en second.&mdash;Les dix pris ensemble sont, à des titres
+inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.</p>
+
+<p>Maintenant nous avons vu que la substance est
+éminemment l'être en soi et qu'elle communique
+l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez
+de ce premier degré au dernier, de ces <i>maxima</i> de généralité
+aux <i>minima</i>, ou de la substance en général à
+l'individu en particulier, vous trouvez apparemment
+que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance.
+L'être n'a donc pas dépéri en descendant du
+sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant
+par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés;
+essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela
+existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle
+est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc
+autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous
+de chaque genre il y a plus d'une espèce,
+au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus.
+Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue
+constituer une essence, les essences, hiérarchiquement
+subordonnées, sont distinctes, différentes
+les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement
+et numériquement différents. Ainsi il y a des corps,
+et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (<i>­animal</i>,
+etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (<i>homme</i>,
+etc.), ce ne sont pas des individus. Que
+leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme,
+pour l'existence, pour être chacun à leur degré une
+essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la
+forme, la matière donnée par le degré supérieur, la
+forme dans l'attribut générateur qui les constitue?
+Et comme originairement la substance a été le point
+de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés,
+jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous
+et chacun la réalité entière, la condition de l'être,
+l'être premier, une existence substantielle et déterminée.
+La conséquence apparente de tout cela, c'est
+que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques,
+et que notamment les genres et les espèces
+sont des réalités.</p>
+
+<p>Cette conséquence semble inévitable, et cependant
+qu'on y réfléchisse.</p>
+
+<p>D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun
+universel n'est substance<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422"><sup>422</sup></a>? Les genres et les
+espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur
+décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus
+cette fois d'un universel à part et suprême comme
+l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels.
+A-t-on quelque artifice pour concilier le principe
+d'Aristote avec l'autre principe qui veut que
+l'existence soit partout où il y a matière et forme?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" name="footnote422"></a><b>Note 422:</b><a href="#footnotetag422"> (retour) </a> [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (<i>Met.</i>, VII, XIII. T. II et
+p. 9 dans la trad.)</blockquote>
+
+<p>Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple,
+qu'un genre ayant une existence réelle et distincte
+comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce,
+ni homme, ni quadrupède, ni oiseau?
+Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement,
+avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que
+l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni
+aucun autre, et qui existe cependant substantiellement
+comme eux? La raison n'admet point cela;
+le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces
+ou, pour mieux dire, les universaux existent
+autant que les individus, il faut que ce ne soit pas
+comme les individus; il faut que ce soit d'un mode
+d'existence particulier que nous n'avons encore ni
+défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence?
+La solution de la question n'est pas à notre charge.
+A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le
+système admis toute la difficulté, et l'on voit en
+même temps que cette difficulté et peut-être la
+question même proviennent des prémisses posées
+dans les généralités de la dialectique, et résultent
+des notions ou des locutions qu'elle adopte pour
+déterminer les conditions absolues de l'être et la
+classification méthodique de ses degrés de transformation.
+C'est ici qu'il y a vraiment un départ à
+faire entre la science des choses et celle des mots.</p>
+
+<p>Voilà dans sa première généralité la question qui
+a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et
+d'angoisses.</p>
+
+<p>La question en elle-même était soluble. Mais
+comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse,
+du moment qu'elle était posée dans la langue de
+la dialectique, et compliquée tout à la fois par les
+principes et les expressions qui devaient dans l'esprit
+du temps servir à la résoudre?</p>
+
+<p>En effet, Aristote a établi plusieurs principes,
+sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables.
+C'est assurément un principe fondamental
+chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée;
+que toute la réalité est dans le particulier,
+l'individuel; que c'est là la substance première.
+Et cependant il admet l'être dans les attributs; il
+distribue l'être aux catégories qui sont les attributs
+les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans
+matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante
+et générale, la vertu de produire l'être
+réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée
+et universelle; enfin il dit que les genres
+sont des notions ou des attributs essentiels, et classant
+les genres ainsi que les espèces parmi les substances,
+il ajoute que les espèces sont plus substances
+que les genres, quoiqu'il ait donné pour
+une des propriétés fondamentales de la substance
+celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423"><sup>423</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" name="footnote423"></a><b>Note 423:</b><a href="#footnotetag423"> (retour) </a> <i>Met:</i> * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. <i>Categ.</i>, V. <i>Topic.</i>, I, V.</blockquote>
+
+<p>Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait
+comprendre la génération, et qui, bien qu'assez
+difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par
+l'inévitable diversité des points de vue que traverse
+nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient
+aux penseurs de nos premiers siècles, non pas
+tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la
+fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres,
+comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant
+et systématique, mais épars, morcelés, décousus,
+et hormis peut-être dans une seule version littérale
+des deux premiers livres de la Logique, cités,
+rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au
+hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les
+interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces
+autorités secondaires, ces principes, acceptés par de
+fervents adeptes, presque sans choix, avec une
+confiance, une déférence égale, portaient nécessairement
+de l'embarras et de la confusion dans les
+esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir
+de la scolastique fut constamment d'éclaircir,
+de coordonner, de concilier tous ces principes, et
+d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique
+et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne
+pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des
+choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur.</p>
+
+<p>Avant la découverte de l'idéologie, le langage
+était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait
+à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle
+qui permet de se servir des mêmes mots à
+ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne
+traitent que des idées, à ceux qui décrivent les
+conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent
+que les lois de l'esprit. La question de la réalité
+des universaux, ou du moins une question analogue,
+celle de la réalité des objets de nos idées,
+aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous
+les points que traitait la philosophie du moyen âge.
+La question a principalement porté sur les genres et
+les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout
+le reste, et ainsi devenir facilement la controverse
+générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle
+de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme,
+soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a
+jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur,
+ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer,
+et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à
+l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans
+les conséquences; mais comme ces grandes questions
+étaient là, toujours voisines de celle des universaux
+qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est
+plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci,
+à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé
+les dialecticiens du moyen âge en contemporains
+de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont
+gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en
+originalité.</p>
+
+<p>Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver
+à ces esprits singuliers leurs vrais caractères,
+comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables
+limites.</p>
+
+<p>Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme
+devait naturellement donner naissance, par
+la confusion apparente des principes ontologiques et
+des principes logiques, à la question des universaux.
+En fait, il est bon de rappeler de quelle manière
+elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car
+cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici
+nous ne pourrions que répéter M. Cousin.</p>
+
+<p>Nous croyons avec lui que cette question, les
+scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si
+Porphyre, au début de son Introduction aux catégories,
+ne les eût avertis qu'elle existait.</p>
+
+<p>On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a
+conquis le monde savant par ses lieutenants, plus
+encore que par lui-même. Ses catégories étaient le
+préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt
+l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué
+les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de
+Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce
+a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté
+l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits,
+touchés surtout de ce qui les initiait à la science,
+se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus
+au point de départ. Par moment, l'introduction
+de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est
+bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain
+d'Abélard, «mais à condition de n'y point
+consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée
+des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent
+pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une
+introduction conduise à quelque chose<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424"><sup>424</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" name="footnote424"></a><b>Note 424:</b><a href="#footnotetag424"> (retour) </a> Johan. Saresber. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVI.</blockquote>
+
+<p>Or, au début même de cette introduction, que
+rencontrait-on? un problème posé sans solution.
+En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit
+qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton
+*athuteron zaetaematon], <i>ab altioribus quaestionibus</i>). «Ainsi
+je refuserai de dire,&mdash;si les genres et les espèces
+subsistent ou consistent seulement en de pures
+pensées;&mdash;ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient,
+corporels ou incorporels;&mdash;ni enfin s'ils
+existent séparés des choses ou des objets, ou forment
+avec eux quelque chose de coexistant<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425"><sup>425</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" name="footnote425"></a><b>Note 425:</b><a href="#footnotetag425"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag. praefat.</i>, c. I.&mdash;Boeth., <i>in Porphyr. a se transl.</i>, p. 53.&mdash;Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t. III, p. 84.&mdash;Ouvrag. inéd. d'Ab., <i>Gloss. in
+Porphyr.</i>, p. 668.&mdash;L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la
+première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction
+de la Logique.</blockquote>
+
+<p>Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle
+est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer?
+C'est une question qui avait troublé la
+philosophie antique, une question que Porphyre,
+platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait
+connaître à plus d'un titre et considérer sous plus
+d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le
+Lycée, le Portique.</p>
+
+<p>Les genres et les espèces sont des collections
+d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces
+(<i>les hommes</i>), en tant que genres, (<i>les animaux</i>),
+sont-elles autre chose que des idées spéciales et
+générales? Qu'elles soient des idées, des manières
+de concevoir les choses, cela n'est pas douteux;
+mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela?
+sont-elles en tout de pures pensées?</p>
+
+<p>Les idées des genres et des espèces sont des idées
+universelles (des universaux); or, les idées universelles
+sont diversement considérées.</p>
+
+<p>Selon Platon, les idées universelles, en tant
+qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité
+dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le
+Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres,
+l'être par excellence. Les idées, essences, types,
+formes, principes, sont éternelles et immuables<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426"><sup>426</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" name="footnote426"></a><b>Note 426:</b><a href="#footnotetag426"> (retour) </a> Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la
+justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre,
+le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'<i>Essai sur la Métaphysique
+d'Aristote</i>, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'<i>Hist.
+de la philosophie</i>, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)</blockquote>
+
+<p>Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit,
+étant universelles (et rien d'universel n'étant substance),
+ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles
+n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement
+réel que l'individuel<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427"><sup>427</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" name="footnote427"></a><b>Note 427:</b><a href="#footnotetag427"> (retour) </a> <i>Cat.</i>, V.&mdash;<i>Analyt. post.</i>, XI et XXIV.&mdash;<i>Met.</i>, III, VI.</blockquote>
+
+<p>Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas
+une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant
+aucune chose quelconque, pas même le caractère
+individuel des choses particulières, qui seules
+ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites
+par nos facultés représentatives: elles ne
+sont rien<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428"><sup>428</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" name="footnote428"></a><b>Note 428:</b><a href="#footnotetag428"> (retour) </a> [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext.
+Emp. <i>adv. logic.</i>, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in <i>Cat.</i>, fol. 26 b.&mdash;
+Cf. Diog. Laert. VII, 61.&mdash;<i>Hist. de la phil. anc.</i>, par Ritter, l. XI, c. V,
+t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette
+partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première
+posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art.
+<i>Stilpon.</i>&mdash;Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.&mdash;Rixner, <i>Handbuch der
+Gesch. der Phil.</i>, t. II, p. 182.&mdash;Tennemann, <i>Gesch. der Phil.</i>, t. VIII,
+part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)</blockquote>
+
+<p>Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement,
+comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent
+pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même
+qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles
+sont nécessairement incorporelles. Des notions générales
+en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées
+éternelles sont des formes immatérielles.</p>
+
+<p>Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles
+existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit,
+à ce titre elles existent séparées des choses;
+mais comme attributs dont les notions ne sont que
+la représentation, elles existent dans les choses,
+elles coexistent avec elles; elles sont dans la <i>matière
+formée</i>, puisque les idées universelles ne sont que
+les notions des modes et attributs des choses. Les
+stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence
+avec les choses, les représentations étant plutôt
+relatives à la faculté représentative qu'à l'objet
+représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent
+hors des choses; elles existent ou du moins elles
+ont leur principe en Dieu<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429"><sup>429</sup></a>. Comme formes des choses,
+elles existent dans les choses. Elles sont à ce
+titre les images des idées, mais les essences des
+êtres; et les essences réelles participent à leur principe
+et représentent, chacune, dans le sensible, leur
+idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi
+les essences tiennent aux idées par la <i>participation</i>
+([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées
+([Grec: choristai]).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" name="footnote429"></a><b>Note 429:</b><a href="#footnotetag429"> (retour) </a> Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées
+(Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce
+sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus
+formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux
+que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par
+M. Henri Martin (<i>Étud. sur le Tim.</i>, t. 1, p. 6), la préface de la traduction
+de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même,
+l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.</blockquote>
+
+<p>Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre.
+Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une
+affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop
+grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien,
+mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens
+ont enseigné touchant le genre et l'espèce.</p>
+
+<p>Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté
+deux fois son ouvrage, une première dans la traduction
+peu littérale de Victorinus, une seconde dans la
+traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430"><sup>430</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" name="footnote430"></a><b>Note 430:</b><a href="#footnotetag430"> (retour) </a> Boeth., <i>in Porph. a Victorin. transl.</i>, Dial. 1, p. 7.&mdash;<i>In Porph. a se transl.</i>, l. I, p. 60.</blockquote>
+
+<p>M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431"><sup>431</sup></a>; nous
+le serons moins que lui. Boèce, dans son premier
+commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les
+cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne,
+et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces,
+la différence, le propre et l'accident. Se demander
+ensuite si toutes ces choses existaient, c'était
+s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière
+de considérer les choses, de la vérité de nos pensées;
+et, en effet, Boèce, après avoir assez bien
+montré comment des sensations particulières nous
+nous élevons aux idées des divers modes des choses
+sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces
+idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes,
+en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens
+que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans
+elles, et qu'elles correspondent à des choses que
+nous trouvons unies et comme incorporées à tous
+les objets de nos sensations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" name="footnote431"></a><b>Note 431:</b><a href="#footnotetag431"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxvi.</blockquote>
+
+<p>Or, ce n'est point là précisément la question qui se
+débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité
+des essences universelles. C'est encore moins la
+question que la scolastique a vue dans le problème
+écarté par Porphyre. C'est seulement la question
+voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord
+comment de nos sensations nous nous élevons aux
+conceptions des choses, puis si ces conceptions sont
+fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux
+points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond,
+mais nous paraît juste et sensé.</p>
+
+<p>La seconde fois que Boèce s'est occupé de la
+question, c'est en commentant sa propre traduction
+de Porphyre. L'ouvrage est important, parce
+que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu
+Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que
+Porphyre est devenu une autorité.</p>
+
+<p>Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide
+que les genres et les espèces ne peuvent être en soi.
+Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être
+en soi, puisque la condition de l'être en soi est
+au moins d'être dans un même temps le même numériquement
+(<i>eodem tempore idem numero</i>), c'est-à-dire
+un et identique. En effet, si le genre était en
+soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire
+qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables;
+ceux-ci seraient nécessairement compris à
+leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à
+l'infini.</p>
+
+<p>Il suit que les genres et les espèces ne sont pas
+des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence,
+des manières de concevoir les véritables êtres en soi
+ou les substances sensibles; ce sont les conceptions
+des ressemblances entre les individus. Conséquemment,
+comme conceptions, ces universaux sont incorporels,
+non pas à la manière de Dieu ou de l'âme,
+mais à la manière de la ligne ou du point mathématique;
+c'est-à-dire qu'ils sont des <i>abstractions</i>. Boèce se
+sert du mot<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432"><sup>432</sup></a>. Cependant ce ne sont pas pour cela
+des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent
+aux ressemblances et différences réelles des
+êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les
+représentations de ressemblances entre les objets.
+Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets,
+sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites,
+elles sont universelles et intelligibles. Ainsi
+une même chose existe singulièrement, quand elle
+est sentie, généralement, quand elle est pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" name="footnote432"></a><b>Note 432:</b><a href="#footnotetag432"> (retour) </a> <i>In Porph. a se transl.</i>, l. 1, p. 55.</blockquote>
+
+<p>Cette solution de Boèce, très-clairement exposée,
+ne mérite certainement aucun dédain; car elle est
+purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît
+pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer
+que Platon croyait que les genres et les espèces
+existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment
+des corps individuels. S'il s'abstient
+de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il,
+qu'une telle décision serait du ressort d'une plus
+haute philosophie, <i>altioris philosophiae</i>; et s'il a
+exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il
+l'approuve de préférence, <i>non quod eam maxime
+probaremus</i>; c'est qu'il commente une introduction
+à la Logique du Stagirite.</p>
+
+<p>Nous ne ferons que deux observations sur cet état
+de la question telle que l'a laissée Boèce.</p>
+
+<p>La première, c'est que de son temps même, les
+genres et les espèces ont été regardés comme des
+conceptions. <i>Intelliguntur praeter sensibilia.&mdash;Genera
+et species cogitantur.&mdash;Quadam speculatione concepta.&mdash;Hominem
+specialem ... sola mente intelligentiaque
+concipimus</i><a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433"><sup>433</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" name="footnote433"></a><b>Note 433:</b><a href="#footnotetag433"> (retour) </a> Boeth., <i>ibid.</i>, p. 56.</blockquote>
+
+<p>Au reste, cette doctrine vient naturellement à la
+faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il
+ne voit dans les paroles que les symboles des
+affections de l'âme<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup>434</sup></a>; lorsqu'il nomme la forme ou
+l'espèce du même nom qui désigne la conception
+rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres
+termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence
+avec la définition qui n'en est que l'expression,
+peut conduire aisément à n'admettre que des
+êtres de définition ou de raison, et les pensées se
+mettent au lieu et place des existences<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435"><sup>435</sup></a>. Ce n'est
+pas une nouveauté que le conceptualisme.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" name="footnote434"></a><b>Note 434:</b><a href="#footnotetag434"> (retour) </a> <i>De lnterp.</i>, I, 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" name="footnote435"></a><b>Note 435:</b><a href="#footnotetag435"> (retour) </a> [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. <i>Phys.</i>, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre
+est la <i>notion</i> fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences,
+pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai
+en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant
+de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé
+les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question
+des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet,
+paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle
+n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue
+cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin
+et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III,
+p. 568, 672, 712 et 906.)</blockquote>
+
+<p>Une seconde observation, à laquelle nous attachons
+quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme
+n'est pas incompatible avec le platonisme.
+Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme.
+Ce qui est incompatible avec le platonisme,
+c'est ce principe: rien n'existe à titre universel.
+Mais on pourrait accepter la génération que Boèce
+donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait
+admettre que les genres et les espèces sont pour
+nous de pures conceptions générales fondées sur des
+perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela
+strictement obligé de rejeter la croyance aux idées
+éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les
+objets sensibles n'en soient que les images ou les
+reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent
+et se représentent en nous d'une autre manière,
+par les notions que la puissance de notre
+esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence
+humaine placée entre le monde du sensible et
+du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel,
+pourrait communiquer avec l'un comme avec
+l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans
+cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire
+entre l'accidentel et l'universel, entre le passager
+et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de
+la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence
+de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on
+presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien
+de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont
+les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus
+que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on
+pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie
+dont le sujet est Dieu. Telle est la nature
+et la puissance de Dieu que son idéologie est par le
+fait une ontologie: le platonisme serait alors un
+conceptualisme divin.</p>
+
+<p>Cette double observation explique par avance
+comment la scolastique a dû souvent réduire les
+genres et les espèces à de simples pensées; et comment
+toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de
+ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner
+la dialectique de Porphyre et de Boèce.</p>
+
+<p>Mais la controverse de la scolastique sur les genres
+et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse
+d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût
+une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne
+serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion
+si célèbre parmi les modernes de la réalité de
+nos connaissances.</p>
+
+<p>Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon,
+sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en
+faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver
+tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme
+est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne
+croit à rien de réel que le fait de la présence en nous
+de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent
+à un sujet problématique de problématiques objets<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436"><sup>436</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" name="footnote436"></a><b>Note 436:</b><a href="#footnotetag436"> (retour) </a> L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et
+d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir
+compte en ce moment.</blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre
+idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a
+ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux.
+Les uns disaient: les genres et les espèces sont des
+réalités; les autres: les genres et les espèces sont
+des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des
+pensées. Or, si c'était là un problème ontologique,
+ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental
+de l'ontologie, celui de la réalité des
+choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre
+le réalisme et le nominalisme proprement dits,
+mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans
+doute, le nominalisme fait grand usage de la considération
+du subjectif, et l'abus de cette considération
+est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est
+donc, à certains égards, une extension excessive
+du nominalisme, un nominalisme universel. Par
+analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme
+spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin,
+l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le
+nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit
+à la réalité des individus, et même ne croit qu'à
+celle-là. «Ce sont les substances universellement
+admises,» dit Aristote<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437"><sup>437</sup></a>. Or, l'idéalisme nie tout.
+De même, le réalisme, qui accorde aux universaux
+quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans
+certains cas, s'allier à la négation de la substance
+corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au
+préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme
+seul échappe à l'idéalisme sceptique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" name="footnote437"></a><b>Note 437:</b><a href="#footnotetag437"> (retour) </a> <i>Métaph.</i>, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au
+nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement
+au scepticisme sur l'existence du monde
+extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain
+réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition
+à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer
+assez facilement aux insensibles l'existence
+substantielle.</p>
+
+<p>Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas
+cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les
+réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes
+ne se croyaient pas tous sceptiques; les
+conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre
+avec les nominalistes. Les uns comme les
+autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la
+question logique de la nature des genres et des espèces,
+ou des universaux. L'analyse des ouvrages
+d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer
+sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps,
+c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi
+parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était
+paisiblement établie dans la philosophie, sans la
+troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a
+montré comment avec lui elle tendit à devenir presque
+une des affaires du siècle. Quelques mots sur
+l'histoire de cette question, depuis l'origine de la
+scolastique, nous apprendront dans quelle situation
+il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater
+d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la
+philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui
+emploie les universaux comme substance et la
+dialectique comme appareil<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438"><sup>438</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" name="footnote438"></a><b>Note 438:</b><a href="#footnotetag438"> (retour) </a> Degerando, <i>Hist. comp. des syst. de phil.</i>, t. IV, c. XXVI, p. 386.</blockquote>
+
+<p>On ouvre ordinairement la philosophie du moyen
+âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément
+la question; mais il avait foi dans l'existence
+de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature
+incréée, il admet des causes primordiales créées et
+créatrices qui donnent aux choses contingentes leur
+individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence,
+donne l'être par participation: «C'est par participation
+qu'existe tout ce qui est après l'essence.»</p>
+
+<p>Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle
+comme lui <a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439"><sup>439</sup></a>.» Ces pensées, empreintes de
+platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement
+au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit
+avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite;
+il annonce déjà que de son temps les uns
+pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre
+étaient des choses, et les autres des mots<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440"><sup>440</sup></a>. Raban
+paraît se prononcer pour la dernière opinion qui,
+chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation
+de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait
+à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une
+introduction à la logique, n'avait entendu traiter
+des <i>cinq voix</i> que comme voix, sans prétendre pour
+cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de
+genre et d'espèce ne désignassent point des réalités.
+L'opinion de Raban pouvait être historique et critique,
+mais non philosophique. Toutefois, et pour
+son compte, il incline à regarder les universaux
+comme des abstractions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" name="footnote439"></a><b>Note 439:</b><a href="#footnotetag439"> (retour) </a> Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211
+et <i>passim</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" name="footnote440"></a><b>Note 440:</b><a href="#footnotetag440"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxxviii.</blockquote>
+
+<p>La question était donc alors connue; mais on la
+laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme
+plus tard, le problème fondamental de la philosophie.
+Les qualifications de réalistes et de nominaux
+étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle,
+Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre,
+l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne
+subsistent pas; Platon est persuadé du contraire.
+Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il
+vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est
+grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang
+l'un au-dessus de l'autre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441"><sup>441</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" name="footnote441"></a><b>Note 441:</b><a href="#footnotetag441"> (retour) </a> Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre
+écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait
+reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce
+une certaine érudition. (Dur. et Mart., <i>Ampliss. Coll.</i>, t, I, p. 305.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. VI, p. 386.)</blockquote>
+
+<p>Les controverses de la période suivante furent plus
+théologiques que dialectiques. La transsubstantiation
+devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc
+de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le
+dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle,
+il écartait les substances, pour ne voir que des mots
+au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles:
+<i>hoc est corpus meum</i>. C'était un nominalisme
+spécial ou restreint à une seule question, et
+la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons
+concourut à donner couleur d'hérésie à toute
+doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait
+changer le conceptualisme en nominalisme.</p>
+
+<p>Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que
+suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de
+Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme
+et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut
+pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque
+de Cantorbery.</p>
+
+<p>Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu
+le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus
+seuls avaient l'existence, et que par conséquent
+les genres étaient des mots; et non-seulement les
+genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il
+n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement
+les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y
+a point de parties hors des <i>touts</i> individuels, et que
+l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul
+en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique,
+appliquée au dogme de la Trinité, mène à
+considérer les personnes divines comme des espèces,
+des qualités ou des parties, et conséquemment comme
+des voix, si elles ne sont trois choses individuelles.
+Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation
+de trithéisme.</p>
+
+<p>Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par
+opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement
+il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des
+distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine
+<i>des blasphèmes de Roscelin</i> dans sa doctrine logique,
+et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de
+sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît
+trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des
+trois personnes. Il soutint que celui qui prend
+les universaux pour des mots, ne peut distinguer la
+sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le
+cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence
+entre un Dieu unique et ses propriétés diverses.
+Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre
+que plusieurs hommes ne sont qu'un homme,
+et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il
+n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout
+confondre et de tout perdre dans une essence universelle
+et suprême<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442"><sup>442</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" name="footnote442"></a><b>Note 442:</b><a href="#footnotetag442"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De fid. Trinit.</i>, c. ii et iii, p. 42 et 43.</blockquote>
+
+<p>Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme,
+admis principalement en théologie, obtint encore
+meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme,
+déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie,
+fut encore accusé d'être inconciliable avec
+la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné,
+proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé
+par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la
+chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris,
+c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard
+parut.</p>
+
+<p>Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même.
+Il nous parlera par ses ouvrages.</p>
+
+
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+
+<h3>DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443"><sup>443</sup></a>.&mdash;<i>Dialectica</i>, PREMIÈRE PARTIE,
+OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.</h3>
+
+<p>La philosophie peut, en général, être ramenée à
+cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie,
+la logique, la métaphysique, la théodicée et
+la morale. Les deux premières font connaître l'esprit
+humain. La troisième est la science des êtres; elle se
+rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci,
+ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable
+de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais
+qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit
+des temps, suivant les progrès des connaissances
+humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties
+de la science prévaut sur les autres dans la philosophie,
+et il est rare qu'elles soient toutes ensemble
+également cultivées. Cependant il n'est guère de
+doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions
+différentes, ces éléments constituants de la philosophie.
+La scolastique elle-même les offre tous à
+notre curiosité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" name="footnote443"></a><b>Note 443:</b><a href="#footnotetag443"> (retour) </a> La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836,
+que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut
+point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie.
+Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses
+successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de
+son temps. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la
+scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable.
+(<i>Trad. franc.</i>, 1810, t. I, <i>Introd.</i>, sect. III, p 686-801.)
+Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne
+parle guère que de théologie. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202
+et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, chap. 260.) Tiedemann procède
+à peu près de même. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. IV, c. VIII, p. 277-290.)
+M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (<i>Hist. comparée</i>,
+t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui
+aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et
+Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des
+OEuvr. compl.&mdash;Schleierm., <i>Gesch. der neu. Phil.</i>, per. I, p. 190.) C'est encore
+un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (<i>Comment.
+Soc. Gott.</i>, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout
+ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.)
+On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a
+écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage
+est intitulé: <i>Histoire de la philosophie chrétienne</i>. (Allem., t. III,
+t. X, c. v, Hambourg, 1844.)</blockquote>
+
+<p>Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes
+a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place
+étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque
+sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à
+séparer la psychologie de la logique, qui, sous
+beaucoup de rapports, est, comme elle, une science
+descriptive de nos facultés; mais la logique, comme
+on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique
+n'allait pas sans une certaine métaphysique.
+L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs,
+perçus par ses sens ou conçus par son esprit.
+Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe
+virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de
+logique qui ne suppose une ontologie. La logique
+est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie,
+comme la géométrie est la science exacte
+de figures possibles, sans qu'elle prouve que les
+figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain
+croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il
+la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait
+pour lui la forme nécessaire et la base scientifique.
+C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude
+de ce qu'on appelait alors la dialectique.</p>
+
+<p>La psychologie et la logique conduisent par la
+métaphysique à la théodicée et à la morale; mais
+comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement
+des sciences, et peuvent se confondre avec la
+religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les
+renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait
+avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait
+ou imposait ses principes, ses formes, son langage,
+en recevant d'elle des dogmes et des commandements.</p>
+
+<p>Tout ce que nous venons de dire de la doctrine
+scolastique, nous le disons du scolastique
+Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le
+théologien. Au premier appartiendront les ouvrages
+de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou
+pensé en psychologie, en logique, en métaphysique;
+au second se rapporteront tous les ouvrages
+sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous
+le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à
+concilier rationnellement la science et la foi.</p>
+
+<p>La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre
+de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de
+sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la
+faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer
+dans ses principes et sous une forme systématique.
+On en disposerait méthodiquement les principales
+idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions
+techniques qui les obscurcissent; on les
+traduirait dans le langage de l'abstraction moderne,
+et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de
+cette philosophie. Elle irait alors se placer comme
+d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée
+humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si
+nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait
+que de donner une vue générale du système et de
+l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage,
+ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un
+moment renaître une philosophie qui n'est plus, la
+ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer
+exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain,
+comment il parlait, comment il pensait. Nous
+voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre
+philosophe avec sa physionomie et son costume.
+Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse,
+nous semble une oeuvre plus instructive et plus
+neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous
+ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées
+d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter
+les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant
+ses plus importants ouvrages l'un après l'autre,
+nous les ferons connaître tantôt par des extraits,
+tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales,
+plus loin par une déduction critique; enfin,
+par tous les moyens propres à remettre en lumière
+tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel,
+original ou caractéristique; en telle sorte que l'on
+puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le
+penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons
+personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous
+espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la
+trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude
+facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle
+ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait.
+Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront
+un jour toutes pardonnées?</p>
+
+<p>Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par
+l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de
+ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444"><sup>444</sup></a>,
+«de lui avoir entendu dire, ce que je crois
+vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps
+de composer sur l'art philosophique un livre qui
+ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit
+pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance
+de la diction; mais qu'il serait impossible, ou
+bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une
+autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux
+anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de
+l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant.
+En effet, une déférence sincère ou apparente, mais
+presque toujours absolue dans les termes, pour les
+maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la
+philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le
+raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur
+et la spontanéité de la conviction. La vérité de
+la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne
+viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet
+Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose
+être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet
+de penser qu'avec autorisation. Son esprit est
+plus indépendant que ses écrits.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" name="footnote444"></a><b>Note 444:</b><a href="#footnotetag444"> (retour) </a> Johan. Saresb., <i>Metalog.</i>, l. III, c. IV.</blockquote>
+
+<p>De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés
+sont:</p>
+
+<p><i>Dialectica</i>;<br>
+
+<i>De Generibus et Speciebus</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445"><sup>445</sup></a>;<br>
+
+<i>De Intellectibbus<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446"><sup>446</sup></a></i>;<br>
+
+<i>Glossae in Porphyrium</i>,&mdash;<i>in Categorias</i>,&mdash;<i>in librum
+de Interpretatione</i>,&mdash;<i>in Topica Boethii</i><a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447"><sup>447</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" name="footnote445"></a><b>Note 445:</b><a href="#footnotetag445"> (retour) </a> Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" name="footnote446"></a><b>Note 446:</b><a href="#footnotetag446"> (retour) </a> Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t, III, p. 401.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" name="footnote447"></a><b>Note 447:</b><a href="#footnotetag447"> (retour) </a> Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.&mdash;Comme nous n'écrivons point
+un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près,
+de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à
+découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un
+manuscrit. Voyez ci-après chap. X.</blockquote>
+
+<p>Nous prendrons la Dialectique pour point de départ,
+en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote
+et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la
+logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale
+qui nous conduira à l'esquisse psychologique
+contenue dans le <i>de Intelletibus</i>, et à la question
+des universaux traitée dans le fragment <i>sur les
+Genres et les Espèces</i>, véritable spécimen de la métaphysique
+du temps.</p>
+
+<p>Deux des livres de la Dialectique contiennent des
+préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne
+ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir
+les philosophes, celui d'une conviction savante
+et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque,
+ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces
+deux morceaux qui seront comme le prologue de
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle
+contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent
+qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui
+n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique
+est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle
+détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment
+il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il
+leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture
+est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait
+pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la
+lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde
+que l'art<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448"><sup>448</sup></a> combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est
+pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité
+des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste
+la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité
+n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux
+opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre
+le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent
+et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même
+celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se
+garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal;
+sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais
+comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal
+de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement
+nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est
+odieux (<i>nefarium</i>), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas
+être réputée mauvaise<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449"><sup>449</sup></a>; car il n'y a pas de crime à savoir au prix
+de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent
+nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est
+mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice?
+Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre
+les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que
+désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable.
+Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas
+être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute
+science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses
+dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute
+science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or,
+l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la
+doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science
+est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de
+toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle
+guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est
+tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni
+par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" name="footnote448"></a><b>Note 448:</b><a href="#footnotetag448"> (retour) </a> L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" name="footnote449"></a><b>Note 449:</b><a href="#footnotetag449"> (retour) </a> La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports
+une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences
+du calcul. (Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus
+l. I, p. 12.)</blockquote>
+
+<p>«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été
+prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore
+ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet
+de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans
+les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance
+concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération,
+si le singulier était énoncé séparément comme attribut de
+plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement
+des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent
+une substance unique et une même essence; la saine croyance
+étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit
+est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux,
+puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450"><sup>450</sup></a>.
+Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un
+homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus,
+et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces
+mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres
+que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison
+n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas
+qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire
+pour renverser la règle précitée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" name="footnote450"></a><b>Note 450:</b><a href="#footnotetag450"> (retour) </a> C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si <i>a=x</i>,
+si <i>b=x</i>, si <i>c=x</i>, <i>a+b+c=3x</i>, dont les ennemis du christianisme
+se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans
+saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.</blockquote>
+
+<p>«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne
+révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse
+difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est
+rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est
+un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science
+veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son
+excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années,
+beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher
+de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité,
+reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue,
+ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer
+la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite
+de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une
+condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par
+allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs
+de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet
+art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice
+mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement
+usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine,
+si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit
+l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer
+les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne
+la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement
+prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui
+vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre,
+plus l'art qu'il administre a de prix.</p>
+
+<p>Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant
+venons à notre dessein<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451"><sup>451</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" name="footnote451"></a><b>Note 451:</b><a href="#footnotetag451"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 431-437.</blockquote>
+
+<p>La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent
+dans ce morceau. C'est un des passages où
+l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée
+du moine et du théologien, secouer le joug de
+son temps et de son habit, pour parler au nom de
+son génie et prendre en lui-même son autorité.</p>
+
+<p>La Dialectique est un ouvrage très-considérable.
+Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la
+même date. A mesure qu'elles furent connues, elles
+donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles
+l'auteur se défendit en avançant; ou, composées
+à différentes époques de sa vie, elles contiennent
+incidemment des allusions et des réponses aux
+accusations dont souffraient sa gloire et son repos.
+Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement
+de la quatrième partie, et témoigne des
+circonstances qui préoccupaient Abélard au moment
+où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de
+la seconde partie<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452"><sup>452</sup></a>, il avait retracé les succès de ses
+ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances
+qui le soutenaient:</p>
+
+<p>«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux
+ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453"><sup>453</sup></a>, non
+plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que
+l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de
+notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en
+perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science,
+alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à
+notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire
+à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens,
+Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes
+catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme
+habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait
+donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant
+un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème,
+qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il,
+méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur
+par la brièveté, l'autre par la diffusion<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454"><sup>454</sup></a>; je sais cependant
+qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place
+à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc
+sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons
+dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de
+quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains
+et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si
+j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à
+ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du
+dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole
+péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que
+ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de
+qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement
+en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous
+aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas
+fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien
+exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" name="footnote452"></a><b>Note 452:</b><a href="#footnotetag452"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars II, p. 227.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" name="footnote453"></a><b>Note 453:</b><a href="#footnotetag453"> (retour) </a> Peut-être faudrait-il traduire: <i>à suivre notre dessein</i>; il y a dans le texte: <i>nostro proposito cedendum</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" name="footnote454"></a><b>Note 454:</b><a href="#footnotetag454"> (retour) </a> C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment
+Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses
+commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. <i>Op.</i>,
+De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.&mdash;<i>De la Logique d'Arist.</i>, par M. Barthélémy
+Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)</blockquote>
+
+<p>Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la
+science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages
+seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir,
+les livres des Prédicaments et <i>Periermenias</i> (<i>sic</i>); de Porphyre un
+seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre,
+l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction
+aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit
+dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions
+et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques;
+c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre
+Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi
+qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde
+un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de
+nos écrits<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455"><sup>455</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" name="footnote455"></a><b>Note 455:</b><a href="#footnotetag455"> (retour) </a> «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)</blockquote>
+
+<p>«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la
+grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait,
+et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir
+cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais
+lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir
+d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation
+de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage
+accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en
+quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et
+la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.»</p>
+
+<p>Ce fragment donne quelques lumières sur deux
+questions importantes: 1° à quelles sources Abélard
+puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans
+quel esprit composa-t-il sa Dialectique?</p>
+
+<p>On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières
+parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia,
+parce qu'elles sont effectivement traduites
+en entier dans le commentaire de Boèce; mais il
+semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques
+premières et secondes et des autres parties
+de la Logique<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456"><sup>456</sup></a>. Toutefois il se sert des traités originaux
+du même écrivain sur la division, la définition,
+le syllogisme catégorique et l'hypothétique.
+Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut
+désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote,
+les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité
+des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier
+ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en
+composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais
+quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne
+lui étaient pas inconnus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" name="footnote456"></a><b>Note 456:</b><a href="#footnotetag456"> (retour) </a> A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande
+partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128.
+(Jourdain, <i>Recherches</i>, etc., p. 58.)</blockquote>
+<p>Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme
+bien ce que des investigateurs exacts, et notamment
+Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la
+bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y
+ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius
+et les Catégories dites de saint Augustin<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457"><sup>457</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" name="footnote457"></a><b>Note 457:</b><a href="#footnotetag457"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. theol.</i>, p. 1007.&mdash;Ouvr. Inéd., <i>Dial.</i>, p. 193.&mdash;M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une
+traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du
+temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les
+dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits
+d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (<i>Fragm. phil.</i>,
+t. III, Append. VI.&mdash;Cf. Johan. Saresb., passim.)</blockquote>
+
+<p>Voilà les monuments de la philosophie ancienne
+dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit
+croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui
+étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne,
+la partie lettrée de la Germanie, et peut-être
+même l'Italie. Sans doute les choses changèrent
+bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait
+déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits
+de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps
+avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres
+retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits
+en existaient quelque part. Ainsi Bède, au
+VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux
+écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut,
+comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais
+deux cents ans après lui, l'original et le commentaire
+étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires
+de Mannon ou Nannon de Frise, sur
+l'Éthique, le <i>de Coelo</i>, le <i>de Mundo</i>, sur les Lois et
+la République de Platon; mais on prétend seulement
+qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande,
+et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus.
+On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit
+médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia,
+le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre;
+mais tout cela était également connu d'Abélard.
+Le témoignage du dernier est donc très-précieux
+à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser
+les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458"><sup>458</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" name="footnote458"></a><b>Note 458:</b><a href="#footnotetag458"> (retour) </a> Cf. Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>&mdash;Cousin, <i>Introd. aux ouvr. d'Ab.</i>, p. 49.&mdash;L'<i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et
+657.&mdash;Ven. Béd. <i>Op.</i>, t. II, <i>Sentent. seu axiom. phil.</i>, passim.&mdash;Johan. Saresb.,
+<i>Entheticus, in comm.</i>, p. 82 et 109.&mdash;<i>Scot Erigène</i>, par M. Saint-René
+Taillandier, p. 79.&mdash;Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 632, 644, et
+657.&mdash;Martene, <i>Ampliss. Coll.</i>, t. I, p. 299, 304 et 310.</blockquote>
+
+<p>Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné,
+il est difficile de déterminer l'époque où Abélard
+l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été
+composés dans un moment où son enseignement était
+interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique
+soit de la même date. L'existence même de ces
+préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique
+le contraire, en attestant des préoccupations
+accidentelles. Un prologue général devait se trouver
+au commencement du premier livre sur les catégories,
+ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous
+manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que
+l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459"><sup>459</sup></a>.
+Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq
+parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur
+toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation
+ou une refonte des divers traités, opuscules,
+gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits
+à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement.
+L'exemple de Boèce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460"><sup>460</sup></a> devait encourager ses
+imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages,
+et à ne se pas contenter d'une seule édition
+de leur pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" name="footnote459"></a><b>Note 459:</b><a href="#footnotetag459"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 226.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" name="footnote460"></a><b>Note 460:</b><a href="#footnotetag460"> (retour) </a> On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de
+Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'<i>Herméneia</i> (lesquelles
+éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques.
+C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir
+ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les
+mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les
+mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I,
+p. 36.)</blockquote>
+
+<p>Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite,
+témoigne d'une pensée générale et même d'une
+constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente
+comme étranger désormais aux luttes de l'école; il
+veut suppléer par la composition à l'enseignement
+oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait
+au couvent de Saint-Denis, soit après la décision
+du concile de Soissons, soit dans le fort de ses
+démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il
+s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait
+commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique
+et qui tenaient secrètement pour lui.</p>
+
+<p>Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes
+de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité
+et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple,
+vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à
+Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus
+être professeur.</p>
+
+<p>Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a
+pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite
+de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse,
+et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives
+comme de choses bien éloignées, et des leçons
+de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme
+de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter
+les hardiesses qui touchent le dogme, il combat
+même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait
+soutenue dans sa Théologie<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461"><sup>461</sup></a>; enfin il veille à se montrer
+orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure
+du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence
+avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on
+croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné
+pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir,
+qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science
+la liberté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" name="footnote461"></a><b>Note 461:</b><a href="#footnotetag461"> (retour) </a> <i>Dialec.</i>, p. 475.</blockquote>
+
+<p>Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un
+moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne
+fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse
+avec laquelle il parle de lui et de ses neveux<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462"><sup>462</sup></a>.
+La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques
+contiennent des allusions et des renvois à la
+Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants
+se retrouvent<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463"><sup>463</sup></a>. Mais répétons que ce peut
+être un composé de traités d'époques différentes, et,
+dans les dernières années de sa vie, Abélard peut
+avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa
+philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à
+Cluni serait notre Dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" name="footnote462"></a><b>Note 462:</b><a href="#footnotetag462"> (retour) </a> C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique
+pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.»
+On peut croire aussi que <i>ces neveux</i> sont la postérité. Mais cependant ces
+mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,»
+semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère,
+en leur disant: <i>Votre image me rend la force.</i> (Ouvr. inéd., <i>Introd.</i>, p. XXXI
+et suiv.&mdash;<i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" name="footnote463"></a><b>Note 463:</b><a href="#footnotetag463"> (retour) </a> <i>Intr. ad. theol.</i>, p. 1125.&mdash;<i>Theol. christ.</i>, p. 1341.</blockquote>
+
+<p>Mais une chose plus positive que nos conjectures,
+c'est que nous avons ici un monument à peu près complet
+de l'enseignement du vrai fondateur de l'école
+philosophique de Paris.</p>
+
+<p>Il serait infini d'analyser dans son entier un si
+grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude
+quelques parties fondamentales, dont la connaissance
+sera la clé de tout le reste; des citations textuelles
+donneront une idée de la manière de l'auteur.
+Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits
+trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle
+pourtant que toute cette scolastique n'effrayait
+pas Héloïse.</p>
+
+<p>La première section de la Dialectique, sous ce
+titre: <i>Des parties d'oraison</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464"><sup>464</sup></a>, était divisée en trois
+livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux
+Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier
+livre manque: c'était, je crois, proprement le <i>Livre
+des parties</i>; le second, dont les premières pages sont
+perdues, traite des catégories ou prédicaments.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" name="footnote464"></a><b>Note 464:</b><a href="#footnotetag464"> (retour) </a> <i>Liber Partium</i> (on supplée <i>orationis</i>). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot
+<i>partes</i>; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de
+la philosophie. Car on appelait ordinairement <i>partes</i> ce qu'il fallait apprendre
+avant d'étudier <i>artes</i>; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc.,
+et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, <i>analyse logique</i>). Voyez ces
+vers d'Alan de l'Ile:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i8">Si quis sublimes tendit ad artes,</p>
+<p class="i4">Principio partes corde necesse sciat;</p>
+<p>Artes post partes veteres didicere magistri.</p>
+ </div> </div>
+(Budd., <i>Observ. Select.</i>, XIX, t. VI, p. 149.)</blockquote>
+
+<p>La substance est la première des catégories, et le
+fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier
+rang dans la logique, que l'on accuse d'être une
+science purement verbale. La substance est aussi l'idée
+nécessaire et fondamentale de toute science ontologique;
+écartez cette idée, le monde objectif devient
+une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque
+part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée
+qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette
+idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer
+avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé
+comme sa première réforme la proscription même du
+mot substance. Commençons l'examen de la doctrine
+d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle
+soit originale (il y a bien peu de parties originales
+dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante,
+et peut nous apprendre à saisir et à parler
+la langue de la Dialectique.</p>
+
+<p>On connaît la définition logique de la substance:
+«Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun
+sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre
+celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir
+les contraires.» Les substances premières sont
+les individus, les substances secondes sont les genres
+et les espèces. Ainsi parle Aristote<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465"><sup>465</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" name="footnote465"></a><b>Note 465:</b><a href="#footnotetag465"> (retour) </a> Voyez le chapitre précédent et Arist., <i>Categ.</i>, II.</blockquote>
+
+<p>Toutes les substances, dit Abélard après lui<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466"><sup>466</sup></a>, ont
+cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire
+un simple attribut d'un sujet (<i>in subjecto non
+esse</i>). Car aucune substance, ou première ou seconde,
+n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au
+reste, la différence est dans le même cas: comme
+elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident,
+elle n'est point fondée dans le sujet à titre
+d'accident, <i>non inest in fundamento per accidens</i>;
+elle entre dans la substance même de l'espèce. Si
+l'on dit l'<i>homme est un animal mortel rationnel</i><a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467"><sup>467</sup></a> (ou <i>raisonnable</i>), la différence <i>raisonnable</i>, qui fait de
+l'<i>animal</i> l'espèce <i>homme</i>, n'en est pas séparable
+comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait
+aussitôt. Les substances secondes sont affirmées
+des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on
+les définit. Il en est de même de la différence; elle
+entre dans la définition. L'accident, au contraire,
+ne constituant rien dans la substance, lui appartient
+extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la
+définition des substances.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" name="footnote466"></a><b>Note 466:</b><a href="#footnotetag466"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 174 et seq.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" name="footnote467"></a><b>Note 467:</b><a href="#footnotetag467"> (retour) </a> Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon
+d'avoir introduit <i>le mortel</i> dans la définition de l'<i>animal</i> (<i>Topic.</i>, VI, X);
+aussi l'attribut <i>mortel</i> est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans
+Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., <i>in Porph.</i>, p. 3 et 61. Mais il se retrouve
+ailleurs. (Voyez le même, <i>in Top. Cic.</i>, p. 804 et <i>de Consol.</i>, l. I, p. 898.)
+<i>Mortel</i> paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de
+Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III,
+p. 16 et 17 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Autre propriété des substances: en elles rien de
+contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point
+contraires les unes aux autres. Premières ou secondes,
+elles admettent les contraires, mais à titre
+d'accident; l'<i>homme</i> peut être <i>noir</i> ou <i>blanc</i>; c'est
+en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité
+des contraires. Si parfois on dit qu'une substance
+est contraire à une autre, c'est qu'elle a des
+accidents contraires. Mais aucune substance n'est
+en soi dite contraire à une autre substance, si ce
+n'est par une autre substance. En effet, d'un côté
+on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal,
+de pierre, d'arbre; mais il a des accidents
+contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre;
+de l'autre, il peut être contraire par une autre
+substance, c'est-à-dire que par la substance <i>animal</i>
+qu'il a, l'<i>homme</i> est contraire à la <i>pierre</i>, qui ne l'a
+pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories
+de quantité et de relation.</p>
+
+<p>Les substances ne peuvent être comparées; car la
+comparaison se fait adjectivement (<i>per adjacentiam</i>),
+non substantivement (<i>per substantiam</i>), on n'est
+pas plus ou moins <i>homme</i>, comme on est plus on
+moins <i>blanc</i>. Cette propriété se retrouve dans la
+quantité et ailleurs.</p>
+
+<p>Quel est donc exclusivement le propre de la substance?
+C'est qu'étant seule et même en nombre
+(<i>un même</i> numériquement, <i>idem numero</i>), elle peut
+recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle
+est susceptible d'accidents; elle en est le fondement
+ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en
+formation (<i>in formatione</i>), comme une forme qui la
+constitue, qui la différencie, qui détermine son essence.
+Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait
+plus à la substance seule. La blancheur,
+par exemple, simple qualité, admet les formes contraires
+de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse
+pas d'être la blancheur. La substance <i>homme</i> qui
+recevrait la <i>rationnalité</i> et son contraire cesserait
+d'être la même substance; mais elle peut persister
+en recevant des accidents contraires. Tous les accidents
+sont <i>en sujet (in subjecto)</i>, c'est-à-dire peuvent
+être attribués à un sujet.</p>
+
+<p>Aristote dit que la substance est susceptible des
+contraires, <i>en vertu d'un changement en elle-même</i>,
+c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps;
+ainsi le froid devient chaud<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468"><sup>468</sup></a>. L'addition de cette
+détermination paraît superflue. Elle avait apparemment
+pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui
+semblent admettre les contraires, pouvant être vraies
+ou fausses en des temps divers, sans cependant
+changer en elles-mêmes. <i>Socrate est assis</i>; vous le
+pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies
+qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses
+si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un
+<i>changement de soi</i>, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque
+de la pensée ou de la proposition. Aristote
+n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer
+des objections d'un adversaire importun. En effet,
+la proposition <i>Socrate est assis</i>, vraie pendant que
+Socrate est assis, n'est plus la même quand il est
+levé. Ce qui est <i>dit ensemble</i>, c'est-à-dire avec autre
+chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement
+la même chose; car ce qui est avec ce qui
+n'est pas ne forme pas une essence. La proposition
+<i>Socrate est assis</i> dite de Socrate assis n'est pas le
+même tout que la même proposition dite de Socrate
+debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut
+ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes,
+ce qui est plus usité, la proposition est la même,
+elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis
+de contraires. Le fait que Socrate est réellement
+assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition;
+c'est ce qu'on appelle une apposition ou
+circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres
+choses que les substances admettraient les contraires,
+mais des contraires qui ne leur appartiendraient
+pas proprement. Les substances aussi en
+ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes,
+mais de ce qui est autre qu'elles, et qui
+proviennent du changement des faits extérieurs et
+des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent
+que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit
+(Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate
+serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La
+substance de l'air aurait-elle donc été modifiée,
+aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans
+doute. La proposition n'est pas modifiée davantage
+dans les accidents de son essence, quelle qu'elle
+soit, et l'objection est sans valeur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" name="footnote468"></a><b>Note 468:</b><a href="#footnotetag468"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V, XXI-XXV.</blockquote>
+
+<p>On a soutenu cependant que les substances étaient
+changées en soi par les contraires, et par les contraires
+seulement, parce que, pouvant être sujets de
+tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont
+mobiles et instables dans leurs formes. Mais les
+formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux
+substances, ne sont jamais mues ou changées en
+elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par
+la mobilité des substances mêmes, dont la nature
+est d'être également sujettes à différentes formes,
+et de ne point périr quand les formes changent.
+Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et
+l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance,
+sujet de la qualité de blancheur, mais comme
+blancheur elle ne change pas.</p>
+
+<p>Ainsi les substances peuvent être changées en soi,
+et non dans leurs formes; car lorsque les formes
+reçoivent des contraires, c'est que la substance qui
+les soutient change et passe par les contraires.</p>
+
+<p>Après la substance vient la quantité<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469"><sup>469</sup></a>. On ne peut
+penser à une substance sans concevoir une quantité,
+car toute substance est nécessairement une ou
+plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière
+sans ses qualités, la quantité a été mise avant la
+qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles
+qu'elles sont inséparables des substances,
+ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre
+établi par l'autorité<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470"><sup>470</sup></a>. La quantité d'ailleurs offre
+cette analogie avec la substance que, comme elle,
+elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" name="footnote469"></a><b>Note 469:</b><a href="#footnotetag469"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars I, p. 178.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" name="footnote470"></a><b>Note 470:</b><a href="#footnotetag470"> (retour) </a> Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. <i>Categ.</i>, IV, et <i>Analyt. post.</i>, I, XXII.</blockquote>
+
+<p>La quantité est la chose suivant laquelle le sujet
+est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom
+plus connu de mesure. Elle est simple comme le
+point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément,
+la voix indivisible et le lieu simple; ou bien
+elle est composée, comme la ligne, la superficie, le
+corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le
+nombre.</p>
+
+<p>Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas
+accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure;
+c'est l'office des quantités composées qui sont ou
+discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux
+appelait les quantités simples, des natures spéciales,
+parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent
+de parties, et les composées, des composés
+individuels ou individus composés, lesquels ne sont
+pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un
+peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie,
+etc., sont plutôt pris (<i>sumpta</i>, abstraits) de
+certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont
+vraiment substantifs ou noms de substances.</p>
+
+<p>Ici Abélard traite du point, et il donne sur le
+point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires
+de la géométrie. Il n'est arrêté que par
+une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point
+ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien
+ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît
+pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en
+ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens,
+«étant lui-même tout à fait ignorant de cette
+science.» Il donne cependant la solution de son
+maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En
+quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité
+de chacune de ses sections apparaissent des points,
+qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute
+la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence
+de la ligne, sinon les parties de la ligne ne
+seraient pas continues, puisque ce sont les points
+qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et
+briseraient la continuité de la ligne<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471"><sup>471</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" name="footnote471"></a><b>Note 471:</b><a href="#footnotetag471"> (retour) </a> L.c., p. 182.&mdash;Arist., <i>Cat.</i>, VI.&mdash;Boeth. <i>in Praed.</i>, p. 148.</blockquote>
+
+<p>Parmi les quantités composées se distingue le
+temps; c'est une quantité continue, car ses parties
+se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties,
+toujours en transition, toujours instables, ne
+sont pas plus continues que celles d'une oraison,
+lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession
+de celles-ci est notre oeuvre, et la succession
+des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons,
+nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque
+distance entre ses éléments. Les parties du temps
+sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres
+composées, ce sont les composés de ces moments
+indivisibles. Le temps est donc une quantité
+continue dans le sujet par la succession des parties.
+C'est par le temps que tout se mesure: toutes les
+choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme
+leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la
+continuité d'un temps composé dans des choses différentes,
+quoiqu'on puisse percevoir en elles des
+parties coexistantes; mais il faut admettre dans un
+même sujet des moments qui se succèdent comme
+une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à
+leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne,
+ayant enfin une certaine durée, et dont les parties
+ne sont pas permanentes, mais passent avec celles
+du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire,
+leurs heures, jours, mois, etc., de durée,
+tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul
+mois, etc., enfin un seul temps.</p>
+
+<p>Le temps est un tout qui diffère de tous les autres.
+Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et
+la destruction de la partie détruit en partie le tout;
+mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la
+partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le
+tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a
+maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire,
+sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a
+muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première
+heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse
+n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions,
+qui sont de tradition; toutefois il observe que
+sous le nom de jour on entend douze heures prises
+ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une
+seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition:
+<i>Le jour existe</i>, ne peut jamais être vraie, les
+douze heures ne pouvant jamais exister ensemble;
+cela est exact; mais parlant figurativement, nous
+disons, comme le jour existe par partie, qu'une
+partie est une partie du jour. Proprement, on ne
+peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une
+partie; mais souvent nous prenons comme un entier
+ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons
+des noms à des choses comme si elles existaient,
+quand nous voulons en faire comprendre quoi que
+ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que
+nous employons, lorsque nous voulons en donner
+quelque idée ou mesurer quelque chose par leur
+moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps.
+Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun
+sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils
+ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore
+ne devrait pas plus être appelé temps que le
+cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement
+une chose passée a précédé la présente,
+comme la présente précède la chose à venir. Des
+temps de chaque chose nous composons le temps, et
+le temps présent est le terme commun du passé et de
+l'avenir.</p>
+
+<p>Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection
+d'unités. Deux unités font le binaire, trois le
+ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume
+de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre,
+n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre
+ne pouvait être une chose une, une essence. Un
+habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le
+binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose
+que ce qui se compose de deux choses si distinctes
+et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre,
+le binaire, le ternaire, sont des noms pris des
+collections d'unité, <i>noms pris, sumpta</i>, ou, si l'on
+veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté
+et trouve plus à propos de dire que le nombre
+est un nom substantif et particulier de l'unité, qui
+signifie également unité au singulier et au pluriel.
+Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des
+noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les
+noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement
+les choses unes de nature (les individus),
+mais encore celles qui sont substantiellement
+(mieux, <i>substantivement</i>) désignées par ces
+noms, pourront appeler peut-être les noms de
+nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la
+logique dans le choix, des noms que la physique
+dans la recherche de la nature des choses.» Ceci
+s'adresse, comme on le voit, aux réalistes.</p>
+
+<p>Comme le nombre, l'oraison est une quantité.
+Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les
+voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison
+avec l'air lui-même. «Cependant,» dit
+Abélard, «le système de notre maître voulait, je
+m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler,
+fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé,
+et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus
+ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents
+à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou
+significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir
+que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est
+entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est
+entendu et ne signifie qu'autant que par le battement
+de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce
+même air sensible aux oreilles. Par les sens nous
+percevons les formes des substances, par l'ouïe nous
+recevons et sentons le son proféré.</p>
+
+<p>On demande quand cette oraison ou proposition:
+<i>L'homme est un animal</i>, laquelle n'a point de parties
+permanentes, devient significative; est-ce au commencement,
+au milieu, à la fin? La signification
+n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé.
+En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui
+ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y
+aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est
+qu'après que la proposition est toute prononcée que
+nous en tirons une pensée; nous la comprenons en
+rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement
+auparavant. C'est par l'intelligence et la
+mémoire que nous constatons une signification. Dire
+que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer
+une forme essentielle, qui serait la signification;
+mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur
+une compréhension opérée à la suite de l'oraison
+prononcée. Quand nous disons: <i>Socrate court</i>, le
+sens ou la signification paraît n'être que la conception
+produite, après la prononciation, dans l'âme d'un
+auditeur. Ainsi la proposition: <i>La chimère est concevable</i><a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472"><sup>472</sup></a>,
+se comprend figurativement, non qu'elle attribue
+à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui
+n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine
+pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère.
+Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons
+point une forme essentielle, mais seulement
+ce qui engendre un concept, l'oraison significative
+sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence.
+Le nom de <i>signifiant</i> ou <i>significatif</i> est pris de la cause
+plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est
+cause qu'un concept se produise dans l'esprit de
+quelqu'un.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" name="footnote472"></a><b>Note 472:</b><a href="#footnotetag472"> (retour) </a> <i>Chimaera est opinabilis</i> (p. 192). <i>Opinabilis</i> vaut mieux que <i>concevable</i>,
+l'<i>opinatio</i> ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée
+de ce qui n'est pas. (Arist., <i>Hermen.</i>, XI; <i>Boet., De Interp.</i>, p. 423.) Au reste
+cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir
+ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos].
+<i>Hermen.</i>, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur <i>chimaera intelligitur</i>
+le c. VII.</blockquote>
+
+<p>Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe
+aux autres catégories; seulement il change l'ordre
+d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on
+appelle <i>quand</i> et <i>où</i>. Sur l'une et l'autre il se fait cette
+question: Les catégories ou prédicaments sont ce
+qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence,
+les genres les plus généraux, ce qu'il y a de
+plus général, <i>generalissima</i>. Or, <i>où</i> et <i>quand</i> ne semblent
+pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des
+premiers principes; <i>où</i> naît du lieu, <i>quand</i> vient du
+temps. Mais les principes premiers ne sont premiers
+que par la matière et non par la cause. Car si par
+principe on entend cause, la substance sera le principe
+des autres prédicaments, puisque c'est en elle
+que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle,
+c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473"><sup>473</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" name="footnote473"></a><b>Note 473:</b><a href="#footnotetag473"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 199.</blockquote>
+
+<p>Cette observation est importante, mais Abélard ne
+la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la
+voie de la distinction à faire entre la dialectique et
+l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique,
+c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être
+et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens
+du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point,
+une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité,
+ou cet empirisme transcendant qui donne les
+choses et non des abstractions. Cette distinction est
+souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en
+passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être
+pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent
+encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître;
+et prenant au sérieux toute leur géométrie
+intellectuelle, toute cette science de convention, ils
+semblent mettre une ontologie factice à la place de
+la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les
+êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde
+composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est
+cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis
+le nom même d'ontologie, au point que dans
+un grand nombre d'esprits cette science est devenue
+le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.</p>
+
+<p>Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories,
+n'épuise pas la matière. Il donne pour raison
+que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments
+qu'une énumération. Aristote, en effet, ne
+parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,»
+ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a
+traité avec plus de profondeur et de subtilité des
+prédicaments <i>ubi</i> et <i>quando</i> dans ses <i>Physiques</i>, et
+de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle <i>les
+Métaphysiques</i>. Mais ces ouvrages, aucun traducteur
+ne les a encore appropriés à la langue latine,
+et voilà pourquoi la nature de ces choses nous
+est moins connue<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474"><sup>474</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" name="footnote474"></a><b>Note 474:</b><a href="#footnotetag474"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas
+traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître
+l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son
+commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit
+le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en
+cite le titre en grec, Abélard l'omet.</blockquote>
+
+<p>On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se
+mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant
+il est remarquable qu'Abélard montrait pour
+Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence
+encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle,
+sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une
+définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote.
+Cette définition portait que les relatifs sont les
+choses qui peuvent être assignées les unes aux autres
+d'une façon quelconque par leurs propres, comme un
+nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote,
+en examinant mieux cette définition, la trouva trop
+large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit
+le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.»
+Il donna donc cette définition: «Il y a relation
+quand une chose n'est que par rapport à une
+autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que
+par une autre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475"><sup>475</sup></a>. Beaucoup de choses peuvent être
+rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende
+de l'être des autres. <i>Le boeuf de cet homme</i>
+n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé
+par <i>l'aile de l'ailé</i>, car sans <i>aile</i> il n'y a plus
+d'<i>ailé</i>, et <i>l'homme</i> existe sans <i>le boeuf</i>. Si la définition
+de Platon, convenant à tous les rapports, est
+trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite,
+et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation
+dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe
+Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote
+le prince des péripatéticiens, quel autre
+adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier
+le maître qui lui reste.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" name="footnote475"></a><b>Note 475:</b><a href="#footnotetag475"> (retour) </a> Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (<i>Dial</i>.,
+p. 201), l'une: «Omnia illa <i>ad aliquid</i> quaecumque ad se invicem assignari
+per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea <i>ad aliquid</i> quibus est
+hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend
+qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus
+clairement et plus correctement:&mdash;«1° <i>Ad aliquid</i> dicuntur quaecumque
+hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad
+aliud.&mdash;2° Sunt <i>ad aliquid</i> quibus hoc ipsum esse est <i>ad aliquid</i> quodam
+modo se habere.» (<i>In Praed</i>., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit
+d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle
+relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres
+choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente
+que ce soit.&mdash;2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond
+avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, <i>Catég.</i>,
+c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa
+auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]&mdash;2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (<i>Cat</i>.,
+VII, vii, 1 et 24.)</blockquote>
+
+<p>«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce
+que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi
+principalement Aristote, parce que la langue latine
+s'est particulièrement armée de ses ouvrages
+et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec
+en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions
+connu les écrits de son maître Platon sur notre art,
+nous les adopterions aussi, et peut-être la critique
+du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle
+moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote
+lui-même dans beaucoup d'autres endroits,
+excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée,
+ou pour faire montre de science, s'est
+insurgé contre son maître, ce premier chef de
+toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses
+opinions, il les a combattues par certaines argumentations
+et même par des argumentations sophistiques;
+comme dans ce que nous rapporte
+Macrobe au sujet du mouvement de l'âme<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476"><sup>476</sup></a>. De
+même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance,
+soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans
+sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la
+relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition
+et y ajoute de son fonds des exemples mal
+choisis, afin de trouver quelque chose à corriger.
+Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu
+les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous
+ingérons pas de le défendre en choses que nous
+ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu,
+c'est qu'à considérer plus attentivement les termes
+de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de
+la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs
+sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres
+choses,» il a regardé moins à la construction des mots,
+qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas,
+en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle,
+mais substantielle. Ce qui est assigné par
+possession n'est pas relatif dans le sens technique,
+car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le
+sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf
+d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un
+homme. Une chose est relative à une autre, elle est
+<i>ad aliquid</i>, lorsqu'elle est <i>d'une autre</i>, en ce sens
+qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation
+dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute
+cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est
+<i>d'un</i> autre, <i>quod est aliorum</i>; mais le génitif n'exprime
+pas uniquement la simple assignation de ce qui
+est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation
+de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit:
+Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on
+peut entendre également et que la substance du père
+est dans un certain rapport avec le fils ou que les
+deux substances se concernent, et qu'il y a du père
+au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne
+peut être sans l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" name="footnote476"></a><b>Note 476:</b><a href="#footnotetag476"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (<i>In somn. Scip.</i>, l. II, C. XIV.)</blockquote>
+<p>L'étude des autres catégories, même celle de
+qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous
+passons au livre III.</p>
+
+<p>La seconde partie de l'Organon est le traité <i>super
+periermenias</i>, comme l'appelle Abélard, qui n'était
+pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot:
+[Grec: Ermaeneia], Hermeneia; <i>de Interpretatione</i>, comme disent
+les premiers traducteurs; <i>du langage</i> ou <i>de la
+proposition</i>, comme dit le dernier traducteur de la
+Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son
+Organon, la première partie est terminée par un
+livre <i>de Interpretatione</i>, qui succède aux <i>Prédicaments</i>,
+et ce livre III est, à beaucoup d'égards,
+comme dans Aristote, une grammaire générale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477"><sup>477</sup></a>.
+Là sont véritablement traitées les parties du discours,
+et notamment le nom et le verbe. Cependant
+on y remarque quelque dissidence sur les questions
+communes entre les dialecticiens et les grammairiens,
+et Abélard se prononce en général pour les
+premiers. Il serait impossible de le suivre dans le
+détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons
+ici rapidement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" name="footnote477"></a><b>Note 477:</b><a href="#footnotetag477"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 209, 226.&mdash;<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, p. 183.&mdash;<i>Log. d'Arist.</i>, trad. par le même, t. I, p. 147.</blockquote>
+
+<p>Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît
+évident qu'il avait touché à toutes les parties
+de la dialectique, et produit, sur maintes questions,
+des vues nouvelles qui ne manquent pas de
+subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus
+occuper Abélard, est la question de savoir ce que
+c'est que la signification des mots. On a déjà vu
+tout à l'heure qu'il entend par <i>signifier</i> produire
+une idée. C'est une conséquence que pour juger de
+la signification des mots, il faut moins regarder aux
+mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée
+la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est
+dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou
+bien seulement ce que le mot même dénote et ce
+qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard
+se décide pour cette dernière opinion, qui était celle
+d'un certain Garmond<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478"><sup>478</sup></a> contre Guillaume de Champeaux;
+le premier s'appuyant sur la raison, tandis
+que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi
+l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un
+genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans
+le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de
+l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit
+dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de
+ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans
+l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des
+animaux, le nom d'animal ne signifie point homme,
+parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore
+moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que
+<i>blanc</i> désigne l'<i>homme</i>. Il y a dans cette opinion de
+Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent
+de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une
+tendance louable à subordonner la dialectique à la
+psychologie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" name="footnote478"></a><b>Note 478:</b><a href="#footnotetag478"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 210. Ce Garmond est inconnu.</blockquote>
+
+<p>Nous ne dirons rien de plus sur cette première
+partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés;
+mais ce que nous en avons extrait donne une certaine
+idée de la manière d'Abélard, ainsi que de
+l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il
+professait. Il refait la logique après Aristote et
+d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente,
+développe les idées de l'autorité, et quelquefois
+expose et discute les objections et les nouveautés
+qui se sont postérieurement produites: c'est
+alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de
+distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans
+ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On
+ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté
+qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son
+maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux,
+et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand
+il réfute et remplace ces opinions. Somme toute,
+ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines
+que la discussion.</p>
+
+
+
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<I>Dialectica</i>, DEUXIÈME PARTIE,
+OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.&mdash;DES FUTURS CONTINGENTS.</h3>
+
+
+<p>La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique
+est la base de la logique proprement dite;
+et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie
+de son ouvrage<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479"><sup>479</sup></a>, Abélard l'ait exposée avec étendue.
+Ici les idées originales, les opinions caractéristiques
+continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover
+dans cette mathématique immuable qu'Aristote a
+probablement créée et certainement fixée pour jamais.
+Encore aujourd'hui, quiconque traite de la
+proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous
+ce rapport, il est encore et il demeurera <i>l'autorité</i>.
+En exposant avec beaucoup de détails des idées pour
+la plupart communes à tous les dialecticiens du
+moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une
+subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit,
+Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe
+cependant; voulant quelque part montrer, par un
+exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire
+et des noms qui ne rendent que l'intention
+de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom
+d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il
+s'agit de ma substance<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480"><sup>480</sup></a>.» Ailleurs, peut-être, il
+ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque,
+voulant énumérer les diverses classes d'oraisons,
+il donne pour exemple de l'impérative cet
+ordre d'un maître: <i>Prends ce livre</i>; pour exemple de
+la déprécative: <i>Que mon amie s'empresse</i>; pour exemple
+enfin de la désidérative, ces mots que nous ne
+traduisons pas: <i>Osculetur me amica</i><a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481"><sup>481</sup></a>. Est-ce à Cluni
+qu'il écrivit ces mots?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" name="footnote479"></a><b>Note 479:</b><a href="#footnotetag479"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, in III l., p. 227-323.&mdash;Abélard appelle cette partie <i>Analytica priora</i>, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans
+Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition,
+ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela
+ayant trouvé en place dans l'<i>Hermeneia</i>. Les Analytiques premiers ou premières
+roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en
+conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait
+pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé
+par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui,
+soit par son introduction (Boeth. <i>Op.</i>, p. 558), soit par son premier livre
+(<i>id.</i>, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme
+tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" name="footnote480"></a><b>Note 480:</b><a href="#footnotetag480"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 212.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" name="footnote481"></a><b>Note 481:</b><a href="#footnotetag481"> (retour) </a> <i>Dial</i>., pars II, p. 234 et 236.&mdash;Accipe codicem.&mdash;Festinet amica.</blockquote>
+
+<p>C'est dans cette partie de la philosophie que la
+science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux
+réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard
+sur le fond des choses qui excitent notre curiosité.
+Nous avons dit et nous verrons mieux encore par
+la suite que ce fond des choses n'est pas toujours
+aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe
+et même du dialecticien. Mais il est un point
+de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser
+jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse,
+donne un des plus remarquables exemples de
+l'application de la dialectique à la métaphysique.
+C'est là un procédé de la science comparable, sous
+plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la
+géométrie; et comme il s'agit d'une question importante,
+sur laquelle Abélard s'est fait une renommée,
+de la question du libre arbitre, nous reproduirons
+ses idées avec un peu de développement.</p>
+
+<p>Pour bien comprendre la question, il faut remonter
+à la théorie de la proposition. Elle se définit: une
+oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification
+de la proposition est susceptible de fausseté ou
+de vérité, tant par rapport aux conceptions que par
+rapport aux choses. Dans la proposition: <i>Socrate
+court</i>, ce ne sont pas les conceptions de <i>Socrate</i> et
+de <i>course</i> que nous entendons combiner; c'est la
+chose <i>course</i> que nous voulons combiner à la chose
+<i>Socrate</i>, et la conception que nous provoquons dans
+l'esprit de celui qui nous écoute est une conception
+de réalité.</p>
+
+<p>La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions,
+n'a presque aucune conséquence nécessaire,
+elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte
+sur les choses mêmes. En prononçant une proposition,
+on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions,
+et toutes celles que la logique tirerait des termes de
+la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes
+à l'esprit. De la chose même énoncée par la
+proposition, naît au contraire plus d'une conséquence
+obligée. Si je pense que tout homme est un
+animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme
+est un corps; mais du fait que tout homme est un
+animal, résulte nécessairement le fait que l'homme
+est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses,
+fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans
+la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe
+dans la réalité<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482"><sup>482</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" name="footnote482"></a><b>Note 482:</b><a href="#footnotetag482"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, p. 237 et seqq.&mdash;La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique,
+et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan.
+Saresb. <i>Pollcrat.</i>, l. II, c. XXII, et <i>Metalog.</i>, l. III, c. VI.)</blockquote>
+
+<p>Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou
+négative. L'affirmation et la négation d'un même
+sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant:
+«L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient
+à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est
+nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour
+les propositions relatives au présent; mais il est des
+propositions qui ne se renferment pas dans le temps
+présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses
+peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci,
+et particulièrement des dernières, on a douté que
+l'affirmation ou la négation fussent divisoires (<i>dividentes</i>),
+c'est-à-dire que la vérité de la négation y
+dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement;
+car aucune proposition au futur, c'est-à-dire
+prononçant sur un événement contingent, ne saurait
+être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment
+le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans
+cette question.</p>
+
+<p>Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais
+déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle
+n'est fausse, qu'à la condition de la détermination.
+Or, la détermination n'est possible que pour le passé,
+le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel,
+parce que dans ces cas les propositions énoncent
+des événements déterminés. Nous appelons déterminés
+les événements qui peuvent être connus
+dans leur existence, comme les événements présents
+ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la
+chose, comme les événements futurs nécessaires ou
+naturels. <i>Dieu sera immortel</i>, est un futur nécessaire;
+<i>un homme mourra</i>, c'est un futur naturel. Ce dernier
+événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est
+pas nécessaire qu'<i>un homme meure</i>; mais un futur
+nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.</p>
+
+<p>On peut donc distinguer deux futurs, le naturel
+et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête
+à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien
+avec le non-être qu'avec l'être. <i>Je lirai aujourd'hui</i>,
+est de cette espèce; car il peut également arriver
+que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un
+futur contingent étant indéterminé, les propositions
+qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses
+indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité
+ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination
+n'est relative qu'à l'événement qu'elles
+énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent
+qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la
+négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre
+fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne
+l'est que cela avant l'événement. Au présent même
+l'événement peut être déterminé, et la vérité de la
+proposition rester indéterminée. Par exemple, pour
+la science humaine, le nombre des astres est inconnu;
+on ne sait s'il est pair ou impair; cependant
+c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut
+donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de
+déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se
+connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la
+vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse
+pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de
+l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent
+est certain, certain est le conséquent; cela
+peut être vrai quant à la certitude, mais non quant
+à la détermination. Des futurs contingents peuvent
+être certains, mais non déterminés. Or ce sont les
+seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur
+est déterminé par la nature de la chose, il assimile
+la proposition à une proposition au présent. On peut
+appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement
+futur sera toujours futur ou ne sera jamais
+présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point
+futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas
+même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne
+sera jamais présent; car le même peut être également
+futur et présent, quant à la même chose: comme
+l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà
+assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours
+tourner et qui tourne toujours; comme Dieu,
+qui toujours fut, est et sera.</p>
+
+<p>Or, quoique aucune proposition au futur contingent
+ne soit vraie ou fausse <i>déterminément</i>, cependant
+ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que
+de toutes les divisions de la proposition une soit
+vraie et une autre fausse: «<i>Socrate lira, Socrate ne
+lira pas</i>.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est
+fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de
+plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres
+est pair; mais s'il est pair, la proposition: <i>Les astres
+sont en nombre pair</i>, est vraie. De même pour le futur.</p>
+
+<p>Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle
+est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur
+est incertain, mais il sera comme la proposition
+l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain,
+c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions
+est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise
+point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas,
+ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle
+disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle
+dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors
+n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut
+être vraie.</p>
+
+<p>Mais on a contesté cette application du principe
+de contradiction en vertu de la division, comme
+parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou
+négation divisoire il est nécessaire que l'une soit
+vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce
+qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce
+la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse
+nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents,
+l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire
+que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence
+est que tout arrive nécessairement, et que
+le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience
+prouve qu'il est bon d'être prudent et de
+prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les
+événements; on en conclut la destruction de la conséquence.
+Le conséquent détruit, on remonte à la
+destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas
+nécessaire que de toutes les choses que disent les
+propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit
+pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus
+que de toutes ces propositions l'une soit vraie et
+l'autre soit fausse.</p>
+
+<p>On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup
+de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire
+peuvent également se faire ou ne se pas faire;
+par exemple, cet habit, il est également possible
+qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour
+bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses:
+ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la <i>facilité
+de la nature</i>; ce sont les expressions de Boèce<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483"><sup>483</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" name="footnote483"></a><b>Note 483:</b><a href="#footnotetag483"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 364.</blockquote>
+
+<p>Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de
+causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle
+tout autre. Un homme qui trouve un
+trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi?
+parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui
+qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le
+trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose
+ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit
+que c'est un hasard<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484"><sup>484</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" name="footnote484"></a><b>Note 484:</b><a href="#footnotetag484"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars II, p. 280-290.</blockquote>
+
+<p>Le libre arbitre est un jugement libre quant à
+la volonté, <i>liberum de voluntate judicium</i>. Par lui
+nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré,
+sans aucune violence externe qui force ou empêche
+de la faire. Quand les imaginations<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485"><sup>485</sup></a> viennent
+à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les
+pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle
+agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce
+qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que
+nous supportons avec courage et contre notre volonté,
+en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le
+libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire
+aussi que les animaux ont le libre arbitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" name="footnote485"></a><b>Note 485:</b><a href="#footnotetag485"> (retour) </a> Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], <i>imaginationes</i>. Tout ceci est emprunté à Boèce. <i>De Interp.</i>, l. III, p. 360.</blockquote>
+
+<p>Enfin, <i>la facilité naturelle</i> est celle qui ne dépend
+ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature
+des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est
+pas <i>facile</i> (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est
+ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée;
+cela est facile naturellement.</p>
+
+<p>En cette matière, il y a grande dissidence entre les
+stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis
+au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant
+éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver,
+et il n'y a de hasard que pour notre ignorance;
+l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens
+répondent que notre ignorance s'applique surtout
+aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes
+aucune nécessité constante. Le libre arbitre est,
+pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle
+l'âme est déterminée par sa nature, en sorte
+que la nécessité providentielle contraint la volonté
+même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre
+arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès
+de la volonté il faut encore le jugement de la raison.
+Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens
+la rapportent à nous, non aux choses, à notre
+puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il
+y a des choses possibles et d'autres impossibles par
+nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une
+chose, et la possibilité une autre; que le nom de
+hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un
+événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en
+effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de
+notre connaissance, ni de la nature même d'aucune
+chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on
+nous dise que l'astronomie donne la prescience
+des événements futurs; car si les hasards sont
+indépendants de la nature, inconnus même à
+la nature, comment peut-on les connaître par
+un art naturel?» On objecte aussi les inductions
+nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des
+futurs entièrement dépourvus de nécessité. <i>Les sectateurs
+de cet art</i> prétendent qu'il leur donne les
+moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire
+avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain,
+ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort
+à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé.
+«Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu,
+plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»</p>
+
+<p>Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue
+de tous les événements, ou plutôt ce destin
+qui en est la cause, disons la divine providence.
+Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements
+futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut
+s'être trompé dans les dispositions de sa providence,
+on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il
+l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût
+trompé. Cette conséquence répugne, elle est même
+abominable. Or, quand le conséquent est impossible,
+l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous
+obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et
+il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.</p>
+
+<p>Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir,
+d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune
+nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront,
+il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver,
+et non comme des conséquences forcées de la
+nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience
+comme elles arriveront dans la réalité; car
+elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence
+embrasse tout; il prévoit et que les choses
+arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi,
+pour sa providence, les événements sont plutôt soumis
+à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe
+inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que
+Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir
+est faire. Cependant il est possible que les choses
+arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles
+arrivent autrement que sa providence ne les a prévues,
+et que cependant il n'en résulte pas qu'elle
+puisse être trompée. Car si les choses avaient dû
+arriver autrement, autre eût été la providence de
+Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu
+n'aurait pas <i>cette providence</i>, mais une autre qui
+concorderait avec un autre événement. Suivant que
+la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent
+est entendue d'une façon ou d'une autre, elle
+est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle
+est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si
+l'on entend que ces mots: <i>autrement que Dieu ne l'a
+prévu</i>, sont la détermination du prédicat <i>est possible</i>,
+en ce sens qu'<i>une chose qui arrive est possible autrement
+que Dieu ne l'a prévu</i>. Car Dieu aurait toujours
+la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais
+il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la
+détermination du sujet <i>une chose qui arrive</i>, et si l'on
+dit qu'<i>une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a
+prévu est possible</i>; car c'est une proposition qui
+affirme l'impossible. <i>La chose qui arrive autrement
+que Dieu ne l'a prévu</i>, voilà le sujet dans son entier;
+<i>est possible</i>, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible
+qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive.
+La théorie de la proposition modale enseigne de quelle
+importance c'est pour le sens d'une proposition que
+les déterminations appartiennent aux prédicats ou
+appartiennent aux sujets.</p>
+
+<p>Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire
+à l'application du principe de contradiction aux
+propositions futures.</p>
+
+<p>Si de toutes les affirmations et négations il est
+nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est
+nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une
+soit et l'autre ne soit pas.&mdash;Entendez-vous qu'à une
+seule et même proposition le vrai appartienne toujours?
+cela ne peut se dire, car aucune ne conserve
+la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre
+est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt
+vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez
+pas exclusivement à une seule, si vous les
+prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit
+réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou
+qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend
+Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit
+vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une
+est nécessairement vraie, l'autre nécessairement
+fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre
+soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse.
+Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que
+l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire,
+dit Aristote<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486"><sup>486</sup></a>, que ce qui est soit quand il
+est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand
+il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout
+ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne
+soit pas. Ce n'est pas la même chose que de
+dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement;
+ou de dire absolument: tout ce qui est est
+nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" name="footnote486"></a><b>Note 486:</b><a href="#footnotetag486"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, et Boeth., <i>De Interp.</i>, edit. sec., p. 376.</blockquote>
+
+<p>Je dis: <i>Nécessairement, un combat naval aura lieu
+ou non demain.</i> Mais je ne dis pas: <i>Demain un combat
+naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement</i>; ce
+qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas
+est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même
+vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies
+qu'autant que les choses sont vraies, il est évident
+que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires
+pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement
+se comporter de même par rapport au
+principe de contradiction.</p>
+
+<p>Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations
+et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur
+fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent;
+par là seulement elles sont vraies ou fausses.
+En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement
+est quand elle est, et n'est pas quand
+elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque
+vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie,
+et une non vraie est nécessairement non vraie quand
+elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on
+puisse dire purement et simplement que toute proposition
+vraie est vraie nécessairement et que toute
+non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui
+est nécessairement ne peut être autrement qu'il est.</p>
+
+<p>«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation
+ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement
+n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de
+même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans
+les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait
+la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne
+autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement
+que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra
+être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote?
+En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre
+nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative,
+comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on
+ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait
+que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire,
+que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout
+irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des
+causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les
+choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération
+et notre action<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487"><sup>487</sup></a>. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement
+était nécessaire.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" name="footnote487"></a><b>Note 487:</b><a href="#footnotetag487"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, 10.</blockquote>
+
+<p>En définitive, voici comment le second conséquent
+peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de
+nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise,
+et si parce que la chose arrivera nécessairement
+par ces moyens, elle ne doit réellement
+pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle
+arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera
+pas nécessairement par ces moyens, proposition
+évidemment absurde. En d'autres termes, dire
+qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein
+ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que
+la délibération et le dessein n'y seront pour rien;
+mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement
+par délibération et par dessein; ce qui
+est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et
+par dessein; ce qui est nier et affirmer en même
+temps<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488"><sup>488</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" name="footnote488"></a><b>Note 488:</b><a href="#footnotetag488"> (retour) </a> <i>Dial.</i> para II, p. 280-294.</blockquote>
+
+<p>Remarquons dans cette longue digression deux
+choses, la pensée et la méthode. L'une est juste,
+l'autre singulière.</p>
+
+<p>En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause
+du libre arbitre, et il la défend par les arguments de
+fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence
+sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle;
+la volonté libre ne va pas sans un jugement;
+elle est vraiment libre, parce que c'est une force
+subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout,
+il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance
+tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc
+pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il
+ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité.
+Objection embarrassante à réfuter logiquement,
+quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une
+perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire
+tant répétée après lui: Dieu a prévu tout,
+donc il a prévu que nous nous déciderions librement,
+il sait comment nous userons de notre liberté. En
+quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à
+cette liberté même?</p>
+
+<p>Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux,
+c'est la méthode philosophique qui conduit à ces
+questions. La théorie de la proposition enseigne que
+la négation est le contraire de l'affirmation, et que
+par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse
+nécessairement. Or, il y a des propositions où le
+verbe est au futur. Le contraire de ces propositions
+est-il nécessairement faux, si elles sont vraies?
+Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur
+contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition
+générale de la proposition est vraie de toute proposition,
+c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté
+inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste.
+Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de
+ces règles:&mdash;L'antécédent posé, le conséquent
+suit,&mdash;ou&mdash;l'affirmation et la négation sont réciproquement
+opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes
+qu'en vertu du principe de contradiction.
+Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute
+chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement;
+ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement.
+Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose
+soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent,
+l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre
+n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction,
+nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité
+conditionnelle dans les choses. La nécessité naît
+dans les choses, la condition une fois remplie.
+Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas
+de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura
+nécessairement demain un combat naval, et que
+nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas
+dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas,
+ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire,
+c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative.
+Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat
+naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en
+ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi
+entendue respecte l'existence des futurs contingents.
+Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux
+propositions. Une proposition au futur comme au
+présent est nécessairement vraie ou fausse; mais
+elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire
+ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité
+de fait d'une proposition, elle ne commence à
+être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité
+réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement
+il ne sera pas non mort; c'est une nécessité
+conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive,
+le non-événement sera nécessairement faux.
+Dans la proposition, si elle est vraie, la négation
+de la proposition sera nécessairement fausse. Mais
+ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la
+proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne
+porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs
+contingents, non plus qu'à celle du libre
+arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si
+la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir
+sous la loi de la nécessité; et la condition du
+libre arbitre est à côté de la prescience. <i>Non omnis res</i>,
+dit saint Anselme, <i>est neceasitate futura, sed
+omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates
+facit volontatis libertas</i><a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489"><sup>489</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" name="footnote489"></a><b>Note 489:</b><a href="#footnotetag489"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De Concord. praescient. cum lib. arb.</i> Qu. I, c. III, p. 124.</blockquote>
+
+<p>La discussion à laquelle se livre Abélard est donc
+bonne et concluante, encore que technique et subtile.
+Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande
+importance, et qu'il y revient avec une nouvelle
+sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une
+grave question de théodicée.</p>
+
+<p>On remarquera seulement qu'ainsi que nous
+l'avons annoncé, la logique offre dans son cours
+des questions qui la dépassent et qui intéressent
+les parties les plus élevées de la philosophie. Tout
+n'est donc pas science de mots dans la dialectique.
+Au reste, nous recueillons ici une des premières
+expressions de cette théorie des futurs contingents,
+un des points les plus célèbres et les plus importants
+de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard
+est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart
+empruntés à Boèce, qui a longuement traité
+la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion,
+bien que peu originale, est forte et subtile,
+et l'on doit maintenant comprendre comment une
+question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent
+la morale; la providence divine, et par conséquent
+la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme,
+et par conséquent la religion; la grâce et la volonté,
+et par conséquent le christianisme, a pu se
+trouver tout entière dans cette simple question
+logique: Dans les jugements particuliers et futurs,
+l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement
+vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est
+au fond celle-ci: Est-il un Dieu<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490"><sup>490</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" name="footnote490"></a><b>Note 490:</b><a href="#footnotetag490"> (retour) </a> Cf. <i>Arist. Hermen.</i>, IX, XIII.&mdash;Boeth., in lib. <i>de Interpret.</i>, edit. sec., I. III, p. 367-370.&mdash;S. Anselm, <i>Op., De concord.</i>, etc., p. 123.&mdash;S. Thom.
+<i>Summ. theol.</i>, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.&mdash;Voyez aussi dans la
+troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.</blockquote>
+
+<p>Abélard termine par l'exposition du syllogisme
+ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet
+fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon,
+et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction
+qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont
+les traités du consulaire romain sur le syllogisme
+catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont
+évidemment initié à cette théorie vitale de la logique.
+Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir
+pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet
+exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires
+sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques
+ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils
+ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré,
+algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement
+condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière
+de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit
+d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était
+le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous
+ne les imiterons pas en rattachant un commentaire
+au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire
+serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne
+nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à
+dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose
+à la découverte d'Aristote<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491"><sup>491</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" name="footnote491"></a><b>Note 491:</b><a href="#footnotetag491"> (retour) </a> <i>Dial.</i> part. II, p. 305-323.&mdash;Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il
+ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il
+donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage
+dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction.
+(<i>Arist., Analyt. prior.,</i> I, 1.&mdash;Boeth., <i>Prior Analyl. Interp.</i> I, 1, p. 468.)
+Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour
+le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du parag. 8 du chapitre; des
+Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et
+c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais
+diverse pour les termes, dans Boèce. (<i>De Syll. cat.</i>, l. II, p. 599, et <i>In
+Topic. Arist.</i>, p. 662.)</blockquote>
+
+
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<i>Dialectica,</i> TROISIÈME PARTIE,
+OU LES TOPIQUES.&mdash;DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.</h3>
+
+<p>Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques
+aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration.
+Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet
+des Seconds Analytiques traité d'une manière complète.
+Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait.
+Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne
+ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder
+par les Topiques, titre de la cinquième partie de
+l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à
+fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.</p>
+
+<p>Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la
+dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui
+s'appuie sur des propositions probables ou convenues
+entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou
+d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des
+Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même,
+concerne le même sujet considéré du point de vue
+de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique;
+mais la discussion oratoire diffère de la
+discussion purement logique. La topique, depuis
+Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort
+des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a
+traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux
+de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier
+et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé <i>des Différences
+topiques</i> qui a servi de thème à celui d'Abélard.<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492"><sup>492</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" name="footnote492"></a><b>Note 492:</b><a href="#footnotetag492"> (retour) </a> Boeth., <i>In Topic. Arist.,</i> 1. VIII, p. 662.&mdash;<i>In Top. Cic.,</i> 1. VI,
+p. 767.&mdash;<i>De Diff. top.,</i> 1. IV, p. 867.</blockquote>
+
+<p>Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa
+nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les
+formes que peut prendre la discussion, de toutes les
+sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification
+est difficile à introduire entre les lieux de
+la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste
+une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené
+la première. Abélard suit Boèce; mais tout
+ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a
+presque disparu de la science. Ce n'est que dans le
+détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des
+vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être
+recueillies.</p>
+
+<p>Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a
+rien de plus important en métaphysique que ces
+deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques
+ont amplement disserté sur la substance, et au
+milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques,
+d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons
+le voile de leur diction, les questions se retrouvent
+à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer.
+Mais il n'en est pas de même de la cause.
+Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment
+négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie,
+et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on
+lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération
+des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance
+et la cause, notre attention devra
+donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page.</p>
+
+<p>La substance, considérée au point de vue des topiques,
+ou le lieu de la substance, c'est la recherche
+de la manière dont la substance doit être établie
+(elle l'est par la description on la définition), et
+dont peut être attaquée la définition ou la description
+qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué
+un lieu de la substance, lui qui a distingué un
+lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais
+il a amplement traité des lieux des définitions, et
+c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a,
+d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu
+de la substance, <i>locus a substantia</i><a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493"><sup>493</sup></a>. Il n'y a dans
+tout cela que des règles pratiques de dialectique;
+mais c'est en développant complaisamment ces
+règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer
+des difficultés de logique qui le forcent à
+regarder au fond d'une question, et à rentrer par
+une digression dans la sphère de la philosophie
+réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition,
+il rencontre les contraires, et qu'il est
+conduit à se demander quelle sorte d'opposition est
+la contrariété, et voici comment cet examen le mène
+sur le terrain de la question des universaux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" name="footnote493"></a><b>Note 493:</b><a href="#footnotetag493"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 368&mdash;Boeth., <i>de Different. topic.</i>, t. III, p. 876.</blockquote>
+
+<p>Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote,
+sont dans les mêmes genres ou dans des genres
+contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes.
+Ainsi le noir et le blanc sont dans le même
+genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de
+deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le
+bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce
+dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le
+mal appartiennent au même prédicament, la qualité,
+et l'on peut généraliser cette remarque en disant que
+les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments
+différents. «Si des contraires l'un est de la
+qualité, les autres en seront aussi<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494"><sup>494</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" name="footnote494"></a><b>Note 494:</b><a href="#footnotetag494"> (retour) </a> <i>Aristot. Categ.</i>, VIII et XI, et Boeth., <i>In Praed.</i>, I. IV, p. 185 et 200.</blockquote>
+
+<p>On pourrait trouver des espèces contraires qui ne
+sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires.
+Ainsi certaines actions sont contraires à certaines
+passions, sans appartenir à des genres contraires,
+comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote
+lui-même regarde comme deux contraires du genre
+<i>agir</i>. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que
+la tristesse soit en général passive, s'attrister peut
+être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien
+actifs. Alors s'attrister devient une action comme
+se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre
+actions ou entre passions.</p>
+
+<p>«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent
+les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la
+contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien
+de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité,
+ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent
+les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le
+texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la
+contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu,
+la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous
+n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à
+d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, <i>quae
+latina non novit eloquentia</i>. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments
+qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles
+aux contraires.</p>
+
+<p>«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment
+adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui
+met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique,
+en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en
+essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et
+l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et
+le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre,
+aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et
+le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les
+choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent
+à des prédicaments différents, comme, par exemple, la
+blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui
+constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la
+substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont
+divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi
+bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces
+seules de la substance sont constituées par les différences, et
+que les autres espèces ne subsistent que par la matière<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495"><sup>495</sup></a>. Mais si la
+matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se
+concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès
+qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du
+blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir;
+mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre
+supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou
+de forme n'exclut pas la contrariété<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496"><sup>496</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" name="footnote495"></a><b>Note 495:</b><a href="#footnotetag495"> (retour) </a> Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le <i>Liber Partium</i>.» On
+suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" name="footnote496"></a><b>Note 496:</b><a href="#footnotetag496"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 397-400.</blockquote>
+
+<p>Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il
+paraît qu'elle était établie dans une portion de la
+première partie qui nous manque; mais elle est dirigée
+contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans
+toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle
+et identique, uniquement diversifiée par les
+formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose
+de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci
+seules, identiques dans leur matière, sont constituées
+espèces par les différences; mais les autres
+espèces, celles de la quantité, de la relation, etc.,
+ne subsistent que par leur matière, et conséquemment,
+elles n'ont point une matière essentielle et
+identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans
+un genre semblable. En un mot, dans les espèces de
+la substance, la substance ne peut jamais être autre
+que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier.
+Dans les autres espèces, il peut y avoir
+ressemblance et communauté de genre; mais quoique
+le blanc et le noir soient de même genre, le
+blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence
+identique; il n'existe pas une même matière
+essentielle qui soit la couleur; une simple similitude
+de genre unit le blanc et le noir.</p>
+
+<p>Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait
+que l'idée de substance est l'idée de quelque
+chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut
+être diversifié que par les attributs qui lui déterminent
+une essence, tandis que dans ces attributs
+mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté
+ou ressemblance dans la conception générique
+que nous en formons; d'où il suit que des attributs
+sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et
+en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes.
+Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a
+le noir, il y a le blanc.</p>
+
+<p>Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins
+près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui.
+Il y a en dialectique des lieux communs des causes;
+ils sont classés parmi les lieux des conséquents de
+la substance, <i>ex consequentibus substantiam</i>, et pour
+savoir comment peut se discuter tout raisonnement
+qui roule sur les causes, il faut connaître quelles
+sont les causes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497"><sup>497</sup></a>. Abélard établit une division des
+causes que Boèce donne assez confusément, en suivant
+la Métaphysique ou la Physique plutôt que la
+Logique d'Aristote<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498"><sup>498</sup></a>, et il commente cette division
+avec développement. Il est remarquable que chez lui
+et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses
+modes plus que dans son principe. La causalité n'a
+été bien comprise que des modernes, et peut-être
+encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes
+dans le sein de cette idée primitive et nécessaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" name="footnote497"></a><b>Note 497:</b><a href="#footnotetag497"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, part. III. p. 410-414.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" name="footnote498"></a><b>Note 498:</b><a href="#footnotetag498"> (retour) </a> <i>Arist. Analyt. prior.</i>, II, XI.&mdash;<i>Met.</i>, IV, II, et <i>Phys.</i>, II, III.&mdash;Boeth.,
+<i>De Interp.</i>, ed. sec., p.453.&mdash;<i>In Top. Cic.</i>, l. II, p. 778 et 784; l. V,
+p. 834.&mdash;<i>De Differ. topic.</i>, l. II, p. 809.</blockquote>
+
+<p>Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause
+efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la
+cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui
+meut, celle qui opère, celle enfin qui produit
+l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant
+le mouvement qui change le fer en lame;
+mais l'action et la nature de cette cause seront mieux
+comprises après que nous aurons parlé des trois
+autres.</p>
+
+<p>La cause matérielle est ce dont la chose est faite,
+non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume
+ni le marteau. La matière est l'élément immédiat
+de la substance. Ainsi la farine ne doit pas
+être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y
+trouve point à l'état de farine; la matière du pain,
+c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain
+(<i>micae</i>). Seulement, parmi les composés, les uns
+ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau
+ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau
+ou toit; les autres sont nés avec leur matière,
+comme les quatre éléments, créés les premiers pour
+devenir la matière des corps. Les composés de cette
+nature, aucune matière préexistante ne les a précédés;
+tels les accidents naissent avec la matière à
+laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière
+ait ou non précédé le matériel, proprement le <i>materié</i><a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499"><sup>499</sup></a>,
+elle le crée matériellement, elle le fait être;
+elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal
+qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui
+reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est
+pas une chose autre que l'homme même; les pierres
+et les bois qui sont constitués sous forme de maison
+ne sont pas une chose autre que la maison même.
+Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la
+même chose que le tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" name="footnote499"></a><b>Note 499:</b><a href="#footnotetag499"> (retour) </a> <i>Materiatum</i>. Dans la terminologie de la science, le <i>matérié</i> est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire
+une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.</blockquote>
+
+<p>La forme n'est pas proprement composante dans
+l'essence, mais, en survenant à la substance, elle
+complète l'effet, elle achève la production, et c'est
+là la cause formelle. Aucune substance ne peut être
+composée sans matière ni se constituer sans forme.
+Cependant on ne doit admettre au titre de cause que
+la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance,
+et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli,
+point de chose effective produite. Ainsi les
+formes accidentelles, comme la blancheur dans
+Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent
+du sujet, elles lui sont postérieures, elles
+n'existent que par lui; c'est le caractère de tout
+accident.</p>
+
+<p>La cause finale est le but; percer est la cause
+finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette
+cause précède en tant que cause; car elle est la fin
+à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause
+de la guerre; et cependant la guerre doit précéder
+la victoire.</p>
+
+<p>Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui,
+opérant sur une matière donnée, imprime par cette
+opération sa forme à la chose à former, comme le
+forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père
+n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente
+de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est
+le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause
+efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur
+laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice
+n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer,
+c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan
+suprême. Quant aux créations des hommes,
+ce ne sont que des combinaisons de substances déjà
+créées. C'est dans cette limite que les hommes sont
+<i>efficients</i>; c'est une création improprement dite. Plus
+exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme
+ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour
+la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu
+qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine,
+et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant
+l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans
+une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire
+fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De
+Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme
+le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen
+des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles
+il faut distinguer seulement le mouvement de substance
+et le mouvement de quantité<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500"><sup>500</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" name="footnote500"></a><b>Note 500:</b><a href="#footnotetag500"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 414-422.</blockquote>
+
+<p>Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est
+engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou
+dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle
+prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un
+corps devient vivant, ou prend la substance
+de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se
+corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle,
+comme lorsque le corps vivant meurt ou
+devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance
+se partage en génération et en corruption, l'une
+l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance.
+Le premier mouvement ne dépend que du créateur;
+le second paraît dépendre de nous, puisque nous
+pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois
+en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de
+vue, la génération nous serait également soumise;
+car, en dissolvant une substance, nous en produisons
+une autre, et toute corruption engendre; la
+mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons
+à la fois corrompre et engendrer, détruire et
+produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en
+ce qui touche les générations qui ne sont pas premières.
+Car pour les créations premières des choses,
+dans lesquelles non-seulement les formes, mais les
+substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple,
+lorsque l'être a été donné pour la première fois
+aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées
+qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions
+correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet
+anéantir la substance d'un corps.</p>
+
+<p>Les créations sont celles par lesquelles les matières
+des choses ont commencé d'exister sans matière
+préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse
+dit: <i>Dieu créa le ciel et la terre</i>. Il y enferma la matière
+de tous les corps, ou mieux les éléments qui
+sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point
+les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun
+à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il
+mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts
+tirèrent leur nom des principes élémentaires
+qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de
+la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le
+feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément
+igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément
+aquatique, et la terre de la pesanteur, de la
+dureté de l'élément terrestre.</p>
+
+<p>Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu,
+par l'addition d'une forme substantielle, fait passer
+dans un nouvel être une matière déjà créée, comme
+lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre.
+Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une
+différence de forme, et ce n'est que dans la forme
+substantielle que semble changer la nature de la
+substance; ces créations postérieures paraissent soumises
+à la génération et à la corruption. Moïse dit
+avec raison: «le Seigneur <i>forma</i> l'homme,» et non
+pas <i>créa</i>, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une
+création par la forme et non d'une création première<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501"><sup>501</sup></a>.
+Dans cette seconde création, la matière de
+la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement
+de génération, en ce que Dieu lui donnait les
+formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité,
+et le reste, ou le mouvement de l'altération
+(corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé.
+Mais les créations même du second ordre ne sont
+pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les
+autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du
+foin est placée dans la fournaise pour être convertie
+en verre, notre action n'est pour rien dans la création
+du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement
+sur la nature des choses par nous préparées, et <i>pendant
+que nous ignorons la physique</i>, il fait une nouvelle
+substance. Mais dès que le verre a été divinement
+créé, c'est par notre opération qu'il est formé
+en vases divers; de même que nous construisons une
+maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne
+créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune
+création ne nous est donc permise; un père lui-même
+n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens
+qu'une partie de sa substance est, par l'opération
+divine, amenée à produire une nature humaine. La
+corruption seule ou altération peut paraître dépendre
+de nous, car il est en tout plus facile de détruire que
+de composer, nous pouvons plus aisément nuire que
+servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que
+le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le
+pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération
+de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant
+il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du
+ressort de la corruption; rien n'est donné en substance,
+ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons
+le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la
+crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé.
+La négation n'est pas là privation. La négation
+résulte de la corruption; la forme de la privation
+résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir
+que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions
+rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas
+moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement,
+il est possible que ce que nous faisons l'y
+amène un peu plus vite.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" name="footnote501"></a><b>Note 501:</b><a href="#footnotetag501"> (retour) </a> Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux
+du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre:
+«De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus
+hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour
+la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui
+est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'<i>Hexameron</i>.
+Voy. au l. III du présent ouvrage.</blockquote>
+
+
+<p>«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération,
+ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières
+que dans les créations dernières. Dans les créations de la
+nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas
+un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle
+qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon
+que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou
+spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de
+formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux
+genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments
+pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces,
+comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter
+une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence
+matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité
+de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le
+changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des
+espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de
+la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité
+de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces
+sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons
+comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que
+l'opération divine a composées en nature de substance<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502"><sup>502</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" name="footnote502"></a><b>Note 502:</b><a href="#footnotetag502"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 418.</blockquote>
+
+<p>Le mouvement de quantité est de deux sortes,
+mouvement d'augmentation, mouvement de diminution.
+L'augmentation et la diminution résultent d'une
+jonction de parties, et la comparaison seule manifeste
+l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à
+la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la
+largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par
+rapport au nombre que le mouvement de quantité
+dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération
+humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait
+entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la
+largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont
+autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre
+action, et nous ne pouvons rien que multiplier le
+nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi
+nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à
+des bois pour une construction. Notre création n'est
+jamais que de la composition. Les choses ainsi composées
+sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre,
+non par création naturelle. Cependant il ne faut
+pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages
+ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels
+que ceux de <i>peuple</i>, de <i>troupeau</i>, etc. En effet il
+faut l'union des parties de la maison pour qu'il y
+ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées,
+les unités des collections conservent leur propriété
+de former une collection. L'unité d'un homme qui
+réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à
+Rome forment un binaire. La pluralité des unités
+suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes,
+pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de
+l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire
+pour former la maison et le navire, et même
+cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a
+qu'une qui constitue le navire ou la maison.</p>
+
+<p>Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique
+pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique.
+Abélard ne se contente plus de discuter logiquement
+des idées; il s'efforce de retracer la génération
+des choses. Pour le fond; il emprunte encore
+à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne
+connaissait pas, mais dont les principes se trouvent
+rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires
+de Boèce. Seulement, il porte dans son
+exposition une clarté et une méthode qui sont bien
+à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé
+le système. Ce qui donne à ces passages un
+intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction
+avec les opinions communément attribuées à notre
+auteur touchant les universaux. Il nous y donne la
+génération réelle des genres et des espèces. Ici point
+de trace de conceptualisme, ni de nominalisme.
+Les genres et les espèces ne sont admis que pour les
+choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent
+de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux,
+les arbres, et non pas les armées, les tribunaux,
+les nobles, etc. La distinction des genres et des
+espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle
+est produite par ce mouvement de la substance qui
+interrompt l'identité et fait succéder une nature
+essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce
+mouvement se résout dans la survenance de la différence;
+mais la différence est substantielle, et dans
+toutes les transitions d'un degré ontologique à un
+autre, c'est une forme substantielle qui survient
+et qui agit comme cause altérante et productrice.
+Il me semble que nous avons ici la physique des
+genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme.
+On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une
+seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause
+et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote:
+c'est l'idée de la création.</p>
+
+
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<i>Dialectica</i>, QUATRIÈME
+ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE
+LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION.</h3>
+
+
+<p>Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les
+Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour
+copier en tout son maître, il a voulu donner le même
+titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a
+pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la
+démonstration, il s'est surtout occupé des matières
+comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme
+hypothétique<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503"><sup>503</sup></a>. Rien de bien essentiel n'est à remarquer
+dans cette partie; passons immédiatement à la
+cinquième, ou au <i>Livre des divisions et des définitions</i>.
+Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur
+les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard
+il tient la place des Arguments sophistiques, cette
+dernière partie de l'Organon<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504"><sup>504</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" name="footnote503"></a><b>Note 503:</b><a href="#footnotetag503"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p.
+434-449.&mdash;Boeth. <i>Op.</i>, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" name="footnote504"></a><b>Note 504:</b><a href="#footnotetag504"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.&mdash;Boeth., <i>De Divis.</i>, p. 638. <i>De Diffin.</i>, p. 648.</blockquote>
+
+<p>«Le talent de diviser ou définir est non-seulement
+recommandé par la nécessité même de la science,
+mais encore enseigné soigneusement par plus d'une
+autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons
+religieusement leurs traces; nous sommes excité
+à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt,
+frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection
+des écrits antiques n'a pas été si grande en
+effet que la science n'ait nul besoin de notre travail.
+La science ne peut s'accroître chez nous autres
+mortels au point de n'avoir plus de progrès à
+faire. Or comme les divisions viennent naturellement
+avant les définitions, puisque celles-ci tirent
+de celles-là leur origine constitutive, les divisions
+auront la première place dans ce traité, les
+définitions la seconde<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505"><sup>505</sup></a>.» Ainsi la division est une
+analyse dont la définition est comme la synthèse.
+C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote,
+peu favorable à la division, peut-être parce que
+Platon l'employait volontiers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506"><sup>506</sup></a>. Aristote ne trouve
+rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif,
+dans cette énumération des parties, des modes,
+des espèces ou des cas, qu'on appelle la division,
+et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite.
+Mais si la division est bonne, la définition est
+valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir
+mutuellement de moyen de contrôle et de garantie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" name="footnote505"></a><b>Note 505:</b><a href="#footnotetag505"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 450.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" name="footnote506"></a><b>Note 506:</b><a href="#footnotetag506"> (retour) </a> <i>Analyt. prior.</i>, I, XXXI.&mdash;<i>Analyt. post.</i>, II, V.</blockquote>
+
+<p>On entend donc ici par la division celle dont Boèce
+a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de
+la définition<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507"><sup>507</sup></a>. «Nous entreprenons de traiter des
+divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà
+caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces
+leçons, qu'on ne le regrette pas (<i>non pigeat</i>).»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" name="footnote507"></a><b>Note 507:</b><a href="#footnotetag507"> (retour) </a> _De Div._, p. 643.</blockquote>
+
+<p>La division substantielle, ou <i>secundum se</i>, est la
+division du genre en espèces, du mot en significations,
+ou du tout en parties. La division selon l'accident
+est celle du sujet en ses accidents, de l'accident
+en ses sujets, ou la division de l'accident
+par le coaccident.</p>
+
+<p>La première division substantielle, celle du genre
+en espèces, est comme celles-ci: <i>La substance est ou
+corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le
+corps inanimé</i>.</p>
+
+<p>La division du mot est celle qui découvre les diverses
+significations d'un mot, ou qui montre qu'un
+mot signifiant une même chose a diverses applications.
+Dans le premier cas, elle explique l'équivoque
+d'un nom: <i>Le chien est le nom d'un animal qui aboie,
+d'une bête marine</i> (chien de mer), <i>et d'un signe céleste</i>.
+Dans le second, on divise un mot selon ses
+modes ou ses applications modales: <i>Infini se dit ou
+du temps, ou du nombre, ou de la mesure</i>.</p>
+
+<p>La division du tout a lieu, quand le tout est divisé
+en ses propres parties soit constitutives, soit <i>divisives</i>.
+Que nous disions: <i>La maison est en partie
+murs, en partie toit, en partie fondation</i>, ou bien:
+<i>L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou</i> etc., nous faisons
+<i>une division du tout</i> ou <i>par le tout</i> (<i>totius</i> ou <i>a
+toto</i>); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de
+l'universel; l'une se fait en parties constitutives,
+l'autre en parties divisives.</p>
+
+<p>Commençons par la division du genre en ses espèces
+les plus prochaines<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508"><sup>508</sup></a>. Celle-ci peut être aisément
+confondue avec la division par différence;
+mais dans la division en espèces par les différences,
+il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des
+formes des espèces. Ainsi l'<i>animal est ou homme, ou
+quadrupède, ou oiseau</i>, etc., est une division du
+genre en espèces; l'<i>animal est ou homme ou non-homme</i>,
+est une division par opposition; l'<i>animal est
+ou rationnel ou non rationnel</i>, une définition par différence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" name="footnote508"></a><b>Note 508:</b><a href="#footnotetag508"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 464.</blockquote>
+
+<p>Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point.
+Par différences faut-il entendre les formes des espèces,
+ou seulement de simples noms de différences,
+qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms
+spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que
+<i>rationnel</i> équivaudrait à <i>animal rationnel</i>, <i>animé</i> à
+<i>corps animé</i>? Les noms des différences contiendraient
+ainsi, non-seulement la forme, mais la matière,
+c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit
+Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume.
+Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens,
+pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le
+nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans
+une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait
+de la différence, mais fût posé comme le
+nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant
+lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en
+accidents, les différences ne lui paraissant plus
+alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents.
+C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence,
+entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce
+mot de Porphyre: <i>Par les différences nous divisons
+le genre en espèces</i><a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509"><sup>509</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" name="footnote509"></a><b>Note 509:</b><a href="#footnotetag509"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph. a se transl.</i>, l. IV, p. 81.</blockquote>
+
+<p>Par un plus grand abus, il employait le nom <i>infini</i>
+(indéterminé) pour désigner l'espèce opposée.
+Ainsi, il disait: <i>La substance est ou le corps ou le
+non-corps</i>. <i>Non-corps</i> pour lui ne désignait que l'espèce
+opposée à corps; ce terme infini par signification
+n'était plus qu'un nom substantif et spécial<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510"><sup>510</sup></a>.
+Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les
+noms des différences ou les noms infinis pour ceux
+même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,»
+c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient
+le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde
+aux différences? Il ne voulait pas non plus que la
+simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il
+disait: «La négation par elle-même ne constitue
+point une véritable espèce.» <i>Le non-homme, le non-corps</i>
+n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent
+les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent.
+Quant aux noms des différences, ils ne sont
+pas substantifs au sens des noms de substances,
+mais ce sont des noms <i>pris des différences</i>, c'est-à-dire
+les différences prises substantivement; car ce
+que la scolastique appelle des <i>noms pris</i> revient aux
+noms abstraits des modernes, quand ces noms ne
+sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi,
+de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il
+la définition des espèces, par la jonction du nom <i>divisant</i>
+de la différence au nom <i>divisé</i> du genre<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511"><sup>511</sup></a>. Cela
+veut dire que si l'on divise le genre <i>animal</i> en <i>rationnel</i>
+et <i>irrationnel</i>, ce qui est le diviser par différence,
+la jonction du genre <i>animal</i> et de la différence
+<i>rationnel</i>, ou l'expression l'<i>animal rationnel</i>,
+sera la définition de l'espèce <i>homme</i>; en sorte que
+c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la
+division du genre convient à la définition de l'espèce.
+Or, cela ne se peut dire que de la division du genre
+par les différences. Si <i>différence</i> équivalait à <i>espèce</i>,
+cela signifierait que la division du genre en espèces
+définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour
+cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les
+différences qui divisent le genre sont toutes appelées
+différences spécifiques<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512"><sup>512</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" name="footnote510"></a><b>Note 510:</b><a href="#footnotetag510"> (retour) </a> Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des
+choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis
+que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces;
+par exemple, le <i>non-animal</i> est un nom infini, car il s'applique à
+la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a,
+comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend
+ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle <i>unendlich</i>. (<i>Crit.
+de la rais. pure, Analyt. trans.</i>, l. I, c. I, sect. II.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" name="footnote511"></a><b>Note 511:</b><a href="#footnotetag511"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 642.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" name="footnote512"></a><b>Note 512:</b><a href="#footnotetag512"> (retour) </a> [Grec: Eidopoioi], Porph. <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 86.</blockquote>
+
+<p>«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus
+prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues,
+et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division
+du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les
+plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du
+moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses,
+deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours
+les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela
+ne se peut toujours faire, c'est disette de noms.</p>
+
+<p>«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique
+qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et
+non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection
+tirée de la relation.</p>
+
+<p>«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines,
+la relation (<i>ad aliquid</i>) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines
+de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car
+bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins
+subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies
+de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les
+relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel.
+Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif;
+car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature
+tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513"><sup>513</sup></a>. Par la même raison,
+les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne
+peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses
+d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut
+avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un
+même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle
+<i>une seule négation pour une seule affirmation</i><a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514"><sup>514</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" name="footnote513"></a><b>Note 513:</b><a href="#footnotetag513"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>&mdash;Aristote ne pose pas le principe d'une manière
+absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston
+alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et
+cela est vrai de la plupart.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" name="footnote514"></a><b>Note 514:</b><a href="#footnotetag514"> (retour) </a> [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., <i>De Int.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>De Int.</i>, ed. sec., p. 352.</blockquote>
+
+<p>«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces
+subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent
+simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est
+subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne
+peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à
+celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle
+qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces
+subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et
+postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une
+de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi
+antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant
+comme le genre du relatif à une espèce contemporaine<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515"><sup>515</sup></a>, est l'antérieur
+de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce
+contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en
+sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure
+à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si
+nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons
+l'ordre par celte figure:</p>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Relation</p>
+<p class="i2">B. C.</p>
+<p>D. F. G. L.</p>
+ </div> </div>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" name="footnote515"></a><b>Note 515:</b><a href="#footnotetag515"> (retour) </a> <i>Conquaero</i>, qui n'est ni antérieure ni postérieure.</blockquote>
+
+<p>«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs
+(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général
+<i>relation</i>, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur
+à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec
+C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son
+espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il
+est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que
+dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout
+le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement,
+puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à
+C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L,
+emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une
+fois détruit, tant B que C est détruit, et la <i>relation</i> avec eux. Mais
+plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et
+que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres,
+soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi
+G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines.
+Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément
+exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement;
+et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais
+si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no
+coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à
+une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre
+existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il
+arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car
+une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de
+celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle
+est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement
+le fils.</p>
+
+<p>«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les
+genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons
+que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives
+entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant
+qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre
+suprême (comme le sont les espèces de l'<i>animé</i> et de l'<i>inanimé</i> entre
+elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence
+de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus
+prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine
+(comme les espèces du <i>corps</i> aux espèces de l'<i>esprit</i>), cette
+nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du
+prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux
+espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne
+faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas
+regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516"><sup>516</sup></a> soutient
+dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée
+de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut,
+à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette
+règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance.
+Il en est de même peut-être de l'autre règle<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517"><sup>517</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" name="footnote516"></a><b>Note 516:</b><a href="#footnotetag516"> (retour) </a> Boèce.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" name="footnote517"></a><b>Note 517:</b><a href="#footnotetag517"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 458-460.</blockquote>
+
+<p>On aura remarqué cette argumentation qui peut
+être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique.
+La singularité en sera plus frappante si
+nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs
+de notre temps.</p>
+
+<p>La division est l'origine et comme le fond de la
+définition. Soit par exemple cette définition de
+l'homme, <i>l'homme est un animal raisonnable</i>, elle
+suppose cette division, <i>l'animal est ou raisonnable
+ou non raisonnable</i>. C'est une division, c'est-à-dire
+une proposition dans laquelle le sujet est divisé en
+deux classes par deux attributs; et c'est une division
+par différences, en ce que ces attributs sont
+différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement
+dites, non de simples distinctions modales,
+mais des <i>différences spécifiques</i>: c'est l'expression de
+la science.</p>
+
+<p>La division par différences doit se faire par les
+différences les plus prochaines. Admettez plusieurs
+espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et
+les autres cinq; le genre <i>animal</i> ne devrait pas être
+divisé par ces différences; car elles sont éloignées,
+elles constituent des sous-espèces, et non les espèces
+du genre <i>animal</i>; la différence prochaine ou la plus
+prochaine, ici c'est la <i>raison</i>.</p>
+
+<p>La différence prochaine, celle qui divise immédiatement
+le genre, est celle qui le fait le mieux
+connaître, celle qui touche de plus près la nature;
+c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a
+deux espèces prochaines<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518"><sup>518</sup></a>, parce qu'il veut que toute
+division soit à deux membres, toute division triple
+ou quadruple pouvant se ramener à la division
+par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir
+se faire en deux membres, c'est que les langues
+n'offrent pas toujours les deux noms des <i>divisants</i>
+et surtout des deux différences spécifiques
+d'un même genre. Dans l'exemple, la <i>raison</i> est une
+des différences spécifiques; nous serions embarrassés
+pour nommer l'autre en français. Le latin assez
+barbare des scolastiques dit <i>rationale, irrationale</i>;
+le substantif abstrait répondant à <i>irrationale</i> ce serait
+la <i>non-raison</i>. Il serait facile de trouver des
+exemples pour lesquels la langue nous ferait encore
+plus défaut; mais si la division du genre en
+deux espèces prochaines est toujours possible, sans
+toujours être exprimable, il suit que les espèces
+existent indépendamment d'un nom qui les désigne.
+Elles existent sans les mots qui les nomment. Que
+devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne
+soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard
+dirige en passant contre Roscelin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" name="footnote518"></a><b>Note 518:</b><a href="#footnotetag518"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 643.</blockquote>
+
+<p>Les modernes répondraient que les espèces peuvent
+exister dans l'esprit sans être nommées, que
+toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms,
+et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai
+comme principe idéologique, sans qu'il en résulte
+aucun préjugé en faveur de la réalité objective des
+espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable?
+Les individus seuls sont réels. Ces individus
+semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés
+par des différences ou ressemblances essentielles ou
+accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence,
+en sorte que les genres et les espèces sont
+des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences
+et les ressemblances des individus, seules
+réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout
+réellement en individus. Il n'y a point de réalité
+autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la
+classe; il n'y a point <i>l'homme, l'animal</i>; il y a <i>des
+animaux, des hommes</i>. Les genres et les espèces ne
+sont donc que des idées, et comme les idées en
+général ne se constatent et ne se fixent que par
+leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement
+à l'intelligence, on peut regarder les espèces
+comme des noms, ne correspondant à aucune réalité
+substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la
+réunion des individus; et en ce sens on peut aller
+jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms.
+Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme
+éclairé.</p>
+
+<p>A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester
+vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne
+fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans
+que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en
+fallût conclure que les espèces hors des individus
+soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard
+ne procède pas ainsi; il attaque le principe de
+Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction
+que ce principe fournit en faveur du réalisme;
+voici par quel argument de métier il pense
+le détruire.</p>
+
+<p>Si deux espèces prochaines épuisent la division
+de tout genre, la règle est applicable au genre <i>relation</i>.
+La <i>relation</i> est un genre supérieur, de ceux
+qu'Aristote appelle <i>generalissima</i>, car c'est le troisième
+prédicament. Or, quelles sont les deux différences
+prochaines qui divisent le genre <i>relation</i>? La
+difficulté de le dire peut prouver seulement que les
+noms des deux espèces prochaines du genre <i>relation</i>
+manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point
+dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles
+peuvent être dans la nature et manquer dans le
+langage. Mais c'est une règle de logique que tous
+les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les
+<i>ad aliquid</i> sont <i>simul</i>, [Grec: pros ti
+hama tae physei einai], ce qui
+signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens
+que si une chose est relative à une autre, il faut
+bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont
+donc nécessairement corrélatives et simultanées.
+L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation
+ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition
+de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les
+deux espèces prochaines qui divisent complètement le
+genre <i>relation</i>, étant les deux espèces fondamentales
+de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles
+avec la <i>relation</i>, leur genre suprême? Mais c'est un
+principe que le genre suprême est antérieur aux espèces,
+qu'il a la priorité sur elles; et si la <i>relation</i>,
+genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs,
+leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils
+être simultanés avec elle? Cela répugne.
+Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs
+peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne
+sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont
+subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur
+sont subordonnées, elles viennent après les premières,
+qui ne peuvent être simultanées avec celles
+qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui
+ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple,
+l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D
+subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que
+celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée
+à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané
+avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur
+à B, et par conséquent A est antérieur à D
+comme B, et postérieur à B comme D. Et de même,
+B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur
+à A comme C. Sans plus de développement,
+la contradiction apparaît.</p>
+
+<p>Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême
+<i>relation</i> sont-elles simultanées l'une avec
+l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément
+des deux genres qui divisent chacune d'elles,
+et des espèces subordonnées qui divisent chacun de
+ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions
+en deux relatifs. Et comme il y a solidarité
+entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux
+<i>divisants</i> supposent le divisé, un seul relatif à un
+degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres;
+et conséquemment, il pourrait arriver, par
+exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet
+entraînât nécessairement l'existence de la relation
+de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est
+évidemment absurde<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519"><sup>519</sup></a>.</p>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" name="footnote519"></a><b>Note 519:</b><a href="#footnotetag519"> (retour) </a> Supposez que le prédicament <i>relation</i> ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons
+<i>celui de qui on dépend</i>, et la seconde, <i>celui qui dépend</i>. Elles seront corrélatives
+et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui
+la divisent <i>la cause</i> et <i>le supérieur</i>, la seconde, <i>l'effet</i> et <i>l'inférieur</i>. <i>Cause</i> et
+<i>supérieur</i> ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils
+divisent. <i>Effet</i> et <i>inférieur</i> ne le sont pas davantage; mais ils divisent un
+même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple <i>supérieur</i>
+en <i>père</i> et en <i>maître</i>, <i>inférieur</i> en <i>fils</i> et en <i>esclave</i>. Or <i>supérieur</i>,
+quoique de genre différent, sera relatif à <i>inférieur</i> et simultané avec lui, et
+réciproquement. <i>Père</i>, espèce appartenant à un autre genre que <i>fils</i>, sera
+relatif et simultané avec <i>fils</i>, comme <i>maître</i> avec <i>esclave</i>, bien qu'appartenant
+à des espèces de genres divers. Or, si <i>père</i> est relatif à <i>fils</i>, ils sont
+nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire
+l'existence de toutes les autres. Car <i>fils</i> étant rendu nécessaire par
+<i>père</i>, rend nécessaire <i>inférieur</i>, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci,
+son autre sous-espèce <i>esclave</i>, puisque (c'est la supposition) ces deux
+sous-espèces <i>fils</i> et <i>esclave</i> divisent exactement leur espèce <i>inférieur</i>. J'en
+dis autant de <i>père</i> et de <i>maître</i> par rapport à <i>supérieur</i>. Mais <i>supérieur</i> et
+<i>inférieur</i> à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est
+divisé par <i>supérieur</i> et par <i>cause</i>, l'autre par <i>inférieur</i> et par <i>effet</i>, et comme
+<i>inférieur</i> et <i>supérieur</i> sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et
+de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles
+chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs,
+tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les
+plus prochaines du genre le plus général, la <i>relation</i>. Ainsi les rapports dialectiques
+de toutes ces branches de la <i>relation</i> établissent une liaison ou
+solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence
+du <i>fils</i> ne fait rien à celle de <i>l'esclave</i>, celle du <i>père</i> rien à celle du
+<i>maître</i>, celle du <i>supérieur</i> rien à celle de la <i>cause</i>.</blockquote>
+
+
+<p>Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient
+la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard,
+qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les
+prédicaments; et la règle ne doit être appliquée
+qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que
+son autre règle: «toute espèce est constituée de la
+matière du genre par la forme de la différence,»
+n'est vraie que des espèces de la substance.</p>
+
+<p>On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il
+s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme.
+Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé
+contre l'autorité, contre une règle de Boèce.
+Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur
+l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à
+ceci: la règle <i>tout genre se divise en deux espèces
+prochaines</i> est inconciliable avec cette autre règle <i>les
+relatifs sont simultanés</i>. Voilà comme le raisonnement
+scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même
+quand il attaque l'autorité.</p>
+
+<p>En admettant que le genre <i>substance</i> se divise en
+deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en
+est de même du genre <i>relation</i>; il traite hypothétiquement
+la relation comme la substance; et attendu
+que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie,
+suppose que les espèces sont des choses et non des
+mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore
+même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer,
+il suit que, si elle est vraie pour la relation
+comme pour la substance, les espèces de la relation
+sont des choses comme celles de la substance. Mais,
+en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles
+être des choses? Quelle valeur peut avoir
+un argument qui donne aux relations la même réalité
+qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance
+à réaliser indûment des abstractions? On
+voit comment la scolastique, si peu ontologique
+dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu
+sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans
+une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et
+abuse l'intelligence.</p>
+
+<p>Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard
+en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes.
+Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont
+ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il
+l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité.
+Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute
+il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y
+a maître; mais la science est relative à son objet, et
+l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement
+la science existe. De même, l'objet senti est
+antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout
+au plus que si on l'applique à la relation en acte,
+non à la relation en puissance. La relation actuelle
+exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce
+de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre
+<i>relation</i>? Le rapport des espèces prochaines aux
+genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres
+espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique,
+catégorique? cela ne conduirait-il pas à
+cette idée outrée que tout rapport est un rapport
+nécessaire? La catégorie de relation est le rapport
+nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement
+le rapport de simultanéité. De A à B
+il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B
+existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir
+de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement
+antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B
+soient ensemble ou simultanés, quoique A étant
+donné, il en résulte nécessairement un rapport possible
+avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B
+étant donné, il en résulte nécessairement un rapport
+nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas
+exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs
+et ne sont pas simultanés.</p>
+
+<p>Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés,
+est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer
+aux choses unies par le rapport d'espèces à
+genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou
+de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la
+définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là.
+Le genre est logiquement antérieur aux
+espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne
+les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles.
+Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore
+des animaux. De même, point de relation nécessaire
+entre l'espèce <i>homme</i> et les espèces des
+plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des
+poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou
+des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui
+est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé
+par deux espèces prochaines, poser l'une comme
+espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y
+a dans le genre animal une espèce <i>raisonnable</i>, sans
+dire implicitement qu'il y a une espèce <i>non raisonnable</i>.
+S'il n'y avait que l'espèce <i>raisonnable</i>, il n'y
+aurait pas de différence entre le genre <i>animal</i> et l'espèce
+<i>homme</i>. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal
+ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si
+l'homme a été créé après les autres animaux, le genre
+animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre
+ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et
+quoique la race humaine ne pût naître sans que
+la division possible du genre devînt nécessairement
+actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire
+sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent
+réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce
+humaine et le reste des animaux, en dépit
+du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous
+les animaux ne coexistent pas nécessairement dans
+la nature.</p>
+
+<p>Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou
+ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un
+genre comme de véritables relatifs. Au reste, la
+question n'est pas si un genre se divise en deux
+relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux
+espèces.</p>
+
+<p>Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre
+autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux
+espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une
+division verbale, soit. Posez une espèce du genre,
+vous aurez certainement en regard de cette espèce
+tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence
+spécifique. On peut toujours dire que le
+genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui
+ne l'a pas; mais le second membre de la division
+n'est pas nécessairement une espèce proprement dite.
+Ce peut être la collection formée momentanément par
+l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence;
+ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation.
+Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils
+nécessairement une espèce proprement
+dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles
+diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et
+spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable?
+Toute importante qu'est la division par l'affirmation
+et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez
+significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction,
+comme parle la logique moderne, qu'une
+division scientifique. Par exemple, si l'on disait:
+<i>Tout être est créateur, incréé ou créé</i>, on ferait une
+division à trois membres et qui pourrait avoir une
+véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire
+une division par espèces à deux membres; il suffit
+pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier.
+Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par
+là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur
+et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre
+la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le
+créé ne sera pas une espèce proprement dite. On
+aura cependant une division à deux membres, et
+qui comprendra tout le genre.</p>
+
+<p>J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la
+division aux espèces proprement dites, aux différences
+proprement dites, et non l'appliquer à toutes
+les espèces transitoires et successives qu'enfante
+l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de
+valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et
+différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel
+degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre,
+et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il
+sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à
+l'autre que par la division à deux membres. L'animal
+étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement
+<i>animal</i> par la différence <i>raison</i>; et l'autre portion
+du genre <i>animal</i> moins la <i>raison</i>, peut être dite
+constituée du genre <i>animal</i> par la différence <i>non-raison</i>,
+ce qui donne forcément une seconde espèce.
+Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle
+dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre
+réellement la <i>non-raison</i> comme une forme essentielle.
+De cette manière de procéder, il peut
+résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés
+tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes
+eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.</p>
+
+<p>Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que
+serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments!
+c'est alors que tout paraîtrait fictif, et
+l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel
+qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles
+en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard
+savait bien que ce ne pouvait être que par une
+assimilation fictive que l'on traitât la <i>relation</i> ou la
+<i>situation</i> comme la <i>substance</i>; il laisse entrevoir,
+quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la
+<i>nature</i>, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre
+chose que <i>l'art</i>, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique.
+Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux?
+puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et
+la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui
+est en nous de convertir tout en être, et de raisonner
+des rapports et des modes comme si c'étaient
+des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie.</p>
+
+<p>Remarquons cependant une distinction importante
+et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait
+pas la différence profonde qui doit séparer
+l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il
+revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que
+les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la
+substance ne sont pas absolument et de plein droit
+vraies des autres catégories. Suivant lui, la division
+du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines,
+mais seulement quand ce genre est de la
+catégorie de la substance. La division du genre par
+les différences équivaut à la division par les espèces,
+mais seulement quand il s'agit du genre de la substance.
+Tout cela n'est qu'une suite d'un principe
+antérieurement posé; c'est que toute espèce est
+constituée de la matière du genre par la forme de la
+différence, seulement quand il s'agit de genres ou
+d'espèces du ressort de la substance.</p>
+
+<p>Je ne vois pas que cette distinction fondamentale
+ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui
+qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une
+censure dirigée contre lui<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520"><sup>520</sup></a>; mais passons à la seconde
+espèce de division substantielle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" name="footnote520"></a><b>Note 520:</b><a href="#footnotetag520"> (retour) </a> Voyez <i>Dial.</i>, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI,
+VII et IX.</blockquote>
+
+<p>«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en
+parties<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521"><sup>521</sup></a>. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou
+quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant
+à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution
+de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple
+l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être
+appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est
+la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des
+genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance
+de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre
+dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de
+l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel,
+parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas
+un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes
+les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit,
+des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité
+n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution
+dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs
+à qui elle est commune. L'entier a une <i>prédication</i> (attribution)
+qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que
+voici.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" name="footnote521"></a><b>Note 521:</b><a href="#footnotetag521"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, P. 460-470.</blockquote>
+
+<p>«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522"><sup>522</sup></a>, que la division
+doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux
+individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité
+et le changement des individus. Leur existence est soumise à
+la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que
+possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il
+existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués.
+Cette infinité<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523"><sup>523</sup></a>, qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre
+ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps
+persister dans ces individus comme dans les premiers sujets
+des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche
+la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature:
+la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence
+aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous
+notre connaissance....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" name="footnote522"></a><b>Note 522:</b><a href="#footnotetag522"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, II.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. III, p. 75.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" name="footnote523"></a><b>Note 523:</b><a href="#footnotetag523"> (retour) </a> L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.</blockquote>
+
+<p>«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont
+continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres
+non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division
+de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel,
+c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... <i>De cette ligne</i>,
+une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite
+ligne; <i>de ce peuple</i>, une partie est cet homme, une autre partie, cet
+autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ...
+sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est
+homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....</p>
+
+<p>«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses
+espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de
+même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on
+voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait
+l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des
+parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties,
+dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose
+l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.»</p>
+
+
+<p>Mais quelles parties convient-il d'appeler principales,
+et quelles, secondaires? Regardez-vous comment
+le tout se constitue, les principales sont parties,
+non des parties, mais du tout, comme dans l'homme
+l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se
+détruit, les parties principales sont celles dont la
+suppression détruit la substance du tout, comme la
+tête dans l'homme.</p>
+
+<p>La première classification est arbitraire. Elle
+veut, par exemple, que les parties principales de la
+maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais
+s'il convient de diviser la maison en deux, mettant
+d'un côté les murs avec leurs fondements, et de
+l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie
+principale, mais partie de partie. On peut à volonté
+dans un composé quelconque rendre secondaire une
+partie principale, et réciproquement. Dans l'autre
+opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales
+des parties de parties, dans l'homme, par
+exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui
+est une partie de l'homme, dont l'autre partie est
+l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties
+qui, en se détruisant, détruisent la substance du
+tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la
+muraille d'une maison, comme cette pierre est un
+des éléments de sa substance, cette substance est atteinte,
+le tout cesse d'exister, la maison est détruite;
+ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison;
+ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous
+que la petite pierre de la maison existe séparément,
+la maison existait comme composé, et il ne
+suffit pas pour son existence que sa matière subsiste.
+Autrement, comme elle se compose de bois et de
+pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres,
+on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction,
+toutes les parties sont principales.</p>
+
+<p>A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve,
+<i>novissimae</i>, voici comme on a tenté de répondre. Vous
+dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout
+dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la
+pierre soit vraiment partie principale, comme dans
+un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette
+conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais
+qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter
+au raisonnement cette constante: <i>Les parties étant
+parties et parties principales</i>. En effet, dans le conséquent,
+elles sont prises comme tout, dans l'antécédent
+comme parties. Or une partie n'est pas le tout,
+ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc
+rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une
+condition essentielle en logique, <i>la constance</i>, d'après
+la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans
+l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne
+suit pas<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524"><sup>524</sup></a>.»&mdash;Mais alors comment accordez-vous
+que dans ces conséquences fort connues: <i>Si l'homme
+existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance</i>,
+la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car
+dans la première conséquence, <i>animal</i> suit comme
+genre, et dans la seconde, il précède comme espèce.
+Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion
+suivante: <i>Si l'homme existe, l'animal existe;
+et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la
+substance, la substance existe</i>. En vérité, cela est inutile,
+le moyen terme peut également être conséquent
+pour le premier membre et antécédent pour le second.
+Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite
+détruit nécessairement le tout, et que, du point
+de vue de la destruction de la substance, toutes les
+parties sont principales.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" name="footnote524"></a><b>Note 524:</b><a href="#footnotetag524"> (retour) </a> «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est
+ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les
+moyens doivent nécessairement être homogènes. (<i>Analyt. post.</i>, 1, vii.)
+Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.</blockquote>
+
+<p>Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que
+toute la substance de Socrate périt? non, parce que
+l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement,
+en des temps divers, le même homme vivant ne
+subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue
+sans cesse. Il faut donc chercher quelle est
+la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve
+plus; les uns diront que c'est la main, les autres que
+c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de
+l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales
+les parties qui sont telles, que leur mutuelle
+conjonction produise immédiatement la perfection du
+tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements,
+et non pas la composition de leurs parties
+entre elles, produit la maison.</p>
+
+<p>Il est des touts dont la nature paraît contraire,
+quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts
+<i>temporels</i>, comme <i>le jour</i> composé de douze heures,
+et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts
+n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité
+ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives,
+comme celles du temps, celles de l'oraison,
+et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure
+de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement
+la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison
+ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze
+heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne
+coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation
+sans la permanence<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525"><sup>525</sup></a>, mais ni l'une ni l'autre
+dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties
+du temps ont la permanence et non la continuation;
+car les sujets étant discontinus, les accidents doivent
+l'être aussi. On trouverait également une sorte de
+permanence dans les parties de l'oraison, en faisant
+prononcer en même temps par divers les lettres qui
+en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison
+avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps,
+ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un
+composé ne peut être contenu dans une seule partie,
+et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du
+tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie,
+elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont
+jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est
+interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc
+que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et
+ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas
+une, elle est réellement un tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" name="footnote525"></a><b>Note 525:</b><a href="#footnotetag525"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VI.</blockquote>
+
+<p>«Je me souviens, ajoute Abélard<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526"><sup>526</sup></a>, que mon maître Roscelin
+avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât
+de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des
+mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte
+d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par
+quelle argumentation il attaquait cela.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" name="footnote526"></a><b>Note 526:</b><a href="#footnotetag526"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 471.</blockquote>
+
+<p>«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette
+chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre
+chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même
+et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même?
+Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le
+mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à
+soi-même est impossible?</p>
+
+<p>«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand
+on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et
+du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble,
+ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement,
+en sorte que la maison est comme trois choses, mais non
+prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai
+qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble.
+De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés,
+ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi:
+il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison
+de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que
+toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit
+exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel
+elles sont comprises.»</p>
+
+<p>Ce long examen de la division du tout vient de
+nous conduire au milieu de la grande question du
+réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en
+s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant
+de la division de la substance par les espèces. Il
+la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division
+du tout universel et du tout intégral.</p>
+
+<p>Le tout universel est un des universaux; il est la
+collection soit des genres, soit des espèces, soit des
+individus, qui en sont comme les parties; en tant
+que collection des individus, le tout espèce peut être
+appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la
+substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la
+substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce
+un élément qui n'est pas dans le genre, la différence.
+Cette doctrine, qui admet bien une certaine
+réalité dans les éléments des espèces et des genres,
+les présente cependant comme des touts de convention;
+et il est vrai qu'en tant qu'on les considère
+comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels,
+si la condition du tout naturel est l'unité numérique
+de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils
+sont la totalité de genres et d'espèces véritables,
+ou formés à raison de ressemblances et de différences
+essentielles et permanentes. Les genres et les espèces
+de convention, oeuvres d'une classification arbitraire
+et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance
+qu'à des touts conventionnels.</p>
+
+<p>Quant à la division du tout intégral ou constitutif
+en ses parties, elle serait indifférente à la question
+du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de
+l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité
+individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des
+éléments de l'individu, et comme l'individu est un
+tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument,
+on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne,
+et résout la difficulté de dialectique que Roscelin
+avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé
+un moment; mais le bon sens n'est pas la
+logique.</p>
+
+
+<p>«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage
+l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de
+sentir, celle de juger<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527"><sup>527</sup></a>. L'âme en exerce une dans les plantes, deux
+dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a
+le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce
+qu'on appelle la rationnanté ou la raison.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" name="footnote527"></a><b>Note 527:</b><a href="#footnotetag527"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 411-476.</blockquote>
+
+<p>«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou
+de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle
+applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit
+unique et singulière<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528"><sup>528</sup></a>, que d'autres appellent une espèce contenue
+dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué
+cette division à l'âme en général, quand il dit: <i>L'âme se composant
+de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée
+de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une
+chose qu'il faut rapporter à la nature du tout</i>. Ces mots indiquent
+qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division,
+convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne
+un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui
+consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois
+puissances<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529"><sup>529</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" name="footnote528"></a><b>Note 528:</b><a href="#footnotetag528"> (retour) </a> Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard
+l'avait rencontrée dans Boèce. (<i>In Porph</i>., p. 46.) Quant à la question
+de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait
+pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une
+version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une
+essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire,
+produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le
+premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe
+des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit,
+quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante
+et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins.
+Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94
+et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" name="footnote529"></a><b>Note 529:</b><a href="#footnotetag529"> (retour) </a> Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (<i>De Div</i>., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans
+la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative,
+sensitive et intelligente (ou rationnelle).</blockquote>
+
+<p>«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule
+au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire
+a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas
+seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les
+sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530"><sup>530</sup></a>;
+c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce
+ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par
+leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait
+induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le
+corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (<i>sensibile</i>); mais
+la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le
+corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique
+tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul
+commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de
+tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui
+sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire
+des Prédicaments<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531"><sup>531</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" name="footnote530"></a><b>Note 530:</b><a href="#footnotetag530"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>In Proedic.</i>, p 100.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" name="footnote531"></a><b>Note 531:</b><a href="#footnotetag531"> (retour) </a> Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni
+par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire
+sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).</blockquote>
+
+<p>«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme
+si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui
+est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient
+une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est
+dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une
+âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament
+de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on
+que <i>sensible</i>, étant la différence substantielle d'<i>animal</i>, est
+une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité,
+mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la
+catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme,
+ou par le mot <i>sensible</i> désigner dans le corps de l'animal une certaine
+faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque
+l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre
+suprême de la qualité<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532"><sup>532</sup></a>. Cela revient à dire que l'animal naît déjà
+apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens
+par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions
+de la puissance qui lui est propre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" name="footnote532"></a><b>Note 532:</b><a href="#footnotetag532"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VIII.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque
+chose d'analogue dans Boèce (<i>De interp.</i>, ed. sec., p. 298)</blockquote>
+
+<p>«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps,
+comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les
+genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes
+espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme,
+dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533"><sup>533</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" name="footnote533"></a><b>Note 533:</b><a href="#footnotetag533"> (retour) </a> C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle
+du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve
+que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois
+vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.</blockquote>
+
+<p>«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme
+et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines
+choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps.
+Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme.
+Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant
+ou studieux, non qu'on entende par là une <i>qualité</i> de la science ou
+de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un <i>avoir</i> de l'âme,
+qui <i>a</i> les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien,
+joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses,
+à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître
+ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes
+reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le
+même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt
+la science<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534"><sup>534</sup></a>. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression
+de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque
+l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de
+plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de
+la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535"><sup>535</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" name="footnote534"></a><b>Note 534:</b><a href="#footnotetag534"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, p. 166.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" name="footnote535"></a><b>Note 535:</b><a href="#footnotetag535"> (retour) </a> La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de
+commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la <i>prédication</i> de l'âme
+suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme
+donne l'âme comme conséquence. Exemple; <I>S'il y a végétalble, il y a âme</i>.
+Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: <i>S'il y a
+homme, il y a animal</i>. L'âme est composée de ses facultés autrement que
+l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative
+à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme
+résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas
+dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut
+être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire
+qu'une quantité matérielle ou une nature <i>quantitative</i>, comme un
+entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature <i>qualitative</i>, comme
+des facultés. (<i>Dial.</i>, p. 474-475)</blockquote>
+
+<p>«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du
+composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme
+singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la
+nature comme issue du <i>Noy</i> ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine
+retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle,
+mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus
+accessible à l'<i>animation</i>; car bien que cette même âme soit à la fois
+dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche
+d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans
+la pierre.</p>
+
+<p>«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent
+d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine
+où ils voient le <i>Noy</i> venir du Dieu suprême, qu'on appelle <i>Tagaton</i>,
+comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder
+du <i>Noy</i> comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui,
+partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques
+chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en
+suscitant en eux les vertus<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536"><sup>536</sup></a>; mais dans quelques-uns, ses dons
+semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux,
+quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que
+l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être
+erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle
+ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière
+des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la
+perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire
+consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce
+qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en
+aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537"><sup>537</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" name="footnote536"></a><b>Note 536:</b><a href="#footnotetag536"> (retour) </a> «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata
+quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (<i>Dial</i>., p. 475.) Cette
+génération de l'âme du monde emanée du <i>Noy</i> (pour [Grec: nous], l'intelligence)
+est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du
+Timée. (<i>In Somn. Scip</i>., I, ii. xiii, xiv, etc.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" name="footnote537"></a><b>Note 537:</b><a href="#footnotetag537"> (retour) </a> Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec
+une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du
+monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il
+écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet
+qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion,
+qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point
+une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement
+condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien
+se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de <i>l'Introduction</i>, c. xvii, et le l. I de
+la <i>Théologie chrétienne</i>, c. v.)</blockquote>
+
+<p>«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité,
+car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine
+et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans
+les étoiles correspondantes (<i>in camparibus stellis</i>), viennent prendre
+appui en des corps humains pour la création de chaque homme
+en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules,
+dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation,
+et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence
+également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est
+dissous et jusque dans le cadavre<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538"><sup>538</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" name="footnote538"></a><b>Note 538:</b><a href="#footnotetag538"> (retour) </a> Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre
+l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle,
+qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles,
+savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées,
+l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans
+le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, le t. I,
+pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)</blockquote>
+
+<p>«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point,
+qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application
+de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en
+question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme
+plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division
+par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour
+ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée
+par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes
+les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent
+substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance
+de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle
+ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale
+l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable,
+ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions
+par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts
+par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité,
+ou toute autre forme de la substance; mais peut-être
+la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences
+sont plus connues d'avance.</p>
+
+<p>«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En
+voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme
+de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme
+matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car
+celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de
+l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule
+qui constitue l'homme par <i>l'information</i> de ses différences substantielles.
+Les différences substantielles sont celles qui <i>spécifient</i> ou changent
+en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539"><sup>539</sup></a>. La rationalité
+en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en
+font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la
+substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec
+elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent
+espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance
+des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite;
+c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu.
+Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce,
+nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo
+l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas
+seulement un autre <i>informé</i> par ces deux différences, mais un animal
+et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le
+second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas
+la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous
+serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec
+le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans
+l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance
+de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car
+rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière,
+parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà
+actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre
+que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la
+composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «<i>La
+statue</i>, dit Boèce<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540"><sup>540</sup></a>, <i>consiste dans ses parties</i> (c'est-à-dire dans les
+parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité
+de son essence comme matière) <i>autrement gué dans l'airain et
+l'espèce</i> (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette
+composition n'advient pas à la matière pour y être de l'essence de
+la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une
+statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce
+qu'on appelle le <i>matièré</i>, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en
+cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées
+de la construction.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote539" name="footnote539"></a><b>Note 539:</b><a href="#footnotetag539"> (retour) </a> <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 89.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote540" name="footnote540"></a><b>Note 540:</b><a href="#footnotetag540"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote>
+
+<p>«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle
+la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît
+point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique.
+La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une
+unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance,
+mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait
+de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre,
+airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une
+statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à <i>l'adjacence</i><a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541"><sup>541</sup></a>
+qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas
+une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente
+à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de
+la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la
+justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature
+substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le
+juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du
+tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le
+peuple sous une domination violente<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542"><sup>542</sup></a>; cependant <i>roi</i> et <i>tyran</i> ne désignent
+pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y
+a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie
+donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran,
+s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote541" name="footnote541"></a><b>Note 541:</b><a href="#footnotetag541"> (retour) </a> <i>Ad adjacentiam</i>, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par
+son antithèse avec <i>essence</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote542" name="footnote542"></a><b>Note 542:</b><a href="#footnotetag542"> (retour) </a> <i>De Differ. topic.</i>, l. III, p. 873.</blockquote>
+
+<p>La troisième division est celle de la voix ou du
+mot. Elle divise le mot en significations ou en modes
+de significations<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543"><sup>543</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote543" name="footnote543"></a><b>Note 543:</b><a href="#footnotetag543"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 479-484.</blockquote>
+
+<p>Les significations des mots dépendent de la notion
+qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en
+général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches
+ne tiennent pas à l'essence de la philosophie.
+Une même signification peut avoir plusieurs
+modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement.
+De là une division nouvelle. Le mot
+d'<i>infini</i>, par exemple, est divisé par Boèce en
+infini de mesure, en infini de multitude, en infini
+de temps<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544"><sup>544</sup></a>. Dans les termes vraiment équivoques, il
+y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au
+contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification,
+la définition ne change pas; l'infini demeure
+toujours ce dont le terme ne peut être trouvé,
+mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes
+manières. C'est la recherche et rémunération de ces
+<i>manières</i> ou modes qu'on appelle la division du mot
+par les modes. Abélard va plus loin, et croit que
+l'infini ne désigne point une seule et même propriété,
+commune, par exemple, au monde, au
+sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et
+il penche à croire qu'il faudrait ici une définition
+plutôt réelle que verbale. Les membres de la division
+que Boèce donne de l'infini, ne supposent point
+nécessairement une opposition, une même chose
+pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est
+infini quant au temps et par la quantité de la substance;
+car il ne saurait être renfermé dans aucun
+lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini
+pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on
+pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement
+dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes?
+On dit que l'infini est ce dont le terme ne
+peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens
+que sa nature ne permet pas que l'on trouve le
+terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par
+essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent
+être dites infinies que relativement à notre
+connaissance, et non pas à leur nature. Toutes,
+en effet, connaissent leurs limites, quand même
+notre science ne les atteint pas; et admettre
+l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures,
+fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie
+chez les catholiques; car ce serait assimiler à
+son créateur la créature comme excédant toutes
+limites; or le créateur lui-même ne connaît pas
+ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote544" name="footnote544"></a><b>Note 544:</b><a href="#footnotetag544"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote>
+
+<p>Cette analyse des diverses sortes de divisions ne
+serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les
+comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545"><sup>545</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote545" name="footnote545"></a><b>Note 545:</b><a href="#footnotetag545"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 484-489.</blockquote>
+
+<p>Si vous comparez la division du tout à la distribution
+du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en
+ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde
+suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue
+un universel, on n'entend point le prendre
+dans son intégrité, mais en montrer la diffusion
+entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire,
+d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance,
+indépendamment de toutes qualités et quand
+même elles en seraient dépourvues.</p>
+
+<p>Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un
+tout postérieur à ses parties; car les parties sont la
+matière du tout, comme le genre est la matière des
+espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime
+l'espèce, quoique la destruction de l'espèce
+laisse subsister le genre, la destruction de la partie
+détruit le tout, quoique le tout en se détruisant
+n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme
+substance, si ce n'est comme parties.</p>
+
+<p>Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on
+ne peut dire la même chose du tout pour chaque
+partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour
+qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal,
+mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la
+muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a
+d'exception que pour les touts factices, comme une
+baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera
+deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme
+étant un tout factice, on devrait peut-être la classer
+parmi les substances universelles.</p>
+
+<p>Comparez maintenant la division du mot à celle
+du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage
+en significations propres, le genre en certaines créations
+tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement
+l'espèce; l'essence générale est transférée
+dans la substance de l'espèce, au lieu que
+la substance du mot n'est point transportée dans
+la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre
+est plus universel dans la nature que l'espèce, son
+sujet; <i>l'équivocation</i> est dans sa signification plus
+compréhensive que le mot unique. C'est que le
+mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement
+à aucune chose signifiée; c'est un nom
+imposé par les hommes. Car le suprême artisan des
+choses nous a confié l'imposition des noms, mais
+il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»</p>
+
+
+<p>Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie,
+et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les
+choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent
+son nom et sa définition; tout ce qui se dit
+du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote).
+Les significations, an contraire, ne se partagent
+que le nom de l'<i>équivocation</i><a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546"><sup>546</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote546" name="footnote546"></a><b>Note 546:</b><a href="#footnotetag546"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'<i>équivocation</i> (homonymie) est la propriété des
+choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont
+pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut
+dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., <i>In Proed.</i>,
+p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, <i>non participant</i>,
+je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).</blockquote>
+
+<p>La division du genre exprime une nature qui est
+la même partout, la division du mot un usage ou
+convention qui peut varier.</p>
+
+<p>Comparez enfin la division du mot et celle du
+tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent,
+mais les significations qui divisent le mot ne
+le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant
+qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la
+sienne propre, le mot qui signifie diverses choses
+peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement
+de cette chose anéantisse le mot, soit en
+substance, soit à titre de signification.</p>
+
+<p>Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans
+intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies
+une tendance au nominalisme; mais c'est
+une conséquence qu'il suffit d'indiquer<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547"><sup>547</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote547" name="footnote547"></a><b>Note 547:</b><a href="#footnotetag547"> (retour) </a> Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, <i>essentia
+generalis</i> (ibid.).</blockquote>
+
+<p>Il faudrait donner un traité de dialectique ou
+commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du
+traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été
+publié tout entier, et après la division substantielle,
+le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un
+intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante
+de la dialectique resterait trop incomplète, si
+nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse
+la valeur de la division, sur la définition.</p>
+
+<p>On a dû voir comment la division rend possible
+la définition, et la définition dont le crédit a un peu
+baissé dans la philosophie, était au premier rang
+dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner
+son rôle philosophique, disons, d'après Abélard,
+ce que c'est que la définition<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548"><sup>548</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote548" name="footnote548"></a><b>Note 548:</b><a href="#footnotetag548"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, p. 490-497.</blockquote>
+
+<p>Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement,
+la définition est constituée seulement par le genre et
+les différences<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549"><sup>549</sup></a>, comme cette définition de l'homme,
+<i>animal rationnel mortel</i>, ou de l'animal, <i>substance
+animée sensible</i>, ou des corps, <i>substance corporelle</i>.
+Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique
+ce que (<i>quid</i>) est le défini. Cependant on a souvent,
+avec Thémiste, entendu la définition dans un sens
+large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par
+une équation entre la <i>prédication</i> et une voix (<i>l'univoque</i>),
+en déclare de quelque manière la signification.
+Dans la prédication, on dit que l'oraison <i>fait
+équation</i> au mot qu'elle définit, ou que la définition
+est <i>adéquate</i>, lorsque dans un sujet quelconque il se
+trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison
+le nom. Ainsi, tout ce qui est <i>homme</i> est <i>animal rationnel
+mortel</i>, et réciproquement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote549" name="footnote549"></a><b>Note 549:</b><a href="#footnotetag549"> (retour) </a> Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans
+l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses
+Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité
+de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette
+définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition,
+[Grec: lomos ton ti isti], (<i>Analyt. post.</i>, II, x); mais Boèce, Abélard et en général
+les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi
+clairvoyante que l'a fait Aristote. (<i>Anal. post.</i>, II, III à XIII.&mdash;<i>Topic.</i>,
+VI.&mdash;<i>Met.</i>, VII, XII.)</blockquote>
+
+<p>On distingue la définition de nom et la définition
+de chose. La première est l'interprétation qui explique
+un mot d'une langue dans une autre, surtout en
+le décomposant, comme lorsqu'on explique que <i>philosophie</i>
+signifie <i>amour de la sagesse</i>. L'interprétation
+rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et
+l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance
+de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait
+pas. La définition fait la démonstration de la chose,
+quand non-seulement elle en donne la substance,
+mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses
+propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la
+définition la développe, en décomposant la matière
+ou la forme. Dans la définition de l'homme, <i>animal</i>
+indique la substance, <i>mortel</i> et <i>rationnel</i> les
+formes; <i>homme</i> signifiait tout cela confusément. Le
+nom de la substance générique ou spécifique détermine,
+assigne la qualité à la substance, en désignant
+la substance, en tant qu'<i>informée</i> par les qualités;
+mais il ne donne pas une pleine connaissance
+comme la définition qui décompose.</p>
+
+<p>L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire,
+notamment quand le doute porte sur la
+substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance
+le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition,
+lorsque la propriété formelle est ignorée. «La
+définition doit toujours être convertible avec le
+défini; mais l'interprétation excède généralement
+l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes
+tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement
+ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la
+connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète
+le mot <i>philosophe</i> par <i>amateur de la sagesse</i>,
+c'est la composition et le son du mot qui semblent
+le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il
+la différence de la définition de nom à celle de
+chose.»</p>
+
+<p>La définition de chose, comme la division, est
+ou selon la substance, et c'est la définition propre,
+ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors
+description. La définition substantielle est celle qui
+comprend en ses parties la matière et la forme
+substantielle qui font la substance de la chose,
+comme par exemple, le genre et les différences
+substantielles. Les espèces seules peuvent donc être
+définies substantiellement, car seules elles ont le
+genre et les différences substantielles. Quant aux
+genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne
+peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres,
+ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent
+point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes
+principes des choses. De même les individus
+sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences
+spécifiques, n'ayant point par soi les différences
+auxquelles ils ne participent que parce qu'ils
+font partie de l'espèce. Les individus d'une même
+espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents
+de la forme, qui <i>altèrent</i><a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550"><sup>550</sup></a> seulement la substance
+et ne créent point d'essence. Les accidents
+cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en
+enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet
+des formes substantielles des espèces; d'elles dépend
+la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire
+que seules elles peuvent produire les substances
+nouvelles et en changer la composition.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote550" name="footnote550"></a><b>Note 550:</b><a href="#footnotetag550"> (retour) </a> <i>Altérer</i> est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (<i>alter non alius</i>) qu'un autre individu de
+même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans
+la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder
+de confondre <i>altération</i> avec <i>corruption</i>. Les formes substantielles corrompent
+la substance, en changent la nature (<i>cum rumpere</i>, composer autrement),
+et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).</blockquote>
+
+<p>Il ne peut donc tomber sous la définition que les
+intermédiaires entre les prédicaments et les individus,
+mais les uns et les autres ne se refusent pas à la
+description, qui est la définition selon l'accident ou
+improprement dite. Ainsi l'on dit que <i>la substance est
+ce qui peut être sujet de tous les accidents</i>, et que <i>Socrate
+est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque</i>.
+Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions
+qui n'admettent que les seules différences,
+ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce
+avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions,
+qui ne comprennent que la matière et la
+forme.</p>
+
+<p>Parmi les noms soumis à la définition, on distingue
+les noms substantifs proprement dits, qui sont
+donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres
+noms qu'on appelle noms pris, <i>nomma sumpta</i> (noms
+abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison
+de la <i>susception</i> de quelque forme. D'où l'on distingue
+la définition quant à la substance de la chose,
+et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les
+définitions des genres et espèces sont données quant
+à la substance ou substantivement; les définitions
+des noms pris, comme l'<i>homme</i>, le <i>rationnel</i>, le <i>blanc</i>,
+sont données adjectivement.</p>
+
+
+<p>«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par
+ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses,
+c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions
+de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits
+est double, la principale est relative à la <i>forme</i>, la secondaire relative
+au <i>formé</i>. Ainsi <i>blanc</i> signifie en premier lieu <i>la blancheur</i> qui sert
+à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet
+même dont <i>blanc</i> est le nom. Or nous définissons le blanc <i>le formé par
+la blancheur</i> (ce qui a la <i>forme de la blancheur</i>). Maintenant on est dans
+l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de
+quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons
+les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification,
+cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il
+reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire
+<i>la blancheur</i>, ou la seconde, c'est-à-dire <i>le sujet de la blancheur</i>?
+Si c'est la définition de la <i>blancheur</i>, elle est <i>prédite</i> d'elle-même
+(car c'est dire que la <i>blancheur</i> est <i>formée du formé par la blancheur</i>);
+<i>blancheur</i> se dit de toute chose <i>blanche</i>, et la définition se sert à elle-même
+de prédicat; or qui accorderait que <i>blancheur</i> ou <i>cette blancheur
+fût formée de blancheur</i>? tout ce qui est <i>formé de blancheur</i> ou
+<i>blanc</i> est corps.</p>
+
+<p>«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme
+le <i>blanc</i>, c'est-à-dire qui est le <i>sujet de la blancheur</i>, on demande si
+elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la <i>blancheur</i> ou de
+tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la
+perle, qui est blanche; alors, d'après la règle <i>De quocumque diffinitio
+dicitur</i> (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551"><sup>551</sup></a>),
+celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si
+au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris
+ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets,
+quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire
+par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est
+encore faux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote551" name="footnote551"></a><b>Note 551:</b><a href="#footnotetag551"> (retour) </a> Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes:
+«Toute définition est toujours universelle.» (<i>Anal. post.</i>, II, xiii.)</blockquote>
+
+<p>«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions
+qui pouvaient lever toutes les objections précédentes.</p>
+
+<p>«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la <i>blancheur</i>,
+entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non
+substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle
+soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en
+ce sens que <i>tout blanc est formé par la blancheur</i>; 2° et aussi de
+toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les
+choses <i>blanches</i> sont <i>formées de la blancheur</i>.)</p>
+
+<p>«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la
+<i>blancheur</i>; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle
+définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette
+règle <i>la définition se dit d'un quelconque</i>, ne regarde que les définitions
+selon la substance<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552"><sup>552</sup></a>; or celle dont il s'agit est assignée à la substance
+<i>sujet de la blancheur</i>, non quant à ce qu'elle est en elle-même,
+mais quant à une de ses formes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote552" name="footnote552"></a><b>Note 552:</b><a href="#footnotetag552"> (retour) </a> J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, <i>et definitum</i>, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).</blockquote>
+
+<p>«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent
+que la définition embrasse tous les <i>sujets de la blancheur</i> pris ensemble,
+quand même on concéderait qu'ils sont tous <i>prédits en disjonction</i>,
+c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou
+perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.</p>
+
+<p>«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, <i>le blanc</i>,
+non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle
+ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on
+ne dira pas que ce mot <i>blanc</i> est le <i>formé de la blancheur</i>, mais que
+c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est
+appelée <i>blanche</i>, est <i>formée de la blancheur</i>. Définir le mot, c'est
+ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer
+la chose même.</p>
+
+<p>«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût
+celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue:
+on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un
+mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite
+de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute
+définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut
+qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit
+connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La
+définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de
+la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la
+définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose
+pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553"><sup>553</sup></a>). La définition
+qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la
+montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot
+défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le
+tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent
+plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on
+a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le
+nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom
+pour la signification, quand elle est substituée à la chose même
+qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses
+parties<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554"><sup>554</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote553" name="footnote553"></a><b>Note 553:</b><a href="#footnotetag553"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 665.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote554" name="footnote554"></a><b>Note 554:</b><a href="#footnotetag554"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase
+nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet
+qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.</blockquote>
+
+<p>Ici finissent les extraits que nous voulions donner
+de la Dialectique, et aucune de ses parties,
+plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien
+cette science consacrée à l'élude des procédés logiques
+de l'esprit, est forcément et fréquemment
+entraînée à l'examen des questions de métaphysique.
+On ne saurait trouver étrange que cette nécessité
+se fasse sentir surtout dans les recherches
+sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir?
+c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition
+est donc l'art de dire ce que sont les choses,
+et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner,
+c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre
+à définir, c'est donc finalement apprendre à
+connaître les choses; et cette partie de la logique
+est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode
+sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour
+connaître la vérité des choses.</p>
+
+<p>D'où venait cette préférence pour la définition
+comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif
+du raisonnement dialectique. Ce raisonnement
+n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme
+n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de
+la définition d'une chose la définition d'une autre.
+Les propositions qui le composent sont des définitions
+partielles ou totales, provisoires ou finales.
+Quand il est général et définitif, il est (ce mot de
+définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé
+de définition. Si l'on remonte aux syllogismes
+antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition
+universelle qui exprime qu'une chose convient
+à une autre, à toute cette autre, à rien que
+cette autre, <i>omni et soli</i>. C'est donc une définition.
+Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation
+soit interne, soit externe, il est tout simple
+que, suivant son procédé habituel, elle se soit
+attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions
+logiques de la définition, que les méthodes
+les plus sûres de découvrir et de constater la vérité,
+persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions
+connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer,
+sans investigations lointaines, sans expériences
+prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour
+contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce
+pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était
+en chercher la place dans les cadres de la dialectique;
+c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait,
+si elle était genre le plus général ou prédicament,
+genre, espèce, sous-genre, sous-espèce,
+espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode
+ou nature, propre ou accident; et cela, moins en
+retraçant les caractères effectifs de la chose dans la
+réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote,
+de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré,
+pour faire concorder l'exposition logique de la chose
+avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche
+de la vérité dans un tel système aurait dû,
+pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un
+tableau dialectiquement encyclopédique de tous les
+objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût
+été qu'une collection méthodique de définitions.</p>
+
+<p>Si la définition a été depuis moins pratiquée et
+moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était
+artificielle et hypothétique soit cette manière de la
+trouver, soit la science dont elle devenait le fondement.
+On a remarqué que la définition n'était jamais
+que relative à la connaissance acquise, et ne
+contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en
+savait. La définition ne donne pas la science; elle
+la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas.
+Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par
+l'étude du raisonnement comme par l'expérience
+externe, par l'examen du langage comme par la
+recherche des citations, par l'analyse directe de tous
+les caractères de l'objet à connaître comme par la
+décomposition de toutes les idées qui en constituent
+la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de
+la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et,
+jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances
+acquises par l'application des formes de la
+dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit
+la définition, qui n'est elle-même que la division
+retournée. La définition est la synthèse dont la
+division est l'analyse.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que
+la variété et l'importance des objets et des questions
+auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on
+vient de dire prouve que par la nature même des
+choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était
+rien moins que la clef de la science universelle. Aussi,
+à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous
+vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et
+de la définition amener dans son cours une théorie
+ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique
+de ses facultés, des vues sur la nature de
+Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général
+et sur les langues, des recherches sur la vraie
+nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur
+la substance et les modes, conséquemment sur le
+problème continuel et capital des universaux. Par
+les lumières que l'analyse de cette cinquième partie
+de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions,
+elle peut être vraiment considérée comme la transition
+aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître.
+Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions
+psychologiques et ontologiques de notre auteur;
+et elle nous montre en même temps comment
+la dialectique, science purement abstraite, devient
+une science d'application.</p>
+
+
+<h3>CHAPITRE VII.</h3>
+
+<h3>DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.&mdash;<i>De Intellectibis</i>.</h3>
+
+
+<p>Lorsque l'on compare la philosophie du moyen
+âge et la philosophie moderne, une première différence
+frappe les regards. L'une paraît presque étrangère
+à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre
+semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie
+passe pour une découverte des derniers siècles. C'est
+en effet une vérité incontestable que depuis deux
+cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la
+condition préalable, la base, le flambeau, le premier
+pas de la science; toutes ces métaphores sont justes.
+Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de
+la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler
+une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre
+d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme
+ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou
+du moins à se faire un système quelconque sur sa nature
+intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a
+donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en
+faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans
+deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques
+ne sont accessibles que par l'observation de
+la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses
+fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire,
+roulaient sur des questions de dialectique ou
+de métaphysique, et non sur la science directe de
+l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans
+les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues
+isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous
+obtenir que par des inductions conjecturales et
+vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où
+parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître.</p>
+
+<p>Le titre seul est singulier, <i>Tractalus de Intellectibus</i><a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555"><sup>555</sup></a>.
+Il ne serait pas aisé de le traduire du premier
+mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence
+humaine, cette expression <i>de intellectibus</i> désigne
+plutôt certains produits ou certaines opérations de
+l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin
+a raison d'appeler l'ouvrage <i>un recueil de remarques
+sur l'entendement</i>; mais il s'y agit surtout de ces actes
+de l'entendement désignés sous le nom de concepts,
+et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à
+nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas
+l'ouvrage <i>Traité des idées</i>; ce titre est trop moderne;
+on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on
+aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le
+meilleur préambule de notre analyse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote555" name="footnote555"></a><b>Note 555:</b><a href="#footnotetag555"> (retour) </a> <i>P. Abaelardi tractalus de Intellectibus</i>; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié
+dans la 4'e édition de ses <i>Frag. phil</i>., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.</blockquote>
+
+<p>«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des
+concepts, nous nous proposons, pour en faire une
+étude plus exacte, d'abord de les distinguer des
+autres passions ou affections de l'âme, de celles du
+moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur
+nature; puis de les distinguer les uns des autres
+par leurs différences propres, autant que nous le
+jugerons nécessaire pour la science du discours.</p>
+
+<p>«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler
+soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation,
+la science, la raison<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556"><sup>556</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote556" name="footnote556"></a><b>Note 556:</b><a href="#footnotetag556"> (retour) </a> «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution
+des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée
+en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est
+impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que
+c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière
+si remarquable dans le l. III du <i>de Anima</i> d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia,
+doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par
+qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout
+semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le <i>de Anima</i>.</blockquote>
+
+<p>1° Sens.&mdash;«L'intellect ou faculté de concevoir
+est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom.
+Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint
+une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine
+conception. En voyant en effet quelque chose, en
+flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous
+concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si
+vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le
+sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons
+peine à donner à aucune chose la forme de la conception,
+si ce n'est à la ressemblance des choses
+corporelles que l'expérience des sens nous fait
+connaître.</p>
+
+<p>«Quant au langage, nous abusons souvent du
+mot de sens pour exprimer l'intelligence; par
+exemple nous disons le sens des mots, au lieu
+de dire le concept des mots. La vision aussi est
+prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote
+que par la plupart des autres<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557"><sup>557</sup></a>, peut-être parce
+que le sens nous paraît ressembler davantage à
+l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la
+chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle
+dont nous contemplons, comme placée devant
+nous, une chose prochaine ou éloignée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote557" name="footnote557"></a><b>Note 557:</b><a href="#footnotetag557"> (retour) </a> Je ne vois que les représentations mentales, les <i>fantaisies</i> des Grecs, que Boèce propose d'appeler <i>visa</i>. (<i>In Porph. a Victor., Dial.</i>, I, p. 8.)</blockquote>
+
+<p>«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine
+et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner
+leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans
+l'âme<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558"><sup>558</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote558" name="footnote558"></a><b>Note 558:</b><a href="#footnotetag558"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 461-462.</blockquote>
+
+<p>La différence, c'est que la perception d'une chose
+corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel,
+c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à
+un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil
+ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire
+la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de
+l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose
+réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des
+choses existantes ou non, corporelles ou non, soit
+en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir,
+soit même en se figurant ce qui n'exista jamais.</p>
+
+<p>La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune
+faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en
+concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun
+aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables.
+L'intelligence, au contraire, n'opère que
+par la conception rationnelle de la nature ou de la
+propriété des choses, même quand elle conçoit à
+faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou
+sans la faculté par laquelle un esprit capable de
+discernement parvient à distinguer et à juger les
+natures des choses.</p>
+
+<p>2° Raison.&mdash;Les animaux qui ont la raison ont,
+en langage scolastique, la rationnalité. La science ne
+met entre ces deux choses qu'une différence de degré.
+La seconde appartient à tous les esprits, tant des
+hommes que des anges; la première, seulement à
+ceux qui sont capables de discernement (<i>discretis</i>,
+aux personnes discrètes); quiconque peut juger les
+propriétés des choses possède la rationnalité. Celui
+dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou
+des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité,
+a seul la raison. Or la raison est en essence la même
+chose que l'esprit (<i>animus</i>). La conception, ou l'acte
+de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte
+des sens comme de la raison, descend ou provient
+de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel;
+elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas
+conception là où manque la raison.</p>
+
+<p>3° Imagination.&mdash;La conception diffère aussi de
+l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou
+la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du
+sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite.
+Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps
+dans l'âme imagination et conception, aussi bien
+que conception et sens, et dans les deux cas il y a
+quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence,
+et non pas de l'imagination et du sens.
+L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux
+choses présentes; la conception se produit pour les
+choses absentes comme pour les choses présentes.
+Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir,
+autrement nous penserions toujours au ciel et
+à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens
+agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui;
+mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse
+perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce
+qui est capable de sens est capable d'imagination. Les
+bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant
+Boèce<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559"><sup>559</sup></a>. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition
+du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il
+veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels
+ne soient que des concepts intellectuels,
+mais qu'il en soit, de même des objets corporels que
+l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les
+sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont
+jamais lieu sans imagination<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560"><sup>560</sup></a>, cela signifie, selon
+lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger
+la nature ou la propriété d'une chose par la seule
+intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute
+connaissance humaine, <i>sensus consuetudo a quo
+omnis humana surgit notitia</i>, suggère à l'esprit par
+l'imagination de certaines choses auxquelles nous
+n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par
+exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui
+appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le
+concevoir comme <i>animal rationnel mortel</i>; beaucoup
+de choses que nous avons eu l'intention d'écarter
+se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination,
+comme la couleur, la longueur, la disposition
+des membres, et les autres formes accidentelles
+du corps; en sorte que par un effet singulier,
+<i>quod mirabile est</i>, lorsque je cherche à penser à
+quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me
+force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme
+incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est
+que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord;
+leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite
+l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception
+de l'intelligence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote559" name="footnote559"></a><b>Note 559:</b><a href="#footnotetag559"> (retour) </a> <i>De Consolat. phil.</i>, V, p. 944.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote560" name="footnote560"></a><b>Note 560:</b><a href="#footnotetag560"> (retour) </a> Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire.
+(<i>De Anim.</i>, III, VIII.&mdash;<i>De Mem. et Remin.</i>, I.) Abélard ne les connaissait
+pas; mais Boèce cite textuellement un passage du <i>de Anima</i>, et c'est là
+qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 298.)</blockquote>
+
+<p>Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui
+appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul,
+laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination
+qu'elle agit sans l'un et sans l'autre<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561"><sup>561</sup></a>; par elle,
+rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se
+comprend; pour elle, point de perception confuse.
+Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination;
+son intelligence atteint et contient tout;
+car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là
+que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes,
+croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer
+dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que
+l'excès de la contemplation élève à la révélation
+divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler
+science plutôt que simple intelligence, et le rapporter
+à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain.
+L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour
+ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt
+en quelque sorte, Dieu paraît<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562"><sup>562</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote561" name="footnote561"></a><b>Note 561:</b><a href="#footnotetag561"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 296.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote562" name="footnote562"></a><b>Note 562:</b><a href="#footnotetag562"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du
+<i>de Anima</i>. Voyez pourtant III, V.</blockquote>
+
+<p>4° Estimation.&mdash;Distinguons encore l'entendement
+ou l'intelligence de l'estimation et de la science.
+On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence;
+car on doit estimer pour comprendre, et le
+mot de pensée (<i>opinio</i>), synonyme de celui d'estimation,
+est quelquefois transporté à la conception.
+Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même
+chose que la créance ou la foi<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563"><sup>563</sup></a>. Comprendre, c'est
+apercevoir (<i>speculari</i>) par la raison, soit que nous
+croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends
+cette proposition: <i>l'homme est de bois</i>, et je ne
+la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on
+le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs
+il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition,
+c'est-à-dire conjonction ou division.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote563" name="footnote563"></a><b>Note 563:</b><a href="#footnotetag563"> (retour) </a> Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard.
+Celle analogie de l'<i>estimation</i> avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est
+une opinion qu'il avait empruntée au <i>de Anima</i> (III, iii), et que saint
+Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et <i>Ab. Op.,
+Introd.</i>, I. I, p. 977.</blockquote>
+
+<p>5° Science.&mdash;La science est cette certitude de
+l'esprit qui se soutient indépendamment de toute
+estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle
+dans le sommeil, et Aristote place-t-il les
+sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi
+les habitudes, <i>habitus</i><a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564"><sup>564</sup></a>, plutôt que parmi les dispositions
+de l'esprit.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote564" name="footnote564"></a><b>Note 564:</b><a href="#footnotetag564"> (retour) </a> L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre
+comme une faculté naturelle, une <i>capacité</i>, suivant la traduction de M. Barthélemy
+Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une
+affection peu durable. (<i>Categ.</i> VIII.&mdash;<i>De la Logique d'Arist.</i>, t. 1, p. 167.)</blockquote>
+
+<p>Maintenant, tout ce qui appartient proprement à
+l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir,
+ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer
+les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou
+composés, uns ou multiples, bons (<i>sani</i>) ou mauvais
+(<i>cassi</i>), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction
+à faire entre le concept du composant et celui
+des composés, entre le concept du divisant et celui
+des divisés, ou entre la division et l'abstraction.</p>
+
+<p>Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les
+actions ou les temps simples, ils ne se constituent
+pas de parties successives; les composés sont l'inverse.
+Il en est de la conception comme du discours
+qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire
+ou entendre: <i>l'homme se promène</i>, c'est passer par une
+suite d'énonciations significatives, celle d'<i>homme</i>,
+celle de <i>se promener</i>, et joindre l'une à l'autre. Il y
+a là des parties successives; car une énonciation,
+ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir
+des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples:
+<i>deux, trois, troupeau, amas, maison</i>. La combinaison
+qui résulte de la matière et de la forme, ou
+bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la
+simplicité. Exemple: le nom d'<i>homme</i>, qui désigne
+en même temps la matière, <i>animal</i>, et la forme de
+la <i>rationnalité</i> et de la <i>mortalité</i>.</p>
+
+<p>Les mêmes choses peuvent être conçues et par une
+conception simple et par une conception successive.
+Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition,
+tantôt par succession et en plusieurs regards, trois
+pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens,
+l'entendement le peut faire. Là est la différence des
+conceptions exprimées par le mot (<i>intellectus dictionis</i>)
+ou par l'oraison (<i>intellectus orationis</i>), qui désignent
+d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom <i>animal</i>
+et sa définition <i>corps animé sensible</i> suggèrent la
+même pensée; toute la différence, c'est que l'un
+donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement.
+Ainsi la conception donne les choses
+comme jointes, ou joint les choses pour les donner.
+Elle est ainsi ou simultanée ou successive.</p>
+
+<p>La différence entre les concepts de mot et les concepts
+d'oraison s'applique aux concepts qui donnent
+les choses comme séparées ou qui en opèrent la
+séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés
+et concept divisant. <i>Animal</i> donne un concept de
+choses jointes; <i>non-animal</i> est un nom infini ou indéterminé;
+il signifie la chose <i>qui n'est pas animal</i>, laquelle
+donne un concept de choses divisées (<i>intellectus
+divisorum</i>); et comme la définition de l'<i>animal</i>
+donne un concept de jonction, la description du <i>non-animal</i>
+donne un concept de division, proprement
+un concept divisant (<i>intellectus dividens</i>)<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565"><sup>565</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote565" name="footnote565"></a><b>Note 565:</b><a href="#footnotetag565"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 468-473.&mdash;Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.</blockquote>
+
+<p>Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils
+consistent dans une seule jonction, ou dans une seule
+division ou disjonction; autrement ils sont multiples.
+«La jonction, comme la division ou disjonction, est
+une, lorsque l'esprit marche continûment d'un
+seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale,
+par laquelle il accomplit sans interruption le
+cours une fois commencé d'un premier concept.»
+Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans
+un concept, fût-il composé de parties et de parties
+successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et
+même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif
+dans l'opération intellectuelle. En effet, quand
+même vous prendriez des choses successives, si vous
+les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement
+(<i>discurrendo</i>), vous posiez une seule
+essence; ou bien quand, par la force d'une seule
+affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement
+unis des éléments divers par le lien de l'attribution,
+par celui de la condition ou du temps, ou par
+tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale
+unique, il y a unité de concept. Quand je prononce
+continûment <i>animal raisonnable</i>, l'auditeur
+conçoit <i>animal</i> et <i>rationnalité</i> comme une seule chose,
+il en fait un tout; et semblablement, quand je dis
+<i>animal non-raisonnable</i>. Peu importe d'ailleurs que la
+chose soit réellement ou non comme elle est conçue;
+le concept n'en existe pas moins. <i>Caillou raisonnable</i>
+et <i>chimère blanche</i> sont des concepts uns, comme
+<i>animal raisonnable</i> et <i>homme blanc</i>. Cette unité se
+trouve même dans les propositions transitives, et dans
+celles dont les termes sont liés par le cas oblique.
+Dans le concept, <i>la maison de Socrate</i>, il y a unité
+comme dans celui-ci, <i>maison socratique</i>. Dans un
+seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions,
+plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît
+avec la continuité de l'acte.
+Les concepts sont bons (<i>sani</i>), lorsque par eux
+nous entendons les choses comme elles sont; autrement,
+ils sont mauvais (<i>cassi</i>), et on les appelle
+opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote,
+est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que
+de ce qui est.<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566"><sup>566</sup></a>» Suivant lui, les concepts sont
+bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept
+d'<i>homme</i> serait, comme le concept de la <i>chimère</i>, un
+concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme
+du tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote566" name="footnote566"></a><b>Note 566:</b><a href="#footnotetag566"> (retour) </a> Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition
+générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse
+être pensé (<i>opinabile</i>), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit
+quelque chose, puisque cette pensée ou opination, <i>opinatio</i>, est, non
+qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce
+qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (<i>De Interp</i>., ed. sec., I. V, p. 423).
+Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est <i>pensable</i>
+(<i>opinabile</i>), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque
+chose de réel, <i>ens quiddam</i>, puisque nous ne pensons pas qu'il
+soit, mais qu'il n'est pas.» (<i>Hermen</i>., XI.) Au reste, si l'on voulait
+approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se
+reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat,
+il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons
+ici. (<i>Dial</i>., p. 237-251.)</blockquote>
+
+<p>La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts
+composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent,
+c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car
+il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de
+jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux.
+On juge suivant le concept ou par le concept; et le
+concept par lequel on juge n'est pas la même chose
+que le concept suivant lequel on juge; le concept par
+lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement,
+n'est que l'opération par laquelle nous concevons
+une jonction ou une division d'où résulte un
+jugement. Le concept suivant lequel (<i>secundum quem</i>)
+on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement,
+est cette partie du concept total du jugement
+dans laquelle réside toute la force du jugement; tels
+sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé
+que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner
+par jugement; mais le prédicat est posé <i>pour
+dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit
+rapportée par jugement</i><a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567"><sup>567</sup></a>; c'est-à-dire, en langage
+moins technique, pour assigner une chose à une autre
+en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme
+posé en premier concept, et auquel est substituée la
+chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat
+est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La
+force de la proposition étant dans ce qui <i>est dit</i>, toute
+la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception
+de jugement est dans le concept du terme qui
+<i>est dit</i> ou du prédicat.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote567" name="footnote567"></a><b>Note 567:</b><a href="#footnotetag567"> (retour) </a> «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.»
+(p. 477.)</blockquote>
+
+<p>Le concept divisant est le concept de négation. Il
+sépare quelque chose de quelque chose: <i>un homme
+n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis</i>.
+Le concept de disjonction est un concept d'affirmation;
+il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs
+conceptions de l'esprit, il en constitue une: <i>quelque
+chose est homme ou cheval, sain ou malade</i>, etc. Les
+propositions disjonctives hypothétiques sont des
+concepts de disjonction.</p>
+
+<p>Tout concept qui donne la chose comme elle est,
+est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme
+elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît
+vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction,
+<i>omnis per abstractionem habitus intellectus</i>, donne la
+chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un
+concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la
+donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.</p>
+
+<p>«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels
+une nature d'une certaine forme, est prise
+indépendamment de la matière qui lui sert de sujet,
+ou bien dans lesquels une nature quelconque est
+pensée indifféremment, sans distinction d'aucun
+des individus auxquels elle appartient. Par exemple,
+je prends <i>la couleur d'un corps</i> ou <i>la science
+d'une âme</i> dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en
+tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les
+formes des sujets substantiels, pour les considérer
+en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire
+attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère
+ainsi indifféremment la nature humaine qui
+est en chaque homme, sans faire attention à la
+distinction personnelle d'aucun homme en particulier,
+je conçois simplement l'homme en tant
+qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel
+mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais
+l'universel des sujets individuels. L'abstraction
+consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs,
+les universaux des individuels, leurs sujets
+de prédication, et les formes des matières, leurs
+sujets de fondation. La soustraction (<i>subtractio</i>)
+sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence
+soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le
+considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle
+s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune
+forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux
+cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la
+chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui
+n'existe que réunie y est conçue séparément.»</p>
+
+<p>Or comme personne, en voulant penser une chose,
+n'est capable de la penser dans toutes ses essences
+ou propriétés, mais seulement en quelques-unes
+d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose
+autrement qu'elle n'est. Ainsi <i>ce corps</i> est <i>corps,
+homme, blanc, chaud</i>, et mille autres choses. Cependant,
+considéré en tant que corps, il est conçu séparément
+de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il
+n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment
+de toute forme ou qualité, est celui d'une nature
+quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire
+indifféremment ou sans application à aucun
+individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi;
+rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une
+manière indéterminée. Toute chose est individuellement
+distincte, une numériquement. La substance
+corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que
+ce corps lui-même? La nature humaine dans cet
+homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que
+Socrate même?</p>
+
+<p>Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles,
+qui peut les connaître comme elles sont? Qui
+ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous,
+quand elle est absente, la chose que vous
+avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre
+sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée.
+Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image
+des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à
+l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque
+forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu
+ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits
+comme circonscrits localement, composés, colorés,
+investis de modes propres aux corps, et cela, parce
+que toute la connaissance humaine vient des sens?</p>
+
+<p>Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer
+ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose
+dans un autre état que son état réel, doit être tenu
+pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne
+doit pas être condamnée?</p>
+
+<p>Passons à l'autre partie de la question. Tout concept
+qui donne la chose comme elle est, doit-il être
+tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant,
+concevoir qu'<i>un homme est un âne</i>, n'est
+pas un concept faux, si l'on entend, par exemple,
+que l'<i>homme est un animal</i> comme l'âne. Qu'est-ce
+donc que ce concept faux, qui donne la chose comme
+elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté,
+formes contradictoires des concepts, se réunissent
+dans le même concept, ou soient combinées
+dans le même acte d'un même esprit indivisible?</p>
+
+<p>En définitive, <i>concevoir une chose autrement qu'elle
+n'est</i>, peut vouloir dire&mdash;ou que le mode de conception
+diffère du mode d'existence, par exemple qu'on
+la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure,
+quoiqu'elle soit mixte;&mdash;ou bien que la chose est
+conçue comme existant dans un état, avec un mode
+autre que l'état ou le mode réel.&mdash;Dans le premier
+cas, <i>autrement</i> se rapporte à <i>concevoir</i>; dans le second,
+il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu
+dans la conception. Dans le premier cas, la
+chose est <i>autrement conçue</i> qu'elle n'est dans la réalité,
+et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans
+le second, la chose est conçue comme <i>étant autrement</i>
+qu'elle n'est, et c'est une vaine conception.</p>
+
+<p>De même, cette proposition: «Le concept est juste
+et valable, quand la chose est conçue <i>comme elle est</i>,»
+n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute <i>comme
+elle est dans le sens où elle est conçue</i>. Tout dépend de
+ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le
+sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept
+peut être vrai et faux en même temps. C'est
+le cas de tout concept qui peut être ramené à la
+forme d'une proposition hypothétique. Par exemple,
+<i>l'homme est un âne</i>, peut être ramené à cette
+forme: <i>Si l'on entend que l'homme est un animal comme
+l'âne, l'homme est un âne</i>. Tel est l'exemple fameux:
+<i>Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle</i><a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568"><sup>568</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote568" name="footnote568"></a><b>Note 568:</b><a href="#footnotetag568"> (retour) </a> Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le <i>de Intellectibus</i>, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement
+dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)</blockquote>
+
+<p>La conception d'une proposition n'est pas le simple
+acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui
+dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la
+développe et l'explique s'unissent et forment un tout.
+Ce qu'Abélard appelle <i>intellectus</i>, est proprement
+l'idée, selon la plupart des philosophes modernes.
+Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception;
+le concept n'est pas uniquement la chose en
+tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une
+connaissance déterminée. Constituer un concept
+revient au même que signifier ou énoncer qu'une
+chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure
+que le fait de signifier une chose constitue un concept
+de la chose. Car chaque mot en particulier signifie
+et le concept et la chose, ce qui ne veut pas
+dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept
+constitue un autre concept. La signification rend le
+concept qu'elle suppose<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569"><sup>569</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote569" name="footnote569"></a><b>Note 569:</b><a href="#footnotetag569"> (retour) </a> <i>De Intell</i>., p. 475-497.</blockquote>
+
+<p>A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître
+ici la théorie tant répétée de la formation
+des idées. La sensation, l'imagination, le concept
+(tant simple que composé, tant un que multiple),
+le jugement, le concept exprimé ou le terme, le
+jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la
+fausseté des concepts et des jugements, c'est bien
+là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires.
+Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici
+des notions si familières aux modernes; ce n'est pas
+qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la
+même source; le fond de tout cela est dans Aristote<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570"><sup>570</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote570" name="footnote570"></a><b>Note 570:</b><a href="#footnotetag570"> (retour) </a> Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce,
+et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (<i>In Porph.</i>, I, p. 54. et <i>De
+Interp.</i>, ed. sec., <i>passim.</i>)</blockquote>
+
+<p>Quelle est la signification ou quel est le concept
+des mots universels? quelles choses signifient-ils,
+ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque
+j'entends le nom <i>homme</i>, nom commun à plusieurs
+choses auxquelles il convient également, quelle
+chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même,
+doit-on répondre. Mais tout <i>homme</i> est celui-ci,
+celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on,
+ne donne jamais que tel <i>homme</i> déterminé, et
+raisonnant de l'entendement comme du sens, on
+affirme que le concept d'<i>homme</i> ne peut être que le
+concept d'un homme déterminé: <i>homme</i> équivaut
+à <i>un certain homme</i>. Il faut répondre que concevoir
+l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire
+un animal de telle qualité. Lors donc qu'on
+objecte que <i>tout homme</i> étant celui-ci ou celui-là,
+concevoir l'<i>homme</i>, c'est concevoir celui-ci ou tel autre,
+le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire
+que <i>tout concept de l'homme</i> est le concept de celui-ci
+ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux
+maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait
+en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je
+dis <i>une cape<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571"><sup>571</sup></a> est désirée par moi</i>, ce qui revient à
+dire <i>je désire une cape</i>; quoique toute <i>cape</i> soit celle-ci
+ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci
+ou celle-là. Mais si je disais: <i>Je désire une cape, et
+quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là</i>,
+l'argumentation serait juste et la conclusion légitime.
+De même, on peut dire: <i>Si j'ai la sensation d'un homme,
+tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de
+tel ou tel homme</i>; mais il ne s'ensuit nullement ce
+qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du
+sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante
+déterminée, qu'en conséquence la sensation
+d'homme ne puisse être que la sensation causée
+par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le;
+mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin
+pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique
+aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été,
+qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour
+avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature
+humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir
+présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La
+nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables,
+comme ce concept simple du nom spécial
+d'<i>homme</i> ou de l'<i>homme</i> pris comme espèce, aussi bien
+que de l'<i>homme blanc</i>, de l'<i>homme assis</i>, que sais-je?
+de l'<i>homme cornu</i>, qui n'existe pas; en un mot,
+comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la
+nature humaine, soit avec la distinction d'une personne
+déterminée comme Socrate, soit indifféremment
+ou sans aucune détermination personnelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote571" name="footnote571"></a><b>Note 571:</b><a href="#footnotetag571"> (retour) </a> <i>Capa</i>, espèce de capuchon, <i>bardocucullus</i>.</blockquote>
+
+<p>Abélard énonce ici brièvement certaines objections,
+mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent,
+et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur
+forme technique, leur importance échappe, et le
+texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de
+principes et d'arguments, applicables à des controverses
+usuelles, à des questions connues, et que
+devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation
+orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà
+familiarisé avec ce dont il s'agissait<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572"><sup>572</sup></a>. Essayons de
+suppléer à l'une et à l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote572" name="footnote572"></a><b>Note 572:</b><a href="#footnotetag572"> (retour) </a> <i>De Intel.</i>, p. 487-492.</blockquote>
+
+<p>Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des
+universaux, ou quels sont les objets des conceptions
+générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces
+noms désignent des conceptions universelles, et que
+celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin
+de se rapporter à des objets sensibles et déterminés,
+parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence
+et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut
+des objets certains, réels, individuels; l'intelligence
+procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est
+absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas.
+Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement
+de purs mots, mais peuvent être de vraies
+conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des
+objets individuels. A cela on aura trouvé une forte
+objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant
+à des noms de conceptions, qui ne désignent
+ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles;
+ce ne seront que des semblants de conceptions;
+ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra
+bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un
+concept, et le nominalisme aura gagné un premier
+point fort important.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, je dis <i>tout homme</i>, et cependant
+je ne conçois pas actuellement <i>tout homme</i>, car
+il faudrait concevoir <i>tous les hommes</i>, et cela est impossible;
+on peut donc nommer une conception sans
+l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'<i>un court</i>,
+et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de
+quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce
+que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la
+conception de la <i>chimère blanche</i> ou simplement de
+la <i>chimère</i>, ni du <i>non-intelligible</i> ou <i>non-concevable</i>.
+Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions
+et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne
+les comprends pas, il suit que ce ne sont que des
+mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas
+conçus, des produits de l'entendement qui ne sont
+pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence?
+Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent
+à des choses individuelles, ne sont pas
+même des idées, ce ne sont que des noms.</p>
+
+<p>Abélard répond en expliquant dans quel sens on
+conçoit les diverses propositions opposées comme des
+difficultés. Concevoir <i>tout homme</i>, c'est, selon lui,
+concevoir, non-seulement l'oraison <i>tout homme</i>, mais
+<i>un homme quelconque</i>, ou quiconque a la nature humaine.
+Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou
+Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou
+Platon, soit compris sous le concept de <i>tout homme</i>.
+C'est la conception de la nature humaine, sans détermination
+individuelle; et cette conception comprend
+tous les individus, quoique aucune intelligence ne
+suffise à les considérer tous individuellement et en
+même temps. Dire <i>l'un de ces deux court</i>, c'est concevoir
+l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir
+ou qu'<i>il y en a un qui court</i>, ou que <i>c'est celui-ci</i> et non
+<i>celui-là qui court</i>, et l'on ne peut dire que ce concept
+ne se rapporte à rien de réel. Quant à <i>la chimère</i>,
+elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme
+n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir
+que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche,
+elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à
+cette proposition, <i>elle est blanche</i>. Quant au <i>non-intelligible</i>,
+c'est un attribut général qui, en tant que général,
+peut être conçu, quoique une chose particulière
+non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être
+conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable,
+autre de concevoir une chose inconcevable.
+Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains
+mots, désignant des idées qui ne représentent rien
+de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots,
+et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne
+signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que,
+pour ne représenter directement rien de déterminé ni
+de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par
+conséquent, on ne peut conclure des exemples cités,
+à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions
+générales quelconques.</p>
+
+<p>Nous avons évidemment ici l'argumentation et la
+réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en
+termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant
+les exemples ci-dessus comme des difficultés,
+il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes
+des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous
+apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait
+du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement
+les essences générales, mais les conceptions
+générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux
+espèces, aux êtres de raison, pas même une place
+dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique
+comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté
+à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à
+l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée.
+C'était un intermédiaire réel entre le réalisme
+et le nominalisme. Le premier disait que les
+universaux étaient non-seulement des idées et des
+mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils
+n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots;
+le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni
+des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme
+était donc que nous n'avons d'idées que des objets
+sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation
+et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales.
+L'intelligence, purement passive, faculté à la
+suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à
+concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation.
+Il ne lui restait en propre que je ne sais
+quelle activité vaine qui se produisait dans le langage,
+lequel débordait nécessairement la réalité et la
+pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites.
+On voit comment le nominalisme se ramenait
+à un étroit sensualisme.</p>
+
+<p>Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il
+adoptât par conséquent quelques-uns des principes
+du sensualisme, entendait les choses plus largement,
+et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des
+conséquences de ces principes avec la même hardiesse
+que son maître, cependant il ne peut être confondu
+avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il
+disait bien que toute connaissance <i>surgit des sens</i><a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573"><sup>573</sup></a>.
+Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des
+choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles;
+il croyait donc que les genres et les espèces
+ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si
+l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si
+les sensations suscitent des concepts<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574"><sup>574</sup></a>, cependant
+l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément
+différente; elle l'est même de l'imagination,
+qui n'est que la faculté de se représenter les
+choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout
+cela n'est que perception confuse. L'intelligence a
+des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions
+(concepts, intellects, idées), qui sont de
+plus en plus indépendantes, de plus en plus
+dégagées des perceptions sensibles et imaginatives;
+et elle peut même arriver très-près de l'état d'une
+intelligence pure, qui comprend par elle-même
+et directement, à la manière de l'intelligence divine.
+Or, elle a cette puissance à deux conditions,
+c'est non-seulement de changer en idées les perceptions
+sensibles, mais de se faire des idées, dont
+l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être,
+dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes,
+l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation,
+et des idées purement intelligibles ou intellectuelles,
+savoir celles des choses invisibles, celles
+des choses inconnues, celles des choses universelles,
+celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme
+est non-seulement en communication avec la nature
+physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien;
+voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote573" name="footnote573"></a><b>Note 573:</b><a href="#footnotetag573"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 466 et 482.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote574" name="footnote574"></a><b>Note 574:</b><a href="#footnotetag574"> (retour) </a> <i>Id.</i>, p. 462.</blockquote>
+
+<p>On voit que le conceptualisme, quoique venu à
+l'occasion d'une question logique, est une psychologie.
+Cette psychologie est sommaire, succincte,
+incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable,
+j'en conviens encore. Mais elle ne donne
+pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle
+est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses
+forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive
+sur la question ontologique; elle ne jette sur la
+réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle
+les rapports mystérieux et certains qui unissent
+le monde des idées avec le monde des choses.
+Mais les philosophies qui peuvent lui en faire
+un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon
+n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme
+n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke
+et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard;
+Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques
+mots de Descartes et de Leibnitz composent
+tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune
+doctrine formelle, complètement développée,
+définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle
+difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza
+n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel
+n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative
+créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré
+que la gloire de son nom.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par
+l'exemple le plus éclatant, comment une simple
+question de dialectique contenait ou engendrait les
+plus hautes questions de métaphysique, et comment
+les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité
+de leur art aux grandes généralités de la
+science. L'art des scolastiques est celui de décomposer
+le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments
+de la proposition les mène ou plutôt les
+oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées,
+comment nous les formons, quels sont les divers
+rapports des êtres, leurs modes, leurs natures,
+leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus
+grandes, de plus fondamentales questions? Mais la
+manière de les traiter est singulière; elle ne va pas
+droit au fond des choses; elle les aborde obliquement,
+d'une façon détournée, incidente, et à propos
+des questions logiques. La logique donne une certaine
+définition de la substance, une certaine énumération
+des catégories; comme introduction à cette double
+connaissance, on doit connaître la définition de certains
+attributs des choses, qui constituent entre autres
+les genres et les espèces; comment cette définition,
+une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la
+substance et des diverses catégories? De là plusieurs
+difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent
+toutes sur l'application de certaines règles logiques à
+certaines propositions. Et comment cherche-t-on à
+les résoudre? par des distinctions destinées à mieux
+fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions,
+en un mot, par de nouvelles recherches logiques.
+Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement
+pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et
+à raccorder les différents principes de la dialectique,
+on aborde et l'on résout les problèmes tant de la
+formation des idées que de la constitution des êtres.</p>
+
+<p>Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité
+particulière de la controverse des universaux.
+Nous en jugerons mieux en étudiant avec
+détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.</p>
+<br><br>
+<h4>FIN DU TOME PREMIER.</h4>
+
+<br><br>
+
+
+
+<h3>TABLE.</h3>
+
+
+
+<p>PRÉFACE</p>
+
+<p>PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>LIVRE 1er.&mdash;VIE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>LIVRE II.&mdash;DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>CHAPITRE 1er.&mdash;De la Philosophie scolastique en général</p>
+
+<p>CHAP. II.&mdash;De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question
+des universaux.</p>
+
+<p>CHAP. III.&mdash;De la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>, première
+partie, ou des catégories et de l'interprétation.</p>
+
+<p>CHAP. IV.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+deuxième partie, ou les premiers analytiques.&mdash;Des futurs
+contingents.</p>
+
+<p>CHAP. V.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+troisième partie, ou les Topiques.&mdash;De la substance et de
+la cause.</p>
+
+<p>CHAP. VI.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+quatrième et cinquième parties, ou les seconds analytiques
+et le livre de la division et de la définition.</p>
+
+<p>CHAP. VII.&mdash;De la psychologie d'Abélard.&mdash;<i>De Intellectibus</i>.</p>
+
+
+<b>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.</b>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
+***** This file should be named 12829-h.htm or 12829-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/2/8/2/12829/
+
+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
+(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>